Corps de l’article

En 1995, le théoricien Ken Plummer constatait la formation de ce qu’il a nommé un « paysage érotopique[1] », c’est-à-dire une sexualisation des médias qui s’étend à chaque innovation médiatique (TSS, p. 4). Pour Plummer, les récits concernant la sexualité ont fait irruption dans le discours social et l’ont contaminé. Ils sont omniprésents dans chacun des médiums de communication, du téléphone jusqu’à la réalité virtuelle. Pour établir sa « sociologie formelle des histoires » (TSS, p. 5), Plummer étudie des histoires personnelles, reliées à la sexualité et racontées à la première personne, qu’il classe en trois catégories : « […] les récits de souffrance, de survie et de dépassement[2] » (TSS, p. 5). Cette typologie lui permet d’établir la manière dont la structure des récits sexuels recoupe les autres types de récits personnels et autobiographiques que peuvent construire les individus : que ces derniers soient d’ordre sexuel ou non, Plummer remarque que la trame narrative des expériences significatives, pour la plupart des individus, peut être classée en fonction de ces trois axes. Autrement dit, chez Plummer, le texte, le récit, relève de l’action sociale, elle-même ancrée dans un monde et un contexte desquels il est indissociable. Les histoires que nous fabriquons au sujet de la sexualité, la nôtre et celle des autres, n’échappent pas à cette règle (TSS, p. 17).

C’est à partir de cette conception que cet article propose de réfléchir à la première saison[3] de la télésérie She’s Gotta Have It, produite et réalisée par Spike Lee. She’s Gotta Have It met en scène Nola Darling, une jeune artiste de Fort Greene à Brooklyn, qui tente d’établir une vision cohérente de sa sexualité tout en naviguant à travers une vie amoureuse complexe. Divisée en dix épisodes d’environ trente à quarante minutes chacun, la première saison entrecoupe les événements de l’histoire de scènes rappelant les « têtes parlantes » des films documentaires. Sous un mode s’apparentant à l’entrevue, Nola et les autres personnages se racontent à la caméra, donnent leurs impressions les uns sur les autres et sur le quartier qu’ils habitent.

Avant d’amorcer l’analyse, en m’inspirant des théories féministes du domaine de la géographie, j’établirai la base théorique qui guidera ma lecture de She’s Gotta Have It. Une rapide comparaison entre la télésérie et le film du même titre, paru en 1986 et réalisé par Spike Lee, me permettra de mettre en évidence le propos particulier ainsi que les spécificités stylistiques employées par Lee pour représenter les violences à caractère sexuel ainsi que le rapport à l’espace dans cette nouvelle version. Partant de ces modifications, je me référerai, entre autres, au concept de « citoyenneté intime[4] » de Plummer, pour montrer comment le(s) récit(s) que Nola fait de sa sexualité s’imbriquent à d’autres aspects de son quotidien et viennent rejoindre des revendications collectives, telles que celles portées par les mouvements antiracistes et anti-embourgeoisement. La citoyenneté intime fait alors référence au sentiment d’appartenance généré par le partage d’expériences personnelles similaires et participe à la formation d’une communauté. En fin de compte, il sera question de la manière dont l’agentivité sexuelle[5] vers laquelle Nola veut tendre se crée avant tout par le partage de son expérience personnelle, sexuelle ou non, et la création d’une communauté à l’extérieur de la sphère érotique. Je m’intéresserai particulièrement à la manière dont Nola utilise l’art de rue (street art) et la peinture dans le but de reprendre le contrôle sur son corps et sur son identité après avoir subi une agression, tout en soulignant que cette reprise de contrôle s’inscrit également dans une démarche plus large de lutte pour la survie de son quartier.

Nola Darling de 1986 à 2016

« Vous savez quel est mon plus grand regret ? […] La scène de viol dans She’s Gotta Have It. Si je devais avoir l’opportunité de refaire une seule chose, ce serait celle-là[6]. » En 1986, Spike Lee réalise son premier long métrage intitulé She’s Gotta Have It, mettant en scène le personnage de Nola Darling joué par Tracy Camilla Johns. Nola, une jeune femme censée être libérée, est une artiste de Brooklyn et fréquente trois hommes différents (Jaime Overstreet, Greer Childs et Mars Blackmon). Lee construit un film dont la structure repose essentiellement sur des scènes qui reprennent le mode de l’entrevue. Rappelant l’effet Rashōmon[7], référence stylistique au classique d’Akira Kurosawa, il emploie à la fois les tropes du confessionnal et de l’entrevue de documentaire. Ainsi, Nola se raconte, mais les personnages masculins ont aussi la parole, décrivant à tour de rôle leurs impressions sur la protagoniste.

