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Dans son premier roman, Ourse bleue, un texte en partie autobiographique, l’écrivaine métisse crie Virginia Pésémapéo Bordeleau relate un parcours de guérison que sa protagoniste Victoria, elle aussi une femme métisse crie, suit en retournant à son territoire natal, l’Eeyou Istchee. À mi-chemin, Victoria rencontre un archéologue responsable d’une équipe qui fait des fouilles sur des sites occupés depuis « au moins cinq mille ans[1] » le long de la rivière Eastmain par les Eeyouch, les Cris de l’est de la Baie James[2]. Leurs recherches se font au cours de l’été 2004, dans le contexte de l’inondation imminente de ce territoire par deux projets hydroélectriques connexes menés par Hydro-Québec, le Eastmain 1 et le Eastmain 1-A Rupert. Guidée par des Aîné·e·s des communautés affectées, cette équipe chargée de préserver le patrimoine culturel dénombre les tombes des membres des familles qui se retrouvent à travers les territoires de chasse des rivières Eastmain et Rupert. Le chercheur raconte à Victoria comment les Aîné·e·s ont fait un choix quant aux ossements de leurs ancêtres décédés. Il lui explique :

Il n’est pas question pour eux de déranger les morts. Ils l’ont exprimé comme ça : « déranger les morts ». Nous avons assisté à des cérémonies devant chaque petit cimetière du territoire. Ils ont planté des croix blanches décorées de rubans, de fleurs, d’herbes odorantes au-dessus des tombes. Très émouvant comme rituel… même si tout ça sera sous l’eau dans deux mois

OB, p. 133

La description du soin manifesté par les familles envers les sépultures de leurs ancêtres souligne l’appartenance de ceux-ci à la terre, leur enracinement profond et la nécessité qu’ils y demeurent, même lorsque le territoire sera inondé. Les sépultures sont la preuve matérielle de l’occupation continue du territoire par les Eeyouch et de leur droit inhérent à gouverner leurs terres. Dans un territoire soumis à l’exploitation des ressources naturelles, la perte des lieux de sépultures constitue, à mon sens, une destruction à la fois matérielle et symbolique de la vie et de l’histoire Eeyouch. Toutefois, le traitement littéraire et artistique des spectres de l’hydro[3], c’est-à-dire des défunts qui subissent l’intervention du développement hydroélectrique, refuse un tel effacement en mettant en scène les morts comme des relations dont on doit prendre soin malgré et en dépit de la transformation du territoire.

La disparition des lieux de sépultures sous les eaux de crue du projet Eastmain-Rupert est représentée dans plusieurs autres oeuvres de différentes disciplines artistiques, dont le film documentaire, l’art visuel et l’art public. Dans le film La nouvelle Rupert, un témoin du développement sur la rivière Rupert trace un parallèle entre la disparition des tombes sous les eaux et ce qu’il voit comme « la mort de la rivière » causée par sa dérivation[4]. Dans l’assemblage multimédia Bonne nuit Eastmain River, l’artiste anishnaabe Glenna Matoush appose des ossements et des crânes d’animaux sur une rivière en perles pour témoigner de la vie non humaine qui a également été noyée. Enfin, Iiyiyiu-Iinuu, la sculpture à grande échelle de Tim Whiskeychan, une des oeuvres sur laquelle je me pencherai dans cet article, est située devant le réservoir Eastmain 1 et commémore les défunts dont les traces physiques ont disparu. À l’instar de Sarah Henzi qui soutient qu’« il est devenu évident qu’apprendre à lire à travers et au-delà des frontières – qu’elles soient littéraires, linguistiques ou nationales – est une nécessité si l’on veut articuler correctement les préoccupations littéraires et politiques autochtones[5] », je solliciterai des éléments d’interdisciplinarité pour examiner des oeuvres littéraires et artistiques autochtones qui révèlent les liens étroits entre l’extraction des ressources dans le Nord et le colonialisme, en même temps qu’ils proposent une relation renouvelée au passé. Pour ce faire, je mettrai en dialogue le roman de Pésémapéo Bordeleau et l’oeuvre d’art public de Whiskeychan, lesquels partagent le développement hydroélectrique sur les rivières Eastmain et Rupert comme toile contextuelle. Inaugurée après l’inondation en 2008, Iiyiyiu-Iinuu crée un lieu de mémoire collectif au coeur de la zone de destruction. Ourse bleue, qui se déroule juste avant les inondations, met en scène une protagoniste à la recherche d’une résolution pour un parent défunt dont la dépouille n’a jamais été retrouvée en entier. J’analyserai la manière dont Iiyiyiu-Iinuu évoque le deuil d’une communauté hantée par des ancêtres millénaires, avant d’aborder le deuil personnel d’une femme qui communie avec les esprits de sa parenté dépeints dans Ourse bleue. Pour contextualiser les relations aux morts représentées par ces oeuvres, dans un premier temps, je me pencherai sur la façon dont la dépossession par l’hydro transforme non seulement un lieu de vie, mais aussi de mort, en effaçant les lieux où les familles se réunissent pour honorer leur parenté décédée.

