Corps de l’article

Le présent texte découle d’une expérience personnelle et familiale. Le syndrome de Treacher Collins, un trouble génétique qui touche une personne sur 50 000, est très répandu dans la famille de ma mère. Si j’en suis porteur très légèrement affecté, d’autres membres de ma famille le sont davantage. Ce syndrome cause le sous-développement osseux de la partie inférieure de la tête. Il produit souvent des handicaps au sens fonctionnel : auditifs, de la parole et de l’élocution. Plus rarement, il cause l’obstruction de la trachée et de l’oesophage, rendant nécessaires une trachéotomie et une gastrostomie pour au moins quelques années voire de manière permanente. Cependant, à l’instar de plusieurs autres troubles génétiques, il produit des particularités esthétiques qui feront plus précisément l’objet de cette réflexion. On peut compter dans la catégorie des différences cranio-faciales les porteurs d’anomalies génétiques telles que la fissure palatine, le syndrome de Treacher Collins, le syndrome de Crouzon, le syndrome de Saethre-Chotzen, le syndrome de Pierre Robin, la microsomie cranio-faciale, la neurofibromatose, le naevus géant facial congénital et plusieurs autres syndromes ou « anomalies ». C’est cet ensemble de situations innées, auxquelles s’ajoutent des séquelles de maladies ou d’accidents, que l’on appelle « différence cranio-faciale ».

« Le syndrome » a fait partie de ma vie depuis toujours et je n’y ai jamais rien vu de plus qu’un état de fait, une caractéristique de ma personne et de ma parenté. Il a fallu la naissance d’une enfant atteinte d’une manière exceptionnelle pour que ce fait débouche sur des questionnements anthropologiques, sociologiques et spirituels. Il est coutumier d’aborder la différence cranio-faciale comme une fatalité, un fait naturel, sur lequel il n’y aurait pas beaucoup plus à dire que de constater sa présence. Il y a des gens qui ont un visage étrange, atypique, difficile à regarder dans les cas les plus prononcés, dont les gens de ma famille ne font pas partie. C’est ainsi. Mais est-ce tout ? Est-ce que la différence cranio-faciale peut donner à penser ? Est-elle une interpellation éthique, spirituelle, politique ? Par ailleurs, dans une perspective pratique, est-ce qu’une théologie, entre autres disciplines, pourrait faire oeuvre utile pour des personnes concernées par cette différence ?

Ce texte est une incursion à pas prudents dans une zone mal balisée. C’est la première fois que je m’y aventure en tant que théologien. La théologie sera pratiquée ici dans la perspective d’une étude culturelle, cherchant à dégager des perspectives de sens, et cela pas seulement pour des personnes qui fréquentent couramment la discipline théologique. À ce public, au regard de ses attentes, il pourra paraître inachevé, ce que j’assume. En effet, mon objectif consiste plutôt à mobiliser une théologie qui serait fécondante pour des personnes directement concernées par l’expérience de la différence cranio-faciale. Si une telle étude se prolongeait au-delà de cet article, dans le contexte socio-culturel et spirituel du Québec contemporain, il s’agirait d’une théologie pratique et en contexte, c’est-à-dire inductive, faite avec des personnes concernées, attentive aux enjeux sociaux ; comme une théologie pluraliste (pertinente d’un point de vue séculier et interspirituel). Dès maintenant, cette exploration relève d’une critique culturelle, dont le critère premier est sa capacité à éclairer des faits socio-culturels, peu importe qu’ils soient d’ordre religieux ou non. En somme, comme une théologie visant à déconstruire l’imaginaire du handicap, de l’apparence déviante et de la beauté. Je veux avant tout faire oeuvre utile.

En ce sens, j’espère défaire l’emprise de schèmes mentaux aliénants, souvent traditionnels et impensés, notamment quand ils s’arriment à des représentations bibliques et chrétiennes : soit en les revisitant à nouveaux frais, soit en contribuant à créer de l’espace pour s’approprier de manière positive l’expérience de la différence cranio-faciale.

Davantage que de soumettre des idées mûries et approfondies, il s’agit d’esquisser des questions et des directions pour ouvrir une spiritualité de la différence cranio-faciale dans une perspective publique, culturelle et engagée. À cet égard, j’ai été inspiré, entre autres, par la manière dont la spiritualité est définie par William C. Gaventa, qui explore une approche non confessionnelle de celle-ci à partir de l’expérience du handicap et de l’accompagnement des personnes handicapées : la spiritualité comme une pratique subjective et intersubjective articulée autour de « (1) core values, meaning, and identity, including what is sacred to someone ; (2) connections and relationships, to self, others, the sacred, time, and place ; (3) a sense of purpose, call, vocation or obligation, being able to contribute[1] ».

Si la différence cranio-faciale entraîne des défis appréciables en termes d’acceptation sociale (nous le verrons), elle soulève aussi des questions de sens, autant pour les personnes « différentes » que pour celles qui les rencontrent. Elle mobilise et questionne en même temps des notions vagues de faute et de punition, de pureté, de beauté et de laideur, d’ordre et de désordre cosmiques, qui transcendent les options en matière de croyances religieuses. En outre, dans la mesure où le visage est toujours avant tout expression de la subjectivité, ladite différence trouble une certaine sémantique des rapports des individus dans l’espace public (n’y est-on pas toujours a priori une persona, un « masque » ?) ; elle place devant la décision d’accueillir cette subversion ou de la repousser.

Je préciserai d’abord comment s’articulent ici une visibilité évidente et une occultation de la différence cranio-faciale en ses effets collectifs largement impensés. Je m’arrêterai aux définitions du handicap qui régissent les politiques du handicap à l’échelle nationale et internationale, avant de voir dans quelle mesure elles permettent de prendre en compte ce que l’anthropologue David Le Breton appelle « handicap d’apparence ». En suivant l’approche interactionniste largement pratiquée aujourd’hui en étude sur le handicap, je présenterai des effets sociaux du handicap d’apparence. Par la suite, on examinera comment ces effets sociaux ont été (ou n’ont pas été) reconnus par la Cour suprême du Canada dans son jugement de 2021 sur la cause opposant un humoriste québécois et une personne ayant une différence cranio-faciale.

Cela mettra la table pour une théologie de la différence cranio-faciale. J’y esquisserai quelques pistes de travail possibles et qu’il conviendrait de développer davantage, parmi bien d’autres sans doute, dans l’exploration d’une spiritualité de la différence cranio-faciale.

I. Du peuple invisible au groupe invisible

Dans son livre Spiritualités féministes : pour un temps de transformation des relations, Denise Couture rapporte ceci. Lors d’un voyage à Nairobi en 2007, nous avions remarqué que les populations des bidonvilles étaient ignorées, même invisibles pour la population « normale ». Comment était-ce possible ? En réponse à cette question, des théologiennes africaines avaient répondu : « […] au Canada, quel groupe de personnes ne compte pas et demeure invisible ? » Elle raconte que nous y avions réfléchi. C’est alors que nous avions décidé d’inscrire les enjeux autochtones au coeur de notre théologie[2]. À cette époque, en effet, les Autochtones étaient largement invisibles dans les débats publics, dans les médias et dans les préoccupations de la population canadienne. Quelques mois après notre séjour à Nairobi, Richard Desjardins et Robert Monderie avaient lancé un documentaire sur les Anichinabek, Le peuple invisible[3]. Je fréquentais des milieux autochtones à titre personnel, mais avant Nairobi, je n’avais pas saisi la pertinence d’en faire un thème dans mon travail de professeur d’université. Cela appartenait à ma vie privée, tout simplement.

