Corps de l’article

1. Introduction

Un des apports importants de la branche de la sociologie de la traduction qui s’intéresse au flux global des traductions selon la perspective ouverte notamment par Johan Heilbron et Gisèle Sapiro a été de montrer combien la traduction participe aux rapports de force – inégaux – entre différentes langues et cultures, et les consolide. Pour modéliser le système littéraire mondial, ces deux chercheurs ont étudié et catégorisé les échanges entre différents groupes linguistiques et domaines littéraires (Heilbron 1999 ; Heilbron et Sapiro 2002 ; Sapiro 2008). Si les principes de classification de leurs propositions – langues hypercentrales, centrales, semi-périphériques et périphériques – ont déjà fait l’objet de nombreuses études traductologiques, il nous semble que toutes les catégories qu’ils permettent de distinguer n’ont pas encore autant intéressé les spécialistes. Dans cette contribution, nous nous proposons d’examiner les façons dont circule une littérature dominée (selon la terminologie de Casanova 1999) écrite dans une langue centrale vers une langue périphérique (selon la terminologie de Sapiro et Heilbron). Concrètement, il s’agira de proposer une analyse comparée du cheminement traductionnel d’un groupe de romans francophones d’Afrique subsaharienne vers trois espaces littéraires dits périphériques de l’Europe du Nord : le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique néerlandophone ainsi que la Suède[1].

Les propositions de Sapiro et Heilbron sont souvent reliées aux travaux de Pascale Casanova sur le fonctionnement de l’espace littéraire international (1999, 2002), même si les unités d’analyse à partir desquelles sont construits les deux modèles sont différentes : le système mondial des premiers est basé sur l’unité langue en tant que langue source, tandis que la république mondiale des lettres de Casanova s’appuie sur les littératures nationales et les différents types de capital matériel et symbolique dont chacune d’elles bénéficie. Casanova ne manque pas de montrer dans quelle mesure ce capital est conféré par certains centres de consécration, parmi lesquels Paris, dont elle étudie en détail l’importance pour la légitimation littéraire aussi bien dans le champ national français qu’international[2].

En dépit des avancées indiscutables que cette branche des études traductologiques a connues en un peu plus de vingt ans, certaines questions subsistent quant à la catégorisation des littératures écrites dans une langue centrale (ou dominante), mais culturellement périphériques (ou dominées), parmi lesquelles on peut compter les différentes littératures dites francophones qui, à notre sens, englobent aussi celles des pays européens hors de l’Hexagone et de l’Amérique du Nord. En effet, les modèles théoriques prennent peu en compte l’inégalité intralinguistique liée à l’usage de la langue française (Leperlier 2020 ; Lievois et Bladh 2016) dont la dimension transnationale couvre des situations d’écriture très diversifiées où, hors de France, langue, littérature et nation ne se recoupent pas. Un des seuls dénominateurs communs pour les écrivains issus de ces littératures réside dans la quasi-obligation de passer par Paris, le centre littéraire incontesté du monde littéraire francophone, dans le but d’y chercher la consécration nécessaire pour circuler à une échelle plus grande par les traductions.

Ce mode de circulation a nourri l’hypothèse de la « double consécration » proposée par Yvonne Lindqvist (2011, 2018, 2019) pour conceptualiser le fait que les écrivains issus d’espaces littéraires périphériques doivent souvent passer non seulement par un, mais par deux des grands centres littéraires internationaux – Paris, Francfort, Londres, New York – pour être traduits dans un autre espace littéraire périphérique. Est-ce que cela veut dire que dans cet univers littéraire structuré de relations inégales, au moins toutes les littératures dites périphériques circulent à conditions égales ? C’est un des objectifs du présent article que de répondre à cette question.

L’hypothèse de la double consécration dirige naturellement l’attention vers le rôle des langues centrales comme langues intermédiaires, ce qui n’est pas sans avoir des implications méthodologiques pour notre propos : puisque c’est en tant que texte cible que la première traduction ouvre la voie à la deuxième, il conviendra d’inverser la perspective du modèle de Heilbron et Sapiro basé sur les langues sources afin d’examiner la hiérarchie globale des langues cibles. On constate d’emblée que l’anglais y occupe une place quantitativement moins importante que l’allemand, le français ou l’espagnol, ce qui pose la question de savoir qui consacre réellement le ou les premiers ? Des études de cas sont nécessaires pour y répondre, et les champs littéraires périphériques de l’Europe du Nord au taux d’intraduction très élevé sont de bonnes plateformes pour chercher ces réponses et tester l’hypothèse de la « double consécration ».

C’est donc à partir de trois champs culturels périphériques occupant une place comparable dans le système mondial de la traduction que nous allons proposer une analyse comparée du flux de traduction d’un corpus de romans francophones de l’Afrique subsaharienne avec un double objectif théorique et méthodologique. Il s’agit, d’une part, d’apporter un ajustement catégoriel aux modèles existants pour mieux rendre compte des conditions de la circulation internationale des littératures francophones en traduction et, de l’autre, d’examiner les dynamiques traductionnelles à partir des langues cibles et ainsi contribuer à élucider le rôle d’intermédiaire joué par les différentes langues et centres littéraires.

2. L’hypothèse de la double consécration

Au centre des réflexions théoriques et méthodologiques de notre étude se trouvent la question de la prise en compte de l’inégalité entre les différentes littératures écrites en français et la manière dont cette inégalité influence l’économie symbolique de la traduction.

Le tournant sociologique des études traductologiques a été fortement marqué par les propos de Heilbron et Sapiro sur le système mondial de la traduction. Privilégiant la langue source comme facteur constitutif du modèle et articulant les théories de Pierre Bourdieu sur les relations inégales des échanges symboliques au modèle d’un système linguistique mondial élaboré par Abram de Swaan (2001), les sociologues ont mis en évidence que toutes les langues n’ont pas le même poids dans notre monde et que la traduction accentue bien souvent ces inégalités. À partir de données quantitatives permettant de qualifier l’anglais de langue hypercentrale (+ 60 % de toutes les traductions), l’allemand et le français de langues centrales (+/- 10 %) et les autres langues (< 3 % du marché global) de plus ou moins périphériques (Sapiro 2008 : 29), sont formulées des hypothèses sur certaines régularités du système dont deux sont pertinentes pour notre propos. La première affirme que les flux vont des langues centrales vers les langues périphériques : « Distinguishing languages by their degree of centrality not only implies that translations flow more from the core to the periphery than the other way around, but also that the communication between peripheral groups often passes through a centre » (Heilbron 1999 : 435). La seconde pose que les langues centrales fonctionnent comme intermédiaires entre les langues périphériques : « […] the more central a language is in the translation system, the more it has the capacity to function as an intermediary or vehicular language, that is as means of communication between language groups which are themselves peripheral or semi-peripheral » (Heilbron 1999 : 435).

