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Depuis près de quatre ans, nous sommes confrontés à une crise d’envergure planétaire qui révèle autant l’interdépendance que la fragilité de notre civilisation. Un organisme, si petit qu’il est invisible à l’oeil nu, a infecté plus de 622 millions de personnes, tué plus de 6,5 millions[1], aplati l’économie internationale au plus bas depuis un siècle[2] et réussi à fermer les frontières et limiter la circulation des personnes et de marchandises, socle de notre civilisation mercantile mondialisée. Avant même que le virus SARS-CoV-2 ne frappe, suite à de nombreuses lectures et échanges, nous voulions exposer la fragilité du système civilisationnel qui nous porte, évoquer son possible effondrement, puis explorer avec les membres de l’Association catholique d’études bibliques au Canada et de la Société canadienne de théologie ce que cela implique pour notre travail en exégèse et théologie, respectivement[3]. Évidemment, les conséquences sont bien plus graves que de devoir transformer nos cours en webinaires ou de tenir des congrès en ligne, comme ce fut le cas pour le congrès de nos deux associations au printemps 2021, où cette communication a été présentée. Commençons donc par exposer la fragilité de notre civilisation[4].

I. Fragilité de notre civilisation et menace d’effondrement

De notre perspective limitée et à l’échelle de nos vies, nous avons l’impression de tenir debout sur des bases suffisamment solides pour inspirer une confiance inébranlable en des lendemains meilleurs. Depuis l’avènement de la science moderne, les conditions de vie se sont constamment améliorées, même si le degré d’amélioration n’a pas bénéficié également à tous les peuples de la Terre. Un indicateur fiable est la démographie. Grâce aux progrès de la médecine et de l’industrie alimentaire, la mortalité infantile a baissé, l’espérance de vie, augmenté, de sorte que la planète compte aujourd’hui bien davantage d’êtres humains que jamais. La population mondiale s’est accrue de façon exponentielle, signe de prospérité. À l’aube de la révolution industrielle, en 1800, la Terre avait atteint le milliard d’habitants. En tant qu’espèce, cela nous a pris dix mille ans pour se rendre là, depuis le boom du néolithique (grâce entre autres au développement de l’agriculture). Or, par la suite, la croissance démographique s’est accélérée à une vitesse exponentielle. En 1960, la planète comptait 3 milliards d’individus. Aujourd’hui, nous en sommes à 7,8 milliards de personnes, ce qui veut dire que dans l’espace de notre insignifiante vie, la population globale a plus que doublé. Un tel rythme de croissance est de toute évidence insoutenable par l’écosystème Terre. Les projections des Nations Unies estiment entre 9 et 10 milliards la population à venir en 2050, laquelle ira en augmentant jusqu’en 2100[5]. Nous en venons à oublier que nous habitons une sphère, pas une plaine infinie… la géométrie nous rattrape au détour ! Espace habitable et ressources non renouvelables sont limités. Même les ressources renouvelables ont, elles aussi, un cycle de régénération que nous devons respecter, une limite en termes de rythme d’exploitation dans le temps que nous ne pouvons pas bousculer sans épuiser lesdites ressources. Même en augmentant la productivité, il y a des plafonds infranchissables que nous atteindrons tôt ou tard. C’est ce qu’on appelle la « capacité de charge » de la Terre. La science et la technologie ne créeront pas de la matière, ni des sources d’énergie illimitées. Elles n’inventeront pas de nouvelle planète habitable pour tous et toutes. Lorsque les pénuries se feront sentir, les inégalités deviendront d’autant plus criantes entre les peuples. Nous en avons un premier aperçu avec la distribution tout à fait inégale des vaccins dans le monde, au cours de la présente pandémie.

L’augmentation exponentielle de la population, l’épuisement des ressources non renouvelables, l’abus des ressources en principe renouvelables, la surconsommation liée au style de vie occidental érigé en norme et valeur, la pollution qu’elle engendre, sont toutes des forces qui échappent au contrôle des nations présentement. Nous assistons, impuissants, à l’accélération exponentielle de ces phénomènes, au rythme scandaleux de l’enrichissement de quelques privilégiés qui récoltent les dividendes de pareille surexploitation. Cependant, contrairement à l’affirmation du dogme capitaliste, la courbe de la croissance ne peut monter indéfiniment[6]. En fait, plus vite elle monte, plus brutal sera l’ajustement à la réalité qui s’ensuivra, lorsque les pénuries signeront la fin de la période de fausse prospérité, vécue bien au-dessus de la capacité de charge de la planète. C’est ce que les collapsologues appellent un « effondrement », à cause précisément de la violence de la chute. Le phénomène est analogue à un « crash » boursier après une « bulle » spéculative, sauf qu’il affecte l’ensemble de l’économie et qu’il dégrade significativement la qualité de vie de la population. Selon Yves Cochet, un effondrement est « le processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, etc.) ne sont plus fournis [à un coût raisonnable] à une majorité de la population par des services encadrés par la loi[7] ». Un effondrement civilisationnel met en danger la sécurité des populations affectées : c’est une issue à éviter, dans la mesure du possible[8].

