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En 1970, Bourdieu et Passeron publient La reproduction, un ouvrage devenu un classique de la sociologie de l’éducation, dans lequel ils se servent du système d’enseignement comme terrain d’application des concepts d’une théorie de l’action, à ce moment en cours d’élaboration. On y trouve l’indissociable trilogie habitus, champ et capitaux dont Bourdieu n’a cessé de peaufiner les définitions durant toute sa carrière. D’ailleurs, une transcription de ses cours au Collège de France (Sociologie générale, vol. 1 et 2), une initiative de collaborateurs et d’anciens étudiants, en témoigne.

C’est dans cette veine que s’inscrit ce nouvel ouvrage sur la théorie des champs. En dépit de son décès en janvier 2002, cet ouvrage de Pierre Bourdieu est bel et bien une nouveauté dans son oeuvre déjà bien garnie. En fait, Jérôme Bourdieu et Franck Poupeau ont reconstitué cet ouvrage à partir de notes manuscrites et d’une table des matières existante, démarche qu’ils décrivent avec précision dans une note des éditeurs en début de livre.

Ce nouvel opus posthume est décrit par les éditeurs comme un des ouvrages les plus théoriques de Bourdieu, car il présente le concept de champ développé et enrichi durant 40 ans de travaux empiriques qui nourrissaient la réflexion théorique. Pour Bourdieu, un champ est un espace qui met en scène une lutte pour un enjeu entre des agents qui occupent diverses positions sociales structurées par la distribution inégale de capitaux symboliques valorisés dans ce champ entre les agents qui y évoluent. On y trouve, en conséquence, des dominants, qui influencent le fonctionnement du champ à leur avantage et des dominés, qui tentent d’imposer leur vision de l’enjeu qui traverse ce champ. Ainsi, le premier chapitre expose de manière savante les structures fondamentales des champs à travers une étude du champ religieux. Le chapitre 2 aborde le domaine de la haute couture et le champ politique. Il aborde le processus d’autonomisation des champs dans le chapitre 3 en décrivant le champ littéraire et le champ scientifique. Le quatrième chapitre traite du travail d’universalisation des champs par une description du champ juridique. Le chapitre 5 expose l’étude du champ économique et du champ éditorial pour décrire les dispositions comme principes d’action. Le chapitre 6 termine son incursion empirique en exposant les relations entre les champs. Finalement, le septième et dernier chapitre (de loin le plus intéressant) expose des notes inédites de Bourdieu sur les éléments pour une théorie générale des champs. Il s’agit du chapitre du livre le plus pédagogique de l’ouvrage, très utile à qui voudrait enseigner ce concept. En effet, après les études de cas un peu arides des précédents chapitres, la·le lecteur·rice se sent accompagné par Bourdieu, qui démontre un souci de guider la·le lecteur·rice à travers la densité de son oeuvre, afin de mettre en exergue les éléments dignes de rétention pour saisir toute la complexité du concept de champ.

On peut saluer la volonté de Bourdieu d’ancrer ses avancées théoriques à des études empiriques, même si elle entraine une certaine lourdeur. Son éclectisme jumelé à un souci du détail en vient à saturer les lecteurs, même les plus rompus à son oeuvre. En effet, l’écriture de Bourdieu constitue certainement un élément qui suscite des réactions et cet ouvrage n’y fait pas exception, en particulier dans les études de cas. Certains y trouvent un caractère hermétique, difficile à nier. Il s’avère pourtant possible de passer outre cet écueil en usant de stratégies de lecture diverses. La·le lecteur·rice peut, par exemple, faire abstraction des nombreuses incises pour se concentrer dans une première lecture à la proposition principale. Une seconde lecture de la phrase en incluant cette fois les incises, laissera alors apparaitre toutes les subtilités ajoutées par l’auteur avec un souci qui relève autant d’une volonté de précision maniaque que d’une réponse anticipée aux éventuelles critiques qui pourraient s’adresser à sa proposition.

Et quelle est la place de l’éducation dans la théorie des champs ? En fait, aucun chapitre ne traite directement de l’éducation ou de la classe dans cet ouvrage. D’autres contributions, comme La reproduction, La distinction ou Homo academicus montrent l’existence d’un champ de l’éducation. Toutefois, dans Microcosmes, les nombreuses occurrences dans l’index du livre des termes qui réfèrent à l’école, comme « système d’enseignement » ou « titres scolaires » exposent l’intrication de l’éducation, au sens large, dans la théorie des champs, par exemple quand il décrit comment un même titre scolaire peut constituer le billet d’entrée vers un champ et ne rien valoir dans un autre. Et il ne faut pas passer sous silence sa pertinente analyse du champ scientifique dans le troisième chapitre, décrivant son histoire, sa structure, ses lois spécifiques, la place des savoirs dans l’équilibre des forces en présence ou encore les phases de la carrière scientifique en fonction du capital d’autorité scientifique détenu. La compréhension de la mécanique du champ scientifique permet d’offrir des clés de compréhension fort utiles à qui souhaite évoluer dans le monde de la recherche universitaire en saisissant les enjeux qui le traversent.

En somme, en considérant que le monde social dans lequel évoluent les acteurs scolaires se complexifie de diverses manières, la maitrise de nouveaux outils théoriques peut certainement aider à mieux comprendre les enjeux sociaux qui traversent le champ de l’éducation. Ainsi, cet ouvrage permet une meilleure compréhension de la théorie des champs, ouvrant de nouveaux horizons sociologiques, fort utiles en éducation pour mieux comprendre et éclairer la pratique enseignante.