Envisagée dans la perspective de la relation binaire langue centrale/langue (semi)périphérique, la relation entre littératures francophones de l’Afrique subsaharienne et les trois espaces littéraires de l’Europe du Nord retenus pour notre étude serait à concevoir comme une relation centre-périphérie qui permettrait aux romans francophones – appartenant à un groupe linguistique central – d’arriver sur les marchés du Nord sans intermédiaire. Or, le cheminement des littératures francophones non hexagonales s’avère généralement plus complexe. Bien qu’écrites dans une langue centrale, elles sont non seulement considérées comme périphériques par rapport à la littérature franco-française, mais les différences de capital symbolique de chaque espace culturel sont également importantes. À cet égard, il est significatif que, même au sein des études littéraires francophones, certaines littératures aient droit à un traitement par nation tandis que d’autres, notamment les littératures des pays anciennement colonisés, sont regroupées dans des entités plus grandes.

Ces inégalités ne s’expliquent pas par la langue d’écriture mais par des facteurs d’ordre historique, politique, culturel, économique et sociologique. Aussi, pour comprendre les conditions d’accès à la traduction des écrivains francophones, il convient, comme nous y invite Pascale Casanova (1999, 2002), de situer l’auteur traduit dans la configuration littéraire mondiale. Elle est d’avis qu’il faut le situer deux fois : « une fois selon la place qu’il occupe dans son champ littéraire national et une fois selon la place que cet espace occupe dans le champ littéraire international » (2002 : 9). Cette opposition tranchée nous met cependant devant un défi : comment situer les écrivains francophones plurilingues nourris de références multiculturelles qui n’ont de cesse de traverser des frontières de nature différente – ethniques, géographiques, linguistiques, nationales et politiques – puisque Paris n’est, pour eux, ni tout à fait le champ national ni le champ international ? Il faut, écrit Pierre Halen (2001), tenir compte du fait que pour les écrivains francophones le centre littéraire parisien s’intercale entre le niveau local (national ou régional) et l’univers littéraire mondial ; par conséquent, il faut situer trois fois l’écrivain francophone en quête de reconnaissance internationale : d’abord dans son contexte local, ensuite dans le champ littéraire français, finalement dans le champ littéraire international.

Ce niveau intermédiaire, en tant que problème théorique, a peu retenu l’attention des chercheurs hors du domaine des études littéraires francophones où il a été conceptualisé comme le « système littéraire francophone » (Halen 2001). Pourtant, dans ses réflexions sur la portée des ouvrages traduits dans les cultures cibles, Casanova, qui préfère parler d’une opposition entre langues dominantes et dominées plutôt qu’entre langues centrales et périphériques (2002 : 8), a bien décrit les contraintes qui pèsent sur celles et ceux qui écrivent dans une langue dominante à partir d’une position excentrée :

La signification de la traduction ne dépend pas seulement, on l’а dit, de la position des langues de départ et d’arrivée, elle dépend aussi de la position des auteurs traduits, à la fois dans leur champ national et selon la place que ce champ occupe dans l’espace mondial. C’est la seule façon de rendre compte du fait qu’elle est une consécration pour tous les auteurs dominés, c’est-à-dire aussi […] pour les scripteurs de langues dominantes issus de champs littéraires nationaux dominés (position du champ national dans le champ international) […].

Casanova 2002 : 15 ; les italiques sont de nous

Bien que Casanova cerne ici l’économie symbolique de la traduction à partir d’un double positionnement linguistique et spatio-littéraire, la typologie établie pour en rendre compte ne retient que l’unité langue dans les quatre scénarios possibles envisagés.

Selon cette optique, les traductions des romans francophones sur les marchés danophone, néerlandophone et suédophone constituent un cas de traduction d’une langue source dominante vers des langues cibles dominées, définies comme des « langues de culture ou de tradition ancienne liées à de “petits pays”, comme le néerlandais ou le danois, le grec ou le persan […] [qui] ont une histoire et un crédit relativement importants, mais peu de locuteurs, sont peu pratiquées par les polyglottes et sont peu reconnues en dehors des frontières nationales » (Casanova 2002 : 9)[3].

Cependant, dès qu’on inclut les facteurs extralinguistiques que nous avons déjà évoqués, on voit que dans le cas des littératures francophones, la langue française est marquée d’un certain coefficient de périphéricité qui complique une superposition mécanique du statut central du français langue source dans le système mondial de la traduction au statut des littératures francophones non hexagonales dans la hiérarchie linguistico-littéraire mondiale.

Dans cette hiérarchie, seule Paris parmi les métropoles francophones accumule les ressources matérielles et symboliques nécessaires pour fonctionner comme centre de consécration capable d’imposer ses jugements de valeur aux autres champs littéraires et ainsi promouvoir la littérature écrite en français en traduction. Si les écrivains franco-français sont proches du méridien de Greenwich de la littérature, les écrivains francophones du niveau intermédiaire, bien que publiés à Paris, portent avec eux la trace de leur périphéricité. Parmi les formes les plus visibles est l’insertion dans une collection qui indique l’appartenance non française, comme par exemple la collection « Continents noirs » de Gallimard ou « Lettres africaines » chez Actes Sud. Pour ces auteurs, la centralité de la langue française est une condition nécessaire mais non pas suffisante pour circuler à l’échelle mondiale.

La consécration littéraire est souvent évaluée à l’aune du nombre de traductions publiées, mais elle dépend autant de la reconnaissance par certaines instances de légitimation. Et quand on rappelle que ces instances se trouvent le plus souvent dans des villes comme New York, Londres, Francfort et Paris, on constate que ce n’est pas en premier lieu l’appréciation littéraire qui détermine la diffusion internationale, mais les choix faits dans des lieux précis. Sapiro souligne le rôle des centres en prenant d’ailleurs pour exemple la littérature francophone africaine :

[l]es échanges interculturels sont souvent médiatisés par ces centres : l’ouvrage d’un auteur africain de langue française a plus de chances d’être traduit en anglais s’il est publié par un éditeur parisien, et plus de chances d’être traduit en néerlandais s’il a été préalablement traduit en anglais.

Sapiro 2012 : 8

Le processus décrit par Sapiro a été conceptualisé en études de la traduction comme « l’hypothèse de la double consécration » par Yvonne Lindqvist (2018) au sujet des littératures caribéennes traduites en Scandinavie. Selon cette hypothèse qui s’empare de la problématique des littératures dominées écrites dans une langue centrale pressentie mais non pas analysée dans le détail par Casanova, les textes franco-caribéens qui ont été publiés dans le centre littéraire français d’une part, et qui ont connu des traductions britanniques ou américaines de l’autre, ont le plus de chances d’être retenus par les agents littéraires scandinaves :

[…] for this kind of literary translation to take place, double consecration within the dominating cultures for each language group on the global translation field is necessary, i.e. writers from peripheral cultures selected for translation into Swedish, Danish and Norwegian have to be consecrated within the centre(s) of their previous (colonial) culture on the global translation field, and then within the centres of the British and American cultures.

Lindqvist 2018 : 299

Focalisée sur la relation entre les littératures des Caraïbes et les littératures scandinaves, l’hypothèse ne prétend pas appréhender toutes les relations littéraires interpériphériques du système mondial de la traduction, mais elle offre incontestablement une piste très pertinente pour notre corpus subsaharien qui possède des caractéristiques comparables à celui des Caraïbes francophones.

