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Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément.

Albert Einstein

Introduction

Les défis et les problèmes auxquels les milieux défavorisés font face sont complexes, alors que les services institutionnels peinent à les rejoindre, comme le contexte pandémique a notamment permis de le révéler (Adrien, Markon et Springmann et al., 2020 ; Ouédraogo, 2021). L’intervention de proximité (IP) en santé et services sociaux vise à offrir des services de santé et des services sociaux (SSSS) à des personnes en situation de vulnérabilité directement dans leurs milieux de vie. L’IP constitue une innovation dans l’offre de services institutionnels, dans les pratiques professionnelles et répond à la responsabilité populationnelle qui incombe au réseau de la santé et des services sociaux (RSSS) du Québec. Or, la reddition de comptes (RC) des Centres intégrés universitaires de santé et de services sociaux (CIUSSS)[1], alignée sur la nouvelle gestion publique (NGP) privilégiant une logique gestionnaire axée sur les normes d’efficacité, d’efficience et de productivité, soulève des tensions importantes lorsqu’elle s’applique aux IP et apparaît peu adaptée pour les intervenantes[2] impliquées. À partir des travaux de la recherche multisite « Sens et Mesure », cet article présente les caractéristiques d’une reddition de compte adaptée aux interventions de proximité identifiées par des cadres, des gestionnaires, des intervenantes, des partenaires et des citoyens impliqués dans quatre IP au Québec et propose une grille regroupant les dimensions et les indicateurs clés d’une RC pertinente et réalisable.

Dans cet article, nous souhaitons montrer la nécessité de reconnaître l’IP dans ses dimensions psychosociale et collective comme pratique professionnelle en CIUSSS par une RC pertinente, afin de rendre visibles sa contribution dans la prévention et l’atténuation de problèmes de santé, la réduction des inégalités sociales de santé (ISS), la consolidation du lien communautaire et la bonification du capital social d’une communauté sur un territoire donné (Bourque, 2012 ; Bricocoli et Marchigiani, 2012 ; Castriotta et al., 2020 ; Di Monaco et al., 2020 ; Doré et al., 2017 ; Morin et al., 2013). Cette reconnaissance apparaît d’autant plus pertinente dans le contexte où le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS) mène des travaux depuis 2015 pour améliorer l’accès aux services de proximité.

Contexte et problÉmatique

L’IP : approche novatrice pour répondre à la responsabilité populationnelle des CIUSSS

Encore davantage avec la récente réforme ayant entraîné la formation des CIUSSS en 2015, les interventions sociales de ces établissements se révèlent compartimentées, ce qui n’est pas sans conséquence pour le RSSS et les citoyens (Bourque, 2008 ; IPCDC, 2014). Pour certains CIUSSS, une des solutions se trouve dans la mise en oeuvre d’IP intégrées et ancrées dans les milieux de vie des citoyens. Ce sont les types d’IP auxquels nous nous intéressons et ils se définissent comme un ensemble de services sociaux et de santé décentralisés dans des milieux de vie (quartier, immeuble locatif, etc.) caractérisés par leur situation de vulnérabilité sociale. Sous l’angle collectif, l’IP s’inscrit comme une pratique contributive au développement des communautés (DC) où le territoire d’intervention est envisagé comme un « cadre spatial de cohésion sociale » (Gagnon et Klein, 1991, p. 252). L’IP représente une autre manière d’offrir des services sociaux et de santé, car ici les intervenantes vont vers les personnes qui ne viennent généralement pas vers elles, établissent des rapports de confiance avec les citoyens et travaillent de concert avec les partenaires locaux, afin de mieux répondre aux besoins individuels et collectifs.

Différents travaux (Thiam et al., 2021 ; Morin, Allaire et Bossé, 2015) identifient cinq spécificités de l’IP :

  • La temporalité réfère à l’organisation du temps dans le déploiement des activités et l’expérience que nous en faisons. L’IP est une intervention qui s’échelonne dans le temps et pour saisir l’ensemble de ce type d’intervention, ses résultats et ses effets, il est nécessaire de les évaluer à court, moyen et long terme. La temporalité s’expérimente aussi différemment selon les acteurs qu’ils soient cadres, gestionnaires, membres des directions, intervenantes, partenaires et citoyens ; leurs différentes temporalités peinent à se synchroniser.