Le récit de D. Couture éclaire le processus dont est issu le présent texte. Il est ici question d’un autre groupe qui ne compte pas et qui demeure invisible. S’il est vrai que la différence cranio-faciale est éminemment visible, elle se manifeste à la plupart d’entre nous sous la modalité d’une rencontre avec un individu porteur d’une morphologie faciale particulière. Ce qui peine à apparaître, c’est la dimension collective de cette situation, et par conséquent ses dimensions sociales, culturelles, économiques et politiques. C’est en ce sens que le groupe des personnes porteuses de différences cranio-faciales m’apparaît comme un « peuple invisible ».

Les dimensions sociales du handicap sont étudiées à bien des égards et sous de multiples angles. Il suffit de songer à tous les aménagements créés au fil des dernières années pour accroître les possibilités d’existence des personnes handicapées, aux études, au travail, dans les espaces publics, ainsi qu’un soutien économique en cas d’inaptitude au travail, fort imparfait mais non moins réel. Cependant, il semble que la différence cranio-faciale, pour sa part, ne soit pas abordée pour elle-même, comme si le fait de vivre avec un visage fortement atypique ne méritait guère qu’on en réfléchisse les implications.

Pourtant, le visage n’est pas n’importe quelle partie du corps : il est marqueur d’identité, interface par laquelle chacun et chacune se met en jeu dans l’espace public et y est mis en jeu. Il est l’une des rares parties du corps que nous ne recouvrons pas en public, dont la peau est visible. Il laisse voir le regard, la bouche, les sourcils, les dispositions et émotions censées se lire sur nos expressions faciales. En situation de conversation, il est attendu que ce soit lui qu’on observe de l’autre et non pas ses jambes, son ventre, sa poitrine ou ses mains. On sait aussi que notre propre manière de regarder cette surface animée de subjectivité malléable est chargée de nos propres dispositions et peut affecter celui ou celle qu’on regarde. Emmanuel Lévinas remarque que le visage expose l’autre, dans sa nudité, dans une vulnérabilité essentielle, qu’il est « une interpellation éthique » : « Je pense que l’accès au visage est d’emblée éthique. C’est lorsque vous voyez un nez, des yeux, un front, un menton, et que vous pouvez les décrire, que vous vous tournez vers autrui comme vers un objet. La meilleure façon de rencontrer autrui, c’est de ne même pas regarder la couleur de ses yeux[4] ». Or, ne pas être regardés comme de tels objets, ne pas subir les effets d’une telle objectivation, c’est exactement le défi que rencontrent les personnes porteuses de telles différences.

Comment ne pas songer ici aux mots hors-champ qui ouvrent le film de Desjardins et Monderie : « Toute ma vie, je ne les ai aperçus que de loin, sans m’approcher. Sans qu’ils ne s’approchent de moi non plus. Deux mondes parallèles. À un moment donné, je me suis rendu compte que je ne connaissais rien d’eux. Qu’en fait, personne ne connaît rien d’eux[5] ».

II. Différence et handicap

Comment penser la différence cranio-faciale ? Comment la dire ? À propos de l’enfant handicapé et de sa famille (tous handicaps confondus), la psychanalyste française Simone Korf-Sausse évoque les risques et le dilemme associés à la parole comme au non-dit. L’enfant a besoin de dire sa situation ainsi que les sentiments qu’elle suscite en lui : peine, espoir réel ou vain. C’est tout aussi vrai pour sa famille. Mais la prise de parole comporte le risque et la crainte de blesser. Aussi du côté des parents et de l’entourage se replie-t-on discursivement dans le registre du faire, de ce qu’on peut contrôler : on pourra te faire opérer plus tard ; tu vas rencontrer des médecins qui vont t’aider ; tout ira bien, en somme. Korf-Sausse en décrit l’effet subjectif sur l’enfant : sa souffrance, ses émotions sont de l’ordre de l’innommable.

Lorsque les mots sont absents, l’enfant se débat dans le vide. Mais lorsqu’ils sont présents, ils peuvent se révéler aliénants. Les mots sont nécessaires mais dangereux. À partir du moment où les mots sont prononcés pour nommer le handicap de l’enfant, on sort de la zone obscure et paralysante du non-dit, mais on entre dans une zone de turbulence, car les mots ne sont jamais neutres[6].

Je trouve cela particulièrement pertinent dans le cas de la différence cranio-faciale et de son grand potentiel de stigmatisation. Les mots y comportent un redoutable potentiel de blessure.

Jusqu’à maintenant, dans mon exploration des études sur le handicap, en lisant de la littérature spécialisée sur les différences cranio-faciales, il apparaît que cette différence est caractérisée en français comme « anomalie » ou « malformation » ; en anglais comme « disorder », « difformity », « disfigurement[7] ». Ces terminologies, qui sous-entendent un défaut de satisfaire à une norme, sont fortement associées à une approche médicale, tandis que la notion de « différence » cranio-faciale est davantage usitée dans la littérature psychologique, pour des raisons évidentes[8].

La morphologie de la tête résulte de millions d’années d’évolution et, sans surprise, les différences cranio-faciales sont très souvent associées à des handicaps : troubles de la vision, de la parole, de l’alimentation, de l’audition, de l’activité cérébrale. Pourtant, ce n’est pas toujours le cas, y compris pour des anomalies fort prononcées. Dès lors, il y a lieu de se demander si, dans certains cas, la différence cranio-faciale ne pourrait ou ne devrait pas être considérée comme un handicap en soi. Y aurait-il lieu d’en faire un cas particulier de handicap ? Si oui, selon quelle critériologie ? Comme on le verra avec ce qui suit, ces questions ne relèvent pas nécessairement d’un souci de sémantique ou de classification.

Autant la Convention des Nations Unies « relative aux droits des personnes handicapées » (2006) que la Loi québécoise « assurant l’exercice des droits des personnes handicapées en vue de leur intégration scolaire, professionnelle et sociale » (2004) définissent le handicap comme : « […] des incapacités physiques, mentales, intellectuelles ou sensorielles durables dont l’interaction avec diverses barrières peut faire obstacle à leur pleine et effective participation à la société sur la base de l’égalité avec les autres », ou comme « une déficience entraînant une incapacité significative et persistante et qui est sujette à rencontrer des obstacles dans l’accomplissement d’activités courantes[9] ». L’incapacité, est-il précisé par l’Office des personnes handicapées du Québec, « peut être motrice, intellectuelle, de la parole ou du langage, visuelle, auditive ou associée à d’autres sens. Elle peut être reliée à des fonctions organiques, ou encore, liée à un trouble du spectre de l’autisme ou à un trouble grave de santé mentale[10] ». Nous pouvons constater que la dimension esthétique n’est pas mentionnée dans ces définitions.

Cependant, en 2015, l’Organisation mondiale de la santé définit le handicap de façon plus large : comme « un phénomène complexe qui découle de l’interaction entre les caractéristiques corporelles d’une personne et les caractéristiques de la société où elle vit[11] ». Cette définition attire l’attention sur la dimension interactionnelle du handicap : il n’est pas le fait d’un individu mais d’une articulation entre ce dernier et son environnement social. D’autre part, ce qui est en cause plus spécifiquement du côté du premier n’est pas une « incapacité » mais des caractéristiques corporelles : l’incapacité, pour employer le terme de la définition des Nations Unies et de l’Office des personnes handicapées du Québec, ne résiderait pas dans la ou les personnes handicapées mais serait un effet social : celui d’une interaction dysfonctionnelle entre les caractéristiques de ces personnes et les caractéristiques d’une société.

