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Placide Gaboury, qui a écrit au-delà d’une soixantaine de livres, est l’un des écrivains qui ont le plus marqué de leur empreinte le passage du Québec de la religion catholique à ce qu’il est convenu d’appeler la spiritualité. Il s’est lui-même identifié à cette mutation. Il a joint les rangs des Jésuites en 1949 et y est demeuré à son corps défendant, parce qu’il était convaincu qu’il pouvait contribuer à modifier de l’intérieur certaines attitudes cléricales qu’il déplorait. En 1983, il est forcé par les Jésuites eux-mêmes à quitter une communauté qui lui paraît de toute façon trop étroite pour lui, pour voler de ses propres ailes et témoigner avec force de ce que peut être une spiritualité pour aujourd’hui, ouverte sur le monde, irréductible aux croyances d’une Église. Il dit qu’il est passé « de la contrainte religieuse à l’affranchissement spirituel » (p. 84). Que l’on soit d’accord ou non, il est impossible de comprendre la Révolution dite tranquille, qui a éloigné une majorité de Québécois de leurs églises et de leurs pasteurs, sans prendre au sérieux ces nouveaux maîtres spirituels qui ont peu à peu gagné leur intelligence et leur coeur. Ces individus à la personnalité très forte ont en commun d’être des communicateurs hors pair. On remarquera que trois d’entre eux ont fondé des centres influents d’où ils ont rayonné : Jacques Languirand et le Centre de rencontre Mater Materia (Cowansville, 1982) ; Arnaud Desjardins, le centre Mangalam et les Amis du Silence (Frelighsburg, Cantons de l’Est, vers 1992) ; Placide Gaboury et Michel Nault, et le Centre Placide Gaboury (Sainte-Ursule, 2007). Ces maîtres se sont connus et appréciés. Bien qu’apparemment plus silencieux, Placide Gaboury est celui dont les écrits ont été le plus lus, en particulier la série de onze mini-livres aux Éditions de Mortagne (1986 à 1996, avec ses aquarelles en page couverture). Gaboury s’est lié d’amitié avec Languirand, dont il dit qu’il a toujours été très curieux des nouveautés tout en étant un peu brouillon, et dont il a fini par s’éloigner « pour ne pas devenir un satellite de l’étoile qu’il était devenu » (p. 79). Il a aussi bien connu Desjardins, qui est devenu avec le temps un bon ami (p. 135) et dont il dit qu’il est resté pour lui « un grand témoin contemporain de grandes traditions spirituelles très anciennes » (p. 137). De Michel Nault, il dira simplement qu’il est son « fidèle ami et partenaire au Centre depuis son ouverture en 2007 » (p. 115).

Après un court avant-propos (p. 9-10) et quelques pages d’introduction (p. 11-19), Vers l’Autonomie spirituelle est divisé en quatre longs entretiens, qui sont en même temps une réflexion portant sur l’ensemble du parcours de vie de cet homme, depuis sa naissance dans le sud du Manitoba, le 5 octobre 1928, jusqu’à sa mort à Louiseville (Québec), le 27 mai 2012. Le premier de ces entretiens s’intitule « Les premiers pas » (p. 21-37) ; le second, « La voie religieuse et ses tortueux détours » (p. 39-108) ; le troisième, « La voie spirituelle et ses détours prometteurs » (p. 109-178) ; et le quatrième, « L’Autonomie spirituelle et la Joie » (p. 179-269). Tout en ayant l’air d’être une transcription d’entretiens avec Placide Gaboury obtenus par Pierre Marquis, le corps de ce livre repose plutôt sur une série d’entretiens enregistrés entre 2004 et 2006 en vue d’un mémoire de maîtrise à l’Université Laval, complétés par de substantielles notes prises à l’occasion d’autres entretiens (toutefois non enregistrés) réalisés entre 2002 et 2004, puis entre 2006 et 2008. L’essentiel de ce livre est en fait un habile travail de synthèse à propos duquel Pierre Marquis m’a lui-même précisé avoir regroupé les questions se rapportant aux mêmes thèmes et les réponses que Placide Gaboury leur a apportées, de façon à respecter la chronologie et reconstituer une sorte de biographie spirituelle. Le livre se termine par un poème de P. Marquis, « Hymne à la Joie », quelques remerciements, des repères chronologiques fort utiles et un important index de 16 pages.

L’oeuvre de Placide Gaboury est immense et déconcerte par sa diversité et un apparent éclatement. Il est difficile de situer exactement l’auteur sur le plan philosophique. Ces entretiens permettront au lecteur de suivre le développement de ses écrits. Gaboury affirme s’être éloigné de l’ésotérisme, également du Nouvel Âge, comme de toute forme de religion institutionnalisée. Il se définit plutôt par une « Autonomie qui rend libre » face à tout. Et l’Autonomie, suggère-t-il, « c’est l’Unité retrouvée, et la Joie de pouvoir la vivre consciemment dans toute sa diversité — ici sur terre à travers la matière, tout comme ailleurs, autrement… C’est la Joie de reprendre conscience qu’au-delà des limites terrestres, il n’y a pas de limites à ce qu’on est et à ce qu’on peut devenir… Le bon chemin c’est celui qui te conduit vers ça, et bien que tu n’en sois pas encore clairement conscient — tu y marches déjà » (p. 190). L’éveil doit se comprendre en termes d’awareness, « la conscience que tu es quelque chose » (ibid.). Ce n’est jamais l’intelligence, encore moins ses systèmes, ses échafaudages théoriques impressionnants, qui relèvent tous de l’ego et non d’un Soi qui finit par s’imposer au-delà de toutes ces constructions. Gaboury a connu certaines expériences d’éveil dès son jeune âge, et plus tard également. Il les évoque au fil des entretiens, mais demeure somme toute très discret. Y a-t-il des techniques qui peuvent aider à atteindre cet état ? Aucune technique n’est vraiment nécessaire, bien que certaines peuvent aider à se réapproprier ce qu’on est vraiment. Mais, finit-il par préciser, ce sont les mauvais enseignants ou encore les faux maîtres qui ne jurent que par leur technique… (p. 209-210). « Pour tout le monde en fait, même pour les grands yogis, c’est dans la vie de tous les jours que le ménage de base doit se faire. Et ce sont ceux et celles qui entrent chez vous qui peuvent vous dire si le ménage est fait, car ils sont des miroirs qui vous montrent où vous en êtes rendus réellement avec vos peines et vos blocages — ça ne ment pas » (p. 210). Ce plein éveil est aussi le chemin qui mène à la Joie véritable, celle qui permet de surmonter toutes les peurs et constitue l’aboutissement de son parcours.

Un livre très bien écrit, facile à lire et qui devrait contribuer à mieux faire comprendre l’évolution religieuse du Québec pendant la deuxième moitié du xxe siècle. Il existe aussi sur Gaboury un autre petit livre de Colette Chabot, Placide Gaboury de A à Z : Petit Guide d’autonomie spirituelle (Pincourt, Vox Populi, 2016), avec une préface de Pierre Marquis.