L’effondrement n’est pas une fatalité inéluctable pour chaque civilisation dans l’histoire[9], tout dépend à quel point chaque société fragilise son écosystème. Le risque d’effondrement s’accroît lorsque nous faisons fi des ressources réelles, que nous dépassons les seuils de viabilité, de renouvellement, et que par souci d’efficacité nous réduisons, entre autres, la redondance de nos sources d’approvisionnement. La mondialisation nous rend interdépendants les uns des autres, nous spécialise et nous fragilise en cas de difficulté. Plus les réseaux commerciaux sont étendus, serrés et efficaces — en un mot : globaux — plus il y a le risque que l’effondrement ne soit pas que sectoriel, mais global, lui aussi. C’est particulièrement le cas de la finance, de l’énergie et des ressources naturelles. La crise écologique ne sera jamais un problème purement régional : les choix de chaque pays et région affectent le bien-être de l’ensemble des terriens et des terriennes, et ce, pour des générations à venir. La capacité de charge de la terre a déjà été dépassée, de l’avis de nombreuses études dans divers domaines, et ce aussi tôt peut-être qu’en 1970. Nous vivons comme s’il existait 1,7 Terre à exploiter, bientôt 2,0 Terres. Notre empreinte écologique est si lourde et abusive qu’à compter du 1er août nous vivons à crédit pour le reste de l’année, dépassant ce que la planète peut nous offrir comme ressources pour une année. Évidemment, pays riches et pays pauvres ne consomment pas également. L’Amérique du Nord vit à crédit sur les générations futures à compter du 15 mars de chaque année. Réalistement, il faudrait plutôt viser le niveau de vie de Cuba, du Maroc ou du Niger, qui atteignent ce seuil en décembre[10].

Nous ne devrions pas faire les surpris. C’était déjà en 1962 que Rachel Carson lançait le cri d’alarme Silent Spring[11]. Dans cet ouvrage scientifique au ton prophétique, Carson remettait en question la foi indéfectible d’après-guerre dans le progrès de la science et la naïveté avec laquelle on espérait régler les problèmes de l’humanité à coup de technologies. L’usage de pesticides à l’échelle industrielle allait avoir un tel impact sur les espèces que nous verrions un jour des « printemps silencieux », d’où le chant des oiseaux aurait disparu. Le temps lui a donné raison. La population d’oiseaux d’Amérique du Nord s’est effondrée du quart depuis 1970. Certaines espèces ont chuté de plus de 90 %, ce qui va de pair avec le déclin catastrophique des insectes, causé par l’agriculture industrielle. Il y a donc près de 3 milliards d’oiseaux en moins dans la nature, estiment des chercheurs dans une étude publiée par la revue Science en octobre 2019[12]. Ceci n’est qu’un exemple parmi tant d’autres ! Le spectacle qui se déroule à notre insu ou sous nos yeux depuis 50 ans est la chute vertigineuse de la biodiversité[13], ce qui correspond au comportement attendu des courbes lorsqu’on exploite la nature au-delà de la capacité de charge de la planète. Mine de rien, le système terre est déjà entré en mode effondrement. L’économie et la civilisation mondialisées suivront ; ce n’est qu’une question de décennies, pas de siècles. Nous avons fragilisé notre avenir, nous vivons à l’ombre d’un effondrement global.

C’était en 1972 que le groupe de recherche du Massachusetts Institute of Technology (MIT) présentait au célèbre Club de Rome les résultats de ses recherches intitulés The Limits to Growth (aussi connu sous le nom du « Rapport Meadows », du nom de deux de ses auteur.e.s)[14]. À l’aube de l’âge des ordinateurs, les calculs et projections de notre croissance en termes de population et de consommation de ressources nous menaient droit au gouffre. Contrairement au dogme capitaliste, pour qui la croissance ne saurait tolérer de limite[15], il y a bel et bien un plafond naturel à la croissance : la capacité de charge de la Terre. Il y a aussi des coûts « extrinsèques » cachés liés à toute production de biens, qui ne sont pas pris en compte dans les calculs ; éventuellement, il faut en payer la note[16]. Lors de la mise à jour des résultats du rapport, 30 ans après[17], il est apparu clair que l’humanité avait déjà dépassé la capacité de charge de la Terre de 20 % depuis 1980. Les mathématiques ne sont pas flexibles : lorsqu’une courbe dépasse de façon soutenue une limite réelle (overshoot), il devient de plus en plus certain que l’issue est une descente abrupte de la courbe, un effondrement (collapse). Les données colligées par les scientifiques entre 1970 et 2000 ont largement confirmé les projections du Rapport Meadows, ce qui ne laisse pas beaucoup de place à l’imagination pour ce qui s’en vient.

Un effondrement global devient la réalité à envisager sérieusement. Ce ne sera pas « la fin du monde » ni de la vie sur Terre, mais notre mode de vie complexe, énergivore et exigeant ne sera plus viable. Ce sera la fin de notre civilisation thermo-industrielle, « boostée » aux énergies fossiles pendant 150 ans. Nous glisserons ou nous basculerons — tout dépend de la vitesse de la chute et de comment on s’y sera préparé — vers un état de société moins sophistiqué, plus « primitif », devant nous contenter de survivre sans les conforts auxquels la société de consommation thermo-industrielle nous a habitué.e.s.

Nous avons déjà évoqué les vocables économiques de « bulle » et de « crash ». Le mot « effondrement » exprime ce brutal ajustement à la réalité des ressources disponibles, par rapport à leur exploitation au-delà des capacités du système. Depuis la révolution industrielle, nous avons vécu à crédit dans une « bulle » imaginaire. Nous avons fragilisé notre avenir en devenant trop gourmands et trop dépendants de la complexité. Si nos biens de consommation mondialisés deviennent de plus en plus sophistiqués, exigeants, chers à produire, énergivores, sur la base de ressources raréfiées, alors notre style de vie devient fragilisé, impraticable à grande échelle et à long terme. Vous ne pouvez pas servir du boeuf à 12 milliards d’individus à chaque repas, et ils ne peuvent pas se prendre un égoportrait avec leur assiette à l’aide d’un téléphone intelligent que vous mettriez dans chaque main… c’est illusoire, immoral et dangereux de caresser dans notre imaginaire un tel avenir pour l’humanité ; cela ne sera pas, tout simplement.

