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Les Éditions Écosociété ont eu la bonne idée de réunir – sous l’égide du professeur Normand Baillargeon et de Chantal Santerre – 18 textes brefs et extraits difficiles à trouver du philosophe britannique Bertrand Russell (1872-1970), prix Nobel de littérature en 1950. Rédigés entre 1916 et 1962, presque tous ces essais sont consacrés à la mission de l’université, au rôle de l’éducateur et à sa place dans la société. Cette parution survient à point nommé, car il existe relativement peu de livres de Bertrand Russell qui soient traduits et toujours offerts en français, lorsqu’on sait qu’il en avait fait paraitre plus d’une soixantaine en langue anglaise.

Si on relit encore Bertrand Russell après un siècle, c’est précisément pour apprécier la pertinence des sujets abordés, la profondeur de ses analyses, la justesse de son jugement, mais aussi l’actualité de sa pensée. Retenons quelques passages particulièrement inspirants – et inspirés, touchant quelquefois des aspects peu explorés. Dans Les fins de l’éducation, Bertrand Russell identifie quatre vertus pouvant caractériser ce qu’il nomme « une personnalité idéale » : « la vitalité, le courage, la sensibilité et l’intelligence » (p. 55). Ailleurs, dans un beau texte intitulé L’éducation, la question de la douance est abordée pour montrer les risques de décourager ou de bruler les élèves du secondaire en leur imposant sans cesse une surabondance d’épreuves et d’examens, sous le prétexte de les fortifier : « les élèves doués ne peuvent trouver de temps pour penser ni pour suivre les goûts intellectuels personnels, depuis le moment où ils entrent à l’école pour la première fois jusqu’à celui où ils quittent l’université » (p. 40). Suit un autre thème, et sans pour autant vouloir encourager l’objection systématique, Bertrand Russell met l’élève (ou l’apprenant) en garde contre un système qui érige dans les écoles des « maitres » devant incarner naturellement l’autorité, en raison de leur sagesse présumée et incontestable : « cette acceptation n’implique aucun effort de pensée indépendante et paraît raisonnable parce que le maître est plus instruit que ses élèves […] » (p. 41). Mais à long terme, cette attitude acquise et perpétuée pourrait devenir pernicieuse si, une fois rendu adulte, le citoyen manquait de discernement et acceptait aveuglément l’ordre établi et les dirigeants qui s’avéreraient incompétents ou déméritoires, même dans leurs pires errements : « elle conduit les hommes à chercher un chef et à accepter pour chef quiconque est déjà établi dans cette position » (p. 41). Sur les questions de liberté et d’autorité, Bertrand Russell soutient (dans Éducation et discipline) que la liberté absolue n’est pas forcément salutaire, contrairement aux idées rousseauistes : « les enfants, s’ils sont laissés entièrement libres, ne seront pas tous vertueux – pas plus que les adultes d’ailleurs » (p. 179). Enfin, sur les limites de l’éducation et les risques apportés par la propagande, Bertrand Russell reste conscient du manque de discernement de ses contemporains ; il déclarait, en 1922 : « notre système d’éducation fait sortir des écoles des jeunes gens capables de lire, mais pour la plupart incapables de juger des faits ou de se former des opinions indépendantes » (p. 224).

Stylistiquement, Bertrand Russell procède souvent selon le procédé de l’exposé tendant à soulever puis à dissiper des contradictions apparentes. Ainsi, un essai intitulé Le savoir « inutile » explique que les apprentissages de notions pratiques et utilitaires sont régulièrement opposés à la culture générale et à la connaissance d’une langue seconde – et cette objection a souvent été soulevée par plusieurs cohortes d’élèves rébarbatifs, trop pressés ou démotivés. Homme de culture, Bertrand Russell déplore ce glissement lorsque la connaissance devient simplement utilitaire, ce qui conduirait à la surspécialisation : « [p]artout, le savoir tend désormais à être considéré non comme un bien en soi, ou comme un moyen par lequel on acquiert une perspective large et humaniste sur la vie en général, mais comme une simple composante d’une habileté technique » (p. 133). Sans employer nommément ces termes, Bertrand Russell dénonçait déjà en 1958 l’uniformisation, la simplification excessive et le nivèlement par le bas, que ce soit dans la langue simplifiée de tous les jours ou ailleurs : « [l]e Basic English, une invention britannique, va plus loin encore et ramène à huit cents mots le vocabulaire nécessaire » (p. 132). La remarque de Russell à propos de la langue anglaise pourrait tout autant s’appliquer au français, dans notre contexte actuel des messages textes et des textes traduits par des logiciels : « [c]ette idée que la langue peut avoir une valeur esthétique s’étiole ainsi tandis que l’on en vient à penser que la seule fonction des mots est de transmettre des informations pratiques » (p. 132).

Dans plusieurs démonstrations, Bertrand Russell discute de dimensions sociologiques – sans en employer la terminologie ni en revendiquer l’approche – en mettant en évidence, par exemple, l’élitisme des hommes de science et des chercheurs choyés du domaine de technologies, qui durant la Deuxième Guerre mondiale regardaient de haut leurs collègues en philosophie et en humanités au point de « former une sorte d’aristocratie » (p. 200).

Dans tous ces essais judicieusement choisis et formant un ensemble cohérent, le style de Bertrand Russell reste clair et accessible – contrairement à ses travaux plus ardus sur la logique et les mathématiques (non inclus dans la présente anthologie). La traduction est élégante et fluide. L’indispensable Introduction des coresponsables situe utilement le contexte de chaque extrait ; l’annexe sur la carrière (et les déboires) de Bertrand Russell est tout aussi appréciable. On recommanderait cette anthologie aux bibliothèques publiques et universitaires, et surtout celles qui ne posséderaient aucun ouvrage de ce penseur intemporel et visionnaire. Des étudiants de niveau collégial pourraient aussi apprécier sa lecture.