  • La proximité signifie que l’intervenante soit le plus près possible des populations, c’est-à-dire visible, accessible, disponible et présente dans le milieu, notamment par le démarchage, pour les citoyens comme pour les partenaires. Elle est aussi relationnelle et engage à établir un lien de confiance avec ces derniers. La proximité revêt donc une dimension à la fois spatiale et relationnelle (Hyppolite et al., 2019).

  • L’intégration des SSSS en IP fait appel à une collaboration entre les différents services offerts en CIUSSS sur un territoire donné ; elle arbore une dimension transsectorielle qui inclut le travail conjoint des partenaires présents sur ce territoire. L’intégration des services se fait en concertation et en complémentarité ; chacun accordant reconnaissance et respect à l’expertise de l’autre et chacun enrichissant sa pratique et la pratique de l’autre.

  • Le territoire revêt un caractère particulier en IP, car il est géographique – et souvent restreint à un micro-territoire – et il montre également un aspect « vécu » et un aspect « perçu » de l’expérience et du ressenti (Caillouette et al., 2007). Le sens du territoire en IP est complexe, car il est à la fois intime, partagé et compris à l’intérieur d’un territoire géographique et culturel.

  • L’innovation est au coeur même de l’IP. Elle agit au niveau organisationnel et dans les pratiques d’intervention sociale, car elle suscite de nouveaux arrangements au quotidien. L’IP invite à penser et à intervenir autrement pour atteindre les personnes difficilement ou non rejointes ou qui ne connaissent peu ou pas du tout les services offerts en CIUSSS (Hyppolite et al., 2019). L’innovation de l’IP repose sur sa « portée transformatrice et systémique » (RQIS, 2011, p. 3) dont l’influence sur les déterminants sociaux de la santé contribue à la réduction des ISS.

Ces cinq spécificités permettent de mieux saisir la philosophie, le territoire et la façon d’intervenir en IP et de comprendre en quoi elle se distingue des autres types d’interventions sociales privilégiés en CIUSSS. L’IP apparaît comme une réponse à la responsabilité populationnelle inscrite dans la Loi sur la santé et les services sociaux et dans le Programme national de santé publique qui exige de penser autrement et d’élaborer de nouvelles façons de faire dans le RSSS (INSPQ, 2016 ; Tremblay, 2015).

Des enjeux de gestion

Si la récente réforme du RSSS au Québec reconnaît l’importance de la proximité des SSSS, elle a aussi entraîné la création de mégastructures régionales résultant de la fusion d’établissements locaux et régionaux (CSSS, CH, CHSLD, etc.) en un seul établissement que sont les CIUSSS et fait une place importante à la RC dans la gestion publique. En effet, à partir des années 1980, la NGP résultant des perspectives néolibérales est devenue une source normative considérable dans l’élaboration, la mise en oeuvre et surtout la gestion des politiques gouvernementales. Elle percole au niveau institutionnel et organisationnel du fonctionnement quotidien du RSSS (Bourque et Jetté, 2018). Elle joue un rôle fondamental dans l’orientation des principes et critères d’efficacité et de performance du RSSS où l’exigence d’évaluation suppose conventionnellement un cadre d’analyse quantitatif (Dardot et Laval, 2009 ; Lévesque, 2013). Cette forme de gestion privilégie une logique gestionnaire dans une optique de normes d’efficacité, d’efficience et de productivité (Desrosières, 2014). Les cibles du MSSS sont constituées principalement d’indicateurs quantitatifs (MSSS, 2017) documentant essentiellement le volume de services offerts (nombre d’interventions) et l’intensité de ces services (nombre d’interventions par usager par période).

Les enjeux liés à la RC en matière d’interventions sociales et collectives au Québec sont connus et ont fait l’objet de recherches et d’échanges entre les acteurs concernés depuis plusieurs années (Bourque et Favreau, 2003 ; IPCDC, 2014 ; Leclercq, 2019 ; Simard, 2017 ; Simard et Leclerc, 2012).