Créer devant la nécropolitique de l’hydro

Dans une province où l’exploitation de la ressource hydroélectrique a forgé l’identité nationale, le territoire d’Eeyou Istchee constitue une zone de contact où se déploie le projet colonial. L’histoire de l’hydro dans la région illustre comment l’appropriation des ressources naturelles par l’industrie dépossède stratégiquement les Eeyouch de leur territoire. Ancrée dans le principe colonial de terra nullius, d’une terre qui n’appartient à personne, la première phase de l’entreprise industrielle d’occupation des grandes rivières de la Baie James, qui débute avec la construction du complexe La Grande en 1972, se fait sans chercher à signer un accord avec les Premières Nations[6]. Pour Caroline Desbiens, qui analyse les aspirations nationales québécoises de la première phase du développement dans Puissance nord. Territoire, identité et culture de l’hydroélectricité au Québec, l’eau est passée de ressource naturelle à ressource nationale. Elle est donc devenue un artéfact culturel, « un symbole de l’identité québécoise », dont l’« appropriation coïncidait avec une importante période de décolonisation. La nature, le Nord et la nation ont ainsi été regroupés dans cet artéfact afin de construire une image du territoire du Québec[7] ». De cette manière, la décolonisation du Québec s’est faite en s’emparant du territoire des Eeyouch : la souveraineté économique de la province s’est bâtie sur une forme d’impérialisme que je propose d’appeler « l’hydrocolonialisme », à savoir le processus par lequel l’État colonial exerce son contrôle sur les peuples autochtones en exploitant les rivières, artères vitales des territoires autochtones[8].

Ce processus utilise une logique paradoxale selon laquelle les populations autochtones qui vivent près de la source d’énergie sont les plus susceptibles d’être déplacées et dépossédées du territoire, tout en ne tirant que peu des bénéfices du projet[9]. Ceci correspond à la description que donne Dalie Giroux du fonctionnement de « la civilisation du colonisateur » comme étant « précisément celle de la destruction des sources et des lieux de vie[10] ». Sous l’ombre de l’industrie hydroélectrique et son infrastructure, le territoire eeyou, en tant que source et lieu de vie, devient méconnaissable. À titre d’exemple, les multiples phases du mégaprojet de la Baie James ont inondé plus de 13 000 kilomètres carrés du territoire des Eeyouch, transformant des territoires de chasse et de trappe ancestraux en réservoirs massifs[11]. Les réservoirs, décrits par Hydro-Québec comme « de véritables mers intérieures », permettent à la société d’État de répondre aux demandes d’électricité d’une population qui vit loin de la source d’énergie[12]. Ce processus de stockage d’une ressource transforme la terre en marchandise et incarne, pour reprendre les mots de Giroux, « la prétention à la maîtrise du territoire national qui est associée à [un] mode de vie – extractiviste, privatif, fondé sur l’accumulation[13] ». De fait, les inondations nécessaires à la création de réservoirs comme ceux du projet Eastmain-Rupert illustrent la manière dont l’extraction des ressources au xxie siècle continue d’être alimentée par des processus coloniaux qui transforment les terres ancestrales et effacent les peuples autochtones. Dans ce contexte, la disparition des corps autochtones du territoire par des moyens tels que la noyade des sépultures sous les eaux de crue participe à cet effacement.

Le traitement réservé aux corps autochtones, dont ceux des défunts, s’est imposé aux yeux du public canadien au printemps et à l’été 2021, alors que plusieurs sites où gisent les dépouilles d’enfants décédés ont été identifiés sur les lieux d’anciens pensionnats autochtones à travers le Canada. À mon avis, l’accumulation des morts dans ces circonstances troublantes lève le voile sur le projet nécropolitique du colonialisme. Formulée par Achille Mbembe depuis une perspective postcoloniale globale, la nécropolitique correspond à la manière dont l’État colonial exprime sa souveraineté en mobilisant « le pouvoir et la capacité de dire qui pourra vivre et qui doit mourir. Faire mourir ou laisser vivre constitue donc les limites de la souveraineté, ses principaux attributs. Être souverain c’est exercer son contrôle sur la mortalité et définir la vie comme le déploiement et la manifestation du pouvoir[14] ». Pour Mbembe, la mort et les morts sont inscrits dans « l’ordre du pouvoir[15] ». Ce point est renforcé par Billy-Ray Belcourt, écrivain cri de la nation Driftpile, qui redéploie la nécropolitique dans le contexte canadien pour décrire l’inégalité de la mort sous le colonialisme : « La mort n’est pas équitablement répartie lorsque les mondes de l’empire sont marqués par des poches toxiques de la vie minoritaire qui sont invivables[16] ». Or, le cas de l’inondation des sépultures dans les bassins versants de l’Eastmain et de la Rupert illustre le fait que, même après la mort, l’État (ici la société d’État) trouve des moyens de gérer et de déterminer ce qu’il advient des corps autochtones. Même après la mort, la vie autochtone n’échappe pas à l’ingérence coloniale.