À sa sortie, le long-métrage est loin de faire l’unanimité chez les théoriciennes et militantes féministes. Nola sera même décrite par bell hooks comme étant réduite à l’état de « pure pussy » – « c’est-à dire que son habileté à performer sa sexualité est l’élément central de son identité, ce qui la définit[8] ». En effet, les seules préoccupations de Nola semblent être d’ordre sexuel, n’offrant pas un personnage bien construit, complexe et aux multiples facettes tandis que les personnages masculins sont tous marqués d’une individualité, de caractéristiques propres qui les définissent au-delà de leur relation avec la jeune femme. Dans sa version originale, l’action dramatique culmine par une scène où Jaime, l’un de ses partenaires, viole Nola dans son appartement lorsqu’elle refuse de mettre un terme à ses autres relations et de former un couple avec lui. Cette scène, qui punit Nola pour l’expression de sa sexualité, est celle que Spike Lee admet regretter aujourd’hui puisqu’elle vient contrecarrer le message soi-disant féministe et libéré du réalisateur. Plus encore, à la suite de cette agression, Nola décide bel et bien de se caser avec Jaime, même si elle décidera de rester célibataire à la toute fin du film. Comme bell hooks l’écrit, la fin du film confirme aux spectateurs « que le viol est un moyen efficace de contrôle social patriarcal, qu’il restitue et maintient le pouvoir masculin sur les femmes[9] ». Ainsi, dans la première version de She’s Gotta Have It, le viol est un outil punitif à l’endroit des femmes qui, juge-t-on, ont une sexualité trop libérée. « Quel genre de femme… », se demandera Greer Childs dans la série télévisée du même nom parue en 2017. Nola complétera sa phrase en ajoutant : « … agit comme un homme[10] ? »

Dans cette nouvelle version, Lee reprend la trame narrative et les procédés visuels et stylistiques propres au film, notamment le mode de l’entrevue de documentaire, mais les auteurs et autrices de la série ont apporté plusieurs changements à l’histoire. D’abord, tout en préservant la question des violences faites aux femmes, plus question de cette scène de viol abjecte. Nola est plutôt attaquée dans la rue, agrippée par le bras alors qu’elle rentre chez elle un soir. Soulignons, au passage, que ce harcèlement de rue survient au début de la série, évitant ainsi d’en faire la conclusion logique du « mode de vie » de Nola. L’attaque devient plutôt un moteur de l’action, un traumatisme avec lequel le personnage doit composer et qui affecte l’expression de sa sexualité, ses relations avec les hommes et même sa pratique artistique. Ensuite, cette version du personnage est revue à la lumière de l’horizon d’attente d’un public du xxie siècle : polyamoureuse et pansexuelle. C’est d’ailleurs pour cette raison que Lee a ajouté une quatrième partenaire : Opal Gilstrap[11]. Cette décision permet non seulement de rectifier un autre point sensible du film, mais aussi de complexifier l’évolution du rapport qu’entretient Nola avec sa sexualité et la manière dont elle se la représente. La relation avec une autre femme lui offre surtout le recul nécessaire dans son rapport aux hommes et représente une sexualité fluide, en dehors d’un binarisme restrictif.

Enfin, comme on l’a vu, la nouvelle version de She’s Gotta Have It déplace l’agression à caractère sexuel de l’espace privé et intime, celui de la chambre à coucher, vers l’espace public, celui de la rue. Ce glissement n’est pas anodin puisqu’il transforme un viol perpétré par une personne de confiance en une altercation anonyme qui pourrait, pour certains, paraître moins sérieuse – l’idée n’est pas de banaliser, mais d’attirer l’attention sur le changement de registre dans l’acte de violence –, mais qui a pour conséquence de s’attaquer à l’autonomie même de Nola. Dans ce cas-ci, cette autonomie dépend de sa capacité à parcourir les rues de son quartier lorsque bon lui semble. Mais pour comprendre les enjeux de ce déplacement, il importe de faire un détour par les théories féministes de l’espace.

Quelques questions d’espace : par-delà la distinction public/privé

« Le personnel est politique[12]. » Ce slogan maintenant célèbre, scandé par les militantes féministes des années 1960 et 1970, invite non seulement à une remise en question des valeurs traditionnelles et familiales, mais aussi de la distinction arbitraire entre sphères publique et privée. Comme plusieurs théoriciennes féministes l’ont mis en évidence, la distinction ferme entre ces deux espaces est hautement problématique puisqu’elle renvoie à une division culturelle des sphères domestique et publique[13]. Les féministes radicales avaient compris que, dans cette division sociale de l’espace, résidait une invisibilisation des violences faites aux femmes – qu’elles soient d’ordre social, politique, sexuel ou autre –, sous couvert de la protection de la vie privée.

Afin de bien saisir cette séparation marquée, il importe de remonter à son origine, que Nancy Duncan ancre tout autant dans le champ du politique, du juridique ou encore du discours social. Elle écrit :

Ces pratiques délimitent et isolent une sphère privée d’activités domestiques et incarnée d’une sphère politique prétendument désincarnée et située principalement dans l’espace public. La dichotomie public/privé (à la fois ses dimensions politiques et spatiales) est fréquemment employée afin de construire, contrôler, punir, confiner, exclure et réprimer les différences sexuelles et de genre, ce qui préserve la structure traditionnelle du pouvoir patriarcal et hétérosexiste[14].