C’est pour répondre à un besoin d’une RC adaptée permettant de démontrer factuellement et adéquatement les réalisations de l’IP et de reconnaître cette pratique novatrice que la recherche « Sens et Mesure » est menée. Elle permet, d’une part, de répondre aux limites conceptuelles des définitions de RC repérées qui sont habituellement normatives et qui s’appliquent bien imparfaitement au type d’interventions que sont les IP et, d’autre part, de proposer une grille de RC pertinente, réaliste et adaptée aux IP. La refonte majeure récente du RSSS et les travaux entrepris par le MSSS depuis 2015 pour améliorer l’accès aux services de proximité, dont la mise sur pied d’un groupe de travail ayant comme mandat l’élaboration d’un cadre de référence ministérielle sur les services de proximité attendu au cours de l’année 2022, renforce la pertinence d’examiner de près la RC et confirme que le moment est propice pour proposer un dispositif de RC correspondant à la réalité des IP.

Approches thÉoriques

Notre posture théorique se base sur une approche épistémologique axée sur l’intégration des divers savoirs pratiques et savants (Laville et Salmon, 2022). Ces auteurs partent du constat que les intervenantes sociales, et en général les professionnelles du care, « se placent sous l’autorité d’un ensemble de connaissances élaborées sans leur concours par les sciences humaines et sociales » (p. 29). Ce statut ne permet pas de prendre en compte la demande et la nécessité d’inclusion des savoirs théoriques, pratiques et expérientiels dans les productions scientifiques. Cette inclusion n’est pas hiérarchisée en faveur des savoirs théoriques et du rôle des chercheurs, car « cette préséance de la théorie est en opposition frontale avec des interventions sociales participatives, pour lesquelles la connaissance du praticien n’est pas à l’origine mais à l’horizon de l’action pensée et menée avec les publics » (p. 76).

L’approche de la coconstruction (Bovaird et Loeffler, 2013) constitue à la fois le cadre de référence de la recherche et celui de l’IP elle-même (Doré et al., 2021). Elle favorise la participation concrète et influente des divers acteurs relativement au partage des connaissances, des expériences et des ressources qui peuvent améliorer la qualité des services, et également permettre aux personnes de prendre plus de contrôle sur les décisions qui les concernent au premier chef. Cela implique un dispositif méthodologique pour rendre « audible le “voice” des acteurs faibles dans la sphère publique » (Rurka et Rousseau, 2017, p. 133). Finalement, nous prenons appui sur l’approche du DC en tant que processus intersectoriel et territorial qui vise un développement axé sur la concertation et le partenariat afin d’améliorer les conditions de vie des communautés concernées et la finalité humaniste des interventions (Bourque 2012 ; Caillouette et al., 2007 ; Lachapelle et Bourque, 2020).

MÉthodologie

Il se dégage « un consensus autour du fait que plus les chercheurs et les utilisateurs investissent dans des échanges continus tout au long du processus de recherche, plus les résultats seront utilisés » (Rey et al., 2013, p. 1). Avec un devis d’étude de cas multiples (Yin, 2014), nous réalisons une évaluation développementale s’inspirant de Patton (2011), laquelle est conçue pour appuyer le développement, dans notre cas, d’outils de RC encadrés par une rétroaction continue avec les parties prenantes. Pour l’avancement des travaux, elle génère des apprentissages et soutient les processus de changement organisationnel. Cette recherche multisite se penche sur quatre IP menées dans trois régions du Québec (Estrie, Montréal et Capitale-Nationale) et comprend trois phases. Réalisée de 2018 à 2019, la première visait à identifier les tensions existantes entre la RC et la pratique de l’IP et à recueillir les suggestions des acteurs impliqués (cadres, gestionnaires, intervenantes, partenaires et citoyens) pour une RC pertinente et adaptée. La seconde phase (2019-2022), en cours actuellement, vise à proposer une grille comprenant des dimensions, éléments et indicateurs à partir d’une démarche de coconstruction avec les acteurs concernés. Enfin, la troisième phase permettra de bonifier la grille proposée à partir des expériences réalisées au sein des quatre IP.