Pour décrire l’itinéraire de la littérature francophone caribéenne vers les littératures scandinaves périphériques, Lindqvist a recours au concept de bibliomigrancy (Mani 2014 : 289) qui désigne deux types de migration, physique et virtuel. Seul le premier, défini comme « [the] production and trade of books, translations, library acquisitions, and circulation », est pris en considération dans son approche où le mécanisme de la double consécration est illustré de la manière suivante, avec la Suède comme exemple (2019 : 603) :

Figure 1

Hypothèse de la double consécration de la littérature francophone caribéenne traduite en suédois (D’après Lindqvist 2019)

Hypothèse de la double consécration de la littérature francophone caribéenne traduite en suédois (D’après Lindqvist 2019)

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Autrement conçu que la typologie de Casanova basée sur l’opposition entre langues dominantes et langues dominées (voir supra), le modèle de Lindqvist repose sur l’unité « littératures » et représente les quatre espaces littéraires concernés par le passage d’une périphérie littéraire à une autre.

On voit que l’accès à la consécration internationale de la littérature périphérique franco-caribéenne passe d’abord par le centre littéraire français, puis par le monde éditorial anglo-américain. À noter toutefois que c’est seulement la deuxième étape – du centre français vers le monde anglo-américain – qui nécessite une traduction puisque la première consécration se fait à l’échelle intra-francophone, comme le montre la figure 2 qui ajoute une dimension linguistique au premier modèle. Cet ajout permet d’intégrer dans un même modèle les deux variables les plus importantes pour définir la position de départ d’un écrivain : la langue et la position de l’espace littéraire de référence.

Figure 2

Processus de double consécration entre une littérature périphérique par la position et centrale par la langue et une littérature doublement périphérique

Processus de double consécration entre une littérature périphérique par la position et centrale par la langue et une littérature doublement périphérique

LIT = littérature ; LA= langue ; p = périphérique ; c = central

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La combinaison des deux variables montre que les deux littératures périphériques situées aux extrémités de la chaîne bibliomigratoire ne sont pas tout à fait identiques en ce qui concerne les traits qui influencent les conditions de circulation : la littérature franco-caribéenne combine la variable « centrale » (langue) avec la variable « périphérique » (position), alors que la littérature suédoise est doublement périphérique.

Il nous paraît donc essentiel de mettre en évidence une certaine asymétrie entre les différentes littératures dominées (ou périphériques) que les conceptualisations existantes ne permettent pas vraiment de saisir : d’un côté, la nécessité d’une double consécration distingue les littératures francophones de la littérature franco-française (un trait attribuable à une certaine périphéricité) ; d’un autre côté, l’usage d’une langue centrale distingue la condition d’accès au marché mondial des écrivains francophones de celle d’auteurs écrivant dans des langues périphériques de faible diffusion (un trait attribuable à une certaine centralité). Aussi, sur le plan théorique, la situation des littératures francophones soulève la question de leur classification dans les modèles existants.

3. Propositions théoriques

Nous proposerons d’envisager les littératures francophones non hexagonales comme « semi-centrales » dans l’espace littéraire international : centrales par la langue française et périphériques par leur histoire politique et culturelle, elles connaissent des conditions de circulation qui ne sont identiques ni à celles des écrivains doublement centraux ni à celles des écrivains doublement périphériques. Nous argumenterons ensuite l’intérêt d’une analyse des flux de traduction en termes d’intraduction globale. En envisageant notre problématique par le versant des langues cibles, il se dégage une hiérarchie très différente de celle des langues sources, si fréquemment véhiculée.

3.1. Les littératures francophones en tant que littératures « semi-centrales »

Il n’est pas rare, en études littéraires francophones, de voir ces littératures définies par le concept de « littérature mineure » qui, selon Deleuze et Guattari « n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure » (Bertrand et Gauvin 2003 ; Bladh et Künzli 2013 : 6). Si la définition saisit bien la situation d’écriture des écrivains francophones, l’adjectif « mineur » a toutefois l’inconvénient de potentiellement connoter une qualité moindre. Pour éviter ce travers, et dans le but d’aligner notre terminologie sur la typologie courante en études de la traduction, nous proposons la catégorie littérature semi-centrale pour souligner le fait qu’il s’agit, d’une part, de littératures écrites dans une langue centrale de grande diffusion, ce qui permet aux écrivains d’être publiés sans être traduits (linguistiquement) dans un des grands centres littéraires, mais que, d’autre part, ils ne bénéficient pas pour autant des mêmes avantages matériels (proximité des instances consécratrices ou appartenance aux réseaux littéraires) et symboliques (inscription non problématisée dans le patrimoine littéraire français) que leurs confrères franco-français.

Introduire une catégorie supplémentaire pourrait aussi permettre de revenir sur le sens attribué aux traductions dans les cultures cibles périphériques qui, dans la terminologie de Casanova, sont réduites aux accumulateurs passifs de ce qui se joue sur la grande scène littéraire internationale. À l’aide de quatre scénarios différents combinant une langue dominante et une langue dominée, Casanova affirme en effet que chaque traduction vers une langue dominante peut être considérée comme une consécration accordée par le centre littéraire de la langue cible, et chaque traduction vers une langue dominée comme une accumulation de capital symbolique littéraire de la part de l’espace culturel de la langue cible qui traduit des textes reconnus par les grands centres littéraires.

Il faudrait se demander pourquoi ce ne serait pas une consécration pour un écrivain francophone sénégalais que d’être traduit en suédois, la langue du pays qui décerne le prix Nobel de la littérature. Et quand on prend en compte la tendance des éditeurs à imiter le choix des autres, le phénomène que Franssen et Kuipers appellent l’isomorphisme éditorial (2013), les traductions vers toutes les langues (semi)-périphériques peuvent déclencher un intérêt dans d’autres domaines linguistiques et culturels. Peut-on vraiment exclure qu’une telle traduction ait un impact sur la réputation internationale de l’écrivain ?

On pourrait aussi retourner la situation : pourquoi le fait d’être traduit d’une langue dominée vers une langue dominante correspondrait-il nécessairement à une consécration ? Ce n’est pas tant le fait d’être traduit dans une langue centrale qui peut influencer l’entrée d’un écrivain dans le champ littéraire international, que celui d’avoir été légitimé dans les lieux traditionnels de légitimation. Est-ce que ce serait une consécration pour un écrivain suédois de paraître en traduction française dans une maison d’édition sénégalaise dont la distribution-diffusion internationale pourrait être très réduite ? Certes, cette publication peut être perçue par l’auteur, pris individuellement, comme une réussite et faire évoluer les relations interculturelles suédo-sénégalaises, mais la logique monocentrique qui prévaut dans le système littéraire francophone – contrairement aux autres ensembles linguistico-littéraires transnationaux – fait douter qu’une telle traduction suffise pour lui donner une visibilité à l’échelle globale au même titre qu’une traduction parue chez un éditeur parisien.

Ces exemples, aussi hypothétiques soient-ils, soulignent que si nous voulons dresser la carte des chemins que prennent les différentes littératures pour aller à la rencontre des autres et en comprendre le sens, il convient de prendre en compte simultanément les trois facteurs que nous venons de passer en revue : le degré de centralité de la langue source, la position des différents acteurs dans la configuration mondiale, et le ou les centres littéraires par où arrive la reconnaissance.

