Corps de l’article

La relation des humains à la mort et aux morts traverse de façon stable l’histoire de l’art. Dans les tragédies grecques, le déchirement du héros provenait de son désir d’échapper à un destin prédit, lequel impliquait le plus souvent un décès non souhaité. Chez Homère, les guerres ou les voyages des protagonistes menaçaient de mort les héros que les lecteurs auraient voulu voir survivre. Dans l’épopée médiévale, la poésie lyrique ou le roman courtois, la mort était non seulement thématisée mais mise en scène ouvertement dans toute sa matérialité. Les personnages de morts abondaient dans les littératures du xvie au xxe siècle (Shakespeare, Beaugrand, Poe, Balzac, Baudelaire, Maeterlinck, etc.). Ils communiquaient peu ou indirectement avec les vivants, hantant le monde en tant que présence ambiguë. Relevant plus souvent d’un instant d’hallucination ou de confusion, le revenant dévoilait un bouleversement ou une culpabilité présumée. Plus récemment, les guerres des xixe, xxe et xxie siècles et les nombreuses morts anonymes qu’elles ont engendrées ont fait naître des récits de survie, que l’on pense au Colonel Chabert[1] de Balzac, enterré vivant et revenant chez lui comme un mort-vivant, ou encore à l’enfant-soldat narrateur de Allah n’est pas obligé[2] d’Ahmadou Kourouma, qui interrompt sans cesse le récit de ses aventures par des oraisons funèbres qu’il s’efforce d’accomplir pour commémorer les enfants morts au combat dont personne ne se souviendra autrement. La mort reste aussi un moyen, pour l’écrivain intimiste, d’assurer – du moins de rendre plus plausible – une relative postérité. Il peut s’agir alors de projeter son oeuvre dans un temps posthume. Annie Ernaux commence Les années (2008) en affirmant que : « Toutes les images disparaîtront[3] », énumérant une série de souvenirs formulés comme des arrêts sur image de différentes scènes qu’elle ne retrouve plus ailleurs que dans sa mémoire. Elle termine son introduction avec cette réflexion :

Tout s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération[4].

Les années offre l’énonciation d’une parole qui projette sa fin et que l’écriture sert à « sauver » en partie de la disparition.

Depuis les années 1980, les arts narratifs revisitent ces motifs en dépassant l’opposition entre les morts et les vivants. Les fantômes, plus sympathiques que menaçants, prennent même les traits de narrateurs ou de narrataires. Énoncer « je suis mort » ou « tu es mort » et faire de cette affirmation le point névralgique d’une histoire semblent maintenant possibles sans que soit justifiée à outrance cette irrégularité narrative et imaginaire. Les défunts retrouvent dès lors le droit à la parole et à d’autres formes d’expression (corporelle, scripturale). Cette tendance s’inscrit pourtant dans un contexte social où la mort est devenue, dans les sociétés occidentales, difficilement exprimable, comme l’a montré l’historien des mentalités Philippe Ariès[5]. Pour ce dernier, c’est au milieu du xviiie siècle que la « mort apprivoisée[6] », familière et perçue comme une expérience normale, est devenue un drame incitant une mise en scène spectaculaire de la mort et du mourant. La vie de tout un chacun, et non plus seulement celle des personnes illustres, devint dès lors inachevable, les conséquences de l’existence étant projetées dans une forme de vie posthume. Celle-ci s’est étendue à une échelle sociale avec l’entretien des sépultures et des cimetières, qui répond à l’idée positiviste d’Auguste Comte selon laquelle le cimetière constituerait une preuve de l’image intemporelle de la cité et assurerait la pérennité de sa mémoire[7]. Encore aujourd’hui, nombreux sont les monuments aux morts ou les musées qui commémorent les génocides.

