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En 2018, Elliot Ackerman, ancien officier de renseignement dans le Corps des Marines, vétéran d’Afghanistan et d’Irak, publie Waiting for Eden, un roman dont le titre renvoie doublement à la mort. D’une part, il fait référence à la pièce de Samuel Beckett, Waiting for Godot/En attendant Godot, laquelle laisse certes la place à de multiples interprétations – aussi incapables les unes que les autres de dire avec certitude qui est ce Godot ou même s’il existe –, mais rappelle en tout état de cause le caractère inexorable de la mort, dont tout homme sait qu’elle viendra quoiqu’il ignore à quel moment. D’autre part, la deuxième partie du titre – du moins en anglais – fait allusion au jardin d’Eden et donc au paradis, lecture renforcée par l’épigraphe placée à la fin du roman, à savoir les cinq derniers vers de l’épopée chrétienne de John Milton, Paradise Lost/Le Paradis perdu. Par-delà cette double intertextualité, le titre décrit aussi très précisément la situation dépeinte tout au long du roman puisque le narrateur à la première personne y raconte comment une certaine Mary et lui-même attendent la mort d’un troisième personnage portant le prénom d’Eden – d’où le titre (à mon sens contestable) de la version française, En attendant Eden, où non seulement l’ambiguïté disparaît, mais où le sens premier est privilégié aux dépens de la dimension métaphysique.

Si les deux personnages attendent la mort de celui qui est l’époux de l’une et l’ami de l’autre, c’est qu’il est plongé dans le coma après avoir été victime d’une explosion au Nord de l’Irak : « […] cette nuit-là, raconte le narrateur, dans la vallée du Hamrin, j’étais assis à côté d’Eden et j’eus plus de chance que lui lorsque notre Humvee roula sur une mine, nous tuant moi et tous les autres, le laissant, lui, tout juste survivant[1] ». Dès le premier paragraphe, le lecteur est ainsi confronté à une double expérience limite, celle du grand brûlé qui, après de nombreuses opérations, ne pèse plus que trente-et-un kilos et n’est plus en état de communiquer ses émotions, et celle de son compagnon d’armes, mort dans l’explosion, qui s’estime pour cette raison même plus heureux que lui et prend la parole pour raconter – pour raconter la mort de l’intérieur.

De manière presque surprenante, la première caractéristique de cette écriture de la guerre est sa retenue : le narrateur ne s’attarde pas sur la violence ni sur les souffrances qu’elle engendre. Avec le détachement que lui confère la mort, il se contente d’énoncer le fait sans s’arrêter sur l’instant (très bref) du trépas et souligne même dans le deuxième paragraphe son refus du sensationnel : « Je pourrais vous donner le catalogue de ses blessures, mais je ne le ferai pas. Pas parce que je pense que vous ne le supporteriez pas, mais parce que je ne pense pas que cela vous apprendrait beaucoup sur le genre d’état dans lequel il se trouve » (EE, p. 9). Plus loin dans le récit, il revient sur le moment de l’explosion fatale, mais fait à nouveau preuve de la même concision : « Le jour où il a brûlé, c’est cette odeur que nous avons tous les deux sentie dans le camion, mêlée à celle du diesel, de nos cheveux et de nos corps. La mort avait l’odeur d’un sapin de Snoopy » (EE, p. 44).

Malgré l’extrême paradoxe de la situation narrative, ce n’est (bizarrement) pas la mort du narrateur lui-même qui constitue l’objet principal du récit, mais l’expérience limite du personnage plongé dans le coma. Ce constat n’est peut-être pas surprenant dans l’absolu (car que raconter si la mort signifie la négation du temps qui passe ?). Néanmoins, cette deuxième caractéristique mérite elle aussi d’être signalée : comme le titre le laisse entendre, le récit autothanatographique d’Ackerman n’offre aucune description de la vie éternelle ou même de l’au-delà. Sa finalité n’est pas théologique : le narrateur ne raconte pas depuis un quelconque paradis, mais se trouve de son propre aveu dans un état intermédiaire entre la vie et la mort. Ainsi explique-t-il dans le dernier chapitre :

