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Introduction

Les relations lesbiennes à l’écran occupent un espace grandissant depuis les vingt dernières années. Les premières représentations lesbiennes étaient (et sont encore) largement inscrites dans des tropes homonégatives[1], c’est-à-dire qu’elles sont marquées comme pathologiques (se terminant par le suicide ou le meurtre d’un personnage lesbien – aussi appelé le Lesbian Dead Syndrome[2]) ou assimilationnistes[3] (par l’adhésion à l’hétéronormativité). En maigre contrepartie, on assiste aujourd’hui à l’émergence d’objets culturels où les relations lesbiennes apparaissent davantage comme saines et soudées[4]. On assiste également à des représentations explicites de la sexualité lesbienne où plaisir et satisfaction sexuelle sont au rendez-vous (par exemple, Sense8 ; She’s gotta have it). L’un des objets culturels lesbiens ayant contribué à cet élargissement des représentations réside dans la série The L Word. Réalisée par Ilene Chaiken, il s’agit de la première série lesbienne en Amérique du Nord. Celle-ci fut diffusée sur la chaîne Showtime de 2004 à 2009 et se déploie sur six saisons. The L Word met en scène les histoires d’amour et d’amitiés d’un groupe de femmes lesbiennes (dont une bisexuelle) dans un quartier huppé de Los Angeles. Bien qu’il s’agisse d’une série réalisée par et pour un public lesbien (la scénariste-réalisatrice étant elle-même lesbienne), plusieurs détracteurs ont dénoncé le fait que les impératifs capitalistes liés à la rentabilité ont contribué à en faire une série qui puisse à la fois plaire à un public lesbien et hétérosexuel[5]. La série marque cependant un tournant dans la représentation de la sexualité lesbienne à la télévision dans la mesure où elle en propose une représentation explicite, c’est-à-dire palpable, visible, tangible et foisonnante : à cet effet, tous les épisodes de la saison 1 (à l’exception de l’épisode 9) comportent plusieurs scènes sexuelles. Dans cet article, j’entends par « sexualité explicite » des représentations de corps nus qui incluent la nudité des seins et des fesses (mais pas des organes génitaux), en plus de scènes qui suggèrent des comportements sexuels explicites tels le cunnilingus ou la pénétration avec les doigts. Dans un univers médiatique où la sexualité lesbienne est soit absente, soit fétichisée par la pornographie pour le plaisir visuel et sexuel masculin[6], The L Word s’impose comme une oeuvre qui tente de contrer ces stéréotypes antinomiques en proposant une représentation multidimensionnelle du désir lesbien. La représentation de la sexualité lesbienne à l’écran est un enjeu féministe dans la mesure où les discours ont des répercussions matérielles sur les individus[7] : ils ont entre autres le pouvoir de légitimer ou d’invalider certaines expériences, certains désirs.

La série The L Word a été étudiée sous différents angles d’analyse : construction hétéronormative du corps lesbien et invisibilisation de la diversité butch[8] ; citoyenneté sexuelle et subjectivité lesbienne[9] ; consolidation et résistance de la communauté par l’investissement collectif de l’espace privé et public s’appuyant sur la visibilité du regard et des émotions lesbiennes[10] ; interreconnaissance lesbienne et codes de séduction (gaydar)[11]. Défendant l’importance de représentations authentiques de la communauté lesbienne, Daniel Farr et Nathalie Degroult déplorent la surabondance et l’uniformisation des corps lesbiens souscrivant à des idéaux de beauté hétérosexistes. Même la figure de la butch, icône lesbienne par excellence, fait l’objet d’une féminisation pour plaire aux téléspectateurs masculins. À titre d’exemple, le personnage de Shane (la butch de la série) est le plus souvent accompagné d’une partenaire à l’expression de genre féminine afin de ne pas menacer le « (straight) male gaze », c’est-à-dire le regard hétérosexuel masculin.

Kellie Burns et Cristyn Davies proposent une méthodologie visant plutôt à interroger les normes sexuelles et de genre déployées dans les univers télévisuels lesbiens. À partir du concept de citoyenneté sexuelle, les chercheuses mettent en lumière que les corps lesbiens désirants et désirés sont ceux qui s’inscrivent dans une culture néolibérale de consommation. En effet, le capital sexuel des personnages de The L Word est organisé autour d’une stratification et hiérarchisation de leur capital culturel et économique. Burns et Davies déplorent ainsi l’impossibilité de penser le lesbianisme en dehors des normes capitalistes hétérosexuelles blanches. Pour sa part, Sarah Cefai s’intéresse à la construction de l’identité lesbienne par l’entremise des affects lesbiens déployés dans différentes géographies et spatialités sexuelles. L’essentiel de son propos repose sur l’idée que l’identité lesbienne dans The L Word est construite par des regards lesbiens inextricablement chargés d’affects : regarder, c’est ressentir le désir lesbien, de même que le désir lesbien donne forme au regard. Cette incorporation est notamment actualisée lors des occasions de rassemblement entre lesbiennes dans des espaces privés et publics et permet de consolider l’identité lesbienne autour du thème de la communauté : là où les regards lesbiens se posent, ils donnent lieu à des sujets lesbiens désirants et désirés.

Afin d’analyser la représentation de la sexualité ainsi que les discours qu’elle véhicule sur la sexualité lesbienne dans The L Word, il conviendra de recourir à deux axes théoriques conjoints : la théorie des scripts sexuels et le concept de pratiques affectives. Dans un contexte d’analyse télévisuelle de la sexualité, la théorie des scripts sexuels s’avère tout indiquée, car elle permet d’opérationnaliser la sexualité en tenant compte de divers niveaux d’analyse (univers fictionnel, dimension culturelle, rôles de genre, etc.). Malgré son usage fréquent dans les recherches sur la sexualité[12], la théorie des scripts sexuels est traversée par une pensée straight : peu d’études s’intéressent à une approche scriptée de l’érotisme lesbien. D’une part, les lesbiennes doivent composer avec des scripts sexuels hétéronormatifs qui tendent à reproduire des stéréotypes de genre (homme actif vs femme passive). D’autre part, les relations lesbiennes peuvent être traversées par d’innombrables rapports de pouvoir dont l’âge, le statut socio-économique, la race, et même l’expérience sexuelle, ce qui peut venir complexifier l’expression de la sexualité. Qui plus est, la dimension des affects est absente, ou du moins, peu problématisée au sein de la théorie des scripts sexuels, ce qui constitue à mon avis une lacune importante. La théorie des scripts sexuels propose pourtant une grille d’intelligibilité comportementale, relationnelle mais aussi émotionnelle, c’est-à-dire qu’il y a des attentes normatives par rapport à ce que nous devrions ressentir dans un contexte sexuel donné ou par rapport à un comportement sexuel donné. Considérant la pathologisation des émotions des femmes à travers l’histoire, la prise en compte des émotions est un enjeu féministe qu’il convient de revaloriser comme matériau d’analyse afin de comprendre comment les discours sur les émotions façonnent les pouvoirs politiques, institutionnels et culturels.