« Épousant la mouvance de la temporalité, la conception du handicap est une variation historiquement et spatialement située du développement humain comme phénomène de construction culturelle[12] ». Dans cette perspective interactionniste, le Réseau international sur le processus de production du handicap définit la « situation de handicap » comme « la réduction de la réalisation ou […] l’incapacité à réaliser des habitudes de vie, résultant de l’interaction entre les facteurs personnels (les déficiences, les incapacités et les autres caractéristiques personnelles) et les facteurs environnementaux (les facilitateurs et les obstacles) ». On trouve ici la fameuse compréhension du handicap non pas comme un donné statique mais comme une « situation », donc comme contextuelle et potentiellement dynamique : comme une situation handicapante à des degrés variables. Les « habitudes de vie » incluent deux catégories : les « activités courantes » (par exemple, soins personnels, déplacements, alimentation, communication) et les « rôles sociaux » (par exemple, les relations interpersonnelles, le travail, les rapports sexuels). Or, deux prémisses permettent d’inclure l’apparence dans l’éventail général du handicap : « Toutes les personnes évoluent dans un milieu de vie. Toutes les personnes ont une identité et présentent des différences esthétiques, de fonctionnement et/ou de comportement[13] ». Donc, la dimension « esthétique » peut relever du handicap en ce qui a trait aux interactions sociales.

D’un point de vue sociologique et systémique, cette théorisation du handicap correspond fort bien à des interactions entre des caractéristiques corporelles, localisées au niveau du visage, et des caractéristiques culturelles qui repoussent les premières aux marges ou en dehors de l’acceptable.

III. Effets sociaux du « handicap d’apparence »

L’un des modèles les plus connus en étude du handicap est le modèle social. L’anthropologue Patrick Fougeyrollas le résume en présentant le handicap comme le résultat d’actions :

Handicaper signifie opprimer, minoriser, infantiliser, discriminer, dévaloriser, exclure sur la base de la différence corporelle, fonctionnelle ou comportementale au même titre que d’autres différences comme le genre, l’orientation sexuelle, l’appartenance raciale, ethnique ou religieuse. Selon le modèle social, ce sont les acteurs sociaux détenant le pouvoir dans l’environnement social, économique, culturel, technologique qui sont responsables des handicaps vécus par les corps différents[14].

Le modèle social, d’origine néo-marxiste, est critiqué aujourd’hui pour sa manière unidirectionnelle de comprendre le processus de production du handicap, par les tenants d’un modèle interactionniste (dont Fougeyrollas est d’ailleurs un représentant[15]). Mais si le modèle interactionniste paraît plus convaincant, et est de fait adopté par l’OMS et les Nations Unies, le modèle social qui vient d’être cité rend bien compte (quoique sans doute partiellement) de la situation des personnes qui vivent ce que David Le Breton appelle « handicap d’apparence ». Pour le définir, il propose la situation d’une personne au visage défiguré montant dans un autobus, exposé au regard des passagers. Dans cet autobus, cette personne entre à chacune de ses allées et venues dans l’espace public. Le Breton la compare à un acteur :

La particularité de cet acteur consiste dans la carence symbolique qu’il offre au monde à travers ses traits abîmés, alors que dans nos sociétés occidentales le principe d’identité s’incarne essentiellement d’après le visage. Aucune de ses compétences à aimer, à travailler, à éduquer, à vivre, n’est empêchée de s’exercer à cause de son état. Et pourtant, il est mis à l’écart par une subtile ligne de démarcation d’où naît une violence symbolique d’autant plus virulente qu’elle est souvent ignorante d’elle-même. Si la défiguration n’est en rien un handicap, en ce qu’elle n’invalide aucune des compétences de la personne, elle le devient à partir du moment où elle suscite un traitement social du même ordre. La défiguration est un handicap d’apparence. L’infirmité qu’elle signale tient en l’altération profonde des possibilités de relation. Non seulement elle retranche l’acteur d’une large part des relations sociales dont il pourrait bénéficier sans son visage abîmé, mais elle lui impose également en permanence de vivre sous les feux de la rampe, comme s’il vivait sans cesse en représentation, inlassable source de curiosité pour les gens qui croisent son chemin. Pour l’homme au handicap trop visible, et surtout pour l’homme au visage défiguré ou au visage contrefait, la vie sociale devient une scène et le moindre de ses déplacements mobilise l’attention de spectateurs[16].

Le handicap d’apparence peut porter atteinte à la reconnaissance effective d’une personne comme membre à part entière de la famille humaine. La différence cranio-faciale constituerait « le dernier bastion de la discrimination », écrivait déjà McGrouther en 1982[17]. En effet, des études indiquent depuis longtemps que le handicap d’apparence a, en plus des impacts relationnels, conjugaux et sexuels, des impacts sur la réussite sociale, professionnelle et économique. Il est occasion ou motif de stigmatisation, d’humiliation, de harcèlement et d’intimidation. Il entraîne dépression, anxiété, idéations suicidaires. Des expériences cliniques ont aussi démontré que la majorité des individus ont tendance à s’écarter des personnes atteintes d’anomalies cranio-faciales qu’ils rencontrent, par exemple en changeant de trottoir, en arrêtant de marcher pour les laisser s’éloigner, et ainsi de suite[18]. En 1999, une équipe interdisciplinaire de l’École de médecine de l’Université de Pennsylvanie affirmait que 38 % des personnes ayant une anomalie cranio-faciale vivaient de la discrimination en emploi ou dans leurs rapports sociaux. Ils citaient d’autres études indiquant que les personnes ayant une fissure palatine (la plus commune des différences cranio-faciales) éprouvaient davantage de difficultés sociales, conjugales et financières[19]. En 2020, l’organisme pancanadien AboutFace a mené une enquête auprès de ses membres, qui sont des personnes porteuses d’anomalies cranio-faciales. Il en ressort que 21 % affirment avoir subi de l’intimidation au travail et 29 % avoir été harcelées dans des lieux publics[20]. Selon AboutFace, deux millions de personnes au Canada vivent ou auront à vivre avec une différence cranio-faciale, qu’elle soit congénitale, acquise ou temporaire[21]. L’organisation britannique Changing Faces soutient que 36 % des personnes concernées estiment avoir subi de la discrimination en recherche d’emploi à cause de leur apparence. 40 % disent s’être senties jugées par des employeurs potentiels et 41 % ont renoncé à poser leur candidature pour certains emplois en raison de leur apparence. 45 % des personnes de 18 à 34 ans affirment avoir subi des discriminations en emploi pour leur apparence[22]. Le même organisme avait mené une autre enquête en 2017 ; il en ressortait que 40 % des personnes ayant une telle différence disent que cela a affecté leur parcours scolaire et que 79,5 % avaient évité de postuler un emploi, car elles redoutaient d’être jugées durant l’entrevue d’embauche ou dans le milieu de travail par la suite (l’écart sur ce dernier point entre le pourcentage de 2017 et celui de 2020 demanderait à être clarifié, mais nous n’avons pas pu obtenir d’explications à ce sujet). 81,3 % disaient avoir subi des commentaires désobligeants ou des regards déplacés de la part de personnes inconnues[23].