Ainsi, Duncan voit dans cette séparation, un instrument de régulation des pratiques marginales ou considérées hors normes, ainsi qu’un moyen de protection du pouvoir des hommes sur les femmes, considérées, à une époque, comme leur propriété. Précisons toutefois que la dimension juridique de la distinction privé/public semble occuper une place privilégiée, puisqu’elle cristallise les discours et pratiques sociales à travers des mesures contraignantes et coercitives. À cet effet, il faut souligner que le droit à la propriété privée forme la base à partir de laquelle découle un nombre considérable d’autres droits, par exemple, celui à la vie privée[15].

En conséquence, il y aurait, d’un côté, une sphère publique avec son lot de règles, d’interdictions et de permissions, qu’elles soient d’ordre juridique ou non ; de l’autre, une sphère privée échappant à l’examen, au regard extérieur, tout en restant, à la manière de l’espace public, circonscrite par le droit et les pratiques sociales. Cependant, cette séparation est mensongère puisque « [l]e privé et le public sont des espaces hétérogènes et tout espace n’est pas clairement privé ou public. L’espace subit alors divers processus de territorialisation et de déterritorialisation par lesquels le contrôle local est fixé, revendiqué, contesté, confisqué et privatisé[16] ». En d’autres termes, Duncan décrit une pratique de l’espace en constante renégociation, le lieu « d’affrontements » qui déterminent ses usages acceptés et « légitimes ». Évidemment, cette lutte s’effectue sur le long terme, au fil des transformations sociales presque imperceptibles et ne forme pas non plus un processus linéaire : il faut s’attendre à un aller-retour entre différents modes d’expérience de l’espace. Prenons par exemple un quartier au centre d’une ville : les transformations s’opèrent souvent sur la base de la classe, avec le mouvement des populations, l’arrivée ou le départ d’industries, le tourisme, etc. Comme c’est le cas dans She’s Gotta Have It, l’expérience des habitants se voit modifiée au gré des vagues successives d’embourgeoisement qui façonnent le quartier.

Ce phénomène est avant tout illustré, dans la série, par le personnage de Papo, un artiste originaire de la communauté de Fort Greene et sans-logis, qui se promène dans les rues en traînant son panier d’épicerie rempli d’oeuvres d’art qu’il crée à même les matériaux qu’il déniche dans les ordures. En ce sens, il existe en quelque sorte en miroir de Nola, elle aussi une artiste, qui craint de perdre son appartement faute de revenus. Plus encore, Papo se situe sur la ligne de front du processus d’embourgeoisement qui s’opère à Fort Greene. Initialement connu de toute la communauté afro-américaine qui peuple le quartier, qui le nomme affectueusement « le maire de Fort Greene », ce n’est que lorsque des résidents aisés, en majorité blancs, s’installent dans le quartier, que Papo devient une nuisance pour l’ordre social (fig. 1). Il sera d’ailleurs arrêté, soupçonné d’être à l’origine de graffiti anti-embourgeoisement sur les maisons de certains de ces nouveaux habitants. Le quartier se transforme en sorte de champ de bataille, laissant les cicatrices à même les bâtiments, alors qu’une lutte pour déterminer qui en sont les véritables « propriétaires » s’engage. Au fil des modifications, Papo perd de sa légitimité à occuper l’espace public, puisqu’il est exclu de la classe des propriétaires, devenue le nouveau standard de l’acceptabilité. Cette représentation sert à la fois à illustrer les profonds changements que peut subir l’espace au gré des mouvements de populations et des transformations du discours social, mais elle permet aussi de mettre en évidence la porosité de la frontière entre la notion d’espace public et privé. Pour les riches habitants du quartier, leur droit de propriété s’étend non seulement à leur perron[17], mais également à l’espace de la rue : la présence de Papo, le son de son carrosse bringuebalant, la musique qu’il fait jouer de sa radio portative, dérangent. De surcroît, la couleur de sa peau le rend suspect aux yeux de certains résidents du quartier. Dans cet espace qui se blanchise, son corps devient l’objet d’une double exclusion.

Figure 1

Spike Lee, She’s Gotta Have it (2017), en ligne : www.netflix.com.

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Ainsi, l’espace se divise, se reconfigure au gré des changements sociaux, économiques et culturels qui s’y produisent et ces mouvements d’occupation, d’appropriation et d’exclusion s’opèrent de manière particulière suivant des facteurs de genre, de race ou encore de classe. Dans son article de 1989, « The Geography of Women’s Fear », la géographe Gill Valentine explore le rapport qui existe entre la peur de la violence masculine dont certaines femmes font l’expérience et leur perception de l’espace public. Comme elle l’explique, malgré les statistiques claires sur la violence sexuelle, qui démontrent une plus forte probabilité d’en être victime dans un lieu privé, chez soi par exemple, les récits d’incidents publics contribuent à modifier les habitudes de déplacements et d’occupation de l’espace par les femmes :

En réponse à des expériences passées ou à de l’information de seconde main, les femmes développent des cartes mentales d’endroits où elles craignent d’être attaquées. En particulier, les jeunes filles sont socialisées en fonction d’un usage de l’espace public restreint, à la fois en observant le niveau différentiel de crainte entre leurs deux parents et l’écart entre le contrôle qu’elles peuvent exercer sur l’espace et celui que peuvent exercer les garçons[18].