À cet égard, nous constatons à notre tour que, particulièrement pour la littérature francophone, mais peut-être également plus largement, l’allemand comme langue cible (et intermédiaire) doit être pris en compte (Bladh et Künzli 2013 ; Lievois 2016 ; Lievois et Bladh 2016 ; Lievois et Noureddine 2016). Aussi convient-il d’envisager les trois facteurs susmentionnés en ouvrant la problématique à d’autres langues, littératures et centres que ceux qui concernent le français et l’anglais.

Pour mieux comprendre l’itinéraire des romans francophones de notre corpus, nous voudrions proposer, en plus de la reconceptualisation des littératures impliquées dans ces relations, d’inverser la perspective du regard habituellement posé sur le système mondial de la traduction et établir un système mondial basé sur les langues cibles plutôt que sur les langues sources.

3.2. Le système mondial des langues cibles ou l’intraduction globale

Selon son acception courante et générale, le terme « traduction » n’indique pas seulement l’action de traduire, mais aussi le résultat de cette action, c’est-à-dire les textes cibles qui, ensemble, forment le corpus de l’intraduction.

Or, l’intraduction est une notion qui peut s’appliquer à deux types de données : d’une part la proportion des traductions dans la somme totale des publications dans un pays ou une langue, que nous proposons d’appeler l’intraduction locale, et de l’autre la part des différentes langues sources dans le nombre total de traductions publiées au monde, l’intraduction globale. Pour le premier type de données, Sapiro et Heilbron indiquent que :

[i]n the beginning of the 1990s, the proportion of translated books represented, in England and the United States, less than 4 % of the national production of books. In Germany and in France, this proportion hovered between 14 and 18 %. In Italy and Spain it rose to 24 % […]. Similarly, in the Netherlands and in Sweden, a quarter of the books published are translations. In Portugal and in Greece this percentage reaches 35 %, or even 45 %.

2007 : 97

Pour l’étude du flux de traductions d’un corpus spécifique comme par exemple la littérature écrite en français, il faut situer le questionnement dans la perspective de l’intraduction globale. Pour avoir une idée de l’importance relative des différentes langues cibles à l’échelle globale, nous nous sommes basées sur l’Index Translationum[4] pour toutes les traductions littéraires effectuées entre 1950 et 2019, et avons obtenu la classification suivante :

Tableau 1

Part des différentes langues cibles dans l’intraduction globale 1950-2019

Part des différentes langues cibles dans l’intraduction globale 1950-2019

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Ces chiffres nous indiquent clairement que dans l’étude de la traduction, les langues sources dites centrales (allemand et français) ou (semi-)périphériques (l’espagnol) constituent certainement aussi un terrain d’observation privilégié en tant que langues cibles. Selon le rapport de Pierre Assouline (2011) commandé par le Centre National du Livre, « [l]a France [serait même] devenue le premier traducteur planétaire (13 % des traductions réalisées dans le monde en 2004) » (Assouline 2011 : 15).

Si nous cherchons les mêmes données, mais en nous limitant aux traductions de textes littéraires écrits en français, nous arrivons au top 15 suivant :

Tableau 2

L’intraduction globale d’oeuvres littéraires en français 1950-2019

L’intraduction globale d’oeuvres littéraires en français 1950-2019

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Pour ce qui est de la diffusion mondiale de la littérature écrite en français, nous pouvons ainsi, en gardant la terminologie utilisée pour décrire le système mondial des langues sources, distinguer différents groupes de langues cibles : l’allemand et l’espagnol sont, avec 15 % des traductions, des langues cibles centrales ; un deuxième groupe de trois langues qui représentent entre 5 et 10 % (l’anglais, le russe et le néerlandais) sont des langues cibles semi-périphériques et, enfin, les autres langues qui correspondent à moins de 5 % de la somme totale peuvent être considérées comme des langues cibles périphériques. Il est donc important de mentionner que les trois langues cibles qui nous intéressent, le néerlandais, le suédois et le danois, ne font pas partie des mêmes groupes.

4. Méthodologie

Pour analyser les flux de traduction des littératures francophones, nous proposons une étude de cas comparative mettant en regard trois espaces littéraires de l’Europe du Nord : le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique néerlandophone ainsi que la Suède.

Le marché du livre de ces trois pays n’est pas tout à fait similaire. Les Pays-Bas ont une population d’environ 17,5 millions d’habitants, la Belgique néerlandophone de 6,5 millions et le Suriname de 400 000, ce qui donne un total de 24 millions de lecteurs potentiels. La Suède compte 10 millions d’habitants et le Danemark 6 millions. Or, dès lors qu’on les analyse par le biais de la traduction, le danois, le néerlandais et le suédois sont fréquemment regroupés ensemble en tant que langues périphériques (Heilbron 2000 ; Heilbron et Sapiro 2007) ayant un statut semblable dans le système mondial de la traduction : il s’agit dans les trois cas de langues caractérisées par un taux d’intraduction locale élevé et un taux d’extraduction modeste (Barré 2010 ; Ganne et Minon 1992 : 65-66). Enfin, l’aire géographique des différents pays qui sont tous situés à proximité de l’Allemagne qui est un lieu de traduction de première importance (cf. tableau 1) et plus spécifiquement de Francfort, un centre de consécration littéraire essentiel, pourrait également justifier la comparaison.

En ce qui concerne la constitution du corpus, nous avons, dans un premier temps, recueilli toutes les oeuvres francophones subsahariennes traduites dans les trois langues concernées, et ce, jusqu’en décembre 2020. Nous avons d’abord consulté des listes, aperçus et répertoires imprimés, puis effectué des recherches ciblées dans les archives des bibliothèques nationales. Ensuite, nous avons croisé les données ainsi collectées pour identifier les titres traduits dans les trois langues.

On constate des différences numériques importantes entre ces trois langues nord-européennes : 65 traductions en néerlandais (1953-2020), 39 en suédois (1970-2020) et 16 en danois (1955-2020). Par rapport aux chiffres présentés plus haut (tableau 2), ces nombres indiquent clairement que dans les trois cas, la littérature de l’Afrique subsaharienne constitue une part infime des traductions des littératures écrites en français.

La liste des oeuvres traduites dans les trois langues[5] est très courte :

  • Camara Laye : L’enfant noir. Paris, Plon, 1953

  • Ferdinand Oyono : Une vie de boy. Paris, Julliard, 1956

  • Yambo Ouologuem : Le devoir de violence. Paris, Seuil, 1968

  • Ahmadou Kourouma : Les soleils des indépendances. Paris, Seuil, 1969/1970

  • Mariama Bâ : Un chant écarlate. Dakar, Les Nouvelles Éditions Africaines, 1981

  • Ahmadou Kourouma : Allah n’est pas obligé. Paris, Seuil, 2000

  • Fiston Mwanza Mujila : Tram 83. Paris, Éditions Métailié, 2013

  • Gaël Faye : Petit pays. Paris, Grasset, 2016

Nous notons qu’elle comporte aussi bien de grands classiques que des best-sellers plus récents. Dans certains cas, ces textes ont obtenu des prix littéraires. De plus, à l’exception d’Unchant écarlate, tous les romans sur la liste ont été publiés à Paris. On voit également que ce ne sont pas nécessairement les oeuvres considérées comme les plus importantes de ces auteurs qui ont été traduites dans les trois langues : la liste ne comporte pas Une si longue lettre de Mariama Bâ, mais son deuxième livre, publié après la mort prématurée de l’écrivaine.