Alex Clarke, chercheur britannique en psychologie sociale, écrivait en 1999 que statistiquement parlant, c’est un enfant par école primaire qui est porteur d’une différence cranio-faciale au Royaume-Uni[24]. L’image d’un enfant par école me semble suggestive. Elle montre une population dispersée ; si chacun de ses membres est très visible, ensemble ils ne forment pas une « minorité visible ». Comme corps social, ils n’existent pas. Or, les études sur le handicap esthétique sont très rares. Je ne l’ai rencontré que de manière très marginale, quasi infrapaginale dans les textes que j’ai repérés. L’esthétique est traitée comme un corollaire qui ne relève pas du handicap. Ainsi en va-t-il d’une vaste étude publiée en 2010 et réalisée en France, sur les discriminations liées au handicap et à la santé. Les auteurs excluaient explicitement les troubles d’apparence de la catégorie du handicap, puisqu’ils n’impliquent pas en soi une dysfonction motrice, cognitive ou sensorielle. Mais ils n’en notaient pas moins que ces troubles sont la cause de la grande majorité des humiliations, agressions et discriminations rapportées par les personnes handicapées[25]. Il y était mentionné que chez les personnes de 10 à 54 ans atteintes d’un handicap, la principale cause des insultes et moqueries, mises à l’écart, injustices et dénis de droits était l’apparence, bien avant les incapacités fonctionnelles : 72 % des jeunes de 10 à 24 ans et 54 % des personnes de 25 à 54 ans. Si l’absence de prise en compte du handicap comme caractérisant la différence cranio-faciale peut s’expliquer d’un point de vue médical, elle n’est pas du tout convaincante du point de vue situationnel et interactionniste rencontré plus haut.

La fragilité est accentuée quand elle est repoussée dans l’ombre. Il en résulte notamment que les dimensions sociales de la différence cranio-faciale ne sont pas remarquées. Elles ne figurent d’ailleurs pas explicitement à la charte des droits et libertés ni à la charte des droits de la personne comme cause de discrimination. Au Québec, cet état de fait est apparu en pleine lumière à l’occasion d’une saga judiciaire qui a connu sa conclusion en 2021 : elle a reproduit cette occultation au moment même où le porteur d’un visage « différent » réclamait son droit au respect. Si l’enjeu du handicap y est explicitement reconnu, il y demeure un fait individuel.

IV. L’affaire Jérémy Gabriel v. Mike Ward

Dans un jugement du 29 octobre 2021, dans la cause Ward c. Québec (Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse), la Cour suprême du Canada statue sur un jugement rendu en 2016 par le Tribunal des droits de la personne du Québec, dans un litige entre Jérémy Gabriel et l’humoriste québécois Mike Ward. Le premier est atteint du syndrome de Treacher Collins. Rappelons les faits. En 2010, Mike Ward a élaboré un numéro où il parlait de Gabriel en se moquant notamment de sa « maladie », de sa « laideur » et de sa prothèse auditive. Le numéro en question a été lancé quand le plaignant avait 10 ans, il a été repris en tournée 230 fois durant deux ans et demi et il a fait l’objet d’une capsule humoristique accessible sur Internet. Cela a occasionné au jeune Gabriel d’innombrables épisodes de harcèlement et d’intimidation, dans divers lieux publics incluant la cour de son école, et sur les réseaux sociaux, avec des impacts sur sa santé mentale et sur un projet de carrière. Le Tribunal des droits de la personne avait donné raison à Gabriel et condamné Ward pour diffamation, en vertu des articles 4 et 10 de la Charte des droits de la personne du Québec.

Ward en a alors appelé à la Cour suprême du Canada. Cette dernière, à majorité, affirme qu’elle n’est pas en mesure de statuer sur une affaire de diffamation, qui est distincte d’une affaire de discrimination : celle-ci correspond à l’un des motifs prohibés par l’article 10 de la Charte des droits de la personne du Québec, tandis que la diffamation relève de la responsabilité civile[26]. La majorité des juges de la Cour donnent raison à Ward. Leur prémisse est à l’effet que Gabriel a été ciblé non pas à cause de son handicap (l’un des motifs prohibés par l’article 10), mais à cause de sa célébrité, ce qui ne constitue pas un motif de discrimination selon l’article 10 (voir note 26).

En l’espèce, G a fait l’objet d’une distinction en ayant été ciblé par les propos de W. Toutefois, considérant la conclusion du Tribunal selon laquelle W n’a pas choisi G à cause de son handicap, mais bien parce qu’il est une personnalité publique, cette distinction n’est pas fondée sur un motif prohibé[27].

Les juges majoritaires n’expliquent pas comment cette distinction est faite, tandis que les juges minoritaires la contestent. Mais les premiers vont plus loin : « De plus, même s’il y avait eu différence de traitement fondée sur un motif prohibé, le droit de G à la reconnaissance de son droit à la sauvegarde de sa dignité en pleine égalité n’a pas été compromis. » Et encore :

La présence de propos blessants, liés à un motif énuméré à l’art. 10 de la Charte québécoise, et d’un préjudice subi est insuffisante pour constituer de la discrimination et ainsi relever de la compétence du Tribunal lorsque les effets sociaux de la discrimination, comme la perpétuation de préjugés ou de désavantages, sont absents [nous soulignons].

Laissons de côté la question de savoir quelle était l’intention de Ward à travers ce numéro. Ce qui est remarquable, en lien avec notre problématique, c’est la négation, par les juges majoritaires, d’« effets sociaux » susceptibles d’avoir été causés les propos de Ward. Le préjudice subi par Gabriel est présenté comme étant d’ordre individuel : il a subi des propos blessants, certes, mais sans plus — et ce serait vrai, affirme-t-on, même si l’on reconnaissait le handicap comme l’objet des moqueries de Ward. En somme, le harcèlement d’un individu par des centaines d’individus, mus par le même facteur déclencheur, par l’entremise de médias et de réseaux sociaux, n’est pas considéré comme un effet social.

Mais les juges minoritaires partagent avec leurs collègues du groupe majoritaire un même angle mort. Contrairement à leurs collègues, ils affirment que la Cour suprême est habilitée à juger des actions en diffamation et donc une cause comme celle-ci. En effet, « une action en diffamation ne met pas nécessairement en jeu le droit distinct à la dignité et n’est pas fondée sur l’appartenance du demandeur à un groupe particulier. Le recours en diffamation et le recours en discrimination visent des violations liées, mais distinctes ». Ainsi donc, Jérémy Gabriel n’est pas considéré comme quelqu’un qui appartiendrait « à un groupe particulier ». C’est une « diffamation » qui est en cause, c’est-à-dire un préjudice uniquement personnel. Mais dans cet ordre d’idées, n’est-il pas révélateur que Gabriel lui-même ait porté plainte au Tribunal des droits de la personne pour les préjudices personnels subis, et non pour ceux susceptibles d’être subis par les personnes stigmatisées à cause de leurs différences cranio-faciales ? Pourtant, qui nierait que les expressions publiques de dénigrement d’une personne handicapée alimentent celui des autres ainsi que les discriminations concrètes dont elles font l’objet ?

En comparaison, si Gabriel a poursuivi Ward en faisant valoir le préjudice personnel et professionnel subi, l’humoriste, de son côté, a présenté un plaidoyer nettement plus politique, arguant que s’il devait être condamné, on sacrifierait sur l’autel de la rectitude politique la liberté artistique de tous les humoristes. Il est remarquable que la majorité d’entre eux aient exprimé haut et fort leur appui à l’intimé. Ils démontrent, dans ce cas précis, une conscience politique. Une telle conscience n’a pas été exprimée dans l’autre camp. Peut-être la protestation de Jérémy Gabriel naît-elle sur le fond d’une honte collective persistante des personnes comme lui. Jusqu’à ce jour, outre des liens d’amitié, de quelques fondations privées et de groupes de soutien sur les réseaux sociaux, la « communauté cranio-faciale » m’apparaît comme encore embryonnaire.

