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Quelle bonne nouvelle de découvrir que la traduction en Afrique attire de plus en plus l’attention des chercheurs, notamment des traductologues qui ne sont pas forcément d’origine africaine, qui ne résident ni n’exercent nécessairement sur le continent africain, mais qui consacrent tout de même leurs travaux de recherche au contexte africain ! La traductologue d’origine française, mais basée aux États-Unis, qui est en même temps traductrice agréée, formatrice et interprète chevronnée – Laurence Jay-Rayon Ibrahim Aibo – se trouve bel et bien dans cette catégorie de chercheurs. Donc, c’est avec grand plaisir que nous avons découvert son récent ouvrage intitulé The Politics of Translating Sound Motifs in African Fiction, qui fait l’objet de la présente recension. D’entrée de jeu, il convient de souligner que l’histoire de la traduction (et de l’interprétation) en Afrique a débuté dans le contexte de la littérature orale, notamment avec les personnes que Bandia décrit comme des « linguistes professionnels appartenant à une lignée d’orateurs doués » (2005 : 959). Avec ce départ remarquable, il devient alors beaucoup plus important de s’intéresser aux enjeux de la traduction des motifs sonores telle que l’auteure de l’ouvrage en revue la considère et nous la fait comprendre.

Cet ouvrage est ancré dans la théorie postcoloniale et son titre rend hommage au travail précurseur de Gayatri Spivak, à savoir le chapitre intitulé « The Politics of Translation », publié dans le livre Outside in the Teaching Machine (1993 : 179-200). Scindé en cinq chapitres, l’ouvrage incite le lectorat à apprécier les choix esthétiques faits par les traducteurs des six textes analysés. De plus, l’auteure vise à mettre en évidence la manière dont l’expression poétique de ces écrivains africains originaires de différentes cultures littéraires a été interprétée et représentée (p. 1). Elle cherche également à nous faire voir comment les décisions traductionnelles et les choix esthétiques des traducteurs de ces textes révèlent leurs politiques de traduction ainsi que leurs positions idéologiques. Il s’agit des oeuvres suivantes :

  • Secrets[1] (1998) de Nuruddin Farah (Somalie), traduit sous le titre Secrets[2] (1999) par Jacqueline Bardolph ;

  • Le Pays sans ombre[3] (1994) d’Abdourahman Ali Waberi (Djibouti), traduit sous le titre The Land without Shadows[4] (2005) par Jeanne Garane ;

  • La carte d’identité[5] (1980) de Jean-Marie Adiaffi (Côte d’Ivoire), traduit sous le titre The Identity Card[6] (1983) par Brigitte Katiyo ;

  • Ancestors[7] (1996) de Chenjerai Hove (Zimbabwe), traduit sous le titre Ancêtres[8] (2002) par Jean-Pierre Richard ;

  • The Beautiful Ones Are Not Yet Born[9] (1968) d’Ayi Kwei Armah (Ghana), traduit sous le titre L’Âge d’or n’est pas pour demain[10] (1976) par Josette et Robert Mane ;

  • L’Amour, la fantasia[11] (1985) d’Assia Djebar (Algérie), traduit sous le titre Fantasia, an Algerian Cavalcade[12] (1993) par Dorothy Blair.

En général, l’ouvrage en revue fait état des stratégies traductives appliquées au traitement des motifs sonores, stratégies qui sont contextualisées dans le cadre plus large des littératures postcoloniales et de l’évolution des matérialités de lecture. Après le premier chapitre, les trois chapitres suivants traitent chacun un couple de ces textes, tandis que le cinquième chapitre est consacré à la synthèse des six projets de traduction et à la méthodologie employée pour les analyser, tel que nous allons le voir dans les lignes qui suivent.