Dans un deuxième temps, nous avons, pour chaque roman, établi la chronologie de l’histoire traductionnelle à partir de la première traduction dans chaque langue cible. Pour décrire la trajectoire traductive de ces huit textes, nous nous sommes limitées aux langues les plus importantes en ce qui concerne l’intraduction globale de la littérature écrite en français et qui relèvent de nos domaines de recherches communs : l’allemand, l’espagnol, l’anglais, le néerlandais, le portugais, l’italien, le danois et le suédois. C’est ainsi que nous espérons pouvoir vérifier, sur une base empirique certes limitée mais cohérente, l’hypothèse de la double consécration et l’importance des langues cibles autres que l’anglais pour la circulation internationale de la littérature.

Les données quantitatives nous informent sur la part qu’occupent les traductions des romans francophones dans l’intraduction locale des trois espaces littéraires ; les données qualitatives – l’aperçu des titres – nous renseignent sur les sélections faites par les éditeurs dans chaque langue, et l’étude du flux des traductions incluant les langues cibles centrales et semi-périphériques européennes permet de décrire le cheminement emprunté par chacune de ces oeuvres.

Nous sommes conscientes du fait que notre étude ne permet pas de pleinement comprendre les raisons qui ont motivé ces traductions ni d’évaluer leur portée exacte dans la culture cible. Un tel objectif aurait exigé l’établissement d’un contexte dense pour les huit romans dans les trois espaces littéraires concernés, puisque, comme l’a affirmé Toury depuis de nombreuses années :

Translations [can] be regarded as facts of the culture which hosts them, with the concomitant assumption that whatever their function and identity, these are determined within that same culture and reflect its own constellation.

Toury 1995 : 24

Or, notre propos est autre : il vise à clarifier le rôle des langues cibles centrales en tant que langues intermédiaires dans le flux traductionnel de la littérature francophone subsaharienne, que nous avons proposé de considérer comme une littérature semi-centrale, vers trois langues périphériques. Les différents espaces culturels étudiés ont été retenus non pas pour analyser les processus décisionnels en contexte, mais pour former un ensemble relativement homogène permettant de tester les hypothèses sur trois corpus différents et ainsi obtenir des résultats plus solides. À cette fin, un aperçu chronologique des flux nous semble constituer un premier indicateur pertinent.

5. Analyse des flux de traductions

La chronologie du flux des traductions des huit langues et des huit titres sélectionnés selon les principes détaillés supra est reprise dans le tableau suivant :

Tableau 3

Année de traduction de huit romans francophones en huit langues sélectionnées

Année de traduction de huit romans francophones en huit langues sélectionnées

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À partir de ces résultats, éventuellement en combinaison avec certaines indications reprises sur les couvertures et quatrièmes de couverture de ces traductions, nous croyons pouvoir dégager quelques routes de la carte des pérégrinations de la francophonie littéraire africaine. On voit en effet des différences d’écart notables entre l’année de la publication des originaux et celle des traductions des huit langues étudiées. Évidemment, il ne faut pas accorder une importance démesurée à des écarts de moins de deux ans. Si nous tenons compte des délais des contrats d’édition et des différences dans la planification de chaque éditeur (temps imparti au recrutement d’un traducteur, à la relecture, à l’impression, etc.), des intervalles aussi réduits indiquent une quasi-simultanéité.

Il convient également de rappeler le point de départ méthodologique de cette recherche qui soumet à l’analyse les seuls romans traduits aussi bien en danois, néerlandais et suédois. Il va de soi que la plupart des romans africains francophones ne sont pas tous traduits vers les trois langues, mais seulement vers une ou deux d’entre elles.

Ces résultats, relativement disparates, nous poussent à présenter notre analyse selon deux axes distincts : celui qui prend en compte les langues cibles et celui qui prend comme point de départ les différents romans.

5.1. Analyse selon les langues cibles

Une première constatation, générale, tend à confirmer l’existence de ce que Barré (2010) a appelé les réseaux de traduction, pour décrire les liens préférentiels entre différentes langues cibles. En effet, tous les huit titres qui existent en nos trois langues ont également connu une version allemande et anglaise. Tel n’est pas le cas pour l’espagnol, le portugais et l’italien, pour lesquels il existe respectivement 5, 4 et 6 traductions.

Pour 4 romans, L’enfant noir, Le devoir de violence, Tram 83 et Petit pays, les traductions allemande et anglaise ont vu le jour environ au même moment, mais pour les 4 autres textes, Une vie de boy, Les soleils des indépendances, Un chant écarlate et Allah n’est pas obligé, l’allemand a indéniablement précédé l’anglais. Pour 4 textes également, l’espagnol, le néerlandais et le suédois ont été, en même temps que l’allemand, parmi les premières langues à les traduire. Pour l’italien et le danois, tel est le cas pour 3 textes.

L’allemand n’est pas seulement souvent la première langue cible, c’est aussi la langue dans laquelle on traduit le plus vite. Quand on calcule le médian, qui est considéré comme l’indicateur de tendances centrales d’une série de données, de l’écart entre l’année de la publication de l’original et de celle des traductions, on obtient les résultats suivants :

  • Allemand : 1,5

  • Espagnol : 2

  • Italien : 2,5

  • Néerlandais : 2,5

  • Suédois : 2,5

  • Anglais : 3,5

  • Danois : 4,5

  • Portugais : 14

Les différences entre la plupart des langues ne sont pas vraiment significatives, sauf pour le portugais et, dans une moindre mesure, le danois. Et même pour ce qui est des romans où il existe un grand écart entre l’année de l’original et des traductions, cet écart est le moins grand pour l’allemand (8 ans), suivi de près de l’anglais (11 ans). Les écarts maximaux des autres langues sont en effet plus élevés :

  • Espagnol : 16

  • Danois : 19

  • Néerlandais : 24

  • Portugais : 26

  • Italien : 33

  • Suédois : 47

Quoique certaines lignes de force se dégagent distinctement de ces données quant aux langues cibles, il convient cependant de regarder de plus près également si des tendances spécifiques se dégagent pour les romans, individuels ou groupés.

5.2. Analyse d’après les romans

L’enfant noir de Camara Laye (1953), publié chez Plon à Paris, fait partie des premiers romans francophones africains publiés et peut être considéré comme un « classique africain ». Pour certaines langues cibles, dont le néerlandais et le danois, c’est également le premier roman de ce corpus à avoir été traduit. Parmi les premières traductions, il y a en effet l’allemande et la première anglaise, mais également la danoise et la néerlandaise. Nous savons que ce texte a obtenu le prix Charles Veillon en 1954, mais nous n’avons pu établir si c’est un élément qui a motivé ces traductions. La couverture et la quatrième de couverture des versions néerlandaise et danoise n’y font pas allusion, même si l’appareil péritextuel danois est assez riche en détails sur l’auteur, le contenu et la démarche du traducteur. S’il y a donc plusieurs espaces culturels qui ont commencé à s’intéresser à la littérature africaine écrite en français depuis le milieu des années 1950, tel n’est pas le cas pour la Suède, qui a attendu 23 ans avant de traduire le classique de Camara Laye.

