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Mise en contexte : le caractÈre sexiste des violences en ligne

La violence en ligne est un phénomène actuel résultant d’un usage massif et d’une démocratisation rapide d’Internet et des réseaux sociaux (Bertrand, 2018). La littérature scientifique s’intéresse à cette problématique depuis la démocratisation du cyberespace, sphère publique largement investie par les hommes (Dupré et Carayol, 2020). Plusieurs concepts désignant des formes de violence survenant dans le cyberespace et ciblant principalement les femmes sont utilisés : le cyberharcèlement, la cyberviolence genrée, la violence sexiste en ligne, le gendertrolling, la cybermisogynie (Dupré et Carayol, 2020), etc. Ce transfert des pratiques misogynes courantes vers le cyberespace contribue à la diffusion d’une culture sexiste dont les conséquences vont au-delà des pratiques en ligne. En effet, être confronté.e à des propos misogynes sur Internet pourrait favoriser des comportements sexistes hors ligne, la conséquence ultime étant d’écarter les femmes de l’espace et du discours public (Dupré et Carayol, 2020). 

Force est de constater que cette violence est genrée et qu’une réflexion sur le partage de l’espace public virtuel entre les genres doit être faite. Non seulement les femmes et les personnes non binaires sont-elles surreprésentées dans les expériences de victimisation, mais elles sont également plus nombreuses à constater ces manifestations sexistes dans le vécu de leurs proches, dans les discussions instantanées (chat) en ligne ou dans les échanges de commentaires sur les réseaux sociaux, faisant d’elles des témoins de cette violence.

Bien que plusieurs campagnes de sensibilisation aient été développées autour du partage égalitaire de l’espace public réel, par exemple dans les transports en commun (CÉAF, 2019), les initiatives en ligne peinent à se concrétiser. L’ONU Femmes relevait, en 2015, le besoin d’aborder et de combattre la violence en ligne contre les filles et les femmes, 75 % de celles-ci ayant été exposées à cette violence, sous une ou plusieurs formes (UN Women, 2015). La prévention de cette violence en ligne et l’éducation face à cet enjeu se doivent de traiter l’origine des comportements discriminatoires, soit les stéréotypes de genre, le sexisme et les dynamiques de pouvoir.

Chez les jeunes : constats du rapport de recherche de L’Anonyme

L’Anonyme[1] a sondé les jeunes pour mieux comprendre leur réalité quant au partage de l’espace public en ligne entre les genres. Le rapport publié en 2020 présente les résultats d’une enquête en ligne auprès de 483 jeunes âgé.e.s de 12 à 25 ans : la plupart de ces jeunes ont vécu ou ont été témoins de sexisme en ligne (Gauthier-Paquette, Boivin et Jolette, 2020). Au total, 64,4 % des jeunes interrogé.e.s ont nommé avoir vécu au moins un type de violence dans les 12 mois précédant la cueillette de données. Ainsi, 265 femmes sur 392 (67,6 %), 13 personnes non binaires sur 15 (86,7 %), 33 hommes sur 74 (44,6 %) ont été victimisé.e.s (Gauthier-Paquette et al., 2020). Parallèlement, 78 % des personnes s’identifiant à une des orientations sexuelles issues de la diversité (LGBTQIA2S+) ont été victimes de violences sexistes. Pour ce qui est des témoins, 74,3 % des jeunes ont mentionné connaître une personne qui a été confrontée à une forme de sexisme en ligne (n=359). Ces données confirment la prévalence de la problématique relevée par plusieurs autres publications s’intéressant à la violence en ligne chez les jeunes (Li, Craig et Johnson, 2015 ; 2018, Brisson-Boivin, 2019). 

Le rÔle des tÉmoins 

Plusieurs solutions sont mises de l’avant pour contrer la violence en ligne (Quintin, Jasmin et Théodoropoulou, 2016). Toutefois, les interventions et l’éducation en matière de violence en ligne chez les jeunes sont souvent adressées aux victimes ou à leurs parents et axées sur le développement de stratégies de protection (HabiloMédias et Telus, 2016), alors que celles qui proposent une mobilisation des témoins actifs se font rares. Pourtant, tant la littérature que le rapport de L’Anonyme mettent en évidence la prévalence élevée des témoins de violence en ligne dans la population (Taylor, Difranzo, Choi, Sannon et Bazarova, 2019 ; Gauthier-Paquette et al., 2020). À ce propos, ce rapport révèle qu’il y a 11,54 % plus de témoins que de victimes pour chaque type de violence observé. Il apparaît donc primordial de mobiliser les témoins actifs afin de promouvoir une culture plus égalitaire sur les diverses plateformes investies par les jeunes. 