Notons cependant une différence dans les perspectives respectives des deux camps. La Cour doit trouver un équilibre entre la liberté d’expression et le droit à la sauvegarde de sa dignité contre un des motifs de discrimination établis à l’article 10 de la Charte des droits de la personne. Pour ce faire, les juges majoritaires fixent deux critères : est-ce qu’« une personne raisonnable, informée des circonstances et du contexte pertinents, considérerait que les propos visant un individu ou un groupe incitent à le mépriser ou à détester son humanité pour un motif de distinction illicite » ? Deuxièmement, est-ce qu’« une personne raisonnable considérerait que, situés dans leur contexte, les propos tenus peuvent vraisemblablement avoir pour effet de mener au traitement discriminatoire de la personne visée, c’est-à-dire de mettre en péril l’acceptation sociale de cet individu ou de ce groupe[28] » ? Leur réponse est négative dans les deux cas : cette personne raisonnable ne comprendrait pas de cette manière les propos de Ward. Cependant, les juges minoritaires renversent ce raisonnement : est-ce qu’une personne raisonnable et vivant la même situation que Gabriel trouverait les propos de Ward et leurs conséquences compatibles avec son droit à la dignité ? « L’exercice par W du droit à la liberté d’expression que lui garantit l’art. 3 de la Charte québécoise est complètement disproportionné par rapport au préjudice subi par G au regard de l’art. 4. On ne s’attendrait pas à ce qu’une personne raisonnable dans la même situation que G, même si elle était sensible à l’importance accordée à la liberté d’expression, y compris l’expression artistique et la satire, supporte les propos litigieux prononcés en l’espèce[29] ». Renversement de la perspective, donc, de celle d’une personne raisonnable non handicapée à celle d’une personne raisonnable handicapée, de celle de l’observateur neutre à celle de la victime.

V. Un imaginaire de la différence cranio-faciale au crible de la théologie

Résumons-nous. Deux millions de personnes au Canada seraient porteuses d’une différence cranio-faciale, innée ou acquise. Quoique le plus souvent associée à des handicaps reconnus dans une perspective médicale, cette différence n’est habituellement pas mentionnée explicitement dans les catégorisations du handicap, notamment celles qui orientent les politiques du handicap. L’enjeu n’est pas seulement sémantique : dans une perspective interactionniste, le fait de présenter un visage fortement différent de la norme ne peut-il pas s’avérer « handicapant » ? Le cas échéant, comment se décline ce handicap en termes d’interactions sociales, professionnelles, économiques, amoureuses et conjugales ? Ne devrait-on pas parler ici non seulement de conditions affectant des individus mais d’une véritable collectivité invisible, aux prises avec des effets sociaux et des défis communs ? Enfin, comment cette collectivité est-elle affectée, souvent marginalisée et stigmatisée par des représentations collectives de la santé, de la beauté, de la conformité, voire par des présupposés cosmologiques plus ou moins implicites mais aux effets néanmoins significatifs sur les trajectoires personnelles ? Par ailleurs, comment l’expérience collective du handicap d’apparence est-elle susceptible de déplacer les représentations du réel en cause ? Quelle vision du monde pourrait-on en apprendre ?

Cela suggère, à mon avis, un espace de réflexion pour toute discipline consacrée à une étude d’imaginaires culturels, religieux et spirituels, de discours et pratiques qui en naissent ainsi que des effets de cet imaginaire, discours et pratiques. Cette qualité d’étude d’imaginaires, la théologie la partage avec d’autres sciences humaines, de l’anthropologie aux études littéraires, tout en accordant une importance centrale aux formes religieuses et spirituelles de ces imaginaires et des discours et pratiques correspondantes. Elle s’y applique dans une perspective engagée, critique et prospective. Quel travail de la théologie pourrait représenter une réelle contribution au service des personnes concernées ?

Dans la foulée de l’émergence des Disability studies, des théologies du handicap sont apparues depuis plusieurs années. Dans un ouvrage fondateur, Nancy Eiesland l’aborde dans une perspective de théologie de la libération[30], autour de la promulgation de l’American with disabilities Act aux États-Unis (1990). Elle aborde le handicap comme construction sociale, ainsi que la société et la théologie comme handicapantes, de manière potentielle et souvent avérée. Dans ce contexte, elle évoque son corps, fait de métal et de plastique comme de chairs et d’os, ainsi que les exclusions sociales — et religieuses — produites par l’« anormalité » corporelle de nombreuses personnes handicapées. Cependant, les aspects visibles du handicap occupent dans son analyse une place secondaire en comparaison des dimensions fonctionnelles. D’autres théologies du handicap mettent l’accent sur le handicap cognitif ou neurologique : paralysie cérébrale, trisomie 21, syndrome de Gilles de la Tourette[31]. On peut y trouver des pistes intéressantes pour penser le handicap d’apparence, mais, en général, il est largement absent dans les théologies du handicap. Comment pourrait-il y apparaître mieux ? Tantôt en reprenant des problématiques communes à l’ensemble des théologies du handicap, tantôt en développant des aspects directement liés aux thèmes de l’apparence, de la beauté et de son envers, la laideur. Comment la pensée chrétienne et la Bible, par exemple, abordent-ils ces notions et ces réalités ?

VI. Théodicée, faute et impureté

La théologie a traditionnellement posé le problème du handicap en termes de théodicée : « Pourquoi un Dieu bon et tout-puissant… ? » ; « pourquoi ça m’arrive, pourquoi ça lui arrive ? » Le handicap serait forcément une manifestation du mal ; il serait nécessairement une souffrance en soi, d’un tout autre ordre que celle qui accompagne toute existence. C’est ainsi qu’un auteur insiste sur le caractère tragique du handicap, « mal en excès », qu’il rapproche du « mal radical » assumé par le Christ crucifié, en caractérisant le handicap comme « fait particulièrement négatif, car sommet d’injustice », en rapprochant le handicap de la « monstruosité[32] ». Ce questionnement, cet étonnement hyperbolique devant le handicap, souvent le fait d’auteurs qui écrivent sur le handicap des autres, reconduit le présupposé de la normalité qu’on affirme pourtant contester.

À aborder le handicap sous l’angle de la défaillance qu’il signe et de son éventuelle cause cosmique, si l’infirmité met en question la justice divine (ou de la vie), il peut aussi être expliqué comme l’effet d’une faute. Une telle mentalité est souvent associée à des cultures traditionnelles, où on remarque les stigmatisations infligées aux personnes porteuses de certains handicaps ou différences corporelles, neurologiques ou mentales, par exemple dans le cas des albinos en Afrique de l’Ouest. La question de l’Évangile de Jean, posée à Jésus par des disciples à propos d’un aveugle de naissance, « Est-ce lui qui a péché ou ses parents ? » (Jn 9,1), en est le reflet. De même, quand Jésus guérit ce paralysé qu’on jette littéralement devant lui, il le guérit en lui disant : « Tes péchés sont pardonnés » (Lc 5,17-26), reconduisant l’idée que le handicap a quelque chose à voir avec quelque péché. Plusieurs auteurs chrétiens de l’Antiquité tardive s’appliquent à expliquer les malformations innées par une faute des parents[33].