Depuis les travaux d’Ariès, plusieurs penseurs des humanités (Edgar Morin[8], Vladimir Jankélévitch[9], Jean Allouch[10], Hicham-Stéphane Afeissa[11], Luce Des Aulniers[12]) remarquent un arrachement de la mort à l’ordre du visible. Pensons notamment à l’incinération ou à l’embaumement, l’une réduisant en cendres le corps et l’autre lui donnant une apparence de vie, voire de santé et de rajeunissement. Néanmoins, les arts narratifs réinstaurent, ou même accentuent la mise en scène des défunts et de leur cadavre. Dans les oeuvres littéraires, cinématographiques, théâtrales et plastiques, les morts se racontent, leur apparition laisse entendre une histoire et on s’adresse à eux comme si leur communication avec les vivants relevait du possible. Ce type de participation narrative des morts a été repérée par Frédéric Weinmann[13] dans plusieurs oeuvres dont la grande majorité se situe après les années 1980. Se voit aussi dépassée la représentation d’une « mort sèche[14] », expression utilisée par Jean Allouch pour décrire la mort déritualisée et qu’emprunte Hicham-Stéphane Afeissa pour désigner l’iconographie macabre traditionnelle qui imagine le corps défunt en squelette ou en spectre immatériel, sans la chair et la putréfaction qui le caractérisent et qui relèvent pourtant aussi d’une forme de vie portée par la « charogne[15] ». Il semble ainsi que les arts narratifs et les humanités d’aujourd’hui s’ouvrent à une sensibilité manifeste au corps du défunt, à sa matérialité ou à l’espace dédié à sa commémoration, sortant alors d’une conception qui lui réservait autrefois l’espace plus déréalisé du symbolique.

Cette symbolisation de la mort demeure toutefois partie prenante des processus de deuil par lesquels nous arrivons à vivre avec la mort individuellement et collectivement. Pour l’historien de la culture Thomas Laqueur, du plus loin que l’on puisse remonter dans l’histoire de l’humanité, l’humain soignait ses morts[16], les défunts trouvant dans ce soin une forme d’agentivité puisqu’ils « faisaient faire » des gestes et des rituels aux vivants. Il s’agirait pour lui d’un trait de culture universel, au même titre que le tabou de l’inceste qu’il considère exagérément pris comme point de ralliement pour le genre humain aux dépens d’autres traits culturels partagés. Dans son tout récent ouvrage Le temps des mortels. Espaces rituels et deuil[17], Luce Des Aulniers aborde cette nécessité de l’acte rituel auquel, certes, nous accordons moins d’importance qu’autrefois, mais qui a participé selon elle à l’émoi rencontré lors de la pandémie coronavirale, laquelle a empêché de tenir des cérémonies ou des rassemblements en mémoire des morts dans un espace partagé. Elle remarque que « depuis une ou deux générations, la présence du corps inanimé d’un proche s’est estompée, du moins pour celles et ceux qui n’étaient pas à son chevet alors qu’il s’éteignait[18] ». Elle insiste sur la dématérialisation et la symbolisation de la représentation de la mort qui apparaît alors par des rituels d’échange de photographies ou de témoignages qui se substituent aux rites d’accompagnement présentiels. Selon elle, comme pour Hicham-Stéphane Afeissa, ce sont le corps en putréfaction, le corps désintégré et la projection de soi dans cet état à venir qui rebutent aujourd’hui.

