Corps de l’article

Un nombre croissant d’organisations s’implique au sein de projets inter-sectoriels afin de résoudre ensemble des problématiques auxquelles seules, elles ne pourraient faire face (Bryson et al. 2015; Selsky et Parker, 2005; Wyrma, 2018). Lorsqu’ils sont organisés pour répondre à des besoins locaux, ces programmes prennent la forme de projets collaboratifs territoriaux rassemblant des organisations de nature différente (Marcandella, 2021). Les démarches de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territoriale (GPECT), qui en font partie, visent à assurer la montée en compétences des ressources humaines d’un territoire en adéquation avec les besoins requis par l’activité économique et grâce à une coordination des acteurs locaux impliqués (Bories-Azeau et al. 2015; Mazzilli, 2020). Il est crucial d’évaluer les résultats produits par ces projets, afin d’impliquer les partenaires et les financeurs, de s’assurer de leur engagement, de pérenniser la démarche et d’y apporter des améliorations (Bories-Azeau et Loubès, 2013; Clarke et Macdonald, 2016; Rey-Valette et al. 2018; Vanclay, 2015). Pourtant, au-delà des résultats attendus fixés par les plans d’action, des effets émergents, parfois non attendus et pourtant bénéfiques, peuvent être produits, mais demeurent toutefois insuffisamment reconnus. Cet article propose de traiter la question suivante : quels sont les effets qualitatifs émergents des démarches de GPECT en matière de travail collaboratif ? L’objectif de cette recherche est d’identifier les effets qualitatifs émergents et bénéfiques produits. La revue de littérature présentée dans la première partie définit les démarches de GPECT appréhendées comme une forme de projet collaboratif territorial et inter-sectoriel. La deuxième partie introduit la méthodologie de l’étude de cas multiple, réalisée auprès de trois démarches de GPECT. Enfin, la troisième partie est consacrée aux résultats avec la caractérisation de trois effets qualitatifs émergents, conduisant à discuter plus largement les pratiques d’appréciation de ces projets.

Revue de littérature

Le territoire, une construction émergente pour organiser la gestion des emplois et des compétences

Les champs de l’emploi, de la formation et du développement des compétences n’échappent pas à la dynamique partenariale et de « territorialisation » de la gestion des ressources humaines (Bories-Azeau et al. 2015; Defélix et al. 2013). Le territoire est appréhendé comme une forme d’action collective, encastrée dans un espace géographique, où se jouent des compromis sociaux (Raulet-Croset, 2008). Dans ce contexte, les démarches de GPEC territoriale désignent un ensemble de démarches participatives, organisées dans le cadre de projets collaboratifs territoriaux par des acteurs représentant plusieurs secteurs d’activités (public, privé, secteur associatif). Elles visent à produire et mettre en oeuvre un plan d’action afin de développer l’emploi, la formation et les compétences pour répondre aux besoins actuels et futurs de ce territoire (Bories-Azeau et al., 2015; Mazzilli, 2016). Un premier ensemble de démarches GPECT, nommées « GPEC territoriale », résulte de logiques prescrites, initiées par des politiques publiques et orientées vers la formation et l’insertion des individus en difficulté d’emploi. Un second ensemble regroupe des projets construits à l’initiative d’entreprises ou de regroupements d’entreprises, visant la compétitivité du territoire et des entreprises, et sont nommées « GPEC territorialisées » (Jouvenot et Parlier; 2011; Loubès et Bories-Azeau, 2016). Au sein de ces deux ensembles, les actions mutualisées permettent de déployer le recrutement et la formation (Chabault et Hulin, 2011) ou encore l’attraction et la gestion des talents (Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2015; Evon, 2018; Emilien et al. 2019). La plupart des travaux convergent sur la nécessité de s’appuyer largement sur la collaboration des acteurs socio-économiques du territoire en matière d’emploi, de formation, de recrutement, d’insertion (Arnaud et Fauvy, 2013; Bories-Azeau et Loubès, 2013; Jouvenot et Parlier, 2011; Mazzilli et Pichault, 2015; Mazzilli, 2016; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2015; Rivière et al. 2019). Quand il n’aboutit pas à un échec (Couteret et al. 2019), le travail collaboratif à grande échelle relève souvent d’une « « épreuve » et la pérennisation des projets GPECT peut ainsi être mise en péril (Arnaud et al. 2013, Bichon et al. 2018), à moins que le projet ne donne lieu à une « problématisation » afin de solidifier le réseau des partenaires (Mazzilli et Pichault, 2015; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2018). L’une des voies ouvertes pour capter cette création de valeur au sein des projets de GPECT est l’analyse du capital social, considéré non seulement comme l’un des moteurs facilitant la création d’un réseau d’entreprises mais également comme l’un des effets de l’institutionnalisation de ce réseau (Bories-Azeau et al. (2011)[1].