Obstacles à la mobilisation des témoins : anonymat, diffusion de responsabilité et manque d’empathie 

Alors que les témoins actifs représentent le groupe le plus important à prendre en considération dans la problématique de violence en ligne, certaines études soulignent néanmoins qu’ils échouent à intervenir lorsqu’ils assistent à des incidents violents en ligne, en plus de ne pas éprouver d’empathie pour les victimes (Brody et Vangelisti, 2015 ; Taylor et al., 2019). À ce propos, l’effet du spectateur ou « bystander effect » (Darley et Latane 1968) démontre que devant une situation où une personne a besoin d’aide, un témoin agira ou restera passif selon certaines variables, soit l’anonymat, la diffusion de la responsabilité et la relation avec la victime. Ce phénomène se produit à plus grande échelle et est exacerbé dans l’espace public en ligne (Brody et Vangelisti, 2015). Autrement dit, les recherches montrent que plus les personnes sont nombreuses et anonymes, moins elles seront enclines à intervenir dans une situation donnée (Darley et Latane 1968 ; Brody et Vangelisti, 2015). La proximité et l’empathie à l’égard de la victime jouent aussi un rôle important ; plus la relation avec la victime est significative pour les jeunes, plus il y a de chance qu’elles et ils interviennent dans une situation de cyberintimidation (Li, Craig et Johnson, 2015 ; Taylor et al., 2019). Heureusement, l’empathie peut se développer par plusieurs méthodes éducatives. La façon la plus commune est l’usage de mises en situation, accompagnées de questions qui invitent à réfléchir aux impacts des violences sexistes en ligne et aux émotions vécues par la personne qui les subit (Taylor et al., 2019). 

Considérant que la structure des relations sur les réseaux sociaux est fortement polarisée (Bertrand, 2018) et que les individus ont tendance à aider les membres issus du même groupe social qu’eux (Brody et Vangelisti, 2015), le sentiment d’appartenance doit être pris en considération comme facteur modulant l’intervention des témoins dans une situation de violence en ligne. Il est aussi pertinent de souligner que les femmes ont davantage tendance à intervenir pour défendre une victime que les hommes dans une situation de cyberviolence en ligne (Jenkins et Nickerson, 2016). Les activités de sensibilisation se doivent donc d’aborder la question de manière à bien comprendre ces dynamiques.

Bonnes pratiques : le modèle d’intervention de mobilisation des témoins par le biais du projet Se connecter à l’égalité

Malgré l’effet du spectateur, le rôle des témoins actifs suscite un nouvel intérêt dans la recherche, mais aussi dans les milieux d’éducation et d’intervention, étudié comme un élément clé pour amorcer un changement social. D’ailleurs, le « Bystander Intervention Model » (Darley et Latane 1968), misant sur la mobilisation des témoins, est de plus en plus utilisé auprès d’étudiant.e.s dans les universités et collèges américains pour contrer les violences sexuelles sur les campus (Coker, Cook-Craig, Williams, Fisher, Clear, Garcia et Hegge, 2011). Le même modèle s’est révélé efficace contre les violences en ligne (Taylor et al., 2019). Construit sur la prémisse voulant que les témoins ont le potentiel d’avoir un impact positif sur une situation, les étapes de ce modèle donnent des outils pour contrer l’effet du spectateur et mobiliser les témoins à agir dans une situation de violence (Coker et al., 2011). Concrètement, le modèle suppose que les témoins : 

  1. Constatent une situation (Dillon et Bushman, 2015 ; Taylor et al., 2019) ; 

  2. Interprètent cette situation comme urgente ou problématique et décident si elles et ils ont une responsabilité d’agir face à la situation ;

  3. Prennent la responsabilité et prennent une décision quant à la manière d’intervenir, en jugeant si elles et ils ont besoin de l’assistance d’autres personnes pour intervenir ;

  4. Ont la capacité d’intervenir : le témoin doit avoir les compétences et plusieurs idées de stratégies pour intervenir ; 

  5. Font un geste et interviennent.

Les activités déployées par l’équipe du programme d’éducation à la sexualité de L’Anonyme dans le cadre du projet Se connecter à l’égalité ont permis aux participant.e.s de développer des connaissances et des compétences qui ont contribué à surmonter l’effet du spectateur. Ce projet vise à outiller les jeunes de 12 à 25 ans au développement de relations égalitaires, sécuritaires et consensuelles en amorçant une réflexion autour du partage de l’espace public réel et virtuel entre les genres. Il a été conçu de manière à investir autant l’espace public réel que virtuel, et ce, par plusieurs moyens :  

  • 5 ateliers-discussions ont été organisés sur des plateformes de diffusion populaires (Twitch.tv et Facebook Live) avec des créateur.trice.s de contenu au sujet du sexisme en ligne et du partage de l’espace public virtuel. 

  • 6 capsules de sensibilisation adressées au grand public ont été conçues puis partagées sur les réseaux sociaux de L’Anonyme ; ces vidéos présentaient des situations de sexisme dans l’espace public réel et virtuel ainsi que le rôle de chacun.e dans de telles situations. Ces capsules ont été utilisées dans les ateliers d’éducation à la sexualité (voir plus bas).

  • 4 ateliers d’une durée de 75 à 120 minutes ont été offerts aux jeunes dans divers milieux, en virtuel et en présentiel. Chacune de ces rencontres permettait une réflexion sur le partage de l’espace public ainsi que sur le rôle des témoins face à des situations de sexisme.