La seule solution à notre portée est d’accepter l’inévitable, de ne pas se barricader dans le déni ou l’illusion, ni sombrer dans la dépression ou l’inaction. Le chemin qui s’impose est celui d’une décroissance radicale volontaire : retrouver la mesure de la Terre, diminuer drastiquement notre empreinte écologique et développer un autre sens du bonheur et de la prospérité que celui qui circule dans la culture médiatisée.

II. Analyse approfondie du phénomène

1. Un succès planétaire…

Depuis des millénaires, toutes les civilisations ont essayé de s’adapter, du mieux possible, aux différents environnements géoclimatiques de la Terre. Il nous a fallu lutter contre les éléments, jusqu’à pouvoir « se les soumettre », tel que la Genèse nous en rappelle l’antique impératif. Mais c’est comme si la combativité nécessaire à l’émergence de l’humanité primitive, presque une révolte agressive pour affirmer notre autonomie, s’était cristallisée dans une dynamique de l’asservissement, si profondément ancrée, qu’elle continue de s’exercer dans un contexte où cela devient non seulement contre-productif, mais carrément mortifère. La maîtrise de la nature qu’il a fallu mettre en oeuvre pour survivre et « sortir » les premiers humains de la fragilité se retourne maintenant contre nous et fragilise les conditions mêmes de notre vie. S’arracher de la misère est une chose, basculer dans le suicide collectif en est une autre !

En effet, quelque chose d’inouï est en train de se produire : notre civilisation, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, en est venue à affecter en profondeur et de façon globale son milieu de vie, au point de le perturber gravement. Par un inconcevable retournement, c’est maintenant le système géobiologique qui essaie de s’adapter à la civilisation humaine, devenue une véritable force cosmique. C’est ce qu’on appelle maintenant « l’anthropocène[18] », ou « l’âge des humains », c’est-à-dire une nouvelle époque géologique, faisant suite à l’holocène, qui se caractérise par le fait que les activités humaines seraient devenues la principale force de changement sur Terre, équivalente aux forces géophysiques qui ont précédemment façonné la planète. Même le climat est en train de devenir un produit culturel. Notre civilisation ne pourra longtemps supporter cette dégradation sans en être profondément altérée. Si, pour certains, la crise écologique est encore envisagée comme un « passage », un déséquilibre temporaire, pour d’autres, de plus en plus nombreux[19], elle est comprise comme une rupture radicale avec les modalités actuelles de la relation avec la nature, qui nous introduira dans des conditions de vie complètement différentes. Il y aura bel et bien un « avant » et un « après », dont nous ne commençons qu’à prendre la mesure. C’est la stabilité, en particulier celle du climat et des ressources, qui a permis l’émergence de la civilisation ; l’actuel dérèglement ne peut rien annoncer de bon : « La perte de la maîtrise du milieu vital est le facteur déterminant dans l’écroulement de civilisations[20] ».

2. Le prix à payer pour la puissance : un monde fragilisé

Toutes nos constructions civilisationnelles se sont édifiées sur le principe que la nature a des ressources illimitées et que cette dernière pourra toujours s’adapter à nous. Or, force est de reconnaître que ce sur quoi repose tout le développement des sociétés depuis trois siècles est en train de rapidement s’effriter. La 6e extinction[21] est résolument en marche, prélude à un effondrement des bases mêmes de la vie. La complexité des structures sociales, économiques, techniques, etc., en raison de leur caractère systémique, fait en sorte que celles-ci peuvent être facilement, globalement et profondément déstabilisées. La civilisation technicienne, qui s’est imposée à travers la puissance croissante de ses moyens, est en même temps devenue un milieu de vie extrêmement précaire, exposée de tous les côtés à des défaillances majeures (la Covid nous l’a bien montré !). C’est l’ensemble des services écosystémiques[22], et par conséquent toutes les institutions humaines qui en dépendent, qui sont fragilisées.

Tous nos idéaux civilisationnels ont été construits sur le déni des limites. Le progrès (dans la forme particulière qu’il a pris en Occident) procède de deux infinis : celui de l’espace et celui du temps, l’infini des ressources de la Terre et l’infini du temps à venir. De toute évidence, ces deux infinis sont illusoires. Une réelle « durabilité » n’est possible que dans l’équilibre dynamique et autorégulé inhérent à la nature.

3. L’illusion de notre indépendance par rapport à la nature

L’effondrement annoncé, sous-jacent aux dégradations des systèmes de la vie, est celui d’une vision fondée sur la discontinuité de l’humain et de la nature, alors que tout dans l’univers repose sur la continuité des êtres, enlacés les uns aux autres dans une immense toile tissée d’une seule pièce. La prétendue « liberté » consistant à se définir en dehors du réseau de la vie se voit contrecarrée par la réalité de l’interrelation de tout ce qui est. La recherche insistante d’indépendance de l’humain vis-à-vis des processus naturels se révèle donc être une profonde méprise. La preuve de cet égarement est manifeste. Être, c’est « être-avec ». Vivre, c’est dépendre totalement de la vie des autres, une prémisse physiologique indépassable, à commencer par le plan alimentaire. Les sciences de la vie ne font que réaffirmer la dimension fondamentalement « écologique », c’est-à-dire interreliée, de l’existence humaine. Les dérèglements qui ont cours sont une illustration sans précédent de cette étroite interrelation entre l’humain et la biosphère. Ils mettent en évidence l’illusion de notre séparation d’avec la nature : nous sommes radicalement et irréversiblement dépendants du monde naturel.