Dans cette perspective, identifier et évaluer plus systématiquement les effets des démarches de GPECT contribuerait à reconnaître leurs apports (Bories-Azeau et Loubès, 2013), en particulier lorsque les indicateurs quantitatifs sont en deçà des attentes (Everaere et Glée, 2014).

Une nécessité de mieux évaluer les projets collaboratifs territoriaux pour en identifier les effets émergents

Les « cross-sector partnerships » ou « cross-sector collaborations » (CSC) présentent des caractéristiques proches des démarches de GPEC territoriale soutenues par des financeurs publics et portées par des acteurs institutionnels dans le cadre de politiques de développement territorial (Loubès et Bories-Azeau, 2016). Les CSC se distinguent des réseaux territoriaux d’organisation, tels les clusters ou les pôles de compétitivité (Calamel et al. 2012) au sein desquels l’étude des dynamiques de coopération vise à comprendre l’émergence des processus d’innovation (Lévy et al. 2020). Les CSC ont en revanche pour finalité la production de solutions concrètes afin de répondre aux besoins des communautés locales, où la dimension territoriale est fortement présente, car il s’agit dans la plupart des cas, de programmes de développement locaux (Wyrma, 2018). Compte tenu de la multiplication de ces phénomènes multi-partenaires et inter-sectoriels, les travaux de synthèse ont souligné la nécessité d’identifier plus clairement leurs résultats (Bryson et al. 2015, p. 657) en invoquant le fait que ces projets ne produisent pas seulement des résultats quantitatifs, mais également un surplus de valeur sociale pour les partenaires d’un projet (Clarke et MacDonald, 2016), pour les bénéficiaires (Le Ber et al., 2010; Trujillo, 2018) ou pour la communauté (Le Ber et Branzei, 2009). La contribution des CSC au « bien social » est régulièrement soulignée et appelle à une évaluation des bénéfices et des retombées à un niveau plus vaste que le projet en lui-même, car, en redéfinissant les relations entre les acteurs d’un territoire, ces projets peuvent contribuer à la production d’innovations sociales et redéfinir des valeurs et des priorités sociétales (Austin et Seitandi, 2012a). En outre, les projets de collaborations peuvent conduire à la production de résultats qui n’étaient pas attendus au départ, qu’ils soient considérés comme « chaotiques », « contradictoires » (Huxham et Vangen, 2000) ou bien au contraire profitables et pouvant contribuer significativement au succès perçu d’un projet (Vanclay, 2015).

Dans les projets collaboratifs territoriaux, le terme de « résultats » (traduction de « outcomes ») est employé et désigne la production de conséquences attendues, à court, moyen et à long terme, répondant aux objectifs fixés au démarrage du projet (Vanclay, 2015). Les résultats sont évalués au regard des « entrants » (traduction de « inputs), c’est-à-dire les moyens (humains, financiers, matériels) prévus et utilisés dans le projet et cette évaluation peut se réaliser à l’aide d’indicateurs quantitatifs et qualitatifs. Les résultats émergents, lorsqu’ils sont identifiés, sont considérés comme de simples « conséquences » et échappent à toute forme d’évaluation dans les projets collaboratifs territoriaux. La notion d’impact présente quant à elle parfois une connotation de mesure quantitative, peu réalisable dans le cadre du développement territorial en raison de la difficulté à évaluer et contrôler les effets des variables environnementales (Knippschild et Vock, 2017; Vanclay, 2015). Rey-Valette et al. (2018) soulignent la faiblesse des études portant sur l’évaluation des effets des dispositifs participatifs territoriaux et à la suite de leurs travaux, le terme d’« effets » sera retenu afin de désigner les conséquences émergentes et considérées comme bénéfiques des projets de GPECT, non seulement à l’échelle du projet, mais aussi plus largement à l’échelle d’un territoire. Enfin, le terme d’appréciation sera préféré à celui d’évaluation, car ouvrant possibilité d’envisager la production d’un jugement dans le cadre d’un processus multi-dimensionnel.