Si l’hydrocolonialisme détruit des lieux de vie dans un geste nécropolitique, la décolonisation lutte contre la pulsion de mort coloniale. Selon Eve Tuck (Unangax) et C. Ree, « [l]a décolonisation doit signifier qu’il faut s’occuper des fantômes et mettre fin au déni généralisé de la violence qui leur a été faite[17] ». Dans la littérature autochtone contemporaine, la représentation des morts et des spectres chez plusieurs écrivain·e·s est une façon de « s’occuper des fantômes » ; pensons, par exemple, aux recueils de poésie Blue Marrow de Louise Halfe (Crie), Singing Home the Bones de Gregory Scofield (Métis) et Walking with Ghosts de Qwo-Li Driskill (Cherokee). Ces oeuvres mettent en récit les absents, les font parler et dialoguer, afin de donner une présence aux ancêtres disparus sous les effets du colonialisme et de ses séquelles. Warren Cariou (Meadow Lake Métis) souligne plusieurs autres fonctions transformatrices des défunts dans la littérature autochtone. D’après lui, écouter les histoires et les leçons des ancêtres permet de récupérer un savoir au-delà du savoir rationnel afin de donner un sens au passé et la restitution de ce savoir peut permettre au sujet vivant de renouveler sa connexion culturelle[18]. De plus, toujours selon Cariou, les figures des morts et des spectres en appellent à la justice : « Tandis que plusieurs de ces esprits semblent confronter les transgressions du passé colonial, ils font habituellement cela dans le cadre d’un appel à un redressement ou à une transformation quelconque dans le présent[19]. » La prise en compte des spectres peut donc inciter à un changement radical, une transformation décoloniale, en interrompant la continuité du statu quo entre le passé, le présent et le futur.

Dans les deux oeuvres que j’analyse au fil des pages suivantes, l’une visuelle, l’autre littéraire, les morts évoquent un souvenir important du passé, mais interviennent également dans le présent à la recherche d’un avenir plus juste. Face au geste nécropolitique de l’industrie qui s’approprie les lieux de la vie et de la mort eeyouch, la représentation des spectres de l’hydro chez Whiskeychan et Pésémapéo Bordeleau permet d’approfondir les liens de parenté et de creuser les histoires qu’ils symbolisent.

Lieu de deuil/deuil d’un lieu

Conçue par Tim Whiskeychan, artiste multidisciplinaire de Waskaganish, et réalisée par le sculpteur Robert Nepveu, Iiyiyiu-Iinuu représente un lieu collectif de souvenir pour les nombreuses familles ayant perdu des sépultures lors de l’inondation de leurs territoires de chasse. L’oeuvre, par sa simple présence, évoque le passage de l’hydro et la cicatrice que le développement aura laissée dans le paysage et dans le tissu social. Le titre, l’orthographe du nom « Eeyou » en dialecte cri du sud, rend hommage aux premiers habitants de la région. Une plaque explicative trilingue (en cri, français et anglais), située à proximité de la sculpture, présente l’oeuvre comme un monument aux morts et une tombe collective pour un groupe nombreux de décédé·e·s. Dessous l’entête « [h]onorés pour toujours dans nos souvenirs[20] », un court texte décrit la raison d’être de l’oeuvre : « Sous les eaux du réservoir Eastmain 1 gisent les terres et les traces de pas de nos ancêtres. Pendant des siècles, ils parcoururent les rives de l’Eastmain, sur les terres, les rivières et les lacs avoisinants ; leur courage, leur détermination et leurs sacrifices continuent de nous inspirer » (SV, p. 66). Les paroles d’un Aîné d’Eastmain, Harry Moses, sont également reproduites sur la plaque, dédiant l’oeuvre aux : « ainés d’il y a longtemps, vous qui avez vécu en ce lieu, ceci est pour vous qui dormez sur cette terre » (SV, p. 66). Enfin, une liste de noms des « personnes dont les restes reposent sous les eaux du réservoir Eastmain 1 », ainsi que la mention de « tous les Iiyiyiu/Iinuu inconnus inhumés en ces lieux depuis des millénaires » (SV, p. 66) y apparaissent. Ensemble, les éléments sur la plaque – l’explication de l’inondation des sépultures, la dédicace aux Aîné·e·s et à leur mode de vie, l’inscription de noms d’individus et la référence au collectif – insufflent à la sculpture des caractéristiques d’une oeuvre commémorative. Par conséquent, la sculpture remplace les stèles funéraires submergées et vient suppléer au manque réel de sépultures, en créant un espace nouveau autour duquel se rassembler. Face à l’effacement physique, la sculpture crée donc un lieu concret de souvenirs, qui permet aux familles de nourrir des relations immatérielles avec leur parenté décédée.