Ces jours où Eden se réveilla eurent lieu il y a des années de cela. Depuis, je suis ici chaque jour, dans cet espace vide et blanc, à l’attendre, tout comme Mary l’attend. Nous nous demandons elle et moi ce qui se passera lorsque enfin il s’en ira. Peut-être passerai-je en un autre lieu où il n’y a pas d’attente et où tout est fini

EE, p. 149

Si la femme et l’ami d’Eden attendent tous les deux sa mort, et l’attendent comme une libération, leurs expectatives se révèlent très différentes. L’épouse, toujours en vie, vient lui rendre visite dans la chambre d’hôpital où il continue de végéter, car elle a refusé de le laisser partir, d’autoriser l’euthanasie, de lui donner la mort, même si elle sait qu’au bout du compte, la guerre finira par le tuer (EE, p. 21). Son ancien compagnon d’armes, au contraire, n’est plus de ce monde et attend sa mort de l’autre côté ou, plus exactement, dans ces limbes revisités qu’il décrit comme un espace d’une blancheur absolue. En fait, on comprend, une trentaine de pages avant la fin du roman, que le narrateur mort appartient à un rêve récurrent que fait le blessé comateux dans des moments de conscience dus à un AVC ayant restauré certaines facultés de son cerveau. Voici par exemple comment les deux amis commencent à discuter la première fois qu’ils se retrouvent en rêve, assis par terre, jambes croisées :

Je le regardais depuis tout ce temps, mais je ne l’avais jamais vu ici. Puis il demanda si je pensais qu’il allait mourir.
— Je n’en sais rien.
Puis il s’excusa pour rien de précis, il me dit juste qu’il était désolé. Je lui dis la même chose et de la même manière. Ce n’étaient pas des demandes de pardon réciproque – c’était une expression de regret, à l’égard du tour que les choses avaient pris.
— C’est comment, là où je vais ? demanda-t-il.
Il avait toujours été mon ami, alors je lui mentis encore.
— C’est mieux, dis-je.
Mais je n’en savais rien. Je suis depuis toujours dans ce lieu de blancheur, à l’attendre comme si ça avait été un acte de repentance

EE, p. 121

Ainsi que dans la plupart des romans autothanatographiques des dernières décennies[2], le narrateur mort n’est pas en mesure de donner la moindre information sur l’au-delà (qui d’ailleurs n’existe selon lui peut-être pas), car il n’est qu’une projection des vivants qui l’ont aimé. L’objectif du procédé narratif mis à l’oeuvre dans ces fictions n’est pas de prêcher une quelconque vision de la vie après la mort, mais d’apporter un éclairage différent sur l’existence terrestre. En l’occurrence, le roman d’Ackerman constitue l’exposé d’une longue agonie perçue de l’intérieur ; s’il révèle des réalités inaccessibles, c’est parce qu’il imagine les sensations d’un homme plongé dans le coma et à peu près incapable de communiquer avec le monde extérieur, sinon en claquant des dents. Le paradoxe de ce récit à la première personne n’est donc pas celui qu’on imagine quand le narrateur affirme, dans le premier paragraphe, qu’il a été tué par une mine ou qu’il précise, dans la description de leur première rencontre après l’explosion : « Alors même que j’étais mort, j’avais peur de dire n’importe quoi juste pour consoler un homme mourant et désespéré » (EE, p. 122). Le paradoxe n’en reste cependant pas moins fort dans la mesure où le récit feint de transcrire les pensées d’un homme privé de parole et incapable d’écrire.