En d’autres termes, bien que les faits indiquent que l’espace public est relativement sécuritaire (évidemment, ceci varie d’un quartier, même d’un coin de rue à un autre), les femmes et les jeunes filles intériorisent les discours sociaux ainsi que la division genrée des pratiques de l’espace qui s’opère autour d’elles, ce qui les décourage de s’aventurer dans certains endroits publics et à certains moments de la journée.

De plus, Valentine observe que les incidents de violence isolés, par exemple des actes de harcèlement de rue ou encore d’exhibitionnisme, marquent l’espace public, parfois certains lieux en particulier, comme dangereux et imprévisibles. La domination de l’espace s’installe à travers ces dynamiques qui poussent les femmes à se retirer d’elles-mêmes de certains espaces afin d’éviter de subir de la violence : « Cette domination est atteinte non pas seulement par une appropriation quantitative de l’espace, mais par des comportements assurés et agressifs qui intimident et gênent les femmes[19]. » Ce même phénomène est observé par la théoricienne Rachel Pain ; dans l’expérience de la répétition de plus petits événements de harcèlement, les femmes en viendraient à intérioriser la peur que quelque chose de plus grave se produise dans le futur, créant ainsi « un état d’insécurité et d’inconfort chez elles[20] ». Pour Pain, le harcèlement sexuel est une forme d’intimidation qui a des conséquences directes sur la manière dont les femmes investissent l’espace. De son côté, la géographe Liz Bondi, dans ses recherches sur les perceptions de différents quartiers d’Edinburgh en Écosse, remarque que l’omniprésence des discours de type « stranger danger », qui identifie la source du danger chez l’étranger plutôt que chez ce qui est connu, viendrait solidifier la croyance des femmes selon laquelle leur droit d’occuper l’espace extérieur serait moins important que celui des hommes[21]. Ce faisant, plusieurs des théoriciennes de la géographie féministe s’entendent pour dire que les croyances populaires et les récits que véhicule la communauté au sujet de l’espace public influencent la manière dont les habitants et habitantes du quartier utilisent ce même espace et, inversement, que la manière dont l’espace est utilisé a des répercussions sur les discours qui circulent à son sujet. Cet aller-retour constant entre espace public et récit révèle le mécanisme de co-construction qui est à l’oeuvre entre un quartier et ses résidents, et qui crée les lieux.

Ce rapide panorama doit nous amener à concevoir la possibilité de penser l’espace à l’extérieur de la dichotomie privé/public qui, non seulement ne rend pas compte de la réelle expérience qui en est faite, mais qui peut déposséder les femmes d’une expérience complète de l’espace extérieur et même les enfermer dans des espaces privés dangereux. La théorie de Bondi suggère que, si les pratiques de l’espace sont constituées en partie par le discours, une réappropriation spatiale peut se fonder sur de nouvelles manières d’appréhender l’espace, formant ainsi un nouveau discours autour de celui-ci. Dans les prochaines pages, je tâcherai de montrer comment ces tensions et ces combats pour le contrôle de l’espace se déploient dans la première saison de la série She’s Gotta Have It. D’un côté, l’expérience du harcèlement de rue constitue une réalité centrale pour les femmes du quartier ; d’un autre, loin de céder à l’intimidation, Nola parvient, à travers sa pratique artistique, à faire de celui-ci un véritable champ de bataille. À travers cet art, qui crée un nouveau récit centré sur une sexualité et une expérience de l’espace peu visible, la dichotomie public/privé est mise à mal, complexifiée, et Nola gagne en confiance en se réappropriant à la fois la rue et sa sexualité au sein de son appartement.

Situer la violence sexuelle et la résistance

Comme je l’ai mentionné précédemment, l’agression à l’endroit de Nola est déplacée d’un contexte intime à un contexte anonyme ; d’un lieu privé à un lieu public. L’espace de la ville semble devenir hostile, offrir une résistance au personnage. Ceci pourrait sous-entendre que la dichotomie public/privé évoquée plus haut est simplement accentuée, renversée, donnant en quelque sorte raison aux discours qui campent les violences sexuelles dans la rue et éclipsent la majorité des violences perpétrées en terrain de confiance. Cependant, la série crée un aller-retour entre l’expérience du harcèlement de rue et les relations amoureuses que Nola entretient avec des hommes dans son espace privé. Cette alternance public/privé vient mettre en évidence les similitudes entre les deux situations et aplatir toute distinction franche entre le pouvoir des hommes en contexte amoureux et le pouvoir des inconnus : la force du patriarcat est donc représentée de manière fragmentée, en constellation, créant un effet centrifuge qui converge vers Nola plutôt que d’opérer une hiérarchisation des violences.