Le deuxième classique africain que nous avons soumis à l’analyse est Une vie de boy de Ferdinand Oyono (1956), également publié à Paris. Les traductions vers les langues retenues s’échelonnent sur une période de presque 50 ans, et le cheminement traductif du roman de Oyono est très différent de celui de Camara Laye qui, selon certains, dont Mongo Beti dans son article « Afrique noire, littérature rose » (1955), n’était pas assez engagé. Une vie de boy était sans conteste nettement plus critique et il n’y a que la version allemande qui voit rapidement le jour. Il faudrait attendre respectivement neuf et dix ans pour que les traductions danoise et anglaise soient publiées. Pour le néerlandais (1980) et le suédois (2003), il faudra attendre 24 et 47 ans. Dans l’achevé d’imprimer de la traduction néerlandaise, on mentionne explicitement que le roman avait déjà été traduit en anglais. Au regard de ce qui se passe en traduction, on notera ici comment deux écrivains africains francophones « classiques », mais ayant une attitude différente par rapport à la colonisation, connaissent des traitements différents.

Si Camara Laye et Ferdinand Oyono sont souvent mentionnés ensemble en tant que représentants de la première génération d’écrivains africains francophones, c’est Yambo Ouologuem et Ahmadou Kourouma que l’on considère comme ceux qui ont marqué un tournant décisif. On verra cependant que le succès qu’ils ont connu a été d’une nature très différente. C’est en 1968 qu’est publié, aux Éditions du Seuil, Le devoir de violence, le premier roman de Ouologuem. Sensation qui tourne au scandale. Ce roman, qui dépeint la participation africaine au colonialisme et constitue donc une des premières autocritiques en littérature africaine, est également le premier roman africain à recevoir le prix Renaudot. Son accueil est mitigé : le regard critique n’est pas apprécié de ceux qui préfèrent voir célébrer l’Afrique ancestrale et harmonieuse, dans la lignée de Léopold Sédar Senghor et Camara Laye. Et très vite le scandale éclate avec une accusation de plagiat dont l’écrivain malien ne se remettra jamais. On ne saurait dire si c’est le prix qu’il a obtenu, le scandale qu’il a suscité ou précisément le renouveau littéraire qu’il a incarné, toujours est-il que ce roman sera très vite traduit en allemand, en espagnol (en Argentine), en néerlandais, en danois, en suédois et en anglais. Un succès fulgurant, mais de relativement courte durée donc.

Tel n’est certainement pas le cas pour Lessoleils des indépendances d’Ahmadou Kourouma. En 1968, le roman obtient sur manuscrit le « Prix de la francité » décerné par la revue québécoise Études françaises avant d’être publié la même année aux Presses de l’Université de Montréal. Mais c’est seulement à partir de 1970, quand le texte se fait éditer aux Éditions du Seuil, qu’il commence sa véritable trajectoire littéraire. Reste qu’internationalement, il percera de façon très lente et que son cheminement traductif est pour le moins atypique. En effet, en 1970 déjà, c’est une version en portugais qui verra le jour au Brésil. Mais pour les autres langues, il faudrait attendre plus longtemps : entre 8 ans en allemand et 33 ans pour le suédois. Cette réserve peut s’expliquer par la même raison que celle évoquée par les éditeurs français qui avaient attendu deux ans avant de le publier : aussi bien sur le plan syntaxique que lexical, Kourouma fait un usage très personnel de la langue française que d’aucuns considèrent comme trop choquante et même incorrecte et qui est incontestablement difficile à traduire. Mais finalement, il sera donc traduit dans les huit langues (Kourouma 1986).

Entre son premier roman et son cinquième, le dernier publié de sa vie, Allah n’est pas obligé (2000), il se passe plus de 30 ans. Entre-temps, Kourouma est devenu un des auteurs francophones africains les plus réputés et son oeuvre s’est fait traduire dans de très nombreuses langues. Est-ce cette réputation, ou plutôt le prix Renaudot attribué au roman, qui explique qu’Allah connaît assez rapidement des versions dans les huit langues reprises dans notre recherche : moins de deux ans pour l’allemand, l’espagnol, le néerlandais, l’italien et le suédois ; trois ans pour le portugais et cinq ans pour le danois ? En ce qui concerne le suédois, Allah sera d’ailleurs traduit (2002) avant que ne le soit Les soleils (2003) et il paraît probable que cette dernière traduction ait été motivée par la publication d’Allah. Ce n’est donc pas à partir de son premier livre que l’auteur ivoirien connaîtra le succès international : sa carrière littéraire a été plus progressive, mais tout à fait brillante. Et, même s’il est souvent comparé à Ouologuem pour son entrée en littérature, la réception internationale de ces deux auteurs a été très différente.

Un chant écarlate de Mariama Bâ est, comme déjà indiqué, le seul texte de notre liste qui ne soit pas publié à Paris, ni même en France, mais à Dakar, au Sénégal. Ce n’est certes pas le texte le plus célèbre de cette autrice, qui est surtout connue pour Une si longue lettre, que l’on considère parfois comme le premier texte francophone africain écrit par une femme. Il est en effet étonnant qu’Un chant ait été traduit en danois, là où son roman épistolaire ne l’a pas été. En général, nous avons relevé nettement plus de versions pour le premier texte, une vingtaine, que pour le deuxième.

Avec Tram 83 et Petit pays, nous entrons de plain-pied dans le xxie siècle et nettement aussi dans une autre logique de réception internationale. Ces deux romans ne sont pas seulement traduits dans toutes les langues étudiées, sauf le portugais, mais également très rapidement : dans onze des quatorze cas dans un intervalle de deux ans. S’il s’agit d’étudier le flux des traductions de ce type de réception globale et quasi instantanée, il conviendra de prendre en compte des bases d’analyse différentes de celles que l’on a coutume de déployer pour décrire la circulation culturelle plus traditionnelle qui suivait un autre rythme que celui qui caractérise l’ère numérique du présent. La carte globale que nous avons pu dresser d’Un enfant noir s’avère très différente de celle qui représenterait les cheminements des romans, récents, de Fiston Mwanza Mujila et de Gaël Faye.

6. Discussion des résultats

Les résultats obtenus en analysant les flux de traduction plus généraux des huit romans africains francophones traduits en néerlandais, danois et suédois ne peuvent se résumer en une seule tendance, globale et claire. Cet état de fait se comprend vraisemblablement aussi parce que ce corpus, limité, mais cohérent, comporte, comme nous l’avons précisé, des textes très différents : des romans devenus des classiques et des oeuvres toutes récentes ; des écrivains ayant connu une longue carrière littéraire et des auteurs d’un seul roman ; des textes que l’on a parfois de façon un peu condescendante qualifiés d’ethnographiques et ceux ouvertement anticolonialistes. Reste que les données obtenues nous permettent malgré tout d’évaluer un certain nombre de propositions théoriques communément acceptées en sociologie de la traduction.

Commençons par rappeler les deux propositions invoquées supra : la première affirmant que les flux vont du centre vers la périphérie plutôt que l’inverse, la seconde posant que les langues sources (hyper)centrales – et, selon l’hypothèse de la double consécration, plus particulièrement l’anglais – fonctionnent comme intermédiaires entre les littératures périphériques.