Cette forme de « narration non naturelle » (pour reprendre une expression de Brian Richardson et Jan Alber[3]) ou de « narration impossible » (si l’on préfère la terminologie de Frances Fortier et Andrée Mercier[4]) n’est pas neuve ; Léon Tolstoï l’a consacrée dans les Récits de Sébastopol[5] (1855) et plus encore dans La mort d’Ivan Ilitch[6] (1886)[7]. Cependant, elle se distingue ici par l’emploi exclusif de la première personne, par laquelle elle se différencie non seulement du narrateur omniscient du roman réaliste, mais aussi du jeu formel sur les personnes grammaticales de la littérature postmoderne tel qu’on le trouve par exemple dans La mort d’Artemio Cruz[8] (1962) de Carlos Fuentes, où les pensées du personnage agonisant sont rendues alternativement par « JE », « TU » ou « IL », reflets d’une conscience qui se délite. Dans les conventions tacites du roman moderne, le savoir proprement absolu du narrateur extradiégétique légitimait implicitement le compte rendu des pensées secrètes et des sensations muettes d’un personnage. Le récit de l’agonie dans le roman moderne ne faisait alors que pousser à l’extrême les conventions du récit hétérodiégétique, tandis que le roman postmoderne exploitait quant à lui différentes focalisations sans remettre fondamentalement en cause ces mêmes principes.

La particularité du roman d’Ackerman ressort nettement quand on compare En attendant Eden avec un court roman de Philip Roth, paru en 2008, sous le titre Indignation. Les deux textes présentent de grandes similitudes puisque Roth imagine les pensées d’un jeune homme blessé à mort à coups de baïonnette pendant la guerre de Corée en mars 1952. Comme le narrateur d’Ackerman, son héros affirme à plusieurs reprises qu’il est mort et se trouve dans un lieu et un état intermédiaires :

On pourrait imaginer qu’à tout le moins, dans la mort, l’incertitude serait abolie. Mais dans la mesure où je n’ai pas la moindre idée de l’endroit où je suis, ni de la personne que je suis, ni du temps pendant lequel je dois rester dans cet état, l’incertitude semble être persistante. Ceci n’est pas, bien sûr, le paradis spacieux tel que l’imaginent les croyants, où nous autres honnêtes gens nous retrouvons tous ensemble, aussi heureux qu’on peut l’être parce que l’épée de la mort n’est plus suspendue au-dessus de nos têtes. Je signale au passage que j’ai de fortes raisons de soupçonner qu’ici aussi on peut mourir. On ne peut pas aller de l’avant, cela, en tout cas, est certain. Il n’y a pas de portes. Il n’y a pas de jours. Le seul sens possible (pour le moment ?), c’est de remonter vers le passé[9].

À la fin de l’ouvrage, le dispositif narratif se révèle toutefois très différent de celui d’En attendant Eden dans la mesure où le roman de Roth se termine par un chapitre intitulé « De l’autre côté » (« Out from under ») où un narrateur à la troisième personne prend le relais et replace le récit de l’agonie dans son contexte. On apprend alors que le soldat tombé pour la patrie n’était en réalité pas encore mort, mais plongé dans un coma artificiel : « Ici s’arrête la mémoire. Les syrettes après syrettes de morphine injectées dans son bras avaient plongé le soldat Messner dans un état prolongé d’inconscience profonde, sans toutefois supprimer ses processus mentaux » (I, p. 189). Le narrateur de Roth n’est donc pas dans la même situation que celui d’Ackerman, bel et bien mort sur le coup, mais dans celle d’Eden, enfermé dans son propre corps et attendant la mort. Par voie de conséquence, les modalités d’énonciation sont radicalement distinctes : le récit postmoderne de Roth est au bout du compte un récit « mimétique » (autre terme de Brian Richardson), c’est-à-dire un récit hétérodiégétique qui respecte en apparence les lois de la vraisemblance, alors que le roman d’Ackerman ne cherche pas « à repousser les limites du mimétique, mais plutôt à jouer avec les conventions mêmes de la mimésis[10] ». En effet, l’auteur ne s’y contente pas de donner la parole à un agonisant, selon le procédé inventé par Tolstoï, mais il confie la narration à un personnage imaginé par le mourant, c’est-à-dire un personnage doublement fictif.