À travers mon analyse de la série The L Word, je tenterai de répondre aux questions suivantes : quels sont les scripts sexuels proposés dans The L Word ? Quels messages proposent-ils sur la construction de la sexualité lesbienne ? Quelle place prend la question des pratiques affectives dans les scripts de la série ? Quelles valeurs transmettent-ils et quels stéréotypes reconduisent ou démantèlent-ils ? Tout d’abord, j’aimerais me permettre une précision : The L Word est une série qui fonctionne comme un script culturel dans lequel les personnages déploient des scripts intrapsychiques et interpersonnels où se jouent, en toile de fond, les scripts culturels internes de la série. La théorie de la cultivation suggère que les discours et représentations véhiculées par la télévision ont un pouvoir normatif réel sur les téléspectateurs : s’il est plutôt difficile de parler de liens de causalité entre la consommation des contenus télévisuels et leurs effets directs sur les comportements du public, l’exposition (prolongée) aux médias de masse joue un rôle dans l’intériorisation des croyances et des attitudes à propos de la réalité sociale[13]. On peut ainsi postuler que The L Word jouit d’un certain pouvoir normatif dans la sédimentation ou au contraire, la subversion des scripts sexuels.

1. Cadre théorique

1.1 Théorie des scripts sexuels

La théorie des scripts sexuels a été développée dans les années 1970 par les sociologues interactionnistes symboliques John Gagnon et William Simon[14]. Celle-ci postule que la sexualité est d’abord et avant tout socioculturelle : elle est créée à travers les interactions et le sens que les acteurs sociaux y accordent. Les scripts sexuels font office de guide ou de répertoire qui propose la marche à suivre dans un contexte donné pour le déroulement des activités sexuelles.

Simon et Gagnon dégagent trois types de scripts. Les scripts culturels sont de nature collective et sont véhiculés par des structures institutionnalisées comme l’éducation, les médias ou encore la pornographie. Ils transmettent un ensemble de codes relatifs à l’expression de la sexualité permettant de saisir le déroulement type d’une activité sexuelle, les rôles attendus des partenaires et les actions qui y mettent fin. Par exemple : avec qui faire l’amour ; dans quel contexte (en privé vs en public) ; quelles pratiques déployer et selon quel ordre. Les scripts culturels constituent des scénarios dominants qui servent de prescriptions sociales dans l’apprentissage sexuel des individus. Le script culturel est normatif, c’est-à-dire qu’il dessine les contours de ce qui est permis et proscrit sexuellement. Aux côtés des scripts culturels dominants, on retrouve toutefois des scripts culturels concurrents, ou contre-scripts, qui proposent des représentations alternatives, ou propres à une sous-culture donnée.

Les scripts intrapsychiques renvoient à la vie fantasmatique des individus (quelles pratiques, quels corps ou quels contextes éveillent le désir chez une personne en particulier ?) et prennent leurs origines à la fois dans les scénarios culturels et dans les contextes de vie particuliers des individus. De plus, ils sont généralement « [révisés] pour répondre aux exigences de l’interaction concrète[15] » où les partenaires doivent s’adapter l’un l’autre dans l’action sexuelle. Les scripts interpersonnels renvoient à la rencontre sexuelle concrète entre deux individus (ou plus) et aux ajustements que doivent effectuer les partenaires entre les prescriptions sociales et leurs désirs personnels. Il s’agit donc d’un espace de négociation entre les partenaires, mais aussi entre les scripts culturels (souvent irréalistes et inatteignables) et les scripts intrapsychiques des acteurs sociaux. La théorie des scripts sexuels est intéressante, car elle reconnaît à la fois le poids des instances culturelles à même de produire des discours dominants susceptibles de façonner la sexualité d’autrui, ainsi que la capacité, voire l’agentivité des acteurs sociaux à négocier ces discours et les normes véhiculées.

1.2 Le concept de pratiques affectives

L’écoute d’une série constitue en quelque sorte une pratique sociale d’interaction avec un média qui véhicule des affects. Bien que les publics ne soient pas passifs et puissent produire différentes lectures des médias qu’ils consomment[16], il n’en reste pas moins que les scripts culturels dominants véhiculés par les médias ont un pouvoir d’influence sur les pratiques d’inclusion, d’exclusion et de normalisation de certaines formes de sexualités[17].

Parmi les auteurs ayant critiqué les limites de certains usages des affects, Margareth Wetherell se distingue par sa proposition du concept de « pratiques affectives » (affective practices). Elle propose d’appréhender les affects non pas comme des états d’âme, des pulsions préprogrammées ou des propriétés internes des individus, mais plutôt comme une pratique sociale, un rapport entre soi et l’autre dans un contexte ou une situation donnée. Ainsi, les affects sont « orientés vers l’action » (action-oriented) : « [L]’irruption d’affects émergents n’implique pas seulement des changements somatiques majeurs dans le corps ; cela comporte également des composantes cognitives de nature motivationnelle et comportementale ainsi que des composantes subjectives et expérientielles[18]. » D’inspiration interactionniste, Wetherell suggère que l’action humaine est intimement interreliée aux émotions, au langage et aux significations accordées aux choses.

Si les émotions s’avèrent en partie des schémas relationnels, Wetherell insiste sur l’idée selon laquelle les structures de pouvoir sont intimement liées aux affects. Elle mobilise d’ailleurs le concept bourdieusien d’habitus afin d’exemplifier les processus de sédimentation relatifs aux affects : par la force de la répétition et de la contrainte, les pratiques sociales génèrent des « répertoires affectifs » distribués selon différentes positions de pouvoir[19]. Le concept de pratiques affectives s’arrime fructueusement à la théorie des scripts sexuels. L’étude des affects véhiculés dans les différents scripts sexuels permet de mettre en lumière « qui sont les individus ou les groupes affectivement privilégiés, ceux et celles en mesure de cumuler de grandes quantités de “capital émotionnel”, et celleux qui échappent à l’infamie et au mépris en raison de leurs styles affectifs “naturellement” prisés[20] ».