Décrivons brièvement la scène de l’agression tout en tenant compte de la place qu’elle occupe dans la série (fig. 2). Si celle-ci survient vers la fin du tout premier épisode, elle constitue l’élément déclencheur de la première saison. Alors qu’elle quitte le domicile de sa meilleure amie, Nola est interpellée par un homme dont l’identité est dissimulée : « Sexy ! Sexy, c’est quoi ton nom[22] ? » L’angle de la caméra, offrant d’abord une vue de profil de Nola, se déplace vers l’arrière de sa tête, donnant ainsi l’impression que la voix masculine émane de derrière nous, le public de la série et, en même temps, que nous faisons un avec cet homme. L’interprétation est volontairement ambiguë, nous forçant à occuper l’une ou l’autre des positions (peut-être les deux à la fois). Tout au long de l’interaction, la caméra suit Nola qui refuse de se retourner, résiste au propos de l’inconnu, d’abord à ses interpellations, puis à ses insultes ; à ses « Yo ! Yo, ma ! », ainsi qu’à ses « Bitch ». Les plans rapprochés, doublés d’un éclairage sombre qui ne laisse entrevoir que des ombres, suscitent le sentiment d’être pris au piège, de ne pouvoir échapper à la situation. C’est finalement au moment où l’inconnu agrippe le bras de Nola, la force à se retourner, que la caméra fait volte-face à son tour pour dévoiler le visage de l’assaillant. Nola réussit à s’extirper et à s’enfuir jusqu’à son appartement où, visiblement affectée, elle s’assoie sur son lit, en pleurs. Le choix des plans existe donc en miroir des nombreux monologues de Nola qui ponctueront la série, comme celui en ouverture (fig. 3) et en clôture de l’épisode (fig. 4). La caméra crée des plans rapprochés, qui se portent sur son visage, alors que les larmes coulent, puis le montage coupe pour une scène dans laquelle Nola, affublée d’un habit rappelant à la fois Prince et les Black Panthers, se rend au Prison Ship Martyrs' Monument. Ce monument, dédié à la mémoire de prisonniers de la guerre révolutionnaire étatsunienne, est une présence visuelle qui marque le paysage de Brooklyn. Ici, l’image est frappante : Lee opère un rapprochement entre son héroïne et les hommes qui ont péri pour la libération de leur patrie. En arrière-plan, derrière la tête de Nola, les mots « Martyrs Monument » se dessinent. Si la comparaison peut sembler pour le moins extrême, elle rappelle somme toute la lutte implicite dans l’existence des communautés marginalisées. Lorsque les femmes, les personnes queer, les personnes racisées, décident de vivre selon leurs propres règles, de refuser ce qu’on leur impose, la violence n’est jamais bien loin.

Figure 2

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Figure 3

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Figure 4

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Si je m’attarde sur le moment qui survient immédiatement après, au Prison Ship Martyr’s Monument, c’est qu’il importe de comprendre comment la saison entière opère des allers-retours entre l’espace privé de Nola, son appartement, et plus particulièrement sa chambre, et l’espace urbain. En effet, sous l’oeil de Spike Lee, le quartier de Fort Greene devient un personnage à part entière que Nola investit dans sa quête d’agentivité et de libération sexuelle tout autant qu’elle peut investir l’espace de son lit. Plus encore, l’arrondissement de Brooklyn et Nola sont présentés comme deux faces d’une même pièce. Ceci est d’abord mis en évidence par le gros plan sur le collier « Brooklyn » sur la poitrine de Nola dès les premières minutes de la série (fig. 5)[23]. Par ailleurs, le bijou étant taillé dans le style des colliers prénoms, très populaires à une époque, et Brooklyn pouvant également faire office de prénom, l’élément visuel accentue le brouillage entre les personnages.

Dans les prochaines pages, j’analyserai la manière dont s’articulent les deux espaces (public et privé) de Nola. D’un côté, l’arrimage de son récit personnel, de sa sexualité, mais également de la violence qu’elle subit l’amènent à se réapproprier l’espace de la rue à travers sa pratique artistique et d’en faire un récit collectif qui vient s’imbriquer à la réalité de l’embourgeoisement de Fort Greene. De l’autre, cet engagement social et politique lui permet de revenir à l’espace privé, nourrie et agente de sa sexualité.

1. La réappropriation de l’espace urbain

Jusqu’ici, l’art de Nola est très solidement lié à son espace privé : elle préconise la forme du portrait et sa pratique semble souvent intime, parfois même sensuelle et très souvent mise en relation avec sa sexualité. Clorinda, sa meilleure amie, lui demandera d’ailleurs : « Comment s’en vient ton travail ? Jeu de mots volontaire[24] », ce à quoi Nola répondra plus tard : « Je me suis réveillée en fixant le canevas vide, en me demandant “Quelle est la dernière fois que j’ai vendu une toile à quelqu’un qui n’était pas seulement intéressé à coucher avec moi”[25] ? » Après son agression, l’espace privé ne peut plus contenir cet art qui se présente comme la seule réponse possible à la violence infligée à son corps, le seul moyen de résistance qu’elle possède. L’incident forcera une réponse artistique de la part de Nola, dans la rue, alors que, dès le lendemain, elle élaborera sa première campagne d’art de rue. Cette création, qui combine une technique de collage et d’impression, représente différents visages de femmes auxquels Nola a superposé des affirmations : « mon nom n’est pas bitch », « mon nom n’est pas bébé » ou encore « mon nom n’est pas sexy » (fig. 6).