C’est ainsi que dans un paysage encore dominé par le tabou de la mort et de ses manifestations concrètes, que ce soit au travers du corps ou des émotions intenses exposées par les personnes en deuil, les arts narratifs contemporains offrent quant à eux des récits qui mettent en scène la voix des morts dans ce que Frédéric Weinmann nomme l’« autothanatographie », soit « un écrit ayant pour objet l’histoire d’une mort particulière, racontée par le mort lui-même[19] ». À titre d’exemples, nous pouvons nommer les romans Les fous de Bassan[20] d’Anne Hébert, L’ombre animale[21] de Makenzy Orcel, Beloved[22] de Toni Morrison, The Lovely Bones[23] d’Alice Sebold (adapté au cinéma comme Beloved) ou Vu du ciel[24] de Christine Angot. Ou encore, des oeuvres cinématographiques, télévisuelles ou vidéoludiques narrées par des morts comme la série Desperate Housewives[25] et le jeu Child of light[26]. Nous rencontrons dans ces oeuvres un refus de la part de l’individu décédé de perdre la communication ou la parole, de se retirer là vers où il a été expulsé. L’adresse aux morts se retrouve aussi dans plusieurs oeuvres littéraires, notamment L’autre fille[27] d’Annie Ernaux ou L’enfant hiver[28] de Virginia Pésémapéo Bordeleau. Certaines installations artistiques commémoratives se présentent également comme des dispositifs de communication avec les morts, comme c’est le cas de la sculpture de Tim Whiskeychan, Iiyiyiu-Iinuu, érigée sur le territoire ancestral Eeyou Istchee où des sépultures ont été inondées lors d’un projet de développement hydroélectrique[29].

Cette présence massive de narrateurs ou de narrataires morts – plus encore, semble-t-il, en Amérique du Nord – contraste avec un ethos contemporain qui dissimule le deuil, la superstition, les signes de la mort, la souffrance des survivants et toute anticipation de la mort, qu’elle soit individuelle (maladie mortelle, accident, suicide) ou collective (défunts de guerre, pandémies, extinctions). Le présent dossier propose d’approfondir ce décalage en examinant des oeuvres qui critiquent ce contexte social ou s’en distancient. Les articles qu’il réunit adoptent les perspectives des enjeux narratifs, éthiques, esthétiques, écologiques, politiques et psychiques des récits de sa mort ou de la mort créés dans les dernières années en Europe comme en Amérique du Nord. Leurs réflexions s’ancrent dans l’analyse fine des dynamiques internes d’oeuvres narratives relevant de divers médiums (roman, journal intime, arts visuels, théâtre), le plus souvent mises en relation avec l’espace social dans lequel elles s’inscrivent, voire avec la posture auctoriale de la personne qui les a conçues. Parmi les constantes du dossier, nous remarquons que dans les oeuvres abordées, la présence manifeste d’une interrelation entre les morts et les vivants ne fait pas l’objet d’une justification ou d’une mise en contexte qui indiquerait aux lecteurs qu’ils plongent dans un univers imaginé. Cette situation se présente comme allant de soi. Dans l’ensemble des articles, nous constatons la mise en lumière de questionnements récurrents sur l’importance d’une pensée de la corporalité intégrée au portrait de la mort. Les approches rappellent celle de la philosophe Vinciane Despret dans Au bonheur des morts[30], qui effectue une enquête qu’elle dit écologique : « L’écologie, parce qu’elle interroge les conditions d’existence de ceux qu’elle étudie, se démarque des questions typiquement privilégiées par les scientifiques. […] Elle est celle des besoins qui doivent être honorés dans la création continue d’une mise en rapport[31]. » Sur le retour des fantômes et des morts chez les créateurs et dans l’espace social en général, elle remarque que « [l]es sciences humaines […] l’ont trouvé déroutant. Leurs explications traduisent leur étonnement : montée de l’irrationalité, crises diverses, voire refoulement ou déni de la mort au niveau collectif ; perte des repères, désordre mental, déni de deuil… au niveau individuel[32] ». Elle propose d’inverser la question en se demandant surtout pourquoi ils étaient disparus ou s’étaient fait discrets à un certain moment de l’histoire des sciences humaines, milieu qu’elle considère avoir évacué de manière malsaine la sensibilité aux morts depuis le xixe siècle. Elle conclut ses observations par une idée souvent partagée dans les articles constitutifs du présent dossier :

L’histoire que fait fabriquer une présence dès lors ne relate pas l’événement, elle est elle-même événement. […] Raconter ce type d’histoires relève des arts de l’expérimentation. Ceux qui écrivent pour découvrir ou explorer ce qu’ils pensent savent que l’écriture est du même matériau que la pensée. […] Les récits ne sont pas « après » l’expérience, ils en font pleinement partie[33].