Si, par le passé, l’humanité (ce n’était jamais « l’humanité », mais certaines populations) a eu à faire face à de grandes calamités, à des périodes de terribles dévastations, celle dans laquelle nous risquons d’entrer est d’un tout autre ordre, qui n’a rien à voir avec ces crises passagères, quelle qu’en fut l’ampleur. Quelque chose d’inédit se manifeste dans la situation actuelle : la mise au jour très concrète, physique et globale, du caractère fini et de la vulnérabilité de notre monde. L’éventualité d’un effondrement nous rappelle notre enracinement cosmique et la nécessité de rétablir notre lien vital avec tous les systèmes régulateurs de la vie. L’oubli de notre humble et fragile condition « animale » (si éloquemment formulée dans la Genèse) risque de nous faire retourner dans des modes de vie hautement précaires, auxquels nous ne sommes aucunement préparés.

Tout ce qu’on appelle « le progrès », qui doit absolument être redéfini[23], représente cette tentative de vivre en dehors des lois biophysiques élémentaires. L’anthropocène marque la fin d’une grande illusion : celle d’une histoire des sociétés humaines se déroulant en dehors des processus naturels, comme si nous pouvions vivre en toute « extériorité » par rapport au milieu qui nous supporte. La nature vient d’entrer dans l’histoire.

À l’échelle cosmologique longue (des centaines de millions d’années), le système Terre n’est pas si « fragile » que ça. Au sens où la Vie, souvent sévèrement menacée par le passé (jusqu’à 90 % des espèces sont déjà disparues lors des 5 grandes extinctions passées), a toujours trouvé des chemins neufs pour se réinventer et s’épanouir. Ce qui est réellement fragile, c’est notre civilisation, c’est la vie humaine telle que nous la connaissons, c’est-à-dire non seulement dans son existence en tant que telle, comme possibilité, mais aussi dans des conditions qui la rendent « agréable » et lui confèrent justement d’être qualifiée « d’humaine ».

4. Le choc de notre finitude

La crise écologique et l’ombre d’un effondrement qui en découle ne sont rien d’autre que la brutale révélation de notre finitude. L’anthropocène nous fait voir que la volonté de puissance poussée à son paroxysme, paradoxalement, nous met en face de notre profonde impuissance. Notre puissance, surtout technicienne, bien que spectaculaire, n’est que factice et cache une terrible peur du vide, de la fin, de la mort… La peur de la mort, vécue d’abord comme une fragilité individuelle, se voit maintenant transférée à la peur de la mort de l’espèce et de la civilisation qui la porte. Comme l’écrivait Paul Valéry : « Nous voyons maintenant que l’abîme de l’histoire est assez grand pour tout le monde. Nous sentons qu’une civilisation a la même fragilité qu’une vie[24] ». Peut-on entrevoir plus terrifiante réalité que l’absence possible d’un avenir commun ?

Une chose est certaine : l’opulence actuelle des sociétés modernes (autant l’Occident que les pays en développement qui aspirent ardemment au même mode de vie), fondée sur le pillage des ressources de la Terre et la croyance en un progrès illimité, est vouée à l’échec. Pour l’humain, il ne s’agit de rien de moins que de « changer ou de disparaître[25] ». L’avenir de l’humanité ne pourra s’écrire qu’à travers la reconnaissance de notre radicale dépendance biologique et l’acceptation de nos limites à transformer le monde. Autant l’hypertechnologie qui nous permettrait de « piloter » l’ensemble des écosystèmes à l’échelle planétaire[26], que la colonisation (terraformation[27]) d’une autre planète pour « repartir à zéro », que la quête transhumaniste[28] abolissant les limites corporelles, ne sont que d’autres modalités que prend ce refus de notre condition humaine et de dangereuses chimères qui nous éloignent encore davantage de la réalité insurpassable de notre finitude. Comment une humanité qui se définit essentiellement par le pouvoir sur la matière et sur la vie pourra-t-elle en arriver à faire ce « saut quantique » vers l’accueil radical de son impuissance et de sa fragilité ? Pour E. Morin, « le probable est la désintégration. L’improbable, mais possible, est la métamorphose[29] ».

III. Faire exégèse dans ce contexte

Ce contexte de fragilité chronique et globale que nous avons évoqué appelle une prise en compte dans nos pratiques. L’exégèse et la théologie ne peuvent s’exercer de façon signifiante comme disciplines en faisant abstraction du contexte dans lequel notre civilisation se trouve plongée à présent. Le risque élevé d’effondrement civilisationnel mérite une plus ample et plus profonde réflexion que les limites de cet article ne le permettent. Surtout, pareille réflexion devrait se mener à plusieurs voix et nous n’en sommes que deux. Notre intention est donc d’esquisser quelques pistes pour lancer la discussion auprès de nos collègues exégètes et théologien.ne.s. Du côté de l’exégèse biblique, nous avançons très modestement trois pistes de réflexion.