Figure 5

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Figure 6

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En ce sens, l’art de Nola est un passage à l’acte : il marque son refus complet de se laisser intimider et dénote sa volonté de continuer à investir l’espace public, et surtout, de ne pas le céder. Pour le philosophe Jean Baudrillard,

Les graffiti, eux, sont de l’ordre du territoire. Ils territorialisent l’espace urbain décodé – c’est telle rue, tel mur, tel quartier qui prend vie à travers eux, qui redevient territoire collectif. Et ils ne se circonscrivent pas au ghetto, ils exportent le ghetto dans toutes les artères de la ville, ils envahissent la ville blanche et révèlent que c’est elle le véritable ghetto du monde occidental[26].

En effet, cette idée d’un « ghetto du monde occidental », d’une « ville blanche » dont parle Baudrillard, à la fois blanche, parce qu’immaculée, propre, et blanche de population, est au centre de She’s Gotta Have It et est représentée par les transformations subies par Fort Greene que les nouveaux habitants, blancs, aiment à appeler « Le nouveau Fort Greene ». Le combat entre anciens et nouveaux résidents se joue à même les murs de la ville, exemplifié par les graffiti anti-embourgeoisement mentionnés plus haut. Si, comme Gill Valentine l’explique, dans le discours social, les graffiti et autres marques de « désordre » dans l’espace urbain peuvent avoir un effet inquiétant, voire indiquer les lieux à éviter[27], il n’est pas clair que ceci soit le cas pour tout individu et en tout temps. Ici, l’art de rue envoie un message clair : ce sont les hommes qui osent harceler les femmes dans la rue qui ne sont plus les bienvenus. L’action de Nola opère un renversement qui incite les femmes à refuser la peur engendrée par le harcèlement de rue et à réaffirmer leur présence dans ces lieux publics.

Pour Baudrillard, le graffiti est intimement lié à une certaine sexualité, il est une pratique érotique de l’espace. Dans la superposition et les débordements qui lui sont propres, « son graphisme est comme la perversion polymorphe des enfants qui ignorent la limite des sexes et la délimitation des zones érogènes[28] ». En d’autres termes, le graffiti est l’absence de retenue, cet excès qui a « jusqu’ici toujours constitué le bas-fond – bas-fond sexuel et pornographique –, l’inscription honteuse, refoulée, des pissotières et terrains vagues[29] ». Pensons aux innombrables gribouillis et graffiti de pénis qui apparaissent dans les villes du monde. Cet acte de vandalisme, sur les murs des toilettes, sur les bureaux d’écoles secondaires, à des endroits toujours plus improbables, est une façon de marquer la possession (au masculin) du territoire et il est aussi, indirectement, ce contre quoi l’art de Nola lutte en recouvrant les murs de la ville de ces visages féminins. Dans la superposition des oeuvres d’art et des graffiti, le mur devient le théâtre d’une lutte qui se dessine en suivant les dynamiques de pouvoir entre les classes sociales, les genres, les identités sexuelles, etc. L’art de rue est l’affirmation d’une multitude de pratiques, d’érotiques de l’espace qui se côtoient. Cette pratique illégale peut être d’autant plus libératrice parce qu’elle enfreint les règles, parce qu’elle permet une explosion dans la sphère publique, une abolition des limites et une mise à nu de l’expérience personnelle. L’art de rue enfreint le code de conduite établi, que ce code représente un contrat social ou individuel.

Plus encore, le mur, qui est investi par la pratique du wheatpasting[30], représente l’espace mitoyen, la séparation du public et du privé remettant en question la distinction marquée entre ces lieux. En utilisant le mur comme canevas, Nola fait passer l’expérience individuelle de la violence sexuelle, plus particulièrement celle du harcèlement de rue, vers la sphère publique. C’est ainsi que son récit personnel devient celui d’une communauté que nous pourrions appeler, à la suite de Ken Plummer, une citoyenneté intime, organisée autour de l’expérience des femmes. Pour Plummer, « la société elle-même peut être vue comme une toile texturée, mais invisible d’histoires qui émerge de partout à travers des interactions : retenant les gens ensemble, les divisant et faisant fonctionner les sociétés[31] » (TSS, p. 5). En d’autres termes, c’est à travers tous ces récits que racontent et se racontent les individus que le social et le politique sont construits et organisés, que les rapports de pouvoir sont établis et reformulés. Qu’elles soient de nature sexuelle ou non, les histoires que nous nous racontons, à notre propre sujet ou au sujet des autres, fondent nos interactions. She’s Gotta Have It nous invite à constater le potentiel de la pratique artistique en tant que pont, en tant qu’élément clé qui donne au récit individuel une portée politique : l’histoire d’une victime devient le récit de la résistance collective. Dans le passage à l’acte, dans le geste de l’artiste, ce récit n’est plus celui de la simple survie, mais celui d’un dépassement. Et cette transformation se fait à travers une réorganisation, une réappropriation de l’espace dans lequel s’est produite l’agression : le lieu est vecteur de communauté, mais la communauté permet aussi un nouveau rapport au lieu. Fort Greene est dès lors envahi par une multitude de différents visages de femmes, racisées, qui disent chacune la même chose, tel un choeur, parfois à l’unisson, parfois en alternance. Leurs voix s’élèvent dans la rue pour crier haut et fort : « Mon nom n’est pas bébé. Mon nom n’est pas petite fille. Mon nom n’est pas… Mon nom n’est pas…[32] » D’une part, en refusant d’être réduites à des termes infantilisants, le rappel au nom propre redonne une subjectivité aux femmes ; d’autre part, par l’absence de nom spécifique, il ancre cette subjectivité dans une compréhension collective du harcèlement de rue. Ce sont les femmes, comprises en tant que classe, qui sont victimes de comportements déshumanisants. Plus encore, les collages de Nola évoquent le motif de la « tête parlante » de documentaire, leitmotiv de la série, plaçant la prise de parole au centre de la quête d’agentivité.