Cette réaction mobilise l’archaïsme du pur et l’impur, qui ne se tient pas loin du binôme normal/anormal. Déjà, dans la Torah, l’impur est ce qui déroge à une certaine normalité cosmique. C’est le cas du « défaut », une notion générale qui inclut une malformation du visage, c’est-à-dire le nez aplati. Ainsi l’homme atteint d’un « défaut » est-il exclu du service au temple (Lv 21,16-21). Il lui est donc interdit de s’approcher de la présence de Dieu. La même chose est vraie pour les animaux qu’on offre en sacrifice : ils doivent être sans difformité ni tache (Dt 17,1 ; Ex 12,5 ; Lv 22,19 ; Ez 46,13 ; 1 P 1,19).

Si Dieu se tient du côté de la normalité, de la perfection, et non du côté de l’anomalie ; si celle-ci équivaut à un dérèglement, qui doit bien avoir une cause, ces présupposés survivent à l’effacement ou à l’affaiblissement du religieux. Combien de parents ne portent-ils pas un sentiment de culpabilité aussi omniprésent que mal articulé par eux-mêmes dans bien des cas ? Au moins autant que le nombre de parents d’enfant handicapés qui peuvent raconter ces regards et ces paroles de réprobation qu’il leur arrive d’encaisser. Pourquoi avoir procréé en connaissant l’existence d’un risque génétique spécifique ? Pourquoi ne pas avoir interrompu la grossesse ? Insouciance, irresponsabilité, égoïsme ou les trois à la fois ? Et plus fondamentalement peut-être, pourquoi imposer aux autres l’insupportable preuve que la vie n’est pas un cosmos si bien ordonné, que l’univers peut nous faire défaut, que cela pourrait m’arriver à moi aussi ? N’est-ce pas cette démonstration que la différence cranio-faciale nous assène en plein visage ?

Le handicap serait donc une anomalie, une défaillance dans l’ordre naturel des choses, une situation exceptionnelle. Or, les théologies du handicap déconstruisent souvent cette prémisse. Par exemple, Talitha Cooreman-Guittin remarque que la proportion de la population française ayant déclaré en 2011 « rencontrer des difficultés importantes dans son activité quotidienne » (14 %) est similaire à celle des familles où on trouve trois enfants de moins de 18 ans (12,8 %). Dans cette perspective — qui prend appui sur une définition large du handicap —, être en situation de handicap n’est pas plus anormal que faire partie d’une famille avec trois enfants[34]. Nancy Eiesland conclut en présentant le handicap comme manifestation d’une contingence qui touche tout être humain et qui n’a rien de tragique en soi[35]. Elle propose l’image d’un Dieu handicapé, manifesté dans le Christ ressuscité, dont les pieds, les mains et le côté restent percés (Jn 20,24-29). Un tel Ressuscité n’est pas un corps parfait, libéré de toute contingence. Plus encore, si son disciple pouvait souhaiter se tenir à distance de ses troublantes plaies, le Ressuscité le met au défi de les regarder sans détour et de les toucher ; d’habituer son oeil et son toucher au handicap ; de concevoir Dieu à travers cette image, où Dieu se manifeste comme limité, dépendant des soins de l’autre. La vie pleine dont Dieu est le symbole, écrit Eiesland, n’est pas faite de puissance et d’indépendance mais plutôt de contingence et d’interdépendance[36]. Dans le même ordre d’idées, Thomas E. Reynolds propose une anthropologie de la vulnérabilité révélée par l’expérience du handicap, mais dont la portée est universelle. La personne handicapée manifeste la vulnérabilité comme un aspect de la condition humaine qui place celle-ci sous le signe de la relation et de la communion[37].

Bref, si la question de la théodicée peut se poser pour les personnes concernées elles-mêmes, il convient aussi de la questionner, en même temps que d’autres catégories de pensée que le handicap mobilise, à la lumière de ce qu’on apprend de l’expérience de celui-ci. L’étonnement qui met en marche la théodicée, les personnes ayant une différence cranio-faciale le rencontrent sans cesse, tout comme elles éveillent le soupçon de quelque faute, la leur ou celle de leurs parents. Pourtant, elles ont fini par en apprendre que les caractéristiques faciales ne se laissent pas comprendre en termes binaires (normal ou anormal, beau ou laid), mais en termes de diversité. Cette diversité constitue un trait universel de la condition humaine.

Sous-jacente à la représentation du handicap comme un mal, peut-être trouve-t-on le premier présupposé de la Genèse à propos de l’acte créateur de Dieu : cet acte consiste à créer de l’ordre dans le chaos primordial. Dès que Dieu sépare lumière et ténèbre, la création est en marche. Dans le grand oeuvre du cosmos, Dieu se révèle en faisant de l’ordre. Mais l’aléatoire du handicap signe plutôt une défaillance cosmique, et la différence cranio-faciale expose très visiblement un désordre cosmique. Elle laisse voir un monde incertain, où le chaos peut toujours reprendre le dessus. Ce qui n’est certainement pas étranger au malaise qu’elle peut provoquer. Cependant, Simon Pierre Arnold propose une autre lecture. La première créature, avance-t-il, n’est pas la lumière, mais le chaos, le tohu-bohu initial. Elle est le vide et le vague de la terre, l’abîme fait de ténèbres, ces « eaux » matricielles sur laquelle plane déjà l’Esprit divin (Gn 1,2). Elle est l’espace des possibles, du mouvement, de la créativité[38].

Cette interprétation invite à apprécier le handicap et la différence cranio-faciale comme l’effet de la créativité de la Vie, plutôt que comme une revanche du néant sur l’être. S’agit-il ainsi de banaliser la souffrance souvent rattachée à cette différence ? Comme on l’a mentionné supra, elle est souvent réelle. Mais voici ce qu’en dit une personne adulte vivant avec une différence cranio-faciale :

I don’t like the idea of even being asked if there is something extra positive that comes from an experience like having a facial difference. This is just like any other experience life has in store for us. There isn’t a single person alive who doesn’t have incredible difficulties at times, including disappointments, loss, failures, rejections, etc. Hard times are normal. As far as I’m concerned, having a facial difference is a mark of being normal more than being abnormal. I realize that sounds absurd because of the outward difference I have. But in reality, I see this experience as contributing more than anything else to a normal life experience[39].

En lieu et place de la normalité et du handicap, ces autres lectures inscrivent les différences cranio-faciales, quelles qu’elles soient, comme des variations infinies sur la trame des corporalités possibles, trame que tous les humains ont en commun. De la même manière, le handicap se présente aussi comme une situation normale à un moment ou l’autre de la vie, notamment dans la vieillesse.

VII. Beauté

Si la théodicée concerne l’ensemble des situations de handicap, le « handicap d’apparence » est concerné comme nul autre par la notion de beauté, aux dimensions théologiques : vérité et bien vont toujours de pair avec la beauté, les trois constituant avant tout des attributs divins. À cet égard, comment la Bible et la pensée chrétienne évoquent-elles la beauté corporelle ? Répétons-le, si la beauté est toujours un construit culturel, elle se nourrit aussi de représentations traditionnelles, qui demeurent vivantes.