Premièrement, nous sommes appelé.e.s à faire un choix d’approche herméneutique conséquent. Depuis qu’Elisabeth Schüssler Fiorenza a appelé à décentrer l’interprétation de la Bible en vue d’assumer une responsabilité sur les conséquences de chaque lecture[30], il devient opportun pour l’interprète non seulement de dévoiler sa perspective, mais encore de choisir ses priorités et ses allégeances. C’est dire qu’il n’existe pas d’exégèse pure et simplement objective, détachée de la réalité de l’interprète ou de celle de la communauté que l’interprète interpelle par son exposé. Nous expliquons et nous interprétons le texte biblique en fonction de priorités de lecture que nous devons assumer en les rendant explicites. Il ne s’agit pas de délaisser la rigueur d’analyse que l’exégète doit toujours cultiver, mais bien d’étendre ladite rigueur à l’acte de lecture lui-même, au-delà des mots du texte ou du monde passé que ces mots évoquent. Appliquer ce principe à la lecture de la Bible en contexte de risque d’effondrement civilisationnel, c’est prendre la peine d’examiner les conséquences qu’une lecture désengagée ou complice des forces menant à l’effondrement aurait sur notre avenir commun. Ceci, d’autant plus que la Bible demeure un texte normatif pour des milliards d’individus et que son interprétation inspire la conduite et les moeurs d’une partie non négligeable de la population mondiale.

Les lectures de la Bible qui privilégient l’épanouissement des individus présents ou hors temps, au détriment des générations à venir, ou au détriment de la création dans sa foisonnante diversité d’êtres vivants, ne sont plus de ce temps, ne répondent plus à ce contexte, voire même sont devenues des lectures dangereuses, toxiques, à dénoncer au même titre que des lectures misogynes ou coloniales. L’ère est aux lectures écoresponsables[31]. Ce n’est pas une question de mode intellectuelle passagère, mais bien un impératif lié à notre survie comme discipline, sans rien dire de notre survie comme espèce. À défaut de prendre en compte le contexte de fragilité des écosystèmes, nos lectures de la Bible deviendront tout simplement insignifiantes, dépourvues de tout intérêt pour la génération montante. Elles risqueraient même d’aggraver le jugement déjà sévère porté par cette génération sur la pertinence de la Bible et des études bibliques.

Deuxièmement, la Bible a hérité d’une cosmologie du Proche-Orient ancien et d’une anthropologie à contextualiser, à contester et à dépasser. La Bible a beau être reçue comme parole divine, parole de salut, ses représentations du réel et ses interprétations du vouloir divin sont contingentes : filtrées par le prisme des cultures, de l’histoire, de la science et de la conscience de son temps. Afin de garder vif l’esprit qui anime les Écritures, il nous faut parfois lire à contre-courant du mot à mot du texte biblique. « Croissez et multipliez-vous ! » (Gn 2,28) est une parole qui ne connaît pas les limites de la capacité de charge de la Terre et qui érige en commandement divin la primauté de la croissance par le nombre, dans un contexte de précarité de l’humain vis-à-vis de la nature. Elle revêt tout son sens dans l’Antiquité, où l’espèce humaine n’atteint pas le milliard d’individus et dont les moyens de transformation sont limités. À l’heure où il ne reste pratiquement plus de recoin inexploré du globe, à l’heure où les espaces sauvages se réduisent tous comme peau de chagrin, sous les pas conquérants de huit milliards d’humains bâtisseurs, la croissance doit emprunter d’autres chemins qui n’occupent pas l’espace vital de la même façon. Nous sommes invité.e.s à une révolution de notre imaginaire religieux : céder de la place afin que les autres espèces puissent elles aussi obéir à l’ordre divin, car c’est à toute créature que la bénédiction de la croissance fut offerte, pas seulement aux humains (Gn 2,22). Dans le deuxième récit de création, un seul arbre est défendu d’être touché par l’être humain (Gn 2,16-17). Quelle eût été notre représentation de la nature, si Dieu avait interdit aux humains les fruits, disons, de la moitié des arbres, dans ce récit fondateur de notre civilisation ? La manière dont nous imaginons notre place dans le monde est lourde de conséquences. Malheureusement, la Bible demeure un recueil foncièrement anthropocentrique. Le salut des humains compte avant tout. C’est l’humain qui est l’imago Dei par excellence. L’humain est tiré de l’humus, du sol, mais il se dresse en vis-à-vis du sol et des autres créatures, il les domine. Lynn White avait raison de trouver dans l’anthropologie biblique la racine la plus fondamentale de la crise de l’environnement moderne[32]. Certes, quelques rares textes bibliques comme Rm 8,19-22 associent plus étroitement la création tout entière au salut, mais le fait qu’on doive recourir trop souvent à ces quelques textes d’exception pour décentrer quelque peu le discours sotériologique de la Bible prouve en fait la lourdeur de la tendance contraire, anthropocentrique et « spéciste ». Une lecture écoresponsable de la Bible doit débusquer ce biais, le dénoncer et le déconstruire.

Quoi qu’il en soit, Torah et Évangile regorgent de « limites » imposées aux humains et d’appels à reconnaître qu’il y a un gain essentiel dans toute perte et une croissance possible dans toute dépossession. Les appels à la conversion dans le désert et en exil résonnent lors de la « montée » de Jésus à Jérusalem, le soir de la dernière Cène et à Gethsémani. Le chemin de l’Esprit est celui du peu de moyens, la voie privilégiée n’est nulle autre que la kénose de la croix. Devant nous, comme tâche, se profile une conversion de l’imaginaire donc, tout spécialement après l’hubris débridée des temps modernes, avant qu’il ne soit trop tard et que nous soyons devant un champ de ruines, sur une Terre dévastée, confronté.e.s par la réalité que le monde n’est pas tel que nous l’avions imaginé : un entrepôt aux ressources infinies, un champ à transformer en ville bétonnée.