Si dix ans seulement séparent Indignation et En attendant Eden, les deux romans appartiennent en vérité à deux époques différentes qu’il convient de bien discerner. Philip Roth, né en 1933, reste attaché à la tradition des réalistes du xixe siècle et des modernistes héritiers de Franz Kafka. Elliot Ackerman, né en 1980, rompt au contraire avec ce que Jean Bessière appelle « la tradition occidentale du roman[11] », qui inclut selon lui le roman réaliste, le roman moderne, le roman moderniste, le nouveau roman et le roman postmoderne. En attendant Eden correspond ainsi parfaitement aux « paradigmes du roman contemporain » que Bessière définit – entre autres à partir du roman de l’écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma, En attendant le vote des bêtes sauvages (1998) – en ces termes :

Un narrateur hétérodiégétique omniscient aurait tout aussi plausiblement assuré un récit qui est de plusieurs mondes. Importe ce que permet le statut de narrateur homodiégétique dans le roman : faire aller ce personnage narrateur, sans discontinuité des perceptions, sans heurts des croyances, selon une égalité précisément phénoménologique, d’un monde à l’autre, d’une croyance à l’autre, d’une expérience de la dictature à une autre. Il n’y a pas à souligner l’invraisemblable de ce dispositif – En attendant le vote des bêtes sauvages se sait, se choisit roman invraisemblable[12].

La comparaison entre Indignation et En attendant Eden constitue une nouvelle preuve qu’une rupture épistémologique s’est produite au tournant du xxe et du xxie siècle. Certes, comme Jan Alber le remarque dans un article consacré aux « voix de l’au-delà postmodernes », un grand nombre de romans ou pièces de théâtre de la fin du xxe siècle donnaient déjà la parole à des personnages morts[13]. On voit toutefois qu’un récit postmoderne comme celui de Roth fournit une justification pseudo-rationnelle au dispositif narratif permettant de connaître les pensées d’un être plongé dans le coma : même s’il n’est scientifiquement pas (encore ?) possible de décoder l’activité du cerveau, le narrateur à la troisième personne garantit par son intervention la vraisemblance de ce récit impossible en rétablissant l’ordre de la nature et, simultanément, l’ordre du langage :

Les tentatives des infirmiers pour étancher le sang du soldat Messner et le transfuser n’eurent finalement aucun résultat et le cerveau, les reins, les poumons, le coeur, tout cessa de fonctionner aux premières heures de l’aube du 31 mars 1952. Maintenant, il était bel et bien mort, de l’autre côté, affranchi une fois pour toutes des souvenirs provoqués par la morphine, victime de son ultime combat, le plus féroce et le plus horrifiant de tous

I, p. 226

Ackerman, en revanche, ne cherche aucunement à expliquer l’invraisemblance de son scénario. Rien dans son roman ne permet de deviner comment les pensées du mourant arrivent sur le papier ; il n’est pas même possible d’imaginer une « voix » intérieure puisque le narrateur va jusqu’à représenter graphiquement une grille que des formateurs de l’armée avaient dessinée sur un tableau noir (EE, p. 93). Le narrateur à la première personne a donc ici perdu toute consistance et contredit « l’anthropoïesis de l’individualité » que Bessière considère comme le propre du roman « moderne, moderniste, postmoderne[14] ». Il n’est plus conçu à l’image de Dieu ou de l’homme, il ne constitue pas le garant du récit au premier niveau narratologique, mais il est en quelque sorte une création du personnage principal qui se pense à travers lui dans une inversion du rapport de force traditionnel à l’oeuvre dans le récit. En cela, le dispositif narratif d’En attendant Eden illustre l’épuisement du postmodernisme constaté dès la fin des années 1990[15]. Il témoigne d’un autre rapport au monde et au langage, d’une autre époque de la littérature, que la dénomination « roman contemporain » ne suffira pas longtemps à désigner et qu’Alan Kirby propose d’appeler « digimodernisme[16] », un terme qui paraît à maints égards convaincant pour désigner l’époque à laquelle appartient le roman d’Ackerman.