Saul Olyan propose une étude lexicale de la beauté et de la laideur dans la Bible. Il note que les qualificatifs signalant la beauté (na‘îm, yapeh, tôb) sont souvent associés à la perfection et à son contraire. Beauté et laideur sont souvent aussi connotées émotionnellement et moralement dans la Bible, tout comme le qualificatif ra’ exprimant la laideur[40]. Le même mot hébreu exprimant l’adjectif « beau » signifie aussi « approprié », « bon », « juste » et même « heureux », tandis que le mot signifiant « laid » signifie aussi « mauvais », « méchant », « inapproprié » et « triste ». Sans doute, cet archétype continue d’agir dans la culture. Dans l’esthétique qui peuple l’imaginaire populaire, le visage anormal continue de signaler l’esprit anormal, pathologique et dangereux : c’est la tête de Frankenstein, les verrues de la sorcière ; c’est le visage sans nez de Voldemort dans les films d’Harry Potter, celui de Darth Vader dans Le Retour du Jedi, le rictus figé du Joker ; des faciès parmi tant d’autres qui correspondent parfois à des formes reconnues d’anomalies cranio-faciales.

La beauté accroît la crédibilité du personnage biblique : le roi David est caractérisé comme très beau, tout comme son prédécesseur Saül (1 Sa 9,2 ; 16,12 ; Ps 45,3). C’est dire que « when Yhwh makes choices among humans, texts such as these suggest that he has a preference for the beautiful[41] ». Cependant, on ne peut oublier qu’une certaine équivoque peut entourer la beauté corporelle dans la Bible. Celle d’Absalom, en son temps réputé être le plus bel homme d’Israël (2 Sa 14,25-27), ne prévient pas sa perte. Du côté des femmes, si la beauté peut conduire jusqu’à la cour royale (Est 2,2-4), elle peut aussi être un piège pour les femmes belles, tel Bethsabée prise de force par le roi David (2 Sa 11,2-4), ou pour la reine Vasthi, détrônée par le roi pour avoir refusé d’exhiber sa beauté devant des hôtes (Est 1). La beauté peut aussi n’être qu’une illusion (Pr 11,22), voire un piège : les héroïnes Judith et Esther utilisent leur beauté pour tromper l’ennemi et le vaincre (Jud 11,21 ; 13,16 ; 16,6 ; Est 5,1). Siracide, pour sa part, met en garde son lecteur (masculin) contre la beauté des femmes (Si 25,28). Ainsi, l’appréciation biblique de la beauté est variable, allant de sa célébration comme marqueur de la faveur divine (beauté du roi) à des regards plus distanciés.

En Occident comme ailleurs, on affirme la beauté là où on constate une harmonie des formes et des proportions. C’est ainsi que Thomas d’Aquin la conçoit : comme justesse des proportions et le propre de ce qui plaît au regard (ST, 1, qu. 5, art. 4). Si l’on associe beauté et ordre, la difformité physique fait forcément problème. Tant qu’on définit la beauté comme harmonie des formes et des proportions, on se condamne à mesurer la beauté de la personne « malformée » à partir d’un critère auquel elle fait défaut a priori, la seule issue étant alors d’en faire un cas d’exception confirmant la règle, bénéficiant de quelque clause dérogatoire : la personne concernée est belle même si… Un autre critère est-il possible ?

D’autres sources de la pensée chrétienne ont vu la beauté d’une manière bien plus large qu’esthétique, en prenant soin de spécifier que le corps handicapé n’est pas moins espace de rencontre avec le divin. Pour l’évêque d’Hippone, on ne saurait enfermer la beauté dans l’ordre matériel puisqu’elle est avant tout un attribut divin : ce n’est pas la beauté corporelle, mais celle de Dieu qui doit faire l’objet de toute aspiration humaine[42]. C’est aussi le cas de la théologie orthodoxe, dont Paul Evdokimov a présenté autrefois un exemple à partir de l’icône[43]. La beauté des personnages iconographiques a bien peu à voir avec la normalité corporelle, et davantage avec son dépassement dans des corps transfigurés.

Cette théologie de la beauté, Evdokimov l’applique précisément au cas de la dif-formité physique, qui contredit le critère d’équilibre des formes corporelles.

Un esprit puissant peut assumer un corps infirme, imperfection de notre monde ; son état se réfère au Mystère de la Kénôse du Serviteur de Yahvé dont parle Isaïe (53,2). […] Dans ce cas, c’est l’infirmité même qui devient ineffablement « belle », car dans un dépassement, véritable trans-figuration [sic] l’obstacle est mis au service de l’esprit dans une mystérieuse conformité au destin secret d’un être[44].

On voit à l’œuvre la même logique du dépassement de l’ordre matériel, ou char-nel, pour trouver la beauté dans un ordre spirituel. Dans le cas du corps de l’icône comme dans celui du corps handicapé, la beauté réside dans une transfiguration. Selon cette proposition, il convient de dépasser une conception formelle de la beauté et de concevoir celle-ci comme une corrélation entre la personne et une autre corpo-ralité possible. Sans endosser la téléologie sous-jacente et son équivoque (le corps difforme deviendrait beau dans son dépassement), notons que la beauté n'est pas un donné mais l’effet d’une trajectoire subjective. En ce sens, la beauté serait essentiel-lement un fait relationnel : on est beau dans la mesure où on est capable de relation et reconnu comme tel, dans une communauté qui célèbre la diversité des personnes.

VIII. Salut

Jésus montre souvent qu’il n’a cure des règles de pureté de la Torah et auprès de lui, on le sait, les « impurs » trouvent compassion. Il voit le handicap comme l’occasion de manifester la gloire de Dieu, par la guérison de la personne. Il écarte du même coup l’explication du handicap par le péché. « Ce n’est pas que lui ou ses parents aient péché ; mais c’est afin que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui » (Jn 9,2). Mais cette réponse me paraît aussi problématique. Le handicap y est appréhendé dans une perspective sotériologique : il manifeste ce dont il faut être sauvé. Il est même instrumentalisé. En contexte moderne, il sollicite ce registre du faire que nous évoquions au départ, dans lequel les parents et l’entourage se replient rapidement devant les questions des enfants handicapés. Mais n’est-il pas notable que les seules personnes handicapées des Évangiles soient celles qui guérissent ? Dans les Évangiles, le handicap n’apparaît que comme un mal à éliminer : s’il devient un signe de l’agir divin, c’est dans l’événement de sa disparition (Mt 11,2-6). Or, en général, il ne disparaît pas. Comme si les autres personnes qui demeurent handicapées ne revêtaient aucun intérêt. Cependant, une théologie du handicap qui ne voit de « salut » que dans une guérison ne fait que placer les personnes handicapées devant le fait qu’elles ne guérissent pas[45].

De la personne en situation de handicap n’aurait-on rien à apprendre ? On peut se demander comment les Évangiles auraient parlé des personnes handicapées que Jésus ne guérit pas, sans doute bien plus nombreuses que celles qu’il guérit. Que dirait Jésus à cet aveugle de naissance, sans rien changer à sa cécité ? Ou à ces nombreux « malades de toutes sortes » venus chercher la guérison, mais qu’il ne guérirait pas (Lc 4,4) ? Quels dénouements connaîtraient ces récits ? Le guérisseur galiléen y vivrait-il une de ces rares rencontres qui changent sa propre perspective, comme sa rencontre avec la femme syro-phénicienne (Mc 7,24-31) ? L’aveugle deviendrait-il apôtre, doté d’une clairvoyance propre et unique[46] ? Ou encore, dans la rencontre entre Jésus et l’homme à la main desséchée, celle-ci concentrerait-elle le noeud de l’intrigue ou ne serait-elle qu’un détail secondaire ?