Nous avons érigé homo faber en roi et maître de la création. L’idéal d’une ville fortifiée protégée par un roi et son armée continue d’habiter l’imaginaire religieux aujourd’hui, encourageant cette transformation du territoire naturel en espace culturel subjugué aux besoins et aux plaisirs humains. Si l’on y ajoute une perspective de prospérité sans fin, le mal est fait et nous en récoltons les fruits amers. Pourtant, dès la Genèse, Dieu mettait un terme au projet de construction d’une tour qui toucherait au ciel (Gn 11,1-9). La chute des villes fait partie de maints oracles prophétiques, culminant avec la chute mythique de Babylone dans Apocalypse 18. Il est d’ailleurs surprenant, et à certains égards, décevant, que la vision finale du canon biblique en soit celle d’une ville qui descend du ciel (Ap 21,1), alors que celle des débuts était un jardin à cultiver (Gn 2,8.15), à mi-chemin entre la nature sauvage et la brique fabriquée. Dans la nouvelle Jérusalem, il y a certes des éléments naturels, mais ils sont intégrés au paysage carrément urbain qui domine. Que serait devenu notre imaginaire religieux si la vision finale de l’Apocalypse avait été un jardin luxuriant ? Fêterions-nous le Christ Jardinier au lieu du Christ Roi, si le Verbe de Dieu avait combattu la sécheresse les genoux à terre, plutôt qu’en chevauchant au combat contre la Bête, armé d’une épée acérée et d’une houlette de fer (Ap 19,11-21) ? Homo faber et vir martialis ont marqué notre idéal de civilisation, un idéal de puissance nourri par autant d’images bibliques masculines et victorieuses, voire belliqueuses. Il est donc grand temps de faire contrepoids à ces images en renouvelant notre imaginaire religieux, en puisant dans d’autres images bibliques du salut.

Troisièmement, si un effondrement civilisationnel se produit (ou plutôt lorsqu’il se produira), il ne sera plus possible de compter sur l’incalculable richesse des savoirs, des réseaux, des outils et des techniques mis à notre disposition pour étudier le texte biblique. Apprendre à extraire la sève biblique avec peu de ressources est une habileté que nous serions sages de cultiver et d’enseigner aux générations suivantes dès à présent. Nous aussi, exégètes, inspiré.e.s par les meilleurs sentiments, nous sommes tombé.e.s dans le piège de la course aux ressources sans fin, des bibliothèques virtuelles aux publications sans nombre, des voyages pour assister aux congrès, aux congrès en ligne, en passant par les concordances codées et les logiciels d’analyse morphosémantique. Notre exégèse est aussi fragile qu’elle est sophistiquée. Elle est fragile parce qu’elle est un produit raffiné et complexe, soutenu par des institutions énergivores, condamnées à disparaître un jour, à la fin de l’âge thermo-industriel. Il nous faudra réapprivoiser l’art de faire exégèse avec peu d’outils[33]. Que se passerait-il si tout ce qu’il nous restait un jour était le souvenir du texte biblique dans nos fragiles mémoires ? Plus nous prenons conscience de la menace d’un effondrement civilisationnel et moins l’activité de mémorisation ne paraît une perte de temps et d’énergie. Beaucoup d’encre a coulé au sujet de la force de la transmission orale des traditions dans l’Antiquité. E.P. Sanders est convaincu que Paul de Tarse n’emportait pas avec lui dans ses voyages, ni ne disposait dans chaque ville où il allait, des vingt rouleaux nécessaires à consigner les Écritures d’Israël. Lorsque Paul cite la Septante dans ses lettres (et il le fait abondamment), Sanders prétend qu’il le fait de mémoire. Ceci explique mieux à ses yeux le phrasé, le rapprochement étrange de certaines citations, la compilation de preuves scripturaires à l’appui de ses arguments. Sanders insiste, sans doute avec un malin plaisir, que Paul ne disposait pas d’une concordance lorsqu’il a rédigé le corpus de lettres qui allait un jour devenir près du tiers du Nouveau Testament. Et il ajoute que les topiques de la théologie chrétienne qui nous sont si familiers sont dus en grande partie aux aléas de la mémoire de l’apôtre des nations : avis aux exégètes technodépendants que nous sommes devenus[34].

IV. Faire théologie dans ce contexte

Depuis ses origines, le travail théologique[35] a consisté à soumettre à la lecture critique, tant le texte biblique que les contextes historiques, en vue de faire émerger une Parole toujours signifiante pour ses contemporains. Comment faire théologie, dire Dieu et sa Parole de Vie/Salut, dans un monde non seulement marqué par la fragilité, mais en voie de causer des « dommages transcendantaux[36] », de s’engouffrer dans une dégradation irrémédiable des conditions mêmes de la vie ?

1. Une contextualité planétaire

L’approche de la « théologie contextuelle » est née de cette conscience, en tant qu’effort pour explorer explicitement et systématiquement les questions reliées à la concrétude fondamentale de la condition humaine et la réponse chrétienne à celle-ci[37]. Si, au départ, les théologies contextuelles ont émergé de communautés vulnérables et opprimées (les pauvres, les femmes, les noirs, les autochtones, les espèces non humaines, etc.), pour la première fois aujourd’hui, elle n’est plus l’affaire d’un groupe spécifique. La condition humaine, par nature fragile, est maintenant universellement caractérisée par un nouveau contexte qui n’est plus local, mais planétaire : le déséquilibre généralisé de la biosphère qui met en péril la poursuite de l’aventure humaine. Pire encore, ce n’est pas seulement la communauté humaine dont la survie est menacée, mais toute la grande communauté des vivants.

Plus qu’un simple ébranlement de notre civilisation, de ses modes de pensée et de ses modes de production, ce qui est en jeu ici, c’est l’avenir même de la Vie, telle qu’elle existe en diversité et en abondance sur Terre. Nous sommes en train de désintégrer les structures de base de la Vie, de commettre ce que certains appellent un « biocide ». Tout ce qui existe perdure en raison de son appartenance à la grande communauté créaturelle. La logique de notre évolution civilisationnelle semble bien nous conduire vers un élargissement radical de notre compréhension de la communauté et une reconnaissance de son caractère inaliénable.