La forme de la sculpture et les matériaux utilisés sont aussi chargés de sens. Composée d’un ensemble de panneaux métalliques disposés en cercle, Iiyiyiu-Iinuu évoque un abri ou le rassemblement d’un groupe. Les panneaux sont ancrés au sol par des poteaux en acier enracinés dans une base en béton, évoquant la solidité des liens des Eeyouch avec la terre. Les panneaux sont gravés avec des images du paysage (la rivière, la forêt, le soleil) et des objets des lieux (les outils en pierres taillées, la poterie, les foyers). Ces images sont des signes de l’occupation millénaire et du lien entre les habitants humains et autres qu’humains (les Aîné·e·s, les jeunes, les animaux). Des images de tombes marquées par des croix sont également gravées dans le métal, illustrant ce que la sculpture symbolise dans son sens le plus fondamental. L’espace négatif des gravures laisse passer la lumière au travers des images, de même que le vent, la couleur du ciel, bref, chaque changement du temps, mettant l’oeuvre en relation avec son environnement. Elle est rendue vivante par son iconographie, à la fois dans les images de la vie qui sont représentées sur les panneaux et par la façon dont les images interagissent avec le lieu d’exposition. Alors que l’oeuvre est en mutation continuelle dépendamment du temps, elle est également très solide, grâce aux matériaux – l’acier et le béton. La solidité et la grande échelle de l’oeuvre répondent, dans une certaine mesure, aux centrales hydroélectriques dont l’infrastructure massive (également en acier et béton) est un symbole de la technocratie coloniale qui se profile sur le territoire eeyou. Dans son étude sur la « violence lente » faite aux communautés déplacées et marginalisées par l’extraction des ressources naturelles, Rob Nixon soutient que les barrages des mégaprojets, en tant qu’« affirmations hautement visibles [et] spectaculaires » sont, « au-delà de toute utilité possible[,] une sorte de performance artistique nationale[21] ». L’infrastructure massive des barrages en Eeyou Istchee évoque l’emprise du Québec sur le Nord et la transformation de ressources naturelles en ressources nationales[22]. Dans de telles circonstances, la présence d’une sculpture permanente au coeur de la zone inondée produit un contre-spectacle au monumentalisme de l’industrie emblématique du nationalisme québécois. De fait, la sculpture s’érige en monument alternatif : en dépeignant la diversité de la vie sur la rivière, la sculpture montre que la terre est remplie de relations, et que de voir la nature comme ressource est en soi une vision coloniale.

Ainsi, l’efficacité symbolique de l’oeuvre tient de son emplacement particulier. S’érigeant en amont de l’immense réservoir Eastmain 1, elle interpelle directement la transformation causée par l’industrie hydroélectrique. C’est d’ailleurs ce que dit Walter Jolly, maître de trappe eeyou, à propos de l’oeuvre commémorative pour le site de la Rupert, conçue également par Whiskeychan. D’après Jolly, « [d]’ici on peut voir toute l’histoire[23] » ; en effet, cette oeuvre surplombe encore plus d’infrastructures industrielles, incluant le réservoir, le barrage et un tronçon de la rivière détournée. Alors que Iiyiyiu-Iinuu offre, elle aussi, une vue sur le territoire transformé par l’hydro, les illustrations réalistes sur les panneaux montrent qu’il ne s’agit pas seulement d’un témoignage de l’expropriation, mais aussi d’un hommage à la terre et à un mode de vie, qui doivent également être « honorés pour toujours dans nos souvenirs » (SV, p. 66). À vrai dire, l’oeuvre révèle que faire le deuil des morts dans la zone de contact coloniale, c’est aussi faire le deuil d’un mode de vie disparu. La perte d’une façon de connaître et d’utiliser le territoire et l’enlèvement des facettes du territoire qui maintiennent la vie s’apparentent à un « déplacement sur place » tel que décrit par Nixon, à savoir lorsqu’un territoire bien-aimé perd les repères affectifs qui l’avaient rendu habitable[24]. De la sorte, le monument aux morts crée un lieu où se cristallisent non seulement le souvenir de l’inondation, mais aussi celui de la vie avant cet événement. En tant qu’objet d’art à grande échelle, placé sur un territoire significatif, Iiyiyiu-Iinuu s’érige en instrument qui investit ce lieu particulier d’un certain symbolisme. Ainsi, l’oeuvre parvient à enraciner « la mémoire dans l’espace, dans [un lieu] par [lequel] se tissent les appartenances et les identités[25] ». Elle affirme l’appartenance des Eeyouch à la terre et souligne que les ancêtres font partie de la mémoire d’Eeyou Istchee. Si elle devient l’emblème d’une réalité sociale, elle relie également le savoir de ce passé à la voie à suivre pour les générations futures d’Eeyouch.

Bien que les communautés touchées aient eu le pouvoir décisionnel pour déterminer la forme que prendrait la commémoration, le monument a été subventionné par un fonds pour l’héritage culturel négocié dans le cadre de la « Paix des Braves », l’accord qui a entériné la construction du projet sur les rivières Eastmain et Rupert[26]. Hydro-Québec a affiché des vidéos des cérémonies d’inauguration sur Hydlo et compagnie [sic], dans son site web consacré au projet Eastmain-1-A/Sarcelle/Rupert[27]. En cooptant l’oeuvre, la société d’État peut revendiquer la responsabilité corporative et une stratégie de pédagogie publique. Cela ressemble à la dynamique de pouvoir mise en place par une institution de l’État lorsqu’elle commandite une oeuvre d’art en contexte autochtone : dans un geste visant à « redonner la voix » à un groupe marginalisé à travers la production artistique, l’institution s’attend en retour à ce que l’artiste autochtone éduque un public majoritairement allochtone, plaçant ainsi le « fardeau pédagogique » sur l’artiste[28]. Cependant, alors que les oeuvres d’art public commanditées sont souvent placées dans des endroits de grande visibilité, telles que les zones urbaines, Iiyiyiu-Iinuu n’est pas un mémorial destiné à conscientiser le public sur les conséquences sociales du développement hydroélectrique. L’oeuvre se trouve en territoire eeyou, loin du regard de la majorité de la population québécoise. Elle est donc protégée d’un certain regard voyeuriste porté sur la douleur autochtone, que David Garneau (Métis) résume de la façon suivante : « L’attitude coloniale se caractérise non seulement par la scoptophilie, une pulsion de regarder, mais aussi par un besoin de pénétrer, de traverser, de connaître, de traduire, de posséder et d’exploiter[29]. » Iiyiyiu-Iinuu résiste à ce regard, dans la mesure où il est dirigé vers l’intérieur, vers les membres des familles qui ont perdu les lieux de sépulture de leur parenté dans les inondations. De cette façon, le deuil de la communauté, sa douleur privée, est inaccessible au grand public.