Les méthodes de collecte des données sont constituées d’abord d’une recherche documentaire axée sur les écrits produits par chacun des terrains à l’étude et d’une recension d’écrits scientifiques. Nous employons également trois autres types de collectes des données illustrés dans le Tableau 1.

Tableau 1

Types de collecte de données utilisés et catégories de participants rencontrés en 2019 pour les quatre terrains[3][4]

Types de collecte de données utilisés et catégories de participants rencontrés en 2019 pour les quatre terrains34

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Au total, 88 personnes se sont exprimées lors des entrevues individuelles et de groupe sur différents thèmes entourant l’IP dont : les rôles, le contexte et les spécificités de l’IP, les effets et résultats et, enfin, la RC. L’analyse de ces données a permis la création d’un rapport synthèse pour chaque cas (Doré et al., 2020a ; 2020b ; Joseph et Maillet, 2020 ; Hyppolite, Boulaâmane et Clément, 2021) puis d’un cadre de référence (Doré et al., 2021) sur l’IP en CIUSSS.

Une grille d’observation portant sur les éléments d’intervention et les éléments de RC a été utilisée. L’observation a porté sur les pratiques de la RC et sur le déroulement de rencontres d’équipe entre intervenantes et gestionnaires.

Parallèlement à cette démarche, nous avons consulté les comités de pilotage (CP) des CIUSSS (un CP par terrain) et un comité de pilotage élargi (CPEL) formé de membres des quatre CP-CIUSSS, auquel s’ajoutent deux membres du MSSS. Les activités de coconstruction sont énumérées au Tableau 2.

Tableau 2

Activités de coconstruction

Activités de coconstruction

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En plus de ces activités, un colloque à l’ACFAS a été organisé en 2021. Cette activité a permis d’enrichir la problématique de RC en intervention collective.

Un travail d’analyse commun des chercheuses des quatre terrains (18 rencontres en 2021) a mené à l’élaboration d’une grille de la RC en IP.

RÉsultats

Nous présentons ici certains résultats découlant des deux premières phases de la recherche. À partir des tensions identifiées lors de la première phase, nous énumérons les aspects concrets à considérer dans une RC nommés par les participants aux entrevues. Lors de la deuxième phase, nous proposons une grille élaborée par les chercheuses à la suite des suggestions émises par les participants. Cette grille présente les dimensions, éléments et indicateurs qualitatifs de premier plan que contiendrait une RC en IP.

Les principes de base d’une RC pertinente et réaliste

Les résultats de notre collecte de données permettent d’identifier quelques principes de base d’un outil de RC en IP mentionnés par les participants :

Aspects techniques

  • Éviter d’alourdir la RC (multiplication des outils, etc.).

  • Concevoir un outil souple, facile d’utilisation et accessible.

  • Inclure des indicateurs qualitatifs.

Si ça devenait trop bureaucratique et trop de statistiques, ma crainte c’est qu’ils coupent dans les services dans le temps d’intervention et finalement, les résultats ne seront pas les mêmes. Ils vont mettre plus de temps à remplir des documents qu’à faire des interventions.

Partenaire, Estrie

Aspects de contenu

  • Tenir compte du contexte de l’intervention (territoire, population, partenaires présents sur le territoire, etc.).

    Avec l’IP, on a vraiment quelqu’un qui est sur place, qui est sur le terrain, c’est ça la principale différence en tout cas dans la perspective du CIUSSS. Mais dans le fond, la base c’est d’aller, de développer des liens dans un milieu avec les gens qui [y] vivent.

    Cadre, Capitale-Nationale
  • Mettre l’accent sur les activités non répertoriées et non comptabilisées actuellement : activités avec les partenaires, démarchage, concertation, activités visant la création et le maintien du lien de confiance.

    [L’informel] c’est ça qui est difficile à transmettre, c’est ça qu’il faut transmettre.

    Cadre, Montréal

    Des fois, on finit une réunion et puis tu restes avec un partenaire après, tu fais du pouce, tu l’amènes dans une compréhension commune. Alors que le fait que je sois à la rencontre, ça ne compte même pas, ce n’est pas moi qui la leadais, on finit une réunion et puis tu restes.

    Intervenante, Estrie
  • Employer une catégorisation reflétant le sens de l’intervention.