Dans le même ordre d’idées, dans Raconter et mourir, Thierry Hentsch avance que : « La quête de sens [impliquée par la mort et la relation des vivants aux morts] ne s’explique pas, elle se raconte[34]. »

Comment et pourquoi raconte-t-on donc la mort ? Les premiers articles du dossier analysent quelques cas de figure des narrations autothanatographiques. Dans sa contribution pour notre dossier, Frédéric Weinmann, traducteur spécialiste de narratologie et d’autothanatographie, approfondit sa réflexion à partir de trois romans de la dernière décennie dans lesquels la perspective du narrateur mort permet de revisiter un conflit historique précis. Attìa e la guerra dei Gobbi. Imprese et mirabilie di un eroe siciliano in difesa della sua terra invasa dai Barbari[35] (2018) de l’auteur italien Isidoro Meli évoque l’invasion de la Sicile lors de l’unification italienne. L’écrivain jamaïcain Kei Miller, dans Augustown. A Novel[36] (2016), aborde les tensions sociales en Jamaïque au xxe siècle. Dans En attendant Eden[37] (2019) de l’Américain Elliot Ackerman, c’est la deuxième guerre d’Irak qui apparaît en toile de fond. Les trois conflits concernés sont présentés selon la perspective d’un narrateur mort. En plus de la parenté thématique des trois oeuvres, dégagée dans une lecture comparatiste, ce sont surtout les similitudes du traitement du narrateur défunt qui constituent le coeur de l’analyse du chercheur, lequel remarque que contrairement aux narrateurs des romans réalistes, modernistes et postmodernistes, celui du roman autothanatographique n’est plus conçu à l’image de l’humain. Ne s’efforçant plus d’engager la question de la vraisemblance de sa posture, il est plutôt pensé comme un « être de l’esprit » habitant une conscience individuelle et collective. Frédéric Weinmann suggère avec ces trois exemples que le tournant épistémologique et narratif qui s’est produit à l’aube du xxie siècle relèverait davantage d’un mode rappelant l’énonciation audiovisuelle, que Allan Kirby propose d’appeler « digimodernisme[38] », terme voué à remplacer celui peu précis de « contemporain ».

Par une approche qui s’inspire de l’ouvrage de Weinmann sur la narration autothanatographique, Karine Gendron, spécialiste du récit, de l’éthique narrative et de l’imaginaire de la mort dans les oeuvres littéraires, propose quant à elle l’analyse narratologique et discursive d’une figure de narrateur mort qu’elle considère très peu abordée dans les théories et les analyses littéraires contemporaines, soit celle de l’enfant-narrateur mort. Elle suggère que cette figure apparaît plus manifestement dans l’espace littéraire québécois des dernières décennies et propose que le narrateur-enfant mort dans les oeuvres québécoises engage le plus souvent un discours social transgressif par rapport à la répétition automatique de la tradition. Elle explore et approfondit cette proposition à partir d’une analyse de trois romans québécois majeurs : L’ingratitude[39] (1995) de Ying Chen, La petite fille qui aimait trop les allumettes[40] (1998) de Gaétan Soucy et Tu aimeras ce que tu as tué[41] (2017) de Kevin Lambert. Ces oeuvres véhiculent surtout la critique d’une vision fermée et déterministe du futur qui mobiliserait tout entier un présent érigé sur ce qui se révèle être une construction collective incertaine et instable. La figure de l’enfant mort vient contredire cette logique puisque ce dernier n’a plus d’avenir. Il met donc en échec toutes les prédictions possibles, ce qui rend futiles les investissements du présent exigés de lui au nom d’un futur déjà balisé par ses parents. Karine Gendron fait également dialoguer les caractéristiques énonciatives du récit formulé par le personnage de l’enfant-narrateur mort et celles qui se rapporteraient davantage à la voix de l’auteur qui utilise l’autothanatographie de l’enfant comme un dispositif narratif, afin de dégager une forme de discours qui pourrait se rapporter à ce dernier. Ce discours valorise le plus souvent un accueil de l’inachèvement de toute parole puisée dans le récit.