2. Un salut pour toute vie

Pendant des siècles, la théologie a beaucoup été concernée par la question du salut ou de la perdition (la vie après la mort). La vision globale développée par le christianisme a été largement orientée vers une fuite des conditions d’existence. Historiquement, tout un pan du christianisme, pétri de dualisme, a cultivé une forme de mépris du monde, à tout le moins d’indifférence par rapport aux autres créatures et face à l’existence corporelle comme telle. Cela a entraîné une conception moraliste et individuelle du salut. Mais cela épuise-t-il l’essence du christianisme, qui affirme aussi une « inhabitation de Dieu » (panenthéisme) dans les processus créateurs[38] ? Si beaucoup de chrétien.nes comprennent (faussement) le salut comme un « dépassement (ou une sortie) de la nature », ne serait-il pas plus exact de dire qu’il s’agit plutôt d’un « accomplissement de la nature » ? Un virage cosmologique de la doctrine et de la praxis chrétiennes qui fasse place à la reconnaissance du caractère sacré de la vie, non seulement dans l’être humain, mais aussi dans ce qui constitue son milieu de vie, la Terre, est nécessaire.

La possibilité d’un effondrement est une question spirituelle et théologique parce que c’est une question de vie ou de mort, de bonheur ou de malheur, du choix de notre destinée. Au fond, la question qui nous est posée est celle-ci : sommes-nous prêts à changer ? Sommes-nous prêts à adopter une autre image de nous-mêmes ? Sommes-nous capables de sacrifier notre style de vie ? Et tout cela au nom de la Vie. Nous faisons face à un énorme défi, probablement le plus grand que l’humanité ait eu à affronter. Comme l’écrivait D. Hall, si la théologie a été pendant des siècles une « science du Ciel », elle est maintenant devenue, sous la force du contexte actuel, une « science de la Terre[39] ».

3. Un « jugement immanent » et un « kaïros »

Quelle que soit la forme concrète que prendront les événements qui nous attendent, il y a à la fois un « ébranlement » (au sens tillichien) des fondations de notre civilisation et « un jugement immanent[40] » (expression de G. Siegwalt) qui est posé sur nos orientations et notre manière de vivre. Un jugement qui contient en lui-même sa sentence : la possibilité de la fin de la vie humaine. La crise systémique a quelque chose d’« apocalyptique », au sens propre et figuré du terme. Au sens propre, étymologique, de « lever le voile », de mettre au jour, de révéler et de dénoncer la trajectoire funeste qui est la nôtre et qui conduit au biocide. Ce sont les fondements mêmes de notre civilisation qui sont à revoir, nos représentations de Dieu, de l’humain et de la nature. Mais aussi au sens figuré, commun du terme, de « fin du monde[41] ». Car il y a effectivement un monde en train de finir, une manière de vivre qui arrive au bout de son illogisme et qui devra, par choix ou par contrainte, faire place à une autre posture de l’humain dans la nature. Ce n’est plus de la précarité inhérente à notre nature dont il faut se libérer, mais de l’obsession à consommer érigée en mode de vie. Il y a tout lieu de croire que l’anthropocène se présente à nous comme un « kaïros » nous invitant à revoir notre attitude dominatrice et notre absence de solidarité entre nous et avec les autres formes de vie.

Il nous faut découvrir, nous dit G. Siegwalt « ce qui, dans une situation donnée, est de l’ordre du commencement[42] ». En quoi l’expérience de cette fragilité peut-elle nous ouvrir à du neuf qui nous éloigne des « puissances de destruction » ? Au coeur de ce qui semble « perdu », il existe des possibilités pour aller vers du nouveau. « Là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », formule du poète Hölderlin souvent utilisée par Edgar Morin. Que nous dit notre civilisation en train de s’effondrer sur le « passage » qu’il nous faut faire ? Saint Paul, en Rm 8, nous rappelle que nous sommes dans « les douleurs de l’enfantement ». La nouveauté ne vient pas au jour sans une « traversée », marquée par la souffrance, mais non moins féconde. Le kaïros ouvre le chronos vers une nouvelle possibilité d’être et de vivre. Que peut-il jaillir de là ? La foi chrétienne est porteuse d’une espérance qui défie tous les pronostics : en Christ, le monde est et sera renouvelé. Comment dire cette espérance dans le contexte qui est le nôtre ?

4. Une nécessaire « métanoïa »

Nous sommes à un carrefour où de nouveaux choix de vie s’imposent à nous. Quel « changement de mentalité » est attendu de nous pour que s’instaure une nouvelle manière d’être au monde qui soit au service de la Vie et non de la mort ? Car c’est bien notre « être au monde » qui est problématique. Il faut regarder lucidement les fondements de notre civilisation, à savoir un refus complet de la fragilité. Toutes ces crises (écologiques, économiques, sociales, etc.), qui convergent potentiellement vers un effondrement, ne sont-elles pas un appel à entendre la « voix de la fragilité », tant de la nature que de notre culture ? Il n’est d’autre posture pour les temps qui viennent que de faire de la fragilité notre mode d’existence. Ce n’est rien de moins qu’une nouvelle manière d’être au monde qui doit succéder à l’attitude prométhéenne des derniers siècles.