Deux autres romans parus à peu près au même moment viennent corroborer cette hypothèse. Comme En attendant Eden, ils se servent tous les deux de la fiction autothanatographique pour raconter un conflit historique. Dans Attìa et la guerre des bossus[17], Isidoro Meli (né à Palerme en 1977) retrace sur un mode picaresque l’expédition des Mille au cours de laquelle Giuseppe Garibaldi débarque à Marsala le 11 mai 1860 dans le but de conquérir le royaume des Deux-Siciles aux mains des Bourbons et permettre la création du royaume d’Italie sous le gouvernement de Victor Emmanuel II. Dans Augustown[18], Kei Miller (né à Kingston en 1978) s’inspire quant à lui du mouvement politico-religieux mené par le prédicateur baptiste Alexander Bedward entre 1890 et 1921 pour décrire sur un mode onirique les tensions sociales en Jamaïque sous le gouvernement d’Edward Seagan dans les années 1980. Les similitudes sont nombreuses entre ces deux romans à priori issus d’horizons très différents – à commencer par le statut du narrateur à la première personne, annoncé dans l’un comme dans l’autre dès les premières pages. Dans l’un, le narrateur dit :

J’étais chanteur ambulant, puis je suis mort.
Mon nom est Nello, mais quand on est mort, le nom n’a plus d’importance ; vous pouvez donc m’appeler comme vous voulez

AG, p. 4[19]

Quant à l’autre, il commence par ces mots :

Tout d’abord, vous devez imaginer le ciel, bleu et sans nuage si vous voulez, ou bien l’étendue de la nuit d’un noir lumineux. Ensuite – et c’est le plus important –, vous devez vous imaginer vous-même à l’intérieur de ce ciel. Flottant à mes côtés. Avec en dessous de nous, le disque vert et bleu de la Terre

A, p. 3[20]

Comme ces deux citations suffisent à le montrer, les narrateurs s’adressent ici directement au lecteur dans une espèce de dialogue métaphysique, accentuant ainsi le rejet du narrateur omniscient, invisible et impersonnel de la tradition réaliste. Ils répèteront à plusieurs reprises au cours du récit qu’ils sont morts, et livrent l’un et l’autre une courte description de leur trépas – le premier dans un « Interlude personnel » entre les chapitres 4 et 5, la seconde à la toute fin du roman où le lecteur obtient la confirmation que le narrateur mort correspond au personnage féminin de Gina qui, dans ce regard rétrospectif sur sa propre vie, se désigne d’ailleurs à la troisième personne, marquant ainsi la rupture avec la conception d’un narrateur à l’image de Dieu, c’est-à-dire à l’image de l’homme :

Gina ? C’est la personne que je fus un jour. Je ne suis rien de tout cela – ni un astéroïde, ni une étoile, ni un ange. Je suis devenue quelque chose de différent. Je ne suis qu’un autre « Il était une fois », un autre « Cric, crac », un autre « Même si personne n’en parle », un autre homme invisible, à moins que ce ne soit une femme invisible, rien qu’une autre voix sans bouche, une autre conscience sans corps humain, une autre histoire diffusant sa lumière intermittente parmi les galaxies. Je flotte

A, p. 236[21]

Le parallèle est tout à fait frappant entre cette narratrice qui dit n’être qu’une voix sans bouche et le narrateur de Meli qui – bien qu’il évoque son ancien moi à la première personne – n’est pas à proprement parler l’auteur anonyme d’une chanson populaire mort en 1860[22], mais plus exactement la conscience, l’esprit, le moi (il est difficile d’en qualifier la nature) qui s’exprime à travers une ballade tombée dans l’oubli pendant environ cent cinquante ans avant d’être redécouverte à la bibliothèque de Castelbuono et remise au goût du jour par un groupe de musique pop au début du xxie siècle (voir AG, p. 159 et p. 296). En d’autres termes, la configuration narrative d’Attìa repose sur l’idée que le poète qui écrit pour immortaliser des héros s’immortalise lui-même en voulant immortaliser d’autres que lui[23].