  • Prendre en compte les idées émergentes des acteurs du terrain.

  • Intégrer le sens que prend l’intervention pour la personne afin de considérer les effets sur sa vie.

    Moi, je ne sortais pas. L’intervenante et mon mari m’ont poussée à aller au café rencontre et à partir de là, on a eu plusieurs rencontres avec d’autres intervenants du coin. Ils m’ont inscrite à la cuisine collective, à partir de là, on a été à la marche au parc, ensemble avec une intervenante pour les exercices. Et puis là, j’ai commencé à connaître du monde, à m’ouvrir à du monde et maintenant je n’arrête pas !

    Citoyenne, Estrie
  • Élaborer l’outil dans un processus de RC continu.

  • Être en lien avec l’intérêt du MSSS sur les services de proximité.

En somme, les participants souhaitent une RC facile d’emploi, pertinente, efficiente et qui rend compte du travail réel et complexe qui est effectué.

Dimensions d’une RC en IP

La phase deux s’est amorcée avec l’analyse de l’ensemble des données recueillies. Leur triangulation avec la documentation scientifique et de terrain, les échanges avec des experts et au sein de l’équipe de recherche ont mené à l’élaboration de cinq dimensions encadrant la RC. L’ébauche d’une grille des dimensions a été présentée à une dizaine d’experts-consultants et aux membres du CPEL afin d’obtenir leurs commentaires. La dimension gouvernance représente surtout des aspects institutionnels et intersectoriels. Les dimensions services/soutiens offerts, processus et résultats/effets sont de l’ordre de l’intervention. Enfin, la dimension contexte vient influencer la gouvernance et l’intervention. Pour une question d’espace, nous présentons une version abrégée de la grille au Tableau 3.

Tableau 3

Dimensions, éléments et indicateurs qualitatifs

Dimensions, éléments et indicateurs qualitatifs

Tableau 3 (suite)

Dimensions, éléments et indicateurs qualitatifs

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En résumé, cette grille présente les dimensions, les éléments et les principaux indicateurs qualitatifs qui ont du sens pour une RC adaptée à l’IP. Elle est en cours de consultation auprès des intervenantes et gestionnaires IP afin de vérifier la pertinence et la faisabilité des indicateurs proposés.

Voici un descriptif des dimensions et en quoi elles sont névralgiques pour la RC.

Dimension Gouvernance multiniveau

La gouvernance multiniveau est apparue fondamentale. Certains participants témoignent du désir de contribuer aux prises de décisions entourant les orientations de l’IP. Autrement dit, il en va du souhait d’une pratique de gouvernance décentralisée. Cette dimension et l’adhésion à l’approche de l’IP apportent la cohérence entre des acteurs interdépendants, leurs ressources à la disposition de l’IP et le mandat qui lui est associé. La qualité et la force des liens entre les acteurs sont primordiales. Cette gouvernance partagée demande l’horizontalité dans les rapports entre les parties prenantes ainsi qu’une volonté claire et sans appel de la part des acteurs stratégiques.

Dimension Services/soutiens offerts

L’IP intervient selon trois modalités courantes : individuelle, de groupe et collective. Les interventions prennent place au travers d’actes ou d’activités formelles ou informelles et avec des partenaires. Les services offerts découlent d’un mandat et d’objectifs qui traduisent la raison d’être de l’IP sur un territoire. Un des enjeux est le fait que plusieurs activités inhérentes à l’IP sont non comptabilisées dans la RC en vigueur. C’est souvent le cas pour les activités spontanées, en prévention et promotion de la santé, celles qui contribuent à faire connaître les services en IP, à établir des liens avec les citoyens et à faciliter la participation de l’IP aux activités et concertation avec les partenaires.

Dimension Processus

Le processus est intimement lié à la temporalité et oblige à entrevoir le long terme. Il engage tout ce qui vise l’atteinte des objectifs de l’IP et les transformations qui s’instaurent chez les individus, les populations et sur le territoire. La posture de l’intervenante (accueil, écoute, empathie, etc.) dans l’évolution du processus est garante du succès de ces transformations. L’IP se conçoit nécessairement avec la collaboration des partenaires :

Je pense que si on mettait l’IP dans un quartier qui n’est pas mobilisé, il y aurait une limite. La force, c’est vraiment la synergie entre à la fois les partenaires qui sont mobilisés dans un quartier […], les intervenantes de l’établissement et puis ceux qui sont réseautés avec l’école et puis qu’il y a une belle fluidité. Et tout le lien que l’IP vient apporter aussi comme soutien professionnel aux intervenantes des organismes communautaires.