2. « I only make love in my loving bed » : retour dans l’intimité

Si l’art de Nola vise à sortir l’agression de son contexte individuel et honteux, la série ne fait pas que réinscrire la dichotomie privé/public sous une nouvelle forme. En effet, tout indique, tant sur le plan narratif que visuel, que les deux sphères constituent en réalité des vases communicants traversés par les mêmes tensions. Ceci se manifeste dans le parallèle établi entre la tentative de prise de possession du quartier par les nouveaux résidents aisés et blancs et la tentative de prise de possession du corps de Nola par l’inconnu dans la rue. C’est d’ailleurs, entre autres, sur le corps de Nola que ces deux violences s’inscrivent alors qu’elle est blessée à deux reprises au poignet : par l’agresseur qui l’agrippe ainsi que par les menottes lors de son arrestation pour vandalisme. Dans les deux cas, Spike Lee replace la violence dans un contexte de prise de possession du territoire, du contrôle de l’espace qui s’opère par la force, à la fois de manière diffuse et institutionnelle et structurelle. Si le corps de Nola est marqué par la rue, ses oeuvres-collages viennent en quelque sorte panser les plaies de la ville.

En contrepartie, la série repense le rapport à la sphère privée. Alors que le film de 1986 laissait peu de place à l’espace public, la série utilise les dynamiques politiques du quartier de Fort Greene dans le but de problématiser et complexifier le rapport que Nola entretient avec son espace personnel. À l’amorce de la série, Nola semble repliée sur elle-même et préoccupée par le pouvoir qu’elle croit posséder. Ce pouvoir provient de deux éléments qui apparaissent centraux à son identité : sa capacité d’autodéfinition et sa prétention à être maîtresse chez elle. Mais une relation paradoxale à ce pouvoir subsiste. À première vue, son monologue d’ouverture annonce un refus de se catégoriser, mais ce refus se double d’une longue liste de termes identitaires : « Vous savez que je ne crois pas aux étiquettes. Mais en tant que pansexuelle, polyamoureuse et pro-sexe […][33]. » Paradoxalement, ces étiquettes permettent à Nola de se positionner à l’extérieur des attentes sociales en affirmant une identité ou, plutôt, des identités marginales. Nommer ces identités constitue un acte crucial à l’inscription de son récit dans un récit plus large qui lui permet de faire communauté avec le public de la série. En effet, les termes qui sont employés dans son processus d’autodéfinition, plus qu’une simple description de la personne de Nola, font avant tout référence à des groupes et communautés, à des récits sociaux déjà inscrits dans l’imaginaire du public de la série et ces récits inscrivent d’entrée de jeu des attentes chez l’auditoire, face au processus par lequel passera Nola. « [L]e pont est ici entre histoire et communauté[34] », écrit Plummer, « les histoires aident à organiser le mouvement des interactions, les liant ensemble ou perturbant la relation du moi à l’autre et à la communauté[35] » (TSS, p. 5). C’est donc en marquant son récit et sa personne de qualificatifs précis qu’elle peut effectuer une ouverture vers une communauté. D’ailleurs, Nola énonce elle-même cette contradiction fondamentale dès le tout début de la télésérie : « Je ne crois pas aux identités qui se résument en un mot. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire[36] ? » Sans arriver à exister à l’extérieur des catégories, Nola peut en élargir le sens dans le but de les rendre inopérantes.

Comme j’ai cherché à le montrer jusqu’à présent, cette tension entre le refus des étiquettes et le désir d’autodéfinition qui anime toute la série est avant tout présente dans l’espace au sein duquel évolue la protagoniste. « Je ne fais l’amour que dans mon lit d’amour[37] » est le mot d’ordre de Nola qui établit des règles strictes desquelles elle refuse de dévier. Ces règles pourraient donner l’impression qu’elles existent en opposition aux termes qui donnent à Nola le sentiment d’une sexualité libérée, mais ces deux aspects de sa vie sexuelle participent de la même volonté d’établir un sentiment de contrôle sur sa vie. C’est pourquoi l’espace du lit est littéralement central dans la manière dont Nola conçoit cette sexualité : placé au milieu de la pièce, dans presque tous les monologues de Nola, il domine l’espace visuel. Pour Lee, l’espace du lit est le plus important aux yeux de son personnage. Il est le lieu d’une multitude d’activités qui ne sont pas toutes d’ordre sexuel[38]. L’endroit à partir duquel Nola se raconte, celui où elle fume du cannabis et mange avec ses amies (activités de nature sociale), ainsi que celui où elle discute avec ses amants.