Grâce à des activités de réflexion et à des discussions au sujet des différents stéréotypes de genre et des dynamiques de pouvoir observables dans l’espace public, les participant..e.s ont pu mesurer l’impact des inégalités sur les personnes touchées. Elles et ils étaient en mesure de reconnaître des manifestations de sexisme et leurs impacts, de repérer une situation et de la juger comme urgente ou problématique, comme l’exigent les deux premières étapes du modèle d’intervention des témoins. De même, puisque les médias sociaux permettent l’invisibilité et l’anonymat (Quintin et al., 2016), il est pertinent d’insister sur la responsabilité des témoins à agir face à une situation de violence. Les ateliers et les échanges sur les plateformes en ligne ont ainsi permis d’identifier les différentes formes de sexisme tant dans l’espace public réel (ex. le harcèlement de rue) que virtuel, d’en comprendre les impacts sur les personnes visées et de soulever les actions à prendre en tant que témoins. Il était aussi question de réfléchir à l’effet-écran créé par la technologie et à ses impacts sur les interactions en ligne. En effet, si les personnes comprennent les raisons qui les font hésiter à intervenir, elles sont ensuite plus enclines à les surmonter (Taylor et al., 2019). Plusieurs commentaires ont d’ailleurs émergé des échanges entre l’équipe et les communautés présentes sur Twitch et Facebook Live, reflétant les réflexions des jeunes sur la question :

Je crois que la majorité des cas [expériences de sexisme] sont non répertoriés, donc on croit que c’est minime alors que ça ne l’est pas ;

Il n’y a pas de police de réseaux sociaux donc ces gens-là font ce qu’ils veulent ;

L’anonymat fait tomber les barrières. Tu te permets pas mal plus qu’en personne, parce qu’il y a beaucoup moins de conséquences. Ça révèle les vraies valeurs, je pense ;

Un peu comme on fait ici. Même si c’est rare, quand y’a un nono qui vient dans le chat simplement pour troll, we gang up and tell him that's not how it works.

Les jeunes ont ainsi été amené.e.s à réfléchir à la violence en ligne, particulièrement à leur rôle et responsabilité en tant que témoins et les obstacles à intervenir, correspondant à la troisième étape du modèle d’intervention de mobilisation des témoins. Les études précisent que lorsque les témoins acceptent leur responsabilité d’agir et d’intervenir dans une situation de violence en ligne, ceux-ci sont aussi plus enclins à dénoncer le comportement auprès des administrateurs ou modérateurs de la plateforme (Taylor et al., 2019). Cela dit, les activités ont permis d’augmenter l’intention d’agir lorsque les personnes étaient témoins d’une situation de sexisme dans l’espace public chez 83,2% des jeunes rencontré.e.s. Ce résultat démontre bien ce que les recherches relèvent : les messages clés mettant l’accent sur la responsabilité collective à maintenir l’environnement virtuel sain contribuent au sentiment de responsabilité personnelle des témoins (Taylor et al., 2019).

Puis, à travers chaque activité, les jeunes étaient amené.e.s à suggérer des moyens d’intervenir lorsque témoins de violences sexistes selon leur aisance et plusieurs autres facteurs. Appuyant les recherches à ce sujet (Brisson-Boivin, 2019 ; Taylor et al., 2019), les jeunes étaient soutenu.e.s non seulement dans le développement des compétences et des connaissances nécessaires pour être en mesure de déterminer si un incident constituait de la violence en ligne, mais elles et ils avaient des exemples clairs quant à la façon d’intervenir, le cas échéant. Les jeunes rencontré.e.s lors du dernier atelier du projet ont été en mesure de proposer 1 à 2 façons d’intervenir lorsque témoins de violences sexistes en ligne dans 81,3 % des cas. 

Conclusion

La mise en place de campagnes contre le harcèlement en ligne (UN Women, 2020) démontre une reconnaissance grandissante de la problématique du partage inégal de l’espace public virtuel (UN Women, 2015 ; 2020). La visibilité accordée à cet enjeu entraîne un regain de l’intérêt pour des causes féministes et de justice sociale. Une augmentation du militantisme en ligne est également observée (Bertrand, 2018), donnant espoir quant à un changement des valeurs et des normes sociales vers un meilleur partage du cyberespace. D’ailleurs, bien que le projet ait été bâti avec une approche intersectionnelle, il apparaît primordial de considérer les nombreux axes d’oppression vécus par les femmes dans l’élaboration d’initiatives futures. Davantage de recherches sont nécessaires pour comprendre l’aspect social du phénomène des violences sexistes en ligne, mais surtout pour proposer des solutions concrètes au problème, l’espace public virtuel étant une continuité de l’espace public réel. Se connecter à l’égalité démontre que l’éducation doit aborder les enjeux de dynamiques de pouvoir dans ces espaces pour non seulement donner des outils aux victimes pour se protéger, mais surtout développer la mobilisation des témoins actifs.