Dans un contexte où l’hydrocolonialisme se poursuit, la résolution recherchée par l’inauguration du monument commémoratif ne semble être que partielle. Dans La nouvelle Rupert, un chasseur eeyou déclare ne pas pouvoir dormir la nuit, ne sachant pas si l’eau pénètre ou non dans les tombes de ses ancêtres[30]. Hanté par l’événement, son chagrin rappelle la manière dont la logique de marchandisation de l’extraction des ressources « dissocie la blessure des formes structurées d’inégalité[31] ». Les Eeyouch ont participé au processus décisionnel qui a mené à la construction d’Iiyiyiu-Iinuu, tout comme ils ont participé à l’accord de la « Paix des Braves ». Cependant, les coûts élevés de la perte de vastes parties du territoire, des lieux de repos de proches décédés et d’un mode de vie millénaire se convertissent difficilement en une somme de compensation. Certaines choses ne sont pas fongibles ; le transfert d’argent ou l’inauguration d’une oeuvre d’art publique ne parviennent pas à enterrer ces morts et ce qu’ils symbolisent.

Prendre soin des esprits et des histoires

Iiyiyiu-Iinuu et Ourse bleue se croisent sur la page par une allusion à la sculpture qui traverse le roman[32]. Dans un chapitre intitulé « Le projet Nadoshtin. Septembre 2004 », Victoria, la protagoniste, est invitée à la rivière Eastmain pour participer à un projet de « l’équipe du programme Héritage Culturel [qui] veut créer un site pour conserver la “mémoire” des rivières Eastmain et Rupert. Il s’agirait d’une oeuvre d’art autour de laquelle les Cris pourraient se rassembler dans l’avenir » (OB, p. 134). Lorsque Victoria va sur place, afin de « [s’]imprégner de l’esprit des lieux » (OB, p. 134), elle jette les bases d’une oeuvre : elle « pren[d] des notes et dessine des croquis dans [s]on cahier rouge […] La première partie de [s]on travail s’achève, la création et l’écriture viendront plus tard » (OB, p. 183). Cette expérience est basée sur celle de l’autrice et constitue l’un des nombreux moments où le roman brouille la frontière entre fiction et réalité. Pésémapéo Bordeleau, dont la carrière d’artiste visuelle s’étend sur plus de quarante ans, a finalement choisi une oeuvre littéraire, Ourse bleue, comme moyen de commémorer ses proches disparus dans les inondations[33]. Tandis que la sculpture de Whiskeychan constitue un témoignage physique du passage de l’hydro en Eeyou Istchee, le roman produit un « témoignage fictionnel » au sens où l’entend la chercheuse algonquienne Michelle Coupal. Selon elle, les écrivain·e·s autochtones adoptent ce genre littéraire afin de « témoigner des complexités, des ambivalences et des contradictions de [leurs] expériences et de leurs héritages dans une stratégie imaginative pour dire la vérité d’une manière que les [systèmes] factuels ne permettraient pas[34] ». Pésémapéo Bordeleau accentue l’effet de réel dans le roman, en intégrant non seulement un certain nombre d’éléments biographiques, mais également en faisant allusion à des dates, noms de lieux et ententes politiques. Le texte devient donc le lieu propice pour documenter sa propre expérience vécue en Eeyou Istchee avant les inondations causées par le projet Eastmain-Rupert.

À travers la voix de la narratrice, le roman transmet une critique explicite de la dernière phase de développement hydroélectrique. Victoria remarque l’inégalité du projet : alors que les familles eeyouch doivent faire un « nouveau deuil » (OB, p. 133) face à la disparition des sépultures, l’énergie générée sera « [p]our le bien-être de la majorité blanche et des Américains qui ne manqueront sûrement pas de faire des offres d’achat sur les surplus d’électricité de la province » (OB, p. 133). Plus spécifiquement, Victoria se préoccupe de la façon de rendre justice aux morts, car tôt dans son voyage, elle observe que les histoires de sa parenté décédée s’imbriquent dans l’histoire industrielle de la région. Lors de sa première escale à la ville minière de Matagami, elle se rappelle :

Avant la construction de la ville […], il s’agissait du territoire de trappe d’un cousin de ma mère Jos Domind, de sa femme Allaisy et de leurs nombreux enfants. Avant la Convention de la baie James. Simplement, les arbres furent coupés et les fondations, creusées. Une réserve algonquine, plus au sud, accueillit Jos et Allaisy. Plus de trappe, ni de chasse. Ils ont vieilli