Pour le dire autrement encore, Meli et Miller font tous les deux parler dans leurs romans respectifs la conscience collective (à moins que ce ne soit l’inconscient collectif) qui s’exprime dans les légendes populaires, et cela non de manière naïve, mais au contraire de façon revendicatrice. On lit par exemple sous la plume du premier :

L’unité de l’Italie, disent-ils, apporte avec elle la modernité. Je n’en suis pas sûr. Mais ce qui est certain, c’est qu’elle mine la confiance des hommes dans les croyances indigènes, dans les rites du passé. Mes autres camarades et disciples ont déjà fui, ou ils se sont adaptés aux temps présents et ont reporté leur intérêt sur autre chose. C’est l’époque de la science positive, à présent, et non de l’ésotérisme. Une époque d’un ennui mortel

AG, p. 298[24]

Le second, pour sa part, fait dire à sa narratrice :

Regardez, ce n’est pas du réalisme magique. Ce n’est pas une nouvelle histoire à propos d’insulaires superstitieux et de leurs croyances primitives. Non. Vous ne vous en sortirez pas aussi facilement. C’est une histoire au sujet de gens aussi réels que vous, et aussi réels que je l’étais avant de devenir une chose sans corps, flottant tout en haut dans le ciel. Vous pouvez aussi vous arrêter pour prendre en compte une question plus urgente ; pour vous demander non si vous croyez ou ne croyez pas en cette histoire, mais si cette histoire parle de ce genre de gens en qui vous n’avez jamais pris le temps de croire

A, p. 115[25]

Il s’agit donc pour les deux écrivains de proposer une autre version des événements historiques, d’écrire une autre histoire de leurs nations, de la lutte des classes et de la modernité en adoptant le point de vue des laissés-pour-compte, de contester par le biais de la fiction les prétendus bienfaits de la nation moderne. De fait, tandis que l’un insiste sur la polysémie du mot « storia[26] », l’autre oppose les « stories » à l’« history » :

Et en général, celles-ci ne sont pas ce que vous appelleriez « l’histoire ». Non. Ce sont juste des histoires des temps anciens – des choses qui n’ont jamais été couchées par écrit et qui vivent seulement dans les recoins de l’esprit des gens, des gens qui veulent à peine s’en souvenir et encore moins les raconter

A, p. 30[27]

Plus loin, la narratrice morte de Miller revient sur l’opposition entre les histoires écrites (venues de l’extérieur) et les histoires orales (issues de la culture locale) et souligne le tournant que représenta l’écriture journalistique, abolissant la frontière entre ces deux cultures pour proposer une lecture officielle (c’est-à-dire occidentale) de la vie indigène (A, p. 93). Son projet est précisément l’inverse de l’écriture journalistique : elle entend révéler la version populaire des affrontements entre les autorités et le peuple et, par ce biais, la continuité de l’oppression malgré l’accès de la Jamaïque à l’indépendance – tout comme le narrateur de Meli raconte l’évènement fondateur de l’unification italienne du point de vue du petit peuple :

« Excusez-moi, intervient Attìa. Mais il n’y a pas eu de référendum ? De plébiscite en faveur du roi ? »
Le roi et Garibaldi le regardèrent d’un air embarrassé.
« Vous voulez dire qu’il y a une astuce ? Qu’il n’y a eu aucun référendum ? »
Silence embarrassé. Puis…
« LA CRÉATION DE L’ITALIE VAUT BIEN UNE PETITE TROMPERIE », décréta Garibaldi

AG, p. 286[28]