2. The L Word : des scripts sexuels aux pratiques affectives lesbonormatives

2.1 Sexualité réseau ou La Toile comme script culturel lesbien

Le premier script sexuel abordé est celui de la sexualité réseau. Celui-ci agit comme véritable script culturel de la sexualité lesbienne dans la série. Dans le contexte de la diversification dej49s orientations intimes contemporaines[21], le sociologue Michel Bozon définit le réseau sexuel comme une façon de vivre sa sexualité de façon ouverte en privilégiant le multipartenariat au sein d’une communauté particulière (par exemple, communauté gay, monde de l’art) où la sexualité avec de nombreux partenaires contribue à tisser des liens sur une base individuelle (amitiés) et collective (renforcement du sentiment d’appartenance à la communauté)[22]. Le script de sexualité réseau dans The L Word repose sur le pivot narratif autour de La Toile (The Chart). Les discours sur le sexe véhiculés par La Toile agissent comme pôle normatif sur la sexualité lesbienne (ce que devrait être la sexualité lesbienne au plan individuel, et plus largement, au plan collectif, c’est-à-dire ce que constitue et représente la sexualité de la communauté lesbienne dans son ensemble). Ce script envisage aussi les orientations intimes ou relationnelles à envisager, soit la monogamie et la non-monogamie.

2.1.1 La Toile : liens affectifs et sexuels d’une communauté

La Toile constitue une plateforme web créée par le personnage d’Alice permettant de relier entre elles toutes les femmes de la ville ayant partagé des relations sexuelles. En mode open source, les utilisatrices de la plateforme peuvent librement ajouter leur nom à La Toile ou celui d’une amie/partenaire. Dans l’épisode 3, Alice tente de convaincre son patron de la laisser développer une chronique radiophonique sur les connexions sexuelles et relationnelles de la communauté lesbienne de Los Angeles :

Il s’agit de relations sexuelles hasardeuses, d’accord ? Ce sont des rencontres fortuites, des idylles amoureuses, des histoires d’un soir, des mariages qui durent depuis une vingtaine d’années. Chaque fois que tu rassembles un groupe de lesbiennes ensemble, tu as la certitude que l’une d’entre elles a couché avec quelqu’un, qui a couché avec quelqu’un. […] Nomme n’importe quelle lesbienne que tu connais, je peux la relier à moi en six étapes. […] C’est incroyable, non ! Allez Marc, ce n’est pas seulement à propos des lesbiennes. Je pourrais t’inclure dans ce truc, probablement en six connections faciles. […] L’idée, c’est que nous sommes tous connectés, tu vois ? À travers l’amour, la solitude, à travers un tout petit manque de jugement lamentable. Chacun d’entre nous, dans notre isolement, nous tentons de nous extirper des ténèbres et de l’aliénation de la vie moderne pour aller à la rencontre de l’autre et former ces connections humaines. Je crois que c’est un point de vue très profond sur la nature de l’existence humaine[23]

La Toile sert ici de toile de fond (littéralement) aux romances et aux rencontres sexuelles lesbiennes, dressant un paysage de la communauté, suggérant que toutes les lesbiennes sont interreliées par le sexe et l’amour. La Toile dresse un univers de promiscuité (in)volontaire. D’une part, la communauté lesbienne constitue un univers de rencontres amoureuses et sexuelles circonscrit par la taille réduite de la communauté et des lieux de rencontre. D’autre part, il devient difficile d’éviter les recoupements entre partenaires. Dans ce contexte, la promiscuité s’avère involontaire.

La Toile met également en relief deux configurations relationnelles concurrentes, soit la monogamie (exemplifiée par le script de sexualité lesbienne conjugale) et la non-monogamie (incarnée par le script de promiscuité lesbienne et sans attaches). Shane incarne le modèle par excellence de la promiscuité lesbienne volontaire : elle constitue le centre de l’univers lesbien qu’est La Toile et est seulement détrônée par une star de porno lesbienne. Sa non-monogamie est représentée de façon ambivalente tout au long de la série. Shane constitue le personnage possédant le plus de capital érotique : la majorité des femmes, même les hétérosexuelles, semblent éprouver une attraction irrésistible envers elle. On la voit fréquemment avec différentes partenaires sexuelles anonymes tout au long de la série. Shane est à la fois admirée et enviée : si elle possède un maximum de capital érotique, elle est parfois critiquée pour son manque de capital culturel (belle et attirante, mais « stupide »).

Les affects associés à son personnage sont le détachement émotionnel, l’absence de désir d’engagement relationnel et l’indépendance, voire une certaine forme d’autosuffisance. Elle est représentée comme ayant un appétit sexuel insatiable, toujours prête et disposée à avoir des rapports sexuels. Sa promiscuité constitue selon la série un mode d’adaptation défensif face à une enfance blessée. Abandonnée par ses parents et trimballée dans différents foyers d’accueil, Shane incarne l’archétype de l’âme brisée, irréparable. Incapable de se percevoir autrement que comme une ordure (à l’image de son père biologique qui l’a abandonnée), elle se croit indigne d’être aimée et incapable d’aimer en retour. Cet arc narratif atteint un point culminant à la fin de la saison 3 : sur le point de se marier avec Carmen, Shane se défile et ne se présentera jamais devant l’autel. De plus, les escapades sexuelles de Shane sont souvent associées à un manquement éthique et moral ainsi qu’à une absence d’autocontrôle. Par exemple, dans la saison 1, Shane développe une relation secrète avec une femme mariée à un homme. Dans la saison 5, elle prend part à un ménage à trois avec un couple de femmes mariées qui pratiquent le triolisme, et dont l’entente conjugale repose sur l’interdiction d’avoir de la sexualité avec un tiers sans la présence de l’autre partenaire. Or, lorsque l’occasion se présente, Shane accepte volontiers d’avoir une relation sexuelle avec l’une des femmes alors qu’il lui a été explicitement interdit de le faire sans la présence de l’autre conjointe. Sa promiscuité est construite comme la résultante d’une tare affective et, de ce fait, est pathologisée.

La monogamie est principalement incarnée par le couple Bette et Tina, qui, après sept ans de vie commune, préparent le projet de fonder une famille. La quasi-totalité des scènes sexuelles du couple dans la saison 1 sont orientées vers le but ultime de concevoir un enfant. Que ce soit lors d’un rendez-vous à la clinique de fertilité où Tina, allongée sur le lit gynécologique en jaquette d’hôpital, demande à Bette de lui faire un cunnilingus afin de maximiser son excitation et ainsi favoriser le transport des spermatozoïdes qu’on s’apprête à lui inséminer ; lors d’un ménage à trois avec un inconnu rencontré au détour d’une soirée où le couple essaie de le convaincre de renoncer au préservatif ; ou encore dans le lit conjugal juste avant une insémination « maison », le script dominant qui traverse la saison 1 est celui de la sexualité lesbienne conjugale portée par le désir d’avoir un enfant. Si ce désir chez les lesbiennes n’est pas lesbonormatif en soi, le modèle lesboparental proposé par la série est calqué sur le modèle de la famille nucléaire où la sexualité est axée sur la reproduction plutôt que sur le plaisir sexuel. La relation du couple réitère des rôles de genres traditionnels, où Bette incarne la femme carriériste pourvoyeuse, et où Tina endosse le rôle de femme au foyer (elle met sa carrière sur pause afin de se consacrer à sa grossesse). L’idéal de la famille nucléaire est également véhiculé par l’endossement, voire la survalorisation de la monogamie : Bette va jusqu’à suggérer à une amie (et par extension, aux téléspectateurs), que la monogamie (chez les lesbiennes) est une configuration relationnelle radicale.