OB, p. 18

Avant qu’il n’y ait un accord signé avec le gouvernement québécois, l’expropriation de la parenté de Victoria et son déplacement dans une réserve se sont faits abruptement et son mode de vie a changé rapidement, ce qu’évoquent les phrases raccourcies qui concluent la description du lieu. Les arbres « coupés » et les fondations « creusées » produisent une allitération qui met l’accent sur la violence de l’enlèvement de la famille Domind et la manière dont elle est remplacée pour ouvrir la voie à l’installation de la ville. À l’arrivée de Victoria, des rumeurs circulent dans les journaux régionaux que « Matagami se meurt » (OB, p. 18) : la mine est fermée et les compagnies forestières trouvent la forêt de plus en plus rétrécie. Elle sent pourtant dans cette quasi-ville fantôme, que « [l’]esprit de Jos et d’Allaisy marche encore ce territoire étendu, comme les racines de leurs parents et grands-parents. Quarante ans passent et les nouveaux habitants tremblent pour leurs frêles assises. Ils espèrent une mine de diamants » (OB, p. 18). Dans le regard que pose Victoria sur Matagami, deux morts hantent le lieu : la « mort » de la ville industrielle et celle de sa parenté. Dans sa description, les ruines de l’industrie constituent une source d’angoisse pour la population périphérique de Matagami. À cet égard, dans son étude des représentations littéraires de l’industrie minière, Isabelle Kirouac Massicotte souligne que « la naissance de villages et de villes mono-industriels contient en germe la disparition de ces lieux particulièrement précaires […]. Les villes minières fantômes, avec leurs traces et leurs restes, s’apparentent d’une certaine manière à un chapelet de stèles funéraires qui matérialisent l’éphémère et la fragilité des frontier towns, une fois la frontier consommée jusqu’au bout[35] ». La temporalité de l’industrie est donc éphémère et la « mort » de la ville, entraînée par l’épuisement des ressources, signale une fin définitive. Ce cycle d’exploitation-épuisement des ressources est au coeur de la dépossession territoriale. Toutefois, dans la description qu’en donne Victoria, l’occupation du territoire par sa parenté eeyou semble aller au-delà de la mort. Ses proches ayant été chassés de force de leur vivant pour que l’industrie puisse s’emparer d’un territoire où ériger une ville, les esprits revendiquent leurs racines après la mort.

La parenté décédée de Victoria qui « marche encore ce territoire » dans l’ombre du développement industriel fait écho à la conceptualisation de l’hantologie par Cariou, qui avance que les spectres autochtones « hantent le projet même du colonialisme qui a déplacé les peuples autochtones de leur territoire[36] ». Cariou note que dans la littérature canadienne allochtone, les fantômes des Premiers Peuples sont associés à une angoisse coloniale face à l’habitation d’un territoire qu’on s’imagine vide. Ces fantômes remettent en question la légitimité de l’appartenance à un territoire acquis par le vol. Tuck et Ree renchérissent sur ce propos, en expliquant que les spectres « font s’effondrer le temps, rendant le passé fondateur de l’empire impossible à effacer du présent national. Ils sont une source de malaise persistant[37] ». Ainsi, les esprits de Jos et Allaisy interrompent les modes de temporalité linéaires et coloniaux : en portant avec eux l’injustice de leur expropriation dans le moment présent, ils déstabilisent la certitude des colonisateur·trice·s, c’est-à‑dire les attentes profondément ancrées dans l’esprit des allochtones quant à leur droit à la terre[38].

Or, pour Victoria, sa relation avec les morts et la terre est personnelle et relationnelle. L’Eeyou Istchee de Victoria est habité par de nombreux esprits qui lui rendent visite la nuit dans ses rêves, le jour dans ses rêveries, ou lorsqu’elle fait des cérémonies sur les lieux. Si son voyage la mène sur un parcours de guérison et de reconnexion au territoire et à la famille élargie, il est à parts égales un voyage à travers le deuil, car la mort n’est jamais loin de ses pensées et de son expérience. D’ailleurs, elle vit une perte lors du voyage lui-même, lorsque son conjoint, qui l’accompagne dans la première partie de l’aventure, meurt dans un accident de la route (OB, p. 123). Tout au long du chemin, elle fait le deuil de plusieurs proches ; elle confie qu’elle est « si fatiguée de cette mort qui, victorieuse à chaque fois, rafle ceux [qu’elle] aime » (OB, p. 139). La mort semble rôder autour de la narratrice, ce qui devient évident lorsqu’elle nomme ses proches défunts dans une longue liste : « Je pleure pour koukoume Louisa, Clarence, Jimmy, maman, Sibi, Daniel » (OB, p. 167). De plus, les souvenirs de certaines personnes sont liés aux lieux qu’elle visite. Par exemple, en s’arrêtant à Rapides-des-Cèdres, lieu de sa naissance, elle est accablée par des images de sa mère. Elle se remet néanmoins de son chagrin :

Cette soudaine montée de sang au souvenir de ma mère me secoue. Je suis dans un état second et les eaux tourbillonnantes de la rivière m’attirent. Je me lève d’un bond, remonte la pente à la course et me jette sur le siège de l’auto. Je choisis un disque compact de musique country afin d’alléger mon humeur, et chante à tue-tête en chassant la pensée de mon deuil. Je suis vivante ! La mort peut bien attendre, malgré la douleur des brûlures au quatrième degré