Dans le premier chapitre intitulé « Premise and contexts », l’auteure met la table sous forme d’une revue de la littérature approfondie, notamment en effectuant un survol des travaux antérieurs qui se focalisent sur la traduction des littératures europhones africaines. Elle poursuit avec la présentation des cadres théorique et conceptuel sur lesquels se fonde son ouvrage, tout en définissant le concept de motif sonore comme « patterns that participate in a motif that characterizes a specific text and relates to an oral literary matrix » (p. 20). Le vif débat sur la pertinence et les limites de la théorie postcoloniale avec ses impacts sur les oeuvres de cette époque revient encore ici, et l’auteure ne ménage aucun effort pour le décortiquer et le situer, notamment dans le contexte de la traduction. La notion des littératures africaines « comme traduction » et « en traduction » y est également abordée avec l’exploration des travaux existants sur le sujet, exploration qui amène l’auteure à conclure que la traduction des littératures africaines constitue un champ d’études qui est loin d’être saturé et auquel doivent s’intéresser de plus en plus les traductologues. Plus spécifiquement, elle se désole, à l’instar d’Ojo (1986 : 299), du fait que les oeuvres littéraires africaines ne sont pas suffisamment traduites (p. 29-30).

Intitulé « Making sense of an alliterative practice in translation », le chapitre 2 traite de deux auteurs partageant la même langue maternelle, donc la même culture littéraire, et explique comment les codes littéraires spécifiques empruntés à la poétique orale somalienne ont influencé leurs écrits. Il s’agit de Nurudin Farah et d’Abdourahman Ali Waberi dans leurs oeuvres Secrets (1998) et Le Pays sans ombre (1994), respectivement. Jay-Rayon compare ces deux oeuvres avec leurs traductions en anglais : Secrets (1999) et The Land without Shadows (2005) par Jaqueline Bardolph et Jeanne Garane, respectivement. Comme le rappelle JRIA, l’allitération, qui est comprise comme la répétition de consonnes, est un trait important de la poésie et de la prose somaliennes. Voici la méthodologie qu’elle a employée dans son analyse du concept d’allitération dans les oeuvres originales et leurs traductions, méthodologie qu’elle qualifie de cross-corpus analysis avec une approche d’archilectrice ou super-reader (p. 46) :

I chose to read and analyze each text and its translation separately in the first instance. During the first stage of the analysis, I read the original to identify its sound motif and the different sound patterns implemented in the text. During the second stage, I looked for occurrence of the identified sound patterns in the source text and its translation through separate readings.

p. 45

Il convient de signaler que nous avons trouvé cette approche d’analyse comme étant non seulement rigoureuse, mais également pertinente et instructive. Avec exemples à l’appui, l’auteure a démontré comment les traducteurs ont réussi à conserver l’allitération des textes de départ dans les textes d’arrivée. Selon elle, ces exemples tirés de la traduction démontrent que Bardolph s’est entièrement attachée à l’écriture sonore de Farah. Elle fait le même constat chez Garane qui, quant à elle, utilise fréquemment plusieurs catégories des mêmes motifs sonores que dans le texte de départ.

Le chapitre 3 du livre s’intitule « The aesthetics of repetition and their meanings » et se focalise sur les oeuvres de l’Ivoirien Jean-Marie Adiaffi et du Zimbabwéen Chenjeria Hove. On y donne plusieurs extraits pour illustrer comment les traducteurs ont su reproduire le style poétique de ces auteurs dans leurs différentes traductions, mais elle fait mention également de certains écarts ou pertes. Par exemple, s’agissant de Katiyo qui a traduit Adiaffi, on lit :

As shown in the excerpts above, Katiyo embraced Adiaffi’s sonic writing and integrated it in her translation project. The numbers presented above establish that the motif of repetition, which relies primarily on lexical repetition and syntactic parallelism, was carefully carried out by the translator, with an 80 % and 75 % re-creation rate, respectively. However, Katiyo downplayed paronomasia and phonic chiasmus, which represent Adiaffi’s hallmark.

p. 80

Un point important qui mérite d’être soulevé ici est ce que Jay-Rayon appelle linguistic kinship, et qui existe entre les langues anglaise et française et qui, selon elle, facilite le plus souvent la tâche du traducteur en ce qui concerne la représentation poétique.