Faire entendre la voix des victimes, des opprimés de l’histoire ne suppose pas seulement un recours ostensible au langage populaire, c’est-à-dire aux dialectes dont Meli et Miller usent tous les deux largement, mais aussi aux croyances populaires qui contredisent l’approche rationnelle des évènements historiques, c’est-à-dire notamment la croyance aux prophéties, à la magie et à la lévitation. Ainsi, le narrateur d’Attìa n’était-il pas de son vivant un simple chanteur ambulant, mais un chanteur ambulant doué d’un don divinatoire, capable de lire les pensées de ses interlocuteurs, connaissant le passé et l’avenir de ses contemporains (sauf précisément le passé du personnage principal, son ami Attìa, un inconnu prétendument victime d’amnésie dont le surnom signifie en sicilien « j’te parle »). Grâce à ce don, la chanson populaire composée à la gloire des quatre héros envoyés en Sardaigne pour enlever la maîtresse de Garibaldi et revenus en Sicile avec l’aide de « surbiles », c’est-à-dire de vampires appartenant aux légendes sardes, raconte les événements avant qu’ils se soient produits – le narrateur mort insiste lui-même sur le paradoxe (AG, p. 4) – et les rend célèbres dans toute l’Italie avant la fin de leurs aventures.

De même, le narrateur d’Augustown fait siennes les croyances autochtones et cautionne en particulier la lévitation du prédicateur Alexander Bedward qui se prenait pour une réincarnation de Jésus-Christ et qui, après avoir prédit son ascension, attendit dans un arbre, le 31 décembre 1920, d’être emporté vers le ciel sous les yeux de la foule. Contrairement aux articles de journaux qu’elle cite dans son récit, la narratrice de Miller prête foi à la légende du « prédicateur volant » que sa tante, elle-même douée d’un extraordinaire sens des catastrophes depuis qu’elle est devenue aveugle, affirme avoir vu voler de ses propres yeux. Mieux encore, elle se décrit elle-même comme un personnage des croyances populaires :

Tout en bas se trouve Augustown. 17° 59’ 0” nord, 76° 44’ 0” ouest. Blottie entre les flancs de deux collines dont l’une porte une cicatrice sur le visage – une cicatrice que beaucoup ont l’impression de sentir sur leur propre peau. Là, en bas, ils lèvent les yeux toutes les nuits pour me voir et imaginent qu’un jour je reviendrai, plus effroyable que jamais, avec des éclairs dans les mains, pour porter un jugement sur Babylone. Si seulement il en était ainsi ! Mais ce n’est pas le cas. Ce n’est pas le cas. Je suis simplement ici, en haut, nouvelle chose sans nom dans le ciel

A, p. 236-237[29]

Le roman de Miller, non moins que celui de Meli, intègre donc les croyances populaires au troisième degré. Il ne s’agit pas des légendes elles-mêmes, il ne s’agit pas non plus d’un récit postmoderne mêlant la magie à la réalité dans une forme particulière de fantastique ; il s’agit d’intégrer de manière autoréflexive d’anciennes formes de pensée et de discours – comme d’autres romans contemporains s’approprient les acquis de la physique moderne[30]. Le narrateur mort n’est plus une vision d’un personnage conçu comme un être vivant afin de garantir la vraisemblance du récit, mais une figure beaucoup plus complexe puisque c’est lui, en tant qu’être imaginaire, qui légitime le récit. Ces romans adoptent le changement de perspective vulgarisé, par exemple, dans le film d’Alejandro Amenábar Les Autres (2001), où l’intrigue est présentée du point de vue du personnage qu’interprète Nicole Kidman, c’est-à-dire du point de vue d’un fantôme. Si le narrateur mort de Meli apparaît au protagoniste Attìa au cours d’une hallucination due à une drogue (A, p. 116-118), il n’est pas en premier lieu une vision d’un personnage fictif, mais il est – comme on l’a dit plus haut – l’incarnation ou du moins l’image de l’esprit créateur qui habite la fiction dans la conscience collective aussi longtemps qu’on raconte l’histoire.