Nous avons déjà insisté sur le fait que certaines littératures ne peuvent être perçues comme centrales ou périphériques, mais combinent, comme c’est le cas de la littérature africaine francophone, des traits indéniablement périphériques avec un accès à la traduction plutôt caractéristique d’une langue centrale. Il nous est donc difficile d’apprécier la première affirmation, dans la mesure où nous ne pouvons trancher si nos textes relèvent du « centre », parce qu’ils sont écrits en français, ou de la « périphérie », selon leur statut dans la configuration littéraire mondiale. Afin de mieux pouvoir prendre en compte ces littératures et analyser leurs conditions de circulation particulières, nous avons proposé de les catégoriser comme semi-centrales.

Pour ce qui est de la seconde proposition, nos résultats l’infirment clairement. La traduction en anglais n’est pas de facto toujours première ni nécessaire pour que les éditeurs des langues cibles périphériques traduisent les oeuvres, ni par le passé ni à l’heure actuelle. Le cheminement international de nos textes ne passe donc pas systématiquement par l’anglais qui, en tant que langue intermédiaire, semble jouer un rôle moins important que l’allemand.

En effet, le système mondial de la traduction établi à partir des langues cibles fait apparaître d’autres dynamiques que celles qui ont pu être observées pour les langues sources. En ce qui concerne notre corpus, une seule langue se détache distinctement dans les flux de traduction : l’allemand. C’est souvent (aussi) dans cette langue que nos textes ont été traduits en premier lieu et que ces traductions voient le jour le plus rapidement (écart médian de 1,5 an). Quand il s’agit de dégager les langues qui ont été les premières à proposer des traductions de ces textes, nous n’avons pas constaté de différence entre l’anglais d’une part et le néerlandais et le suédois de l’autre (4 langues) et une petite différence avec le danois (3 textes). Pour ce qui est de la vitesse de traduction (médian), l’espagnol (2 ans), le néerlandais, l’italien et le suédois (2,5 ans) précèdent celle de l’anglais (3,5 ans).

Les traductologues invoquent fréquemment l’obtention d’un prix littéraire comme un des possibles éléments déclencheurs d’un flux de traductions. Nos résultats confirment cette constatation, mais permettent également de la nuancer. Si certains prix ont sans aucun doute eu une influence décisive sur l’intérêt qu’ont suscité plusieurs textes ou auteurs – Allah n’est pas obligé a été primé par le prix Renaudot et Petit pays par le Goncourt des lycéens, tous deux des récompenses littéraires parisiennes, même si elles n’ont peut-être pas le même prestige –, d’autres ne semblent pas avoir eu cet effet. Le prix de la revue Études françaises accordé à Kourouma pour Les soleils des indépendances en 1968 n’a aucunement fait circuler le roman alors que, la même année, le prix Renaudot a très rapidement mis Le devoir de violence de Ouologuem en circulation aussi bien vers les langues périphériques que les langues centrales. En 1982, le Grand Prix littéraire d’Afrique noire a été décerné, hors concours, à Mariama Bâ pour Un chant écarlate, mais, comme nous l’avons vu, sans être suivi d’une vague de traductions.

C’est la nomination de Tram 83 au Man Booker International Prize qui a attiré l’attention de blogueurs et critiques littéraires danois sur le roman bien avant qu’une traduction ait paru. Pour la version néerlandaise, la quatrième de couverture mentionne qu’il s’agit d’un texte qui a immédiatement été nominé pour le prix littéraire du Monde et élu parmi les meilleurs premiers romans français par le magazine Lire. Ces deux exemples illustrent bien que ce n’est pas seulement le fait de se voir accorder un prix littéraire qui est déterminant ; la seule reconnaissance dans un des grands centres littéraires suffit pour alimenter la réputation.

Cette constatation nous incite à revenir sur le rôle des différents centres tel qu’il a été présenté selon l’hypothèse de la double consécration. Dans beaucoup de cas, une traduction en anglais existe au moment où paraît une traduction dans une de nos langues, mais en même temps notre analyse a révélé que pour aucun des romans francophones subsahariens inclus dans notre corpus – la quasi-simultanéité de Tram 83 mise à part –, la version anglaise n’a existé avant celle en allemand. Il est bien entendu difficile d’en déduire directement que c’est la traduction allemande qui déclenche les traductions vers les autres langues, puisque dans certains cas, beaucoup d’années séparent les traductions. Mais il convient de souligner que le domaine linguistique et culturel allemand dispose d’un des lieux de légitimation les plus importants et des plus anciens : la Frankfurter Buchmesse (Foire du livre de Francfort) qui est la plus grande du monde et qui se tient depuis plus de 500 ans.

Est-ce qu’il y aurait, à cet égard, une différence entre le cheminement des romans de notre corpus et celui des quatre romans franco-caribéens traduits en suédois analysé par Lindqvist pour illustrer le processus de la double consécration ? Il nous semble que ses exemples démontrent, comme les nôtres, autant l’importance des prix littéraires et le rôle central de l’allemand que l’impact des centres littéraires anglophones. En ce qui concerne le cheminement de Ségou : Les murailles de terre (1984) de Maryse Condé, les traductions anglaise (1987), allemande (1988) et suédoise (1989) se suivent de si près qu’il est difficile de savoir qui sélectionne réellement le premier. Et peut-être que la motivation est à chercher ailleurs, comme le propose aussi Lindqvist en invoquant l’attribution d’un prix littéraire venu de l’Allemagne : « The early Swedish translation was probably launched after Ségou : Les murailles de terre received the Prix Liberatur Germany in 1988 and thus represented a more or less certain investment in cultural capital for the editors » (Lindqvist 2019 : 616). C’est visiblement aussi une logique de prix qui contribue à faire traduire le prix Goncourt 1992, Texaco de Patrick Chamoiseau, en suédois en 1994. La traduction suit assez rapidement la publication du roman en français et précède aussi bien la traduction allemande (1995) que la traduction anglaise (1997).

La bibliomigration de La Traversée de la mangrove (1989) de Maryse Condé établit que la traduction suédoise a paru seize ans après la traduction allemande (1991) et douze ans après la traduction anglaise (1995), ce qui ne permet pas de dire si une de ces deux langues a influencé le choix de l’éditeur.

Pour terminer cette mise en relation de notre corpus avec la littérature franco-caribéenne, regardons enfin la traduction de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer (1985) de Dany Laferrière où la question de la bibliomigration se pose un peu autrement. Le roman est traduit en anglais en 1987 et en allemand seulement en 2017. En Suède, la traduction a paru en 1991 après que la maison d’édition Tidens avait demandé à un traducteur suédois de faire une traduction d’essai en 1990 (Lindqvist 2019 : 613). Il est intéressant, à cet égard, de savoir que l’adaptation pour l’écran de ce film est sortie en Suède en décembre 1989[6], ce qui pourrait indiquer que la traduction suédoise est liée à la « migration virtuelle » du roman. On se souviendra (voir la section 2) que la migration virtuelle constitue l’autre versant du concept de bibliomigrancy présenté par Lindqvist : « Virtual migration, that is adaptations and appropriation of narratives ; in more recent times the technical term for the digitization of books » (2019 : 602). Lindqvist a nettement limité son étude à la migration physique des livres, mais la simultanéité de la sortie du film et de la demande faite auprès du traducteur pourrait nuancer le rôle accordé au mécanisme de la double consécration passant par l’anglais. Plus on avance dans le temps, plus il nous semble en effet indispensable de prendre en compte les deux versants de la bibliomigration – physique et virtuelle – pour cerner les facteurs qui motivent la sélection d’un livre pour la traduction.