Le quatrième chapitre intitulé « Sound motifs and their motivations » est consacré aux esthétiques sonores employées par l’auteur ghanéen Ayi Kwei Armah et l’Algérienne Assia Djebar dans les textes The Beautiful Ones are Not Yet Born et L’amour, la fantasia. La focalisation de ce chapitre, comme les précédents, est d’établir la concordance dans la représentation des motifs sonores par les traducteurs. Par exemple, l’auteure remarque que Blair, qu’elle décrit d’ailleurs comme « a made-to-measure translator » (p. 121), a employé dans sa traduction les allitérations à un degré plus élevé que celui de Djebar elle-même. Selon elle, « […] this difference is a prime example of the extent to which the critical discourse framing a specific text determines a translator’s practice » (p. 3). Mettant l’accent sur la surreprésentation des allitérations par la traductrice de Djebar, elle remarque également que « while alliterations clearly represent Djebar’s core motif in L’amour, the motif becomes overexposed, as it were, in Blair’s translation » (p. 130).

De surcroît, à ce stade de notre compte-rendu, une réflexion importante s’impose. Face à la surreprésentation des motifs sonores effectuée par la traductrice, tel qu’il est mentionné plus haut, pouvons-nous nous interroger sur la fidélité de la traduction ? La surreprésentation des motifs sonores peut-elle être considérée comme étant susceptible de nuire à la traduction littéraire en quelque sorte ? Voilà les questions qui nous viennent à l’esprit en lisant ce bel ouvrage et auxquelles nous voudrions inviter nos lecteurs à réfléchir. Des discussions intéressantes susceptibles de faire avancer le discours traductologique peuvent en surgir, et elles seront les bienvenues.

Comme nous l’avons mentionné dans l’introduction, le cinquième et dernier chapitre – « Modalities and intermediaries » – est la synthèse de tout ce que l’auteure a abordé dans les chapitres précédents. L’auteure y expose un tableau récapitulatif mettant en évidence le pourcentage de représentation des motifs sonores par chacun des traducteurs à l’étude (p. 133-134). Grâce aux données analysées, interprétées et présentées dans le tableau, Jay-Rayon démontre clairement que la tâche que se sont donnée les traducteurs et traductrices des oeuvres à l’étude, en veillant à la représentation des motifs sonores de la langue de départ vers la langue d’arrivée, n’était pas si facile. Selon elle, pour effectuer sa propre analyse, son approche porte essentiellement sur trois facteurs (appelés weighting factors), qui auraient dû contribuer à déterminer la décision des traducteurs et traductrices en conservant les motifs sonores dans les textes. Ces facteurs sont :

  1. le niveau de reconnaissance de l’héritage littéraire de l’auteur ou de l’auteure par le traducteur ou la traductrice ;

  2. l’identification du texte original par le traducteur ou la traductrice comme étant de nature politique ou poétique ;

  3. le profil du traducteur ou de la traductrice même, y compris ses publications et ses traductions précédentes. (p. 135)

De manière particulièrement intéressante, ce chapitre se termine par une réflexion d’actualité sur le renouveau des modes de lecture à voix haute, notamment le livre audio, ainsi que sur la multiplication d’émissions de radio et de podcasts littéraires, un phénomène qui est devenu encore plus évident pendant la crise sanitaire (2020-2021). En encourageant la production et la traduction des oeuvres littéraires sous forme audio, l’auteure fait allusion à l’acteur français Denis Podalydès, cité par Payout (2018), selon qui : « Le livre audio donne au texte sa vérité. Il déplie toutes ses images, libère sa musique[13] . » Autrement dit, les livres audio feront sortir davantage les motifs sonores des textes, non seulement dans leurs langues originales, mais aussi dans leurs versions traduites.

En guise de conclusion, le livre de Laurence Jay-Rayon Ibrahim Aibo s’avère imposant et devrait interpeller tous ceux et celles qui s’intéressent à la traduction postcoloniale en général, et plus particulièrement à la traduction des oeuvres de fiction africaine, ou à ceux et celles qui s’intéressent à l’appréciation des motifs sonores dans les oeuvres traduites. Il est donc vivement recommandé à tous et à toutes : auteurs et auteures, traducteurs et traductrices, et chercheurs et chercheuses. En passant, nous nous devons de saluer la qualité éditoriale de cet ouvrage de JRIA. En dépit de notre lecture attentive du livre, nous n’y avons trouvé que très peu de coquilles.