OB, p. 156

Ce passage illustre la force avec laquelle la protagoniste surmonte la perte : tout en confrontant des souvenirs pénibles, elle embrasse à nouveau la vie. C’est l’eau mouvementée de la rivière qui lui donne l’énergie de lutter contre le désespoir, puisque quand elle s’extrait de sa tristesse, elle devient entièrement réanimée : elle court, chante et se déclare vivante. Si la rivière possède la capacité de revigorer la protagoniste, de l’allumer de vie, l’asservissement dont elle fait l’objet pour le projet hydroélectrique heurtera sa force vitale. À cet effet, dans un autre moment sur les berges de la Rupert, Victoria observe attentivement la rivière : « Ses eaux tourbillonnantes butent avec force contre les masses de pierre couchées en son lit qui bloquent leur élan depuis des siècles. Cette énergie sera domptée, harnachée, transformée en confort de chaumières » (OB, p. 41). Le contraste entre le pouvoir brut décrit dans la première phrase et sa conversion en marchandise, dans la deuxième, illustre le choc occasionné par la réorientation de l’énergie du courant d’eau. Dans les deux extraits cités, l’auteure évoque la nature « tourbillonnante » de l’eau, mettant l’accent sur la force naturelle de l’eau. Cela correspond à l’explication du chercheur ithinew (cri) Jeremie Caribou à propos des voies navigables qu’il décrit comme étant « lien vital et lignes de vie de [s]on peuple[39] ». Quand celles-ci ne peuvent plus jouer leur rôle comme source de vie, les personnes qui les côtoient seront davantage entourées par la mort.

Alors que Victoria vit la perte de ses proches de façon très personnelle, la mort de son grand-oncle George requiert un processus de deuil collectif. L’histoire de celui-ci, disparu sur son terrain de chasse au début des années 1950, lui a été transmise dès l’enfance par sa mère et sa grand-mère : « Racontée par elles, sa disparition au cours d’une randonnée de trappe devint mythique » (OB, p. 35). Sa mort est irrésolue, « un drame encore vif » (OB, p. 37) pour sa famille, car les ossements n’ont jamais été retrouvés en entier. Devenue matière à légendes, la disparition de George participe à la construction de la mémoire collective de sa famille. Ainsi, l’histoire des ossements manquants relie les membres de sa famille en produisant un récit commun, en même temps qu’elle resserre les liens de sa parenté au territoire d’Eeyou Istchee, en confirmant leurs racines dans le lieu. La dépouille de l’oncle George est aussi liée à la présence de l’industrie en sol eeyou, car au printemps 1970, une partie de son corps a été retrouvée par « des prospecteurs blancs à la recherche de minerai [qui] ont déterré des ossements au cours de leurs fouilles. Avec une surprise mêlée d’horreur, ils réalisèrent qu’il s’agissait d’un tibia et d’un pied humains » (OB, p. 43). Tout comme les esprits de la famille Domind qui marchent le territoire où se trouve Matagami, les ossements dérangés par les prospecteurs font appel à un redressement. Comme l’observe Joëlle Papillon, « le corps des morts est brisé et dispersé ; il doit être réparé par la réunification des restes afin de réinstaurer la paix[40] ». Le besoin de retrouver la dépouille et d’unir les parties du corps transforme le voyage de retour de Victoria en quête de rapatriement.

Le succès de sa quête est toutefois menacé en raison de la création des nouveaux barrages hydroélectriques, ce qu’elle apprend d’un cousin qui lui explique : « Nous n’avons pas de temps à perdre, ce territoire sera bientôt inondé par les barrages d’Hydro-Québec. La Rupert sera détournée. Après, elle risque d’être difficile à naviguer » (OB, p. 76). L’inondation submergera le corps de son ancêtre, effaçant du même coup l’histoire familiale de Victoria. Au sens figuré, l’industrie consommera les ossements pour produire de l’énergie afin de desservir la population du sud du Québec. Les restes seront transformés en marchandises qui alimenteront des circuits électriques de pouvoir. Cette métamorphose troublante rappelle le roman Pilleurs de rêves[41], de Cherie Dimaline (Métisse), dans lequel les rêves des personnages autochtones sont extraits de leurs os pour assurer la survie des colonisateur·trice·s, dans une analogie qui transforme les corps autochtones en marchandises desquelles peuvent être extraites des ressources. Dans le roman de Dimaline, les rêves sont des sources profondes de connexion culturelle. Il est donc révélateur que la protagoniste d’Ourse bleue utilise ses rêves pour refuser la marchandisation des restes de ses ancêtres face au désir de la société d’État de les consommer. À travers ses rêves et ses visions, Victoria acquiert des connaissances sur la spiritualité et les traditions eeyouch, et s’enracine dans le territoire. Ses rêves sont également sa façon de communiquer avec l’esprit de l’oncle George. En fait, un Aîné explique à Victoria qu’elle a le « pouvoir de la vision » et qu’il est maintenant « le moment [d’]honorer » son « contrat spirituel » (OB, p. 84) avec le spectre de George. Bien que dans un premier temps, elle se méfie de cette communion avec le monde des esprits, notant que sa « pensée à la Sherlock Holmes [l]’empêchait de lire clairement le songe » (OB, p. 84), elle devient consciente que « les êtres humains morts et vivants ont besoin d’aide » (OB, p. 85) et qu’elle a une responsabilité envers ses proches – dont ceux décédés.