Dans certains cas, les flux de traduction mettent en évidence une légitimation progressive d’un auteur. Nous l’avons remarqué pour Kourouma : là où l’écart médian pour les traductions de son premier roman était de seize ans, il est tombé à deux pour Allah n’est pas obligé. Reste qu’il est difficile d’apprécier exactement ce type de résultats sans une analyse plus complète de l’accueil fait à notre corpus envisagé séparément dans chaque domaine culturel et articulé aux débats culturels et sociétaux qui y ont lieu. La sélection des huit romans que nous avons faite pour cette contribution ne nous a en effet pas permis de rendre compte dans le détail des tendances générales que nous avons observées pour ce qui est de toutes les traductions danoises, néerlandaises et suédoises de la littérature francophone africaine. Celles-ci tendent cependant à indiquer que le plus grand nombre des traductions en néerlandais se situe pendant les années 1980 et 1990 et que le Danemark a traduit le plus grand nombre de romans avant 1989, alors que la Suède les a découverts essentiellement à partir des années 1990 et continue de s’y intéresser de plus en plus. Le néerlandais et le danois ont peut-être déjà un peu dépassé leur moment africain, tandis que le suédois ne le vit que pleinement ces dernières années.

Pour notre corpus, nous avons également constaté un changement important à partir des années 2010 : les flux traductifs des deux romans publiés après cette date ne peuvent en effet plus être présentés en termes de vagues successives, mais constituent presque un déferlement. Ils sont traduits très vite en un très grand nombre de langues. Franssen et Kuipers (2013) ont analysé les stratégies des maisons d’édition aux Pays-Bas, qui font face à trois problèmes fondamentaux : un excès de nouveaux titres sur le marché littéraire ; une grande incertitude quant à la nature et à la qualité de ces nouveaux titres ; et une forte concurrence dans le secteur. Elles relèvent ces défis en mettant en place des réseaux décentralisés et transnationaux et en collaborant de près avec des experts étrangers qui travaillent pour différentes maisons d’édition, dans le monde entier. Elles s’intéressent également de près aux catalogues de maisons situées dans d’autres pays, mais qu’elles considèrent comme ayant un profil éditorial similaire au leur. Ces deux phénomènes conduisent à ce que les chercheurs néerlandais appellent l’isomorphisme éditorial et qui devient de plus en plus important les dernières années. Ces liens d’isomorphisme ne se construisent pas par des relations verticales entre des acteurs dominants et dominés, mais surtout horizontalement entre des éditeurs de différents pays qui échangent, dans un esprit de coopération, activement des informations et des manuscrits qu’ils estiment intéressants. Cette façon de procéder permet de développer un catalogue cohérent et distinctif et d’acquérir ainsi une position plus forte parmi les autres maisons d’édition d’un même pays. S’il se développe ainsi une plus grande diversité nationale, l’on constate cependant une plus grande similitude entre des éditeurs actifs dans des pays différents. La mondialisation littéraire est ainsi façonnée par deux mouvements simultanés qui ne sont contradictoires qu’en apparence : l’hétérogénéisation nationale et l’homogénéisation internationale. Dans la mesure où le corpus qui nous intéresse est relativement précis, il n’est donc pas étonnant que son cheminement traductif porte nettement la marque de l’isomorphisme, puisque parmi les raisons qui peuvent pousser les différents éditeurs à s’intéresser au même roman, se situe évidemment en bonne place la nomination pour un prix littérature et a fortiori son obtention.

7. Conclusions

Cette étude a permis de mettre en évidence qu’aucun modèle dérivé des théories existantes sur la circulation mondiale des littératures ne permettait d’intégrer pleinement les littératures francophones non hexagonales : « centrales » par la langue, « périphériques » par leur histoire politique et culturelle, elles se situent à un niveau intermédiaire entre le local et le global, bien établi dans les études littéraires francophones, mais peu intégré dans la sociologie de la traduction. Ce niveau présente un intérêt particulier, parce qu’il crée des conditions de circulation qui ne sont identiques ni à celles des écrivains doublement centraux ni à celles des écrivains doublement périphériques. Nous avons donc proposé de conceptualiser ces littératures comme semi-centrales.

En vue de décrire le système littéraire mondial, les études de la traduction ont intérêt à ce que soit complétée la carte, relativement détaillée déjà, des langues sources par une description de cette hiérarchie en termes de langues cibles. Les Descriptive Translation Studies (DTS) ont souligné le fait qu’une traduction est avant tout un phénomène appartenant à la langue et la culture cibles. Dans le but d’articuler les DTS et la sociologie de la traduction, nous avons proposé une première esquisse de ce qui pourrait devenir une image plus complète de l’intraduction globale. En envisageant la problématique qui nous intéresse par cet autre versant de la traduction, on obtiendra sans doute une classification hiérarchique des langues cibles très différente de celle des langues sources, si fréquemment véhiculée. L’allemand et le français y seraient les langues cibles centrales, l’espagnol, le russe, le néerlandais et le japonais les langues cibles semi-périphériques, suivies de toute une série de langues cibles périphériques, dont le portugais, l’italien, le suédois, le danois et l’anglais.

Pour la littérature semi-centrale à laquelle nous nous sommes intéressées, l’africaine francophone, sa configuration traductive correspond largement à cette répartition – à condition d’en retirer le français évidemment. On peut aussi noter que, en ce qui concerne la traduction de l’ensemble des littératures écrites en français, le statut de l’anglais diffère de manière significative de celui qu’il occupe dans la configuration traductive globale ; nous pensons que cela est dû au fait que la langue source est une langue centrale, ce qui souligne la pertinence de l’idée de « semi-centralité ». Est-ce que les dynamiques ici observées – et en premier lieu l’importance centrale de l’allemand – valent également pour les littératures « semi-centrales » anglophones et hispanophones et pour des pays situés géographiquement plus loin de l’Allemagne, ou se dessinera-t-il pour ces cas une autre carte traductive ? Pourrons-nous dégager un système mondial littéraire, global et cohérent, ou devrons-nous prendre en compte des réseaux de traduction (Barré 2010) avec différents sous-systèmes, comme par exemple un sous-système scandinave (Lindqvist 2018) ? Pour pouvoir y apporter une réponse basée sur des données empiriques et pour mieux comprendre la complexité de cette logique liée aux flux traductionnels lorsqu’il s’agit d’analyser les relations entre les littératures centrales, (semi‑)centrales et périphériques, il faudra prendre des corpus diversifiés et plus larges.

Nous proposons enfin de considérer le phénomène de l’isomorphisme éditorial (Franssen et Kuipers 2013) dans l’analyse des flux de traduction. Il nous permet sans doute de mieux appréhender les changements observés depuis le début du xxie siècle : si les différentes traductions pouvaient s’étudier en prenant en compte des vagues successives avant, depuis lors, elles constituent plutôt un déferlement. Ce phénomène explique effectivement les deux mouvements simultanés que nous avons constatés puisqu’il s’agit de modéliser un champ littéraire en traduction : l’hétérogénéisation nationale et l’homogénéisation internationale.