Pour conclure, les trois romans en question se ressemblent donc non seulement en ce qu’ils se servent du procédé du narrateur mort pour dépeindre des affrontements politiques et des luttes armées, mais aussi et surtout dans la manière dont ils mettent en oeuvre ce procédé narratif. La description d’une mort violente du point de vue de la victime n’y donne lieu à aucune surenchère. L’évocation de la douleur au moment de la mort n’intéresse pas plus ces auteurs que la vision d’une vie éternelle ou d’un quelconque au-delà. La dimension politique de ces trois récits ne tient pas tant aux considérations effectivement politiques qu’ils renferment (rappel des faits historiques, explication des rapports de force, dénonciation du discours officiel) qu’à une contestation plus fondamentale. Le narrateur mort y permet avant tout de sortir des ornières du roman moderne, c’est-à-dire des conventions du réalisme qui conditionnent jusqu’au fantastique et au réalisme magique. Projection d’une inconscience individuelle ou collective sans assise rationnelle, il apparaît comme un moyen de remettre foncièrement en cause la pensée logique-empirique-rationnelle sans pour autant passer du côté de la pensée symbolique-magique-mythique, c’est-à-dire d’échapper à l’apparente contradiction entre la logique et le mythique ou, si l’on préfère, de concrétiser la complexité des idées humaines.

Dans ces trois romans autothanatographiques, le narrateur mort constitue en dernière fin un « être d’esprit » tel que l’entend Edgar Morin dans sa définition de la « noosphère » inspirée notamment de Pierre Teilhard de Chardin, Karl Popper, Pierre Auger et Jacques Monod :

Cette sphère est comme un milieu, dans le sens médiateur du terme, s’interposant entre nous et le monde extérieur pour nous faire communiquer avec celui-ci. C’est le milieu conducteur de la connaissance humaine. De plus, elle nous enveloppe comme une sphère proprement anthroposociale. De même que les plantes ont produit l’oxygène de l’atmosphère, désormais indispensable à la vie terrestre, de même les cultures humaines ont produit symboles, idées, mythes devenus indispensables à nos vies sociales. Les symboles, idées, mythes ont créé un univers où nos esprits habitent[31].

Comme Morin l’explique dans ces pages difficiles, mais fascinantes, au milieu du quatrième volume de La méthode, la noosphère comprend des espèces aussi différentes les unes des autres que le sont le virus et le sequoia ou la puce et l’éléphant dans la biosphère : les fantasmes, les symboles, les mythes, les concepts, les associations poétiques et les enchaînements logiques… sont autant d’êtres de l’esprit, constitués de signes et d’idées à support phonique ou visuel de même que les êtres biologiques sont constitués de molécules. Et de même que la vie dans la biosphère se régénère sans cesse grâce à l’ADN et l’ARN qui en constituent la mémoire, la vie se renouvelle dans la noosphère grâce à des systèmes de codage qui demandent à être réactivés : « chaque lecture, chaque exécution, chaque écoute est ainsi un acte de régénération. Et les oeuvres vivent ainsi, de régénération en régénération, certaines mourant de désaffection et d’oubli, comme il arrive aussi aux dieux des cultes abandonnés[32]. »

À la différence des êtres vivants cependant, les êtres de l’esprit ne sont pas envisagés dans leur unité, écrivait Morin à la fin du xxe siècle, mais étudiés par d’innombrables disciplines fragmentaires, « encore incapables de communiquer entre elles[33] ». Les trois romans étudiés tentent manifestement de dépasser ce cloisonnement entre les différents champs de la connaissance, de surmonter la scission entre expérience onirique et opération logique, de montrer la complexité de la pensée humaine combinant des abstractions de nature diverse au sein de la noosphère. Les narrateurs morts forment des entités complexes, des « êtres de l’esprit » qu’il n’est pas possible d’assimiler à un être vivant de la biosphère, à un sujet dans une approche anthropologique, à un individu à l’image de l’homme.