Bette : « Pourquoi est-ce si important pour toi de croire que tout le monde couche avec tout le monde ? »
Alice : « Parce que c’est bel et bien le cas. »
Bette : « Non, c’est juste ton petit fantasme à toi. Voici pour toi une idée radicale à contempler : la monogamie n’est pas seulement un truc hypothétique, certaines personnes la pratiquent sérieusement[24].

Le script de la sexualité lesbienne conjugale monogame demeure le script dominant tout au long de la série. Le couple Bette/Tina traversera de multiples épreuves : infidélités, séparation et procédures légales, garde partagée et échecs amoureux respectifs, etc. Au final, le couple mythique se reforme, laissant prévaloir l’idée selon laquelle l’amour conjugal vient à bout de l’adversité.

Si La Toile sert à montrer la spécificité des amours et des sexualités lesbiennes, elle sert également à les normaliser d’un point de vue lesbonormatif, c’est-à-dire à renforcer l’idée que la vie amoureuse et sexuelle des lesbiennes n’est pas si différente de celle des hétérosexuel·le·s. En effet, Shane incarne en quelque sorte l’archétype du gigolo (la saison 1 fait d’ailleurs écho à son passé dans l’univers du travail du sexe) et le couple Bette/Tina, celui de la famille nucléaire. Toutefois, la spécificité du script lesbien de sexualité réseau réside entre autres dans la façon d’insister sur la cohésion et le maintien des liens affectifs entre lesbiennes : dans la plupart des cas, d’anciennes partenaires amoureuses ou sexuelles maintiennent leurs liens d’amitié à travers le temps. On n’a qu’à penser à la brève idylle sexuelle entre Bette et Alice avant que Bette ne rencontre Tina et, de façon plus soutenue dans la saison 3, à la manière dont Alice et Dana tentent de donner une deuxième chance à leur amitié à la suite de leur rupture amoureuse.

2.1.2 Regards lesbiens désirants

Plusieurs scènes mettent de l’avant la légitimité du lesbian gaze, c’est-à-dire l’acte consistant à regarder avec désir, en tant que lesbienne, un corps de femme ou une interaction sexuelle lesbienne[25]. Le lesbian gaze est un concept dérivé du male gaze développé par la théoricienne Laura Mulvey[26]. Le male gaze (ou regard masculin), renvoie à une façon de représenter les femmes comme objets (sexuels), et ce, de concert avec les idéaux du plaisir visuel masculin, où les normes d’une féminité hétérosexuelle prévalent. Ce dispositif du regard privilégie les hommes à titre de sujets désirants, et plus largement, la masculinité comme siège de la subjectivité sexuelle, tandis que les femmes (et la féminité) sont reléguées au titre d’objets désirés, privées de leur pouvoir désirant.

Pour sa part, le lesbian gaze fait office de dispositif visuel qui vise à valoriser les désirs et les attirances entre femmes, et ce, à partir d’un point de vue lesbien. Il peut s’agir d’une oeuvre qui joue de procédés techniques afin de magnifier l’intensité et la légitimité des regards entre les personnages féminins, comme c’est le cas dans Carol[27], jusqu’à l’incorporation de codes visuels associés aux cultures lesbiennes. Le lesbian gaze s’inscrit dans des modes de représentation qui lient les téléspectatrices aux personnages de façon à les positionner dans une subjectivité lesbienne où on assiste à une circulation du désir : à la fois femmes désirantes et femmes désirées, un processus d’identification est à l’oeuvre entre le sujet lesbien qui regarde et le sujet lesbien représenté. Le sujet lesbien qui regarde peut simultanément jouir du plaisir de se reconnaître à l’écran, tout en jouissant du plaisir d’être sexuellement ou affectivement attirée et investie dans des textualités lesbiennes[28]. Le lesbian gaze repose ainsi sur le projet de créer des représentations par et pour lesbiennes, qui échappent aux impératifs hétérosexistes du désir visuel masculin.

Bien que The L Word n’échappe pas au male gaze, la série offre plusieurs manifestations significatives du lesbian gaze. Dès l’épisode 1, Jenny surprend Shane et sa partenaire anonyme dans la piscine de ses voisines, s’adonnant à des actes sexuels. Shane caresse la vulve de sa partenaire sous l’eau. La scène sexuelle est entrecoupée par le regard de Jenny entre les barreaux de la clôture. Celle-ci les regarde avec curiosité et intérêt, puis baisse le regard comme si elle éprouvait de la gêne (ses joues rosies en témoignent). Dès le premier épisode, la série engage le regard voyeur et désirant de la spectatrice lesbienne à travers celui des personnages de la série.

Une deuxième occurrence significative survient dans l’épisode 4 où Bette, conservatrice de musée, s’entretient avec une mécène à propos d’une oeuvre fictive (The last time I and you). Cette discussion fait écho à la scène d’ouverture du même épisode où apparaît une artiste fictionnelle des années 1980 (Carla Marie Freed) photographiant une modèle nue qui s’avère être aussi son amante. La scène met l’accent sur les outils de l’artiste : son appareil photo et les nombreux déclics sonores de l’obturateur (shutter), la toile de fond blanche, les jeux de lumière, ainsi que les instructions de l’artiste pour diriger la pose de sa partenaire, et surtout, sur l’intensité du regard de celle qui se fait photographier. À propos de l’oeuvre, Bette rapporte : « Elle a photographié la même femme pendant douze ans. Pouvez-vous imaginer ? Enfin, pouvez-vous imaginer cet acte de regarder ? Regarder, voir, et re-voir, tout ça dans le but de toucher à la vérité de quelqu’un, d’extraire son essence. Je veux dire, il y a un mystère et une passion incroyables dans ce travail[29]. » Ce passage insiste sur l’acte de regarder comme outil relationnel, comme geste, comme acte intersubjectif permettant d’exprimer désir, amour et passion lesbienne[30]. Puisque The L Word constitue en soi un récit fondé sur le regard lesbien, cette inscription de la subjectivité lesbienne dans l’expérience du regard désirant est portée par plusieurs procédés, dont la métanarrativité autour des oeuvres d’art.