Cette métanoïa suppose la reconnaissance que « la vraie sécurité ne repose pas sur la domination, mais sur l’acceptation de la vulnérabilité, des limites et de l’interdépendance avec les créatures, avec les autres humains et avec la Terre[43] ». La question est finalement celle-ci : comment renoncer à la puissance au nom de la fragilité de la Vie et de la dignité humaine ? C’est seulement en habitant notre finitude que nous pourrons habiter adéquatement la nature. Il nous faut « atterrir[44] », « revenir sur Terre[45] », revenir à ce qui fonde la Vie dans ce qu’elle a de plus élémentaire. Les pires scénarios ne pourront être évités qu’à la condition que les humains redeviennent des « Terriens », ce que la Genèse a exprimé de façon si éloquente avec le nom d’« Adam ». Le projet humain ne peut réussir sans la Terre. La destinée humaine en dépend totalement. Depuis des siècles, nous nous sommes aliénés de la nature jusqu’à devenir une société « hors-sol », « contre-nature ». Sans une réintégration plus harmonieuse aux systèmes de la vie, aucune poursuite de l’aventure humaine n’est possible.

La possibilité (l’éventualité) d’un effondrement de notre civilisation est le rappel incontestable non seulement de la fragilité inhérente à nos systèmes complexes, mais aussi que les aspirations fondamentales de l’humain ne peuvent être détournées sans conséquences. Le monde de demain, dans la poursuite effrénée d’un progrès matériel et technique, nous est présenté comme une fatalité. Nous sommes lancés dans une course au progrès matériel qui est sans « télos », sans finalité autre que le déploiement aveugle de la technique en elle-même en vue d’un confort démesuré. Une telle anesthésie du sens a pour corollaire un abus des sens, et donc des ressources nécessaires pour les stimuler toujours plus. Une culture qui nie les besoins spirituels de l’humain ne peut que se retourner contre lui. La profondeur divine qui nous habite (peu importe comment elle est nommée), faute d’être nourrie, se transforme en appétit insatiable de compensations mortifères, autant pour nous que pour la planète. Ne revient-il pas à la théologie de rappeler aux humains qu’ils « ne vivent pas seulement de pain » et que le coeur doit se nourrir d’autre chose que de plaisirs factices. La tradition chrétienne est porteuse d’un riche héritage qui voit l’humain comme être spirituel et lui offre une voie d’accomplissement autre que la seule satisfaction tirée de la consommation à outrance.

5. La question de Dieu et du sacré

L’éventualité d’un effondrement civilisationnel pose donc la question de Dieu, c’est-à-dire la question du sens ultime de l’existence, et du Mystère qui porte le réel. Si la nature peut « disparaître » (au sens où l’entend B. McKibben[46] qu’il ne restera plus que de la « culture », l’humain ayant affecté/défiguré l’ensemble du monde naturel), une telle tragédie ne peut que porter atteinte à notre sens du sacré tel qu’il se manifeste dans la nature depuis des temps immémoriaux. Si la nature ne nous renvoie que pour seule image celle de nous-mêmes, dans notre hubris déifiée, impossible alors d’y trouver des « signes de la transcendance » ou d’y reconnaître la présence d’une Altérité fondatrice. Pour ceux et celles qui, hors des canaux traditionnels des institutions religieuses, trouvaient dans la nature un lieu pour se relier au sacré, la dévastation des espaces naturels constitue une perte irremplaçable, voire une profanation.

La mise en danger de ce qui constitue le support de notre vie, extérieure et intérieure, appelle à une révision du système religieux occidental. Alors, quels sont les nouveaux fondements en train d’émerger ici et là, en dehors des institutions religieuses, et qui sont porteurs d’équilibre et de durabilité ? Est-ce que finalement, aujourd’hui, être religieux/spirituel, ne reviendrait-il pas simplement à trouver notre juste place dans la nature, à s’accorder avec ses rythmes et ses limites, à reconnaître le Mystère qui s’y cache, et à célébrer la Vie dans toutes ses manifestations ? Et si la religiosité et la spiritualité nous étaient paradoxalement redonnées à travers ce qu’il y a de plus matériel, de plus concret, de plus élémentaire : la Vie qui veut vivre en nous et autour de nous ?

6. Un Dieu qui sauve par sa fragilité

Le christianisme est porteur d’un Dieu qui se présente essentiellement dans la fragilité. Dans l’incarnation, il a pris forme humaine, soumise à toutes les contingences de l’existence, jusque dans la mort, ultime démonstration de la fragilité de la vie. L’amour de Dieu pour nous est un amour « kénotique », humble, qui renonce à la toute-puissance et accepte de se faire fragile. Autant dans l’acte de la création que dans celui du salut, Dieu s’abaisse pour être « avec nous ». Et si Dieu se tenait là, dans cette demande désormais impossible à occulter, de « sauver » cette Vie dans ce qu’elle a de fragile, jusque dans l’humain qui la porte ? La joie véritable ne repose-t-elle pas précisément sur la conscience aiguë de la précarité de la Vie, de toute vie, à commencer par la sienne ? Le sacré de la Vie ne résiderait-il pas dans son absolue fragilité ? Et que tout l’effort de la théologie et de l’exégèse consisterait simplement à en rendre témoignage ?

Quel chemin de Salut nous est proposé à travers l’expérience d’un monde au bord de l’effondrement ? Ce n’est pas notre civilisation thermo-industrielle qu’il faut sauver (car dans sa forme actuelle, fondée sur la croissance infinie, elle est déjà condamnée à disparaître), mais bien l’humanité authentique. La notion de « salut » n’a jamais eu un sens aussi concret. L’effondrement probable de notre civilisation ne s’offre-t-il pas justement comme une étonnante voie de salut pour notre humanité en pleine déroute du sens ?