Gestionnaire, Estrie

Dimension Résultats et effets

D’entrée de jeu, il faut établir la distinction entre les résultats et les effets. Les résultats ont un caractère objectif et mesurable. Ils correspondent à la satisfaction d’une attente ou à l’atteinte d’un but prédéterminé (Brousseau, Turcotte et Pilote, 2009).

Les effets se rapportent à la différence que font les services dans la vie personnelle, familiale, professionnelle, sociale et communautaire de la personne. Ils relèvent de son vécu, sont plus intimes et se révèlent de manière plus qualitative. Ils peuvent dépasser l’attente de résultats initiaux, voire revêtir un caractère inattendu comme l’émergence d’un voisinage bienveillant (Carrier et al., 2013 ; Barrie et Miller, 2015).

Cette dimension doit être pensée et évaluée à court, moyen et long terme pour mieux observer et apprécier l’étendue des retombées de l’IP.

Dimension Contexte

La dimension contexte inclut trois éléments soit le profil du territoire, la temporalité et la promotion/prévention. Ces éléments sont plus stables dans le temps et ne sont pas saisis dans une RC au quotidien.

Le contexte précède l’instauration d’une IP et la module par la suite. Le profil du territoire amène un établissement CIUSSS à réfléchir à sa mise en place. Les éléments de la prévention et promotion deviennent souvent son mandat principal et la temporalité vient moduler l’intervention et vice et versa.

Discussion

À partir de nos résultats de recherche, nous abordons trois thématiques dans la discussion. La première concerne la contribution de la grille. La deuxième porte sur le processus de coconstruction et la visée du DC qui porte la voix des citoyens jusqu’aux espaces décisionnels du RSSS. La troisième traite du concept de proximité comme d’un apport essentiel au RSSS.

La première thématique porte sur les résultats préliminaires qui exposent des éléments liés à la pertinence d’un outil et à son contenu. Les participants ont insisté sur l’obtention d’outils de RC pertinents, faciles d’utilisation, efficaces au sens de montrer concrètement leur travail et révélateurs de l’apport de l’IP au RSSS et aux communautés. Le contenu de la grille a notamment été inspiré et alimenté par les écrits de Tremblay (2015), de l’IPCDC (2014) et de Simard (2017). Les experts consultés ont appuyé les dimensions et les éléments présentés dans la grille comme étant ce qui est commun à l’ensemble des IP. Le caractère singulier de chaque IP et de leur territoire rend difficilement envisageable l’élaboration d’un outil unique. Les indicateurs sont variables vu qu’ils sont choisis par les acteurs concernés selon les particularités de leur IP. La contribution de la grille tient au fait, d’une part, que les acteurs vont pouvoir retenir certains de ces indicateurs, voire en proposer d’autres et, d’autre part, les dimensions et les éléments en constituent un « noyau dur » de référence de l’IP. Le territoire nous conduit donc à le considérer comme un « usager » qui rendrait possible une analyse rigoureuse et sensible du suivi de son « état de santé » et des réponses aux besoins du milieu à court, moyen et long terme. Pour la suite de la phase deux, pour des raisons conceptuelles et pratiques, nous envisageons de poursuivre la recherche avec un « dispositif » de RC plus ouvert sur diverses réalités plutôt qu’avec un « outil » plus contraignant dans sa conception. Des entrevues auprès des intervenantes et gestionnaires permettront d’ajuster, éliminer et de préciser les éléments et les indicateurs les plus adéquats à répondre aux particularités des interventions. Nous poursuivrons l’expérimentation du dispositif à la fin du printemps 2022.