2.2 Script sexuel de l’ingénue et de la femme fatale

Les archétypes de l’ingénue et de la femme fatale sont des figures féminines antagonistes traditionnellement représentées dans des univers fictionnels andro et hétérocentrés. Dans l’histoire du cinéma, la femme fatale est une séductrice irrévérencieuse et perfide, dont le pouvoir de séduction constitue une arme contre les hommes pour arriver à ses fins. Manipulatrice, voire assassine, elle déploie un désir sexuel insincère. D’un point de vue féministe, la femme fatale se veut une manifestation des insécurités masculines face à la sexualité et à l’indépendance des femmes[31]. Pour sa part, l’ingénue est l’incarnation de la jeune fille innocente, aspirant aux plaisirs purs et chastes de l’amour romantique.

Respectivement campés par Marina en femme fatale et par Jenny comme ingénue, ces archétypes contribuent à la fin de l’innocence hétéronormative où le désir et la sexualité lesbienne sont construits comme source de plaisirs ineffables qui surpassent et supplantent la sexualité hétérosexuelle (voir saison 1, épisode 4 et 12). D’entrée de jeu, la relation qui se développe entre Jenny et Marina relève de l’infidélité, car Jenny est en couple avec un homme au moment où elle rencontre Marina. De plus, leur relation est traversée par différents rapports de pouvoir : Jenny est beaucoup plus jeune que Marina, sa condition financière et professionnelle est précaire et elle n’a aucune expérience romantique ou sexuelle avec les femmes. Pour sa part, Marina est une femme sexuellement expérimentée et copropriétaire d’un café. Bien que ce soit Marina qui ait initié la séduction et le premier baiser, par la suite, c’est au tour de Jenny de faire des avances sexuelles auprès de Marina à plusieurs reprises, et ce, en conformité avec son désir charnel. Toutefois, la relation entre Jenny et Marina fait apparaître des pratiques affectives lesbiennes ambivalentes. En effet, Jenny n’assume pas pleinement sa relation avec Marina en raison du caractère secret et moralement répréhensible de celle-ci : Jenny est fiancée à Tim et, d’un point de vue matériel, sa relation avec cet homme lui procure sécurité et stabilité. Sur le plan du script intrapsychique, Jenny décrit d’ailleurs son désir pour Marina comme le fruit d’une possession démoniaque : « [C]e n’est pas de l’amour, c’est peut-être une sorte de possession démoniaque fantastique, ce genre de chose[32]. » Elle se déresponsabilise ainsi en partie de son désir et de ses comportements sexuels par la métaphore de la succube (où elle compare Marina à une démone tentatrice). La femme fatale prend ici des airs de vampire lesbienne : elle opère comme une créature assassine des aspirations hétéronormatives de l’ingénue[33].

Assez rapidement dans la saison 1 (épisode 4), Jenny est rongée par la jalousie après avoir surpris son fiancé et Marina jouant une partie de billard. Lorsqu’elle quitte son domicile afin de se rendre au bar pour s’entretenir avec Marina, la scène est superposée à une autre montrant un personnage qui, après s’être évanouie devant l’oeuvre inédite d’un portrait lesbien, évoque le syndrome de Stendhal : « La tête renversée, je laissai mon regard s’attarder sur le plafond. Je traversai la plus profonde expérience d’extase que je n’aie jamais vécue, j’atteignis ce suprême état de sensibilité où les injonctions divines de l’art se fondent avec la sensualité embrasée des émotions[34]. » C’est donc cet univers émotif puissant qui habite Jenny face à Marina. Au plan du script culturel, le recours à ce registre émotif contribue à magnifier la puissance du lien qui unit Jenny et Marina, tout en accentuant la puissance des relations lesbiennes. Il s’agit d’un contraste fort intéressant qui détonne avec la délégitimation constante des émotions et des désirs lesbiens dans la culture populaire mais aussi au fil de l’histoire. On n’a qu’à penser à la banalisation du registre affectif lesbien réduit à de l’amitié entre femmes et à des expressions contemporaines, telles que le girl crush qui renvoie à une admiration non sexuelle et non romantique envers une femme. Ce passage permet également d’insister sur le regard lesbien comme partie intégrante de la construction de la subjectivité lesbienne où le « droit de ressentir, exprimé par le droit de regarder[35] », met de l’avant l’idée selon laquelle le désir lesbien est une expérience esthétique sensible.

Les comportements de Jenny s’inscrivent à l’encontre du script culturel dominant hétéronormatif et mononormatif (injonction à la monogamie). Toutefois, ses actions découlent d’émotions ambivalentes, suggérées notamment par le fait qu’elle pleure souvent pendant les relations sexuelles avec Marina. La prise en compte des émotions dans le script interpersonnel déployé entre Jenny et Marina dans l’épisode 4 donne à voir l’ambivalence des émotions de Jenny face à sa relation avec Marina lorsqu’elle exprime la contrainte émotive suivante : « Je ne peux pas faire de mal à Tim. Je ne sais pas ce que je dois faire. Chaque fois que je te regarde, je me sens complètement chavirée[36]. » Puis, tout de suite après, elle enlève son chandail de façon abrupte, pour matérialiser en actions la manière dont elle se sent, ce qui donne lieu à un moment à la fois drôle et mélancolique : Marina la prend tendrement dans ses bras pour la rassurer, et Jenny lui donne un baiser qui mène à une relation sexuelle. Jenny s’accorde le droit au plaisir sexuel en plus d’initier les relations avec Marina, mais son monde émotif est terni par la culpabilité qu’elle ressent face à son infidélité envers Tim. Sur un plan plus structurel, les émotions ambivalentes de Jenny peuvent constituer une façon d’exprimer une expérience innommable, soit une lesbophobie intériorisée[37]. La lesbophobie intériorisée constitue très certainement un frein aux plaisirs lesbiens, mais le script interpersonnel permet de la partager non seulement entre les personnages (Marina, une lesbienne expérimentée, comprend et rassure Jenny), mais également avec le public lesbien visé par la série. C’est-à-dire que la série propose un script culturel où la lesbophobie intériorisée est rendue intelligible par sa représentation tout en laissant place à la circulation du désir : bien qu’elle soit une source d’émotions déchirantes, elle ne constitue pas un frein absolu à l’action et aux plaisirs lesbiens. En ce sens, la lesbophobie intériorisée est modérée par la textualité du désir lesbien associé à la puissance extatique du syndrome de Stendhal cité plus haut.