Ce rapport critique des oeuvres qui racontent la mort par rapport aux dynamiques sociales oppressives émerge plus frontalement de l’article d’Isabella Huberman, spécialiste des littératures autochtones, et en particulier des récits écopoétiques des artistes et des écrivains autochtones du Québec et du Manitoba qui affrontent les conséquences des barrages hydroélectriques. Par une approche interdisciplinaire, cette dernière analyse la représentation des « spectres de l’hydro » dans l’oeuvre d’art public Iiyiyiu-Iinuu de l’artiste cri Tim Whiskeychan, et l’oeuvre littéraire Ourse bleue[42] (2007) de l’écrivaine métisse crie Virginia Pésémapéo Bordeleau. Les deux oeuvres partagent comme toile contextuelle la disparition des sépultures eeyouch lors des inondations causées par le développement de projets hydroélectriques sur les rivières Eastmain et Rupert dans les années 2000. Isabella Huberman appuie son analyse sur les études postcoloniales globales, en mobilisant le concept de nécropolitique développé par Achille Mbembe, lequel correspond à une forme de gouvernance par laquelle la souveraineté des États coloniaux se fonde sur leur pouvoir de déterminer qui peut vivre ou mourir[43]. Elle postule que les deux oeuvres contrent la violence nécropolitique en constituant un lieu d’accueil pour dire la relation aux morts et la nécessité d’en prendre soin. Elle décrit ainsi comment Iiyiyiu/Iinuu constitue un lieu communautaire et situé pour favoriser le deuil et la mémoire collective. Quant à Ourse bleue, elle démontre que le roman dépeint le deuil personnel d’une femme pour le faire advenir à un ordre élargi au collectif, puisqu’elle apprend pendant son parcours à communier avec les esprits de sa parenté.

Le thème du rapport de la création avec le corps du mort ou du mourant revient d’ailleurs dans les deux dernières contributions, lesquelles traitent de mourantes qui interrogent leur vie et leur mort à partir de l’« outre-vie », espace interstitiel que les arts narratifs sont en mesure de mettre en scène et qui permet d’aborder la mort comme événement, dans un rapport plus agentif pour les mourants. L’article d’Aileen Ruane, spécialiste des dramaturgies irlandaises, françaises et québécoises, plus précisément de leur traduction féministe en lien avec les thèmes de l’agentivité, de l’identité, de l’histoire et de la mémoire, porte sur deux figures de mourantes qui se découvrent subitement telles et qui entrent en dialogue avec une personnification de la Mort dans deux pièces contemporaines écrites par des autrices féministes : Woman and Scarecrow[44] (2006) de la dramaturge irlandaise Marina Carr et La vie utile[45] (2019) de la dramaturge québécoise Évelyne de la Chenelière. La mise en scène de l’échange entre la mourante et la Mort permet à la protagoniste d’élaborer le bilan final, celui qui mesure ce qu’elle a fait ou ce qu’elle n’a pas fait durant sa vie. Aileen Ruane effectue une analyse textuelle des deux oeuvres, tout en réfléchissant aux détails de la mise en scène projetée de ces textes, laquelle renvoie de manière métatextuelle à la difficile incarnation des principes féministes dans la vie quotidienne. La chercheuse montre par exemple une ambiguïté quant au genre attribué à la mort dans l’une des pièces, alors que la mise en scène risque de poser problème quant à l’incarnation de genre flottant sur scène. De manière analogue, les thèmes abordés dans ces deux pièces révèlent des injustices vécues pendant le temps de la vie, qui ne peuvent s’exprimer ou être pensées qu’au moment de la mort, lorsque ces injustices appartiennent au passé et n’engagent plus l’avenir des protagonistes. Selon Aileen Ruane, il ne s’agit plus, comme dans les pièces antiques ou classiques, de valoriser la pédagogie/punition à travers le personnage de la Mort, mais de suggérer que le dialogue tenu avec soi-même en fin de vie tient plutôt d’une discussion ouverte à la polysémie des sens donnés à la vie. Elle renchérit sur cet argument en rappelant que le contexte scénique impliqué par le texte théâtral, écrit pour être joué et adressé à un public, provoque aussi une forme de dialogue relationnel générateur de multiples interprétations.