La deuxième thématique qu’est la coconstruction constitue l’une des forces majeures du projet. Elle a trait au travail réalisé avec les citoyens/usagers, les partenaires, les intervenantes, les gestionnaires et les cadres (Bovaird et Loeffler, 2013 ; IPCDC, 2014 ; Simard, 2017 ; Lachapelle et Bourque, 2020). D’une part, la méthodologie de recherche centrée sur la participation de tous les acteurs concernés dans les établissements et en dehors l’illustre. D’autre part, la visée de coconstruction avec des entrevues et des comités de pilotage, formés notamment de citoyens et de partenaires, apporte un regard externe, ancre le processus de coconstruction et solidifie les orientations prises.

La dernière thématique inscrit le concept de proximité comme central pour plusieurs raisons. Les défaillances du RSSS, notamment pour l’accès et la réponse aux besoins des personnes et des communautés en situation de vulnérabilité, démontrent que la décentralisation par la proximité s’impose (Bourque, 2021). La proximité constitue aussi une avenue appropriée pour concrétiser la responsabilité populationnelle (INSPQ, 2017). Les travaux menés au MSSS sur les services de proximité devraient, souhaitons-le, ouvrir sur des perspectives nouvelles en ce sens. La pandémie a confirmé l’importance cruciale de la proximité spatiale et relationnelle entre l’IP et son articulation avec les partenaires, les services de première ligne et ceux de la santé publique (Morin et Goyette, 2021). La question délicate de la gouvernance de l’IP représente un élément décisif à sa reconnaissance et à son articulation au RSSS. Si la reconnaissance n’est pas prise en compte, on peut appréhender que le financement de l’IP mette à risque sa pérennité, sa nature, ses objectifs ainsi que l’autonomie professionnelle des intervenantes. Cette question devrait être revue par les établissements en lien avec leur propre structure de gouvernance afin de permettre un engagement concret et fiable des divers niveaux de direction au sein de l’établissement et avec les partenaires. L’énonciation d’une gouvernance plus partagée, décentralisée et horizontale à travers un dialogue ouvrant sur la reconnaissance des partenaires est fondamentale pour une IP en lien avec la communauté où elle oeuvre au quotidien (Simard, 2017 ; Simard et Leclerc, 2012 ; IPCDC, 2014 ; Tremblay, 2015). Elle permet également de partager des leviers d’action plus stratégiques pour promouvoir le DC qui requiert une capacité de délibérer et d’agir sur des enjeux collectifs actuels comme les changements climatiques et la transition socioécologique.

Limites

Nous avons interrogé sciemment des acteurs qui connaissent l’IP afin de bien comprendre de l’intérieur ce type d’intervention. L’ampleur des attentes que peut susciter un tel projet chez les personnes engagées constitue un défi qu’il faut prendre en compte en cernant bien cet apport et ses limites avec les participants. Se pose également la préoccupation que le dispositif proposé demeure conforme à l’enjeu initial de reconnaissance professionnelle, institutionnelle et sociale en axant non seulement sur la mesure mais fondamentalement sur le sens de l’intervention, compte tenu de sa nature. Ces résultats préliminaires représentent un apport certes considérable mais aussi limité ; ils se joignent toutefois aux autres travaux qui ont abordé la RC comme nous l’avons indiqué plus haut. Ajoutons que la pandémie de la COVID-19 a eu un effet perturbateur considérable durant plusieurs mois sur notre latitude à entrer en communication avec les acteurs sur le terrain.

Conclusion

La RC ne peut se réaliser selon l’approche et les règles en vigueur pour les interventions courantes en établissement. La recherche nous a permis de constater que la RC impose des changements dans les façons de la voir dans le contexte de l’IP. Il est possible de se pencher sur des moyens tangibles et accessibles pour en modifier la façon de faire. Suivant cette logique, il n’est pas souhaitable ni envisageable d’obtenir un outil standard et uniforme pour chacune des IP : au contraire, un outil accessible et modulable selon les contextes semble faire consensus par les acteurs engagés en IP. La détermination des indicateurs devra être propre à chaque IP et être évolutive pour suivre son développement. En outre, la cohérence d’une gouvernance multiniveau signifie que les prises de décisions concernant l’IP puissent être partagées et transversales avec des indicateurs réfléchis et choisis par tous les acteurs du milieu, à tous les niveaux.