IX. Retournement relationnel : le Serviteur de Yahvé

Que dire de l’apparence corporelle et de son lien avec la place que chacun occupe dans le monde ? En quoi consistent la beauté ou son absence ? Peut-on dessiner une trajectoire sociale de la personne en situation de handicap d’apparence ? Parmi les rares personnages bibliques caractérisés en termes de beauté, le Serviteur de Yahvé (Es 52) constitue une figure pivot pour notre exploration.

  • Qui a cru notre nouvelle,

    Voyant dévoilé le bras de Yhvh ?

    Il monte devant lui — jeune arbre

    enraciné en terre aride

    sans forme et sans beauté

    sans rien qui plaise à l’oeil

    méprisé, rejeté des hommes,

    un homme tourmenté, souffrant

    un visage voilé pour nous

    méprisé, pour nous négligeable

    or il porte nos maladies

    il porte nos tourments

    nous le prenions pour un blessé

    un humilié frappé par Dieu

    mais nos révoltes le déchirent

    nos crimes l’écrasent (Is 53,1-5)[47].

Si ce personnage a souvent été compris et même célébré comme figure d’une souffrance rédemptrice (« Serviteur souffrant » annonçant la souffrance du Christ), je ne suis pas intéressé à cette clé doloriste si fréquente pour interpréter le handicap. La valeur positive du handicap ne tient certainement pas à la souffrance et les personnes handicapées n’ont pas une vocation spirituelle particulière à souffrir pour l’édification de la galerie. Ce n’est donc pas en ce sens que la figure du Serviteur de Yahvé revêt un intérêt ici.

Le Serviteur a perdu sa beauté. Il « a terrifié les foules, défiguré, méconnaissable, n’ayant plus rien d’humain » (Es 52,13). C’est l’effet d’une défiguration, d’une violence, du mépris, de « blessures », d’une mise à l’écart. L’absence de beauté du Serviteur n’est pas celle qu’on mesurerait à un critère morphologique. Elle est, à l’instar de la beauté elle-même, relative à un contexte relationnel. Le Serviteur a perdu sa figure du fait d’avoir perdu son statut social. La beauté perdue du Serviteur évolue en même temps que la relation du personnage à sa communauté. Inversement, dans le cours des interactions sociales dont il est traité dans cette étude, l’absence de beauté — au sens de normalité — n’est pas l’effet d’une exclusion mais son fréquent motif.

Toujours corollaire de la dimension relationnelle, la fin du Chant voit un retournement :

  • meurtri pour nous guérir

    « nous qui errons comme du bétail

    chacun sa propre route »

     

    il verra sa descendance

    il prolongera ses jours

    par lui s’épanouira le plaisir de Yhvh

    la douleur de sa vie lui ouvre les yeux

    l’expérience le comble

    il rend la justice aux foules, mon serviteur (Es 53,5 ; 6,10-11).

Le passage se termine par le renversement de l’exclusion du personnage. Ses blessures sont trop importantes pour être ignorées, elles sont liées à son destin, mais elles ne l’enferment pas dans la marginalisation : elles deviennent un levier pour son existence et pour d’autres que lui. Le Serviteur est clairement un personnage fragile et menacé, mais sa fragilité n’est pas un état censé le définir. Elle est plutôt une situation, un événement. Et dans cet événement, l’horreur que sa vue provoque, son absence de beauté, tourne en lieu de rencontre et de guérison.

X. Résilience et communauté cranio-faciale

Dans cet article, j’ai commencé par évoquer les dimensions sociales de la différence cranio-faciale, en parlant d’un « peuple invisible », atomisé en autant d’individus, dont un nombre appréciable fait face à une certaine solitude. La figure du Serviteur nous ramène à cette dimension sociale. Pour conclure, ramenons-la à notre présent.

Depuis 2018, nous avons tous entendu parler de Greta Thunberg. Elle assume parfaitement sa réalité particulière de personne atteinte du syndrome d’Asperger, elle affirme que ce syndrome est devenu un atout, car il lui procure la distance émotionnelle et une concentration exceptionnelle pour mener son combat. Alors que des millions de jeunes se reconnaissent en elle, si on l’avait rencontrée quelques années plus tôt, on aurait découvert une adolescente solitaire, ignorée par ses camarades d’école. On peut dire que sa souffrance face à la fragilité de la terre s’est transformée en situation de rencontre et de solidarité.

Greta, comme on l’appelle affectueusement, est brillante, charmante, et jolie — il n’est pas déplacé de le faire remarquer dans le cadre de notre réflexion. Jono Lancaster est moins célèbre que Greta, mais il est très connu dans les milieux de la différence cranio-faciale. C’est un homme britannique dans la mi-trentaine, né avec un syndrome de Treacher Collins sévère, au point où ses parents l’ont abandonné à l’hôpital, quand il est né. Il a été placé dans un orphelinat avant d’être adopté, quelques années plus tard, par une femme qui le trouvait tout simplement parfait. Sa vie n’a pas été facile. Comme c’est le lot de plusieurs autres, il a subi plus que sa part de chirurgies, et aussi plus que sa part de harcèlement et d’humiliation. Il devait surmonter sa gêne pour essayer de prendre une place dans l’espace public. C’est bien sûr dans cet espace qu’il a fini par dépasser la honte et par se voir comme quelqu’un qui est défini par son visage, certes, mais par beaucoup d’autres choses aussi. De fil en aiguille, il a décidé de s’engager publiquement pour aider d’autres personnes à s’accepter telles qu’elles sont, et pour sensibiliser la population à la différence cranio-faciale. Le jeune homme inhibé de naguère est aujourd’hui connu à travers le monde, admiré par des enfants qui rêvent d’être comme lui, tout comme d’autres rêvent d’être comme Greta.

Jono Lancaster s’est découvert un charisme atypique. Il est une figure rassembleuse dans une « communauté cranio-faciale ». C’est une petite communauté, qui n’aura jamais la visibilité ou la popularité de la lutte pour le climat, ce qui est dans l’ordre des choses. Le chant du Serviteur est violent, la différence cranio-faciale donne lieu à des violences symboliques, mais les cicatrices de Jono Lancaster sont devenues un levier d’affirmation pour lui-même. Une étrange beauté se dégage de son sourire, faite de souffrance ouvertement exprimée, mais aussi de résilience et de douceur. Il est devenu un pont vers les autres, au-delà de la marginalisation de sa jeunesse. Et c’est par ses cicatrices que d’autres sont, sinon guéris, en tout cas invités à oser regarder leur présent et leur avenir de façon plus nuancée et sereine.

Cela invite une fois de plus à explorer les dimensions collectives d’une spiritualité de la différence cranio-faciale. En le faisant dans ces pages, je me proposais de faire oeuvre utile. Y suis-je parvenu ? Je crois que oui, dans la mesure où j’ai mis des mots sur une réalité qui fait malaise et sur laquelle pèse un tabou. Les incursions bibliques et théologiques tentées ici ne sont qu’un exemple de ce qui pourrait être fait pour éclairer les non-dits métaphysiques et cosmologiques qui continuent de conditionner culturellement les attitudes collectives envers les personnes qui vivent avec des visages atypiques. Comme je l’ai mentionné, c’est un ensemble de disciplines, dont la théologie, qui sont susceptibles d’apporter cet éclairage. Dans la longue route qui pourra conduire à transformer notre société pour que ces personnes puissent non seulement être acceptées dans leur humanité, mais valorisées dans leur unicité, il y a lieu de développer une spiritualité de la différence cranio-faciale.