Au final, l’ingénue sera transformée par la femme fatale, mettant un terme au script hétérosexuel monogame de l’amour conjugal, et signant ainsi une naissance lesbienne. Le couple Jenny/Tim se sépare, obligeant Jenny à voler de ses propres ailes et à développer son autonomie financière. Si Jenny gagne en émancipation sexuelle, elle s’en trouvera émotionnellement meurtrie lorsqu’elle découvre que Marina a omis de lui révéler qu’elle entretient une relation non monogame de longue date avec une autre femme. Si la femme fatale n’est pas totalement démise de sa symbolique (elle apparaît ici comme une créature malhonnête et manipulatrice principalement motivée par son désir individuel, ruinant sur son passage la vie des hommes[38]), elle paraît plus nuancée : le public apprendra plus tard que Marina est prise dans une relation toxique et que ses sentiments envers Jenny sont sincères.

À la fin de la saison 1, l’ingénue n’est plus. Le script de sexualité réseau est mobilisé, notamment lorsque Jenny relate son expérience avec Marina auprès d’un groupe d’inconnues rencontrées au Dinah Shore Weekend (événement lesbien annuel) :

Jenny : « Les filles, je suis en train de vous raconter mon histoire de coming-out. […] Et puis après être sortie de chez elle, j’ai pensé : “Oh mon dieu ! Je viens juste d’avoir le putain de meilleur sexe de toute ma putain de vie !” Non, les filles. Je suis sérieuse. C’est probablement le meilleur sexe que n’importe qui peut avoir sur toute la putain de planète Terre[39]. »

Jenny rapporte ensuite au groupe s’être sentie trompée (« mindfucked ») par Marina qui ne l’avait pas informée qu’elle était en couple ouvert, en plus de lui laisser miroiter qu’elle pourrait tomber amoureuse d’elle. Si la scène sert d’une part à asseoir la supériorité de la sexualité lesbienne sur la sexualité hétérosexuelle (Jenny était en couple avec un homme au moment où elle a rencontré Marina), de l’autre, elle permet à Jenny de partager son expérience en communauté, et à faire le deuil de sa relation avec Marina grâce à l’empathie du groupe. Cette scène marque l’intégration de Jenny à son identité lesbienne.

2.3 Bisexualité, pratiques affectives biphobes et réification du script hétérosexuel

Si The L Word propose différentes formes de désirs lesbiens, la série (surtout la saison 1), contribue à générer des formes d’exclusions identitaires et désirantes par l’entremise de discours chargés d’affects négatifs envers la bisexualité[40]. Alice, seule bisexuelle de la série, fait régulièrement l’objet de remarques désobligeantes de la part de ses amies lesbiennes[41]. Ces remarques s’accompagnent également d’une charge affective qui tend à minimiser la validité de la bisexualité d’Alice : humour, moqueries, mépris, dédain, dégoût, culpabilité.

Lorsque Alice prend la parole pour s’exprimer à propos de ses expériences sexuelles avec des hommes, elle est systématiquement invalidée par des remarques biphobes qui reconduisent des stéréotypes binaires à propos de l’orientation sexuelle. L’extrait suivant, tiré de l’épisode pilote 1-2, en témoigne :

Dana : « Oh, putain Alice. Quand vas-tu finir par te brancher entre les queues et les chattes ? Et épargne-nous les détails bisexuels dégoûtants s’il te plaît. »
Alice : « Eh bien, pour ton information, Dana, je recherche les mêmes qualités chez les hommes comme chez les femmes[42]. »

Plus tard dans la saison 1 (épisode 11), Alice discute avec deux amies de sa sexualité avec son nouveau partenaire masculin (un homme cisgenre hétérosexuel) :

Alice : « Et il est brutal, tu sais ? C’est comme, il me baise, tu vois ? C’est chaud. »
Shane : « Ouais, c’est trop chaud. »
Alice : « Ce l’est, c’est vraiment chaud. Parce qu’il n’y a pas, tu sais, toute ces conneries, de, tu sais : je te baise, tu me baises, on fait le point, est-ce qu’on a eu autant de temps d’un côté comme de l’autre. Et toute cette merde. »
Dana : « Tu sais, Al, juste parce que tu chevauches une grosse saucisse épaisse maintenant, ça ne veut pas dire qu’il y a quelque chose de mal dans la façon dont le reste d’entre nous baisons[43]. »

Dans ces deux occurrences, les propos biphobes de Dana sont accompagnés de dégoût et de mépris. Cette charge affective tend à construire la bisexualité comme une expérience dégoûtante, honteuse, hors normes et perverse. Il est suggéré que le sujet bisexuel devrait se sentir coupable d’être incapable de choisir entre deux camps : celui de l’hétérosexualité ou de l’homosexualité. Cette scission s’appuie sur le monosexisme, c’est-à-dire la croyance selon laquelle l’attirance envers un seul genre, incarnée par l’hétérosexualité (l’attirance envers un genre différent du sien) et l’homosexualité (l’attirance envers un genre pareil au sien), serait plus valide que l’attirance envers plusieurs genres[44]. Dans ce contexte, les identités plurisexuelles comme la bisexualité ou la pansexualité se trouvent effacées. Certains auteurs avancent l’idée selon laquelle la bisexualité est menaçante car elle remet en question des certitudes fondamentales sur lesquelles repose l’ordre social, basé notamment sur la fixité du désir et de la sexualité[45]. Pour éliminer cette menace, il s’agit de discipliner le sujet bisexuel, ce que la série réussit parfaitement à faire. Alice répond à cette binarité réductrice par un discours tout aussi binaire et réducteur, reconduisant de ce fait le mythe de la symétrie bisexuelle et l’essentialisation des sexualité hétérosexuelles et lesbiennes. En effet, la sexualité straight est associée à quelque chose de positif (« it’s hot ») en raison de son côté sauvage (« rough ») où l’homme initie et dirige la relation sexuelle (« he fucks me »), contrairement à la sexualité lesbienne qui est ennuyante (« bullshit ») en raison des valeurs d’égalité qu’elle sous-tend (mutualité du plaisir, communication, douceur et souci pour l’autre). Bien que Dana vienne contrebalancer le discours machiste d’Alice, elle tend à son tour à véhiculer une représentation stéréotypée de la sexualité des femmes bisexuelles avec des hommes, axée sur la centralité de la pénétration phallo-vaginale.

