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Apprendre à devenir sociologue : c’est l’invitation de ces trois jeunes chercheurs français – nous étions en 1968 au moment de la première version de ce livre, longtemps introuvable – qui ne se doutaient pas que leur recueil de textes sur l’épistémologie et la méthodologie allait devenir un classique débordant des cadres stricts des sciences sociales. Les sociologues Pierre Bourdieu, Jean-Claude Chamboredon et Jean-Claude Passeron n’avaient pas encore rédigé les ouvrages individuels qui leur accorderont la postérité. Mais le présent recueil n’a pourtant pas été égalé ni remplacé, sauf peut-être par la « brique » de Norman Denzin et Yvonna Lincoln, le SAGE Handbook of Qualitative Research, qui totalise 1 210 pages. Le titre est mal choisi et pourrait peut-être porter à confusion : il ne s’agit pas tant de se former à la profession de sociologue que de se familiariser avec les règles de la recherche en sciences sociales en acquérant des notions fondamentales en épistémologie et en méthodologie. Son lectorat ne devrait pas se limiter aux apprentis sociologues ; les thésards en sciences de l’éducation ou encore en politiques et administration scolaire pourraient certainement tirer profit de cette lecture enrichissante et enthousiasmante. En ce sens, les coauteurs expliquent que « la fonction de cet ouvrage » serait vraiment « la pédagogie de la recherche » (p. 89).

Le métier de sociologue se subdivise en deux grandes parties. Le premier tiers explique les bases pour entreprendre une recherche rigoureuse en insistant sur des points essentiels, tandis que la dernière portion regroupe des extraits de 45 textes classiques (Marx, Durkheim, Weber, Bachelard, Canguilhem, etc.) pertinemment choisis pour illustrer avec autorité et précision les règles édictées au fur et à mesure, en utilisant un système de renvois. Parmi ces étapes essentielles pour toute recherche rigoureuse, on reconnait des passages obligés comme la rupture épistémologique, qui nécessite au départ de toute recherche savante de remettre en question les évidences qui laissent l’impression de faire l’unanimité : « le fait est conquis contre l’illusion du savoir immédiat » (p. 103). Pour illustrer ce point névralgique et trop souvent sous-estimé, la section d’extraits choisis propose quelques pages des Règles de la méthode sociologique de Durkheim (1895) sur l’absence de fiabilité du sens commun, la persistance des préjugés et « les prénotions comme obstacle épistémologique » (p. 225). Au passage, on indique les écueils, les pièges et les tentations à éviter, qu’il s’agisse du prophétisme ou de la complaisance, car « tout sociologue doit combattre en lui-même le prophète social que son public lui demande d’incarner » (p. 121). Dans un effort de conceptualisation et d’objectification, on rappelle par ailleurs qu’un document observé (article, rapport, déclaration, entretien, verbatim), sous une apparence de neutralité, ne peut prétendre accéder magiquement à l’objectivité scientifique : déjà, « [l]e document, cet intermédiaire entre l’esprit qui étudie et le fait étudié, est, on l’a vu, fort différent d’une observation scientifique ; il a donc, dit-on, un caractère subjectif » (François Simiand, 1960, cité dans Bourdieu et coll., 2021, p. 267).

La phase suivante sera « la construction de l’objet de recherche », non pas basée sur « les rapports réels entre les “choses” », comme le remarquait Max Weber, mais bien centrée sur « les rapports conceptuels entre problèmes » (Max Weber, cité dans Bourdieu et coll., 2021, p. 131). La rupture épistémologique et la construction de l’objet de recherche constituent les deux « préalables épistémologiques » annoncés dans le titre de l’ouvrage (p. 169). La dernière portion réaffirme cette devise, inspirée de Gaston Bachelard : « [l]e fait social est conquis, construit, constaté » (p. 167).

La lecture du plan initial de cette entreprise ambitieuse (et inachevée), reproduite en annexe, nous permet de juger de l’ampleur de ce qui aurait pu naitre dans les deux tomes subséquents, jamais rédigés : toute la partie centrale consacrée à la problématique, mais aussi ces portions substantielles sur l’interrogation sociologique, sur les instruments conceptuels de la rupture épistémologique et la construction, et enfin ces sections finales sur l’observation sociologique et le contrôle de la mesure (p. 491). D’autres chercheurs auront repris le relai ; depuis un demi-siècle, les ouvrages de méthodologie abondent.

En relisant Le métier de sociologue après tant d’années, on est frappé par la densité, la rigueur, le caractère indémodable et la profondeur de cette anthologie exemplaire, inégalée et utilisable dans plusieurs domaines de recherche, idéalement pour les doctorants. Il s’agit d’un ouvrage exigeant, qui s’insèrerait pertinemment dans un séminaire de 2e et 3e cycles en méthodologie de la recherche. On regrette seulement l’absence, dans cette réédition de poche, de l’entretien substantiel avec Pierre Bourdieu réalisé en 1988 par Beate Krais, qui figurait dans l’édition de Mouton du Gruyter de 2005 (p. v-xix). En revanche, la nouvelle présentation de Paul Pasquali totalisant une centaine de pages et apportant le contexte autour de la création de ce classique des sciences sociales justifierait à elle seule l’acquisition de cette version de poche aux Éditions ÉHÉSS.