L’article de Catherine Parent, spécialiste de l’écriture intime au féminin (Claire Martin, Marie Uguay, Nelly Arcand) et de sa réception médiatique, étudie le Journal de Marie Uguay, écrivaine québécoise reconnue pour son écriture du corps et de la maladie (le cancer des os) qui la priva très jeune de sa vie. La chercheuse décrit ce journal intime, publié de façon posthume, comme une oeuvre qui offre un accès privilégié à l’expérience que vit l’écrivaine alors que la mort l’attend et à la transformation qu’elle provoque dans son rapport au monde, à soi et à la vie. La contributrice s’intéresse à deux points essentiels. Dans un premier temps, son analyse formelle et thématique du texte sert à montrer qu’une part d’agentivité se met en acte dans l’expérience de l’adresse à la mort entrevue. Celle-ci n’est pas attendue passivement mais continue de transformer la vie d’Uguay dans un monde qui se trouve à la lisière de la vie et de la mort, se nourrissant des deux lieux, et qu’elle nomme « l’outre-vie ». Dans un deuxième temps, Catherine Parent interroge la lecture qui s’érige sur la considération du statut posthume du Journal, lequel influence sa réception critique par un lectorat qui connaît déjà la fin de l’histoire, soit la mort de l’autrice. L’article illustre comment l’écriture est chez Uguay davantage une reprise de pouvoir sur la vie qu’une lutte pour celle-ci, alors que les lectures du journal insistent plutôt sur le malheur de l’autrice et la tragédie de sa mort.

Puisque les oeuvres abordées dans ce dossier relèvent de différentes pratiques narratives et artistiques – le roman, le journal intime, l’oeuvre visuelle publique et le théâtre –, qu’elles sont formulées en différentes langues (français, anglais, italien, iiyiyuu ayimuun) et qu’elles proviennent de lieux diversifiés, il est possible que les points de recoupement entre ces articles incitent à lire un rapport renouvelé à la mort et valorisé par les artistes d’aujourd’hui en Amérique et en Europe. La relation à la mort ne semble plus importer pour la recherche d’un sens ultime à la vie ou le dévoilement d’une grande Vérité avant de quitter le monde. Les arts narratifs la revisitent plutôt pour la complexifier et pour repérer certains schèmes non intelligibles de la mort dans l’espace social, qui pourraient prendre forme dans et par l’oeuvre. La répulsion face au cadavre est l’un de ces schèmes impensés et impensables, alors que les oeuvres étudiées dans ce dossier se permettent de l’explorer, soit par la corporalité impliquée par la voix du mort qui se raconte, soit par des descriptions frontales du corps mort ou mourant. Même si le dossier n’a pas abordé la figure du zombie qui s’est popularisée et mondialisée dans les dernières années, force est de constater que celle-ci relève d’un souci pour le corps mort et pour sa capacité d’agir encore dans le monde des vivants. La frontière entre ces deux mondes s’amenuise dans l’imaginaire social, permettant ainsi des narrations nouvelles qui auraient autrefois été conçues comme incohérentes ou subversives, notamment la narration autothanatographique. À moins que ce soient ces narrations nouvelles qui, peu à peu, transforment l’imaginaire social. Ce qui reste constant à travers les époques, c’est cette manière de réfléchir par l’art à la mort humaine inévitable, afin d’approfondir chaque fois notre relation aux morts et à la mort. S’y pencher constitue un acte social qui implique un moment d’arrêt pour songer à notre place dans le monde et à ce qu’il restera des actes du présent au moment de notre disparition. Ce dossier se veut un autre moyen pour penser cette relation à la mort collectivement, en espérant que ces voix trouvent en vous un écho, une forme de vivification à venir.