C’est justement grâce à ses rêves qu’elle parvient à visualiser l’endroit précis où gisent les restes de son grand-oncle. Dans le moment culminant du récit, Victoria remonte la rivière Rupert en bateau, accompagnée par ses deux frères, son cousin et un guide. Lorsque le groupe arrive à l’endroit qui lui est apparu en rêve, elle se demande « dans quel état sera ce squelette après plus de cinquante ans. Peut-être reviendrons-nous avec des morceaux qui tiendront dans nos mains » (OB, p. 192). Alors que la narratrice se préoccupe de la matérialité du corps en décomposition, elle souhaite aider le spectre à passer au monde des esprits. La nuit, elle rêve de George et voit en toute clarté ses derniers moments. En s’adressant à son parent mort, elle dit : « Noumoushoum George, je suis venue à toi comme tu me l’as demandé. […] tu peux partir maintenant » (OB, p. 191). Le spectre n’est pas inaccessible à l’interpellation de l’énonciatrice, car suite à son injonction, « [u]ne forme noire s’élève du sol, hésite un instant puis, éclaboussée par la lumière, elle s’y dissout » (OB, p. 191). La spiritualité et la matérialité s’unissent puisque le lendemain, Victoria et son entourage découvrent les ossements du grand-oncle et « voient apparaître une forme allongée, jaunâtre, striée de moisissure verte, qui se casse sous l’impact des racines libérées qui l’emprisonnaient » (OB, p. 192). Lorsque le corps dispersé du défunt est réparé, voire « libér[é] », la protagoniste accomplit une guérison – elle aide son ancêtre à trouver le repos, offrant ainsi la quiétude à sa famille. Avec la résolution de sa quête, Victoria assume sa responsabilité de prendre soin de ses défunts, dans une relation qui dépasse les frontières entre la vie et la mort et le passage du temps. La récupération des ossements lui permet non seulement de sauvegarder les restes physiques de son ancêtre avant qu’ils soient submergés, mais également de protéger son histoire familiale. Alors que dans Ourse bleue, les esprits eeyouch et les ossements eeyouch sont confrontés à l’extraction des ressources, sous l’ombre de l’hydro, Victoria conteste leur marchandisation et leur effacement.

La rivière, l’être cher

La mise en scène visuelle des spectres de l’hydro dans Iiyiyiu-Iinuu et leur mise en récit dans Ourse bleue mettent en évidence la recherche de façons de prendre soin des morts avant et après les inondations du territoire. Whiskeychan et Pésémapéo Bordeleau participent tous·te·s les deux à la lutte entreprise en Eeyou Istchee contre la force nécropolitique d’une industrie extractive. Si les lieux de sépultures disparaissent sous les eaux de crue, la représentation des relations à la parenté décédée dans les deux oeuvres refuse l’effacement des histoires personnelles et collectives causé par le développement hydroélectrique. Le monument aux morts montre qu’un lieu de perte peut aussi être un lieu de rétablissement de liens au territoire, de transmission de savoir et de création d’art. Au-delà du fait de symboliser l’héritage d’un événement douloureux, la sculpture porte la mémoire des générations qui ont vécu sur ce territoire. La protagoniste du roman, quant à elle, se montre responsable des mémoires de ceux et celles qui la précèdent sur le territoire, notamment en aidant un parent défunt à trouver le repos ; ce faisant, elle reconnaît pleinement l’importance des histoires de sa famille et du lieu. Ainsi, en « s’occup[ant] des fantômes », pour reprendre la formule de Tuck et Ree, les deux oeuvres répondent à l’appel à la justice des spectres, tout en préservant et en valorisant les histoires eeyouch qui remplissent l’Eeyou Istchee.

Vers la fin d’Ourse bleue, après avoir parcouru la longue route de la Baie James, Victoria se retrouve, enfin, sur les berges de la rivière Eastmain. Sa connaissance du développement hydroélectrique, qui l’accompagnait tout au long du chemin de façon plus ou moins abstraite, devient alors très concrète : « Je regarde de tout mon être, les rives de la Eastmain couronnées de forêts, pensant à leur noyade prochaine sous des milliers de mètres cubes d’eau. Une tristesse infinie m’accable » (OB, p. 183). Alors que le roman raconte son deuil familial et sa quête pour retrouver les ossements de son ancêtre, elle fera très prochainement le deuil de la rivière. C’est d’ailleurs le sentiment exprimé par l’Aîné Harry Moses dans le livret de l’exposition Souvenez-vous… et vous aurez une belle vie qui commémore l’héritage culturel des Eeyouch dans le bassin versant de la rivière Eastmain : « Ce qui se passe sur la rivière m’affecte réellement. Je suis attristé de perdre une chose pour laquelle j’avais une véritable passion. C’est comme perdre un être cher » (SV, p. 7). Si les courants d’eau sont des lieux et des sources de vie, fournissant ce dont dépendent les Eeyouch pour survivre, physiquement et culturellement, concevoir la rivière comme être cher indique qu’elle aussi se pense en termes de relation. Il faut donc inclure la rivière harnachée comme un des spectres de l’hydro parmi les autres, soit comme une des relations à continuer de soigner.