Cependant, comme le souligne, Karen D. Hoffman, dans « Feminists and “Freaks” », la centralité du lit n’est pas seulement signe d’indépendance, mais rend évidente une friction entre son désir d’émancipation et la rigidité des moyens qu’elle emploie pour accomplir cette libération. Elle explique que,

[…] déconnecté des murs de la chambre, le lit est un objet flottant qui peut exemplifier la liberté et le détachement. Mais, comme elle l’explique au public de la série, il est l’unique endroit où elle a des relations sexuelles. Peut-être, alors, que le lit ne représente pas la liberté ultime et l’indépendance, mais un emprisonnement au sein d’un espace privé restreint et une dépendance envers ceux qui visitent ce lieu[39].

Néanmoins, si ceci était le cas en 1986, la multiplicité des usages du lit dans la version actuelle rend bien compte de l’intersection entre la sexualité du personnage et les autres facettes de son identité. La vie « publique » de Nola, ses amant·es et ses amies, s’immisce dans son espace, exacerbant ainsi la porosité de la frontière entre les deux mondes. Ce n’est que lorsque Nola est forcée de composer avec une certaine part publique de son identité sexuelle, en créant des ponts à travers son art, que les murs bien solidement érigés commencent à laisser place au monde extérieur.

Conclusion

Tout au long de la série, un dialogue entre l’espace collectif et l’espace intime s’installe. La nouvelle interaction avec la rue permet à Nola de revenir chez elle, dans cet espace sécuritaire qu’elle s’était créé et de modifier la relation qu’elle entretient avec son territoire. Même si les règles sont toujours présentes, même si l’appartement et la chambre restent les lieux privilégiés de l’expression de la sexualité épanouie, ils deviennent aussi essentiels à l’élaboration d’une communauté intime. Le dernier épisode de la saison, l’épisode de l’Action de grâce, met en scène Nola en train de préparer le repas. On s’aperçoit rapidement qu’elle a invité les trois hommes de sa vie en même temps sans qu’ils en soient avertis. L’appartement est l’espace propice à ce type de scène puisqu’il est le sien. Si Nola affirme qu’elle refuse de ramener son lit dans la rue, elle ramène la rue métaphorique dans son lit. C’est à ce moment que l’art refait surface dans l’intimité du personnage. Si l’art conservera un aspect sensuel, érotique même, les conditions de productions sont complètement bouleversées. Lors du souper, elle leur dévoilera l’oeuvre ultime : « Le monstre à trois têtes[40] » (fig. 7).

Cette oeuvre, représentant Jaime, Greer et Mars, nus, debout l’un à côté de l’autre, force les trois hommes à se sentir observés. S’ils ne sont pas pour autant sexualisés, ils sont littéralement donnés à voir sans leur consentement. La scène sert en quelque sorte de miroir inversé au moment où Nola appose son art aux murs de la ville. Les affiches troublent le lieu public par les regards qu’elles posent sur les passants, elles envahissent la rue pour dire l’injustice et reprendre le terrain colonisé. « The Three-headed Monster » est une oeuvre dévoilée dans l’intimité. Là, encore, ce sont les hommes qui sont l’objet du regard, mais pas seulement celui de Nola. Ils sont objets de leur propre regard, alors qu’elle les force à s’observer, à se voir eux-mêmes et les uns les autres tels qu’elle les perçoit.

Dans She’s Gotta Have It, l’art est le lieu où tout bascule, où Nola peut prendre davantage le contrôle de sa sexualité et exprimer ses frustrations, ses désirs et ses inquiétudes. L’art lui permet d’investir autant l’espace privé, de le faire sien, que l’espace public duquel sont trop souvent évacuées les personnes marginalisées. Il lui permet également de partir d’une expérience individuelle et d’ouvrir vers un message à portée collective qui remet en question l’usage du quartier, de la rue. C’est dans ces allers-retours et ces tensions que j’ai voulu lire la série pour tenter d’en dégager la manière dont la sexualité fait partie intégrante des relations sociales et, même, de l’organisation géographique de la société. She’s Gotta Have It rend manifeste le pouvoir de réification et de réinterprétation de l’espace que possède la pratique artistique. Dans cette réinterprétation de l’espace collectif, une nouvelle citoyenneté intime se crée par la mise en commun du vécu propre aux femmes. Par son art, Nola se donne la permission, à elle comme à d’autres, d’exister dans l’espace public, de reprendre la rue et de refuser haut et fort la violence. Plutôt que de confiner la sexualité à des considérations qui relèvent uniquement de l’intime, en la replaçant dans son contexte social et politique, She’s Gotta Have It offre une conception de l’agentivité sexuelle basée sur la collectivité et le partage.

Figure 7

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