Dans ce contexte, les affects qui accompagnent les mots et les discours biphobes constituent de véritables armes qui ont pour effet de discipliner le sujet bisexuel et de scinder sa subjectivité sexuelle : en regard du script culturel et interpersonnel, c’est comme si le sujet bisexuel naviguait dans un imaginaire collectif où il peut difficilement se penser et exister sexuellement en dehors des cadres hétérosexistes dominants. Ainsi, dans la saison 1, Alice fréquente un·e partenaire qui s’identifie comme un homme lesbien. À l’amorce d’une scène sexuelle, son partenaire (prénommé·e Lisa) exhibe un godemiché qu’il tient fièrement dans sa main, lui signifiant qu’il souhaite lui donner du plaisir en la pénétrant avec le jouet. Dubitative et moqueuse, Alice rétorque qu’elle préfère « la vraie chose », faisant allusion aux organes génitaux externes de son partenaire :

Alice : « Tu te fous de ma gueule, c’est ça ? Tu es un homme, tu as un vrai machin. »
Lisa : « Ce n’est pas la façon dont j’ai envie de te faire l’amour. »
Alice : « C’est la façon que je préfère, d’accord ? »
Lisa : « Mais, ça va à l’encontre de qui je suis. »
Alice : « Écoute, tu es un homme qui s’appelle Lisa, mais tu es définitivement un homme. »
Lisa : « Je suis un homme lesbien[46]. »

La construction de la bisexualité féminine opère dans un contexte de réification des normes de genre du script hétérosexuel traditionnel où, lorsque vient le temps d’avoir des relations sexuelles avec des partenaires possédant un pénis, il est naturel de vouloir y recourir. Qui plus est, cet extrait concourt à construire la sexualité des femmes bisexuelles comme archaïquement binaire et transphobe.

En outre, la construction de la bisexualité d’Alice est associée à des ruptures amoureuses successives, et donc à des affects blessés. Par exemple, lors d’un road trip entre amies, Alice raconte son histoire de coming-out : alors qu’elle fréquentait un garçon à l’école secondaire, elle a rencontré une fille de qui elle est tombée follement amoureuse, et un soir, elles se sont embrassées publiquement lors d’un spectacle. Elle rapporte avoir eu le coeur brisé, bien que la relation n’ait duré que deux mois. Dana, de lui répondre : « C’est pour ça que tu es une sale bisexuelle, hein [47] ? » Sale, obscène, cochon : voilà ce qu’est la bisexualité d’un point de vue lesbien selon la série. À noter qu’en anglais, dirty peut également signifier « déloyal ». La bisexualité comme réponse aux aléas des tumultes amoureux est signifiée à d’autres reprises. Dans l’épisode 5, Alice exprime le désir de renouer avec la gent masculine en raison de ses échecs amoureux avec les femmes. Son entourage remet en question son choix, insistant sur le fait que les hommes sont ennuyants. Alice renchérit à l’effet que les femmes sont folles et compliquées[48]. Le sujet bisexuel est aux prises avec des stéréotypes de genre hétérosexistes (les hommes sont simples et ennuyants, les femmes sont folles et compliquées) qui rendent compte d’une certaine misogynie intériorisée.

Ces extraits suggèrent que la bisexualité est une réponse aux échecs amoureux avec l’un ou l’autre genre, et que ces blessures affectives ponctuent les choix sexuels et amoureux des personnes bisexuelles. Ils mettent en lumière l’impossibilité de concevoir la bisexualité comme une orientation sexuelle continue : le désir d’Alice de fréquenter des hommes est qualifié d’acte rétrograde en plus d’être interprété comme un rejet de son désir lesbien et de son appartenance à la culture lesbienne. Le passage cité plus haut suggère qu’on ne peut aimer les hommes et les femmes en même temps ; que le désir pour un genre annule le désir pour l’autre ; que les désirs bisexuels ne peuvent coexister simultanément. Ces propos alimentent le mythe selon lequel les femmes bisexuelles sont des hétérosexuelles confuses en quête de plaisirs transgressifs puérils et des traîtres de la communauté lesbienne, suscitant l’hostilité.

2.4 Le viol conjugal impuni

Leandra Smollin s’est intéressée à la représentation de la violence conjugale et sexuelle des lesbiennes dans les séries télévisées, dont The L Word où on assiste à une scène de viol conjugal entre Bette et Tina (S1, E14). Dans le contexte où la violence conjugale et sexuelle est taboue et minimisée dans la communauté lesbienne comme dans la société dominante, cette scène aurait pu s’avérer prometteuse. S’appuyant sur un argument de santé publique, Leandra Smollin déplore l’absence de représentations médiatiques sérieuses où la violence conjugale et sexuelle entre lesbiennes est explicitement nommée pour ce qu’elle est : trop souvent, cette violence à l’écran est minimisée et réduite à un problème « de lesbiennes. » Peu de représentations permettent ainsi d’offrir un cadre d’intelligibilité pour dénoncer cette violence[49]. L’analyse de Smollin donne à voir que la violence conjugale et sexuelle lesbienne à l’écran s’appuie sur une reproduction stéréotypée de la violence en contexte hétérosexuel où l’autrice de violence est généralement plus masculine (physiquement ou symboliquement) et racisée, tandis que la victime, plus féminine et plus passive, est économiquement dépendante de sa partenaire. Dans The L Word, Bette est afrodescendante et occupe un rôle de femme carriériste et pourvoyeuse tandis que Tina, une femme blanche, abandonne son emploi pour se vouer au projet parental. J’aimerais ici bonifier la lecture de Smollin en abordant les enjeux de la stéréotypisation genrée et racialisée des affects.

La scène débute lorsque, de retour au domicile conjugal, Tina confronte Bette au sujet de son infidélité. Déconfite, Bette s’excuse en tentant doucement de prendre Tina dans ses bras pour la consoler et se faire pardonner. Tina la repousse violemment et lui assène une gifle. En répétant qu’elle est désolée, Bette tente de reprendre Tina dans ses bras, et c’est précisément lorsque celle-ci se débat de plus belle que Bette, dans un geste désespéré pour reprendre du pouvoir sur la situation, projette Tina sur le lit et lui fait des attouchements sexuels. Tina réussit à se défaire de l’emprise de Bette. Alors qu’elle se retrouve en pleurs et en colère par-dessus son agresseure, elle prend fermement la main de Bette pour la diriger sur sa vulve. La scène se termine par l’orgasme de Tina. Dans la foulée des représentations de viols conjugaux, celui-ci peut porter à confusion en raison de la représentation des affects.

Le script culturel de la violence sexuelle est par défaut hétéronormé, en plus d’être associé à une distribution genrée des affects : l’homme-agresseur habité par la colère, hostile, ou au contraire, émotionnellement détaché et stoïque versus la femme-victime en proie à la peur, aux pleurs et aux implorations (qui tente ou non de résister). Ici, les deux femmes pleurent et se débattent : Tina pleure de colère car elle a été trahie, et Bette pleure de culpabilité et de désespoir en répétant « je suis désolée ». Le décalage entre la violence des gestes et la représentation rédemptrice des affects de l’agresseure s’avère de mon point de vue particulièrement intéressante en ce sens que la scène dépeint de manière nuancée la complexité de ce à quoi peut ressembler l’agression sexuelle. On assiste à un décalage entre le script culturel dominant de la violence sexuelle, où les affects sont équivoques, et le script de viol conjugal proposé par la série, où les affects sont ambivalents. La scène donne également à voir les incohérences qui peuvent habiter les victimes : Tina se débat et finit par abdiquer en « initiant » un rapport sexuel. Son orgasme n’est pas gage de makeup sex[50], mais peut être interprété comme une stratégie de reprise de pouvoir, aussi minime soit-elle[51]. Il s’agit bel et bien d’un viol, car même si Tina initie à un certain moment le rapport sexuel, celui-ci a lieu sous la contrainte. Le viol n’est jamais rediscuté (ni entre les partenaires ni avec un membre de l’entourage), comme s’il n’avait jamais eu lieu. L’agresseure demeure donc symboliquement impunie, ce qui anéantit en quelque sorte le potentiel politique de cette scène. Dans un autre ordre d’idées, Leandra Smollin souligne que le fait que l’agression soit commise par Bette, une femme de couleur – alors qu’il y a très peu de représentations de lesbiennes de couleur à l’écran – concourt à reconduire le mythe selon lequel la sexualité des personnes noires est naturellement plus agressive et incontrôlable[52]. Bette est ainsi signifiée comme une « mauvaise lesbienne ».

3. Discussion

La prise en compte des affects déployés dans les scripts sexuels de la série The L Word donnent à voir l’expression d’une sexualité lesbienne hétérogène, mais relativement lesbonormative. Cette lesbonormativité de l’érotisme lesbien à l’écran s’inscrit dans un motif narratif (trope) récurrent dans les représentations gaies et lesbiennes, soit l’assimilationisme[53]. Les scripts de la série véhiculent des représentations lesbiennes archétypales complexifiées par les affects déployés dans les interactions (pourvoyeuse vs mère au foyer ; équivalent lesbien du gigolo ; ingénue vs femme fatale ; bisexuelle confuse). Malgré une diversité de scripts, celui qui domine la série renvoie à une sexualité lesbienne conjugale monogame. Emblématisé par le couple Bette/Tina, le script est endossé par la majorité des personnages, et ce, dans un registre genré des rôles sexuels (butch/femme). On n’a qu’à penser au couple formé par Alice et Tasha (saison 4) : Alice incarne la féminité par excellence tandis que Tasha est une butch afro-américaine oeuvrant dans l’armée et ayant une approche traditionnelle de la séduction. Il est à déplorer, qu’encore aujourd’hui, la représentation de couples lesbiens composés de deux butchs demeure impensable dans les médias télévisuels[54].

La majorité des scripts sont marqués par des pratiques affectives relevant de l’ambivalence, contribuant à pathologiser les sexualités et les identités qui y sont associées, notamment celle renvoyant à la figure de la butch brisée à la promiscuité morbide, et à celle de la bisexuelle perverse. D’un point de vue butlérien, la butch et la bisexuelle sont construites comme des sujets abjects, en ce sens qu’ils symbolisent l’échec à la norme hétérosexiste[55] : Shane et Alice incarnent le refus d’un désir fixe et binaire, tant dans le plaisir à désirer plusieurs genres, que dans le plaisir du multipartenariat. La question de l’ambivalence se pose également dans le script de viol conjugal. En effet, le traitement de la scène peut donner à penser qu’il s’agit d’une dispute de couple résolue sur l’oreiller, et que la souffrance de Tina provient non pas du fait qu’elle ait été violée, mais victime d’adultère. Au contraire, l’ambivalence qui habite l’ingénue sert plutôt à rendre compte de la difficulté à venir au monde comme lesbienne, de l’intensité émotionnelle du premier amour et de la difficulté d’abandonner certains privilèges. Pour sa part, le script de sexualité lesbienne conjugale monogame porté par Bette et Tina s’inscrit dans des pratiques affectives de résolution de l’ambivalence : leur relation (malgré une séparation temporaire) est celle qui résiste et transcende les crises.

La prise en compte des affects déployés dans les scripts sexuels lesbiens donne à voir une hiérarchisation de la « bonne » et de la « mauvaise » sexualité lesbienne. Selon Gayle Rubin[56], la sexualité est construite de manière dichotomique avec, d’un côté, la sexualité jugée bonne, normale et naturelle, caractérisée par un ensemble de comportements qui valorisent la sexualité hétérosexuelle, en couple, monogame, si possible dans le mariage, procréatrice, non commerciale, privée et « vanille[57] ». De l’autre côté, il existe une sexualité jugée mauvaise, anormale et contre-nature, caractérisée par l’homosexualité, les partenaires multiples, le sexe sans lendemain, hors mariage, dans des lieux publics réservés, avec pornographie et sadomasochisme. Rubin explique qu’entre ces deux pôles, il existe des zones de négociation, de respectabilité et d’acception sociale des frontières de la normalité sexuelle : par exemple, un couple lesbien monogame stable sera davantage toléré qu’une lesbienne pratiquant le multipartenariat et qui ne souhaite pas d’engagement conjugal. Ainsi, les « bons » scripts sexuels lesbiens (ceux qui se rapprochent du modèle hétéronormatif) sont construits comme des objets heureux (happy objects) et les « mauvais scripts » (ceux qui s’en éloignent), comme des objets malheureux et ambivalents (unhappy objects)[58].

La lesbonormativité des scripts sexuels de la série The L Word peut paraître étonnante ou même ennuyante pour les jeunes téléspectatrices habituées à des séries plus actuelles qui mettent en scène une diversité positive de scripts sexuels non normatifs. Toutefois, force est de constater que les configurations relationnelles non monogames peinent encore aujourd’hui à se tailler une légitimité dans les objets culturels destinés au grand public. La série The L Word : Generation Q – Q pour Queer (Showtime, 2019) – a tenté de faire le pas, alors qu’Alice se retrouve dans un triangle amoureux qui vient pimenter sa vie de couple, mais ce script est représenté au final comme une expérience décevante et insatisfaisante. Cela est d’autant plus étonnant alors que la non-monogamie consensuelle fait partie intégrante de certaines sous-cultures lesbiennes/queer.

D’un point de vue méthodologique, le présent article démontre que la prise en compte des affects dans l’analyse des scripts sexuels des téléséries ajoute une plus-value conceptuelle : si les scripts culturels nous renseignent sur les comportements sexuels permis et proscrits, ils nous informent également sur les émotions qui devraient accompagner la sexualité selon le type de partenaire, le contexte, l’endroit, etc. Bien que les scripts culturels ne constituent pas une injonction à s’inscrire dans un type de sexualité spécifique, ils ont tout de même un pouvoir normatif de (dé) légitimer certaines sexualités.