Cadre d’analyse pour apprécier les effets émergents des projets de GPEC T 

La littérature sur les CSC propose plusieurs dimensions afin d’identifier les effets émergents. Innes et Booher (1999) distinguent tout d’abord les effets immédiats des projets collaboratifs inter-sectoriels, définis comme les résultats directs liés au processus de collaboration (la création d’un capital social, intellectuel et politique, des accords et des stratégies innovantes); sont ensuite présentés des effets intermédiaires, apparaissant en dehors des frontières formelles du projet (des nouveaux partenariats, des dispositions physiques nouvelles, la coordination d’actions communes, des apprentissages collectifs compris comme sources de nouvelles connaissances, de nouveaux savoir-faire et de nouvelles compétences des acteurs) (Torre et Wallet, 2017); et enfin, des effets à long terme (de nouvelles collaborations, une baisse des conflits entre les partenaires, l’adaptation de services, de ressources, de nouvelles institutions et normes, des nouveaux discours pour résoudre les problématiques publiques).

Ensuite, Austin et Seitanidi (2012b), pour le secteur associatif et les entreprises, répertorient plusieurs niveaux d’analyse de la valeur collaborative, définie comme l’ensemble des bénéfices temporaires ou pérennes produits, relatifs aux coûts générés par l’interaction des partenaires, pour les organisations, les individus et la société. Ces bénéfices peuvent être considérés en interne à un niveau « méso » (au sein même de la collaboration pour les organisations partenaires) et « micro » (pour les individus). Ils sont décrits comme un accroissement de visibilité, de crédibilité, un support financier plus important, un accès accru à d’autres réseaux et à de nouvelles relations, une plus grande influence au sein de leur secteur, etc. Au niveau « macro » enfin, ces effets impliquent des changements au sein de l’environnement et se traduisent par l’accroissement du « bien-être social », observable dans les arrangements institutionnels, les relations au sein d’un secteur d’activité, les valeurs sociétales, les priorités du service social et les innovations produites (Austin and Seitanidi, 2012a, p. 952).

Enfin, les travaux proposés par Clarke et MacDonald (2016) et Clarke et Fuller (2010) proposent une synthèse de ces dimensions qu’ils regroupent en quatre ensemble : (1) les effets directs de la stratégie collaborative (« plan outcomes »), liés à l’atteinte des objectifs définis dans le plan d’action; (2) des effets en matière de processus de travail (ou « process outcomes »), observés durant la mise en oeuvre des actions et incluant des processus coopératifs, des solutions innovantes dans la mise en oeuvre de ces actions et le développement des processus coopératifs; (3) des effets pour les partenaires (ou « partner outcomes ») définis comme les effets pour les partenaires eux-mêmes (réputation, fidélisation des salariés, économies budgétaires…); (4) enfin, des effets environnementaux (« environmental-outcomes ») concernant les bénéfices, parfois émergents, dans le domaine écologique, économique, gouvernemental, légal, politique, social ou technologique, et qui dépassent le seul contexte du projet (Clarke et Fuller, 2010).

Ces grilles d’analyse portent à la fois sur l’échelle temporelle, sur le niveau d’analyse des effets repérés et sur la nature de ces effets. A partir des connaissances accumulées en GPECT, trois niveaux sont retenus pour la suite de l’analyse : celui des partenaires, du projet et celui du territoire. De plus, la dynamique collaborative enclenchée dans le cadre des démarches de GPECT relevant parfois d’une épreuve (Arnaud et al. 2013, Bichon et al. 2018; Mazzilli et Pichault, 2015), la dimension temporelle dans l’analyse des effets émergents sera prise en compte également (Bories-Azeau et Loubès, 2013; Innes et Booher, 1999), afin de saisir les liens de causalité qui pourraient être observés entre les différents moments de la vie du projet, ses effets produits et la complexité des relations nouées entre les partenaires. En conséquence les études de cas seront présentées selon une approche longitudinale.

Cette recherche s’inscrit dans le prolongement des travaux sur les projets collaboratifs territoriaux dans le champ de l’emploi, de la formation et des compétences, dont les démarches GPECT en constituent une déclinaison. Elle s’appuie sur la littérature issue des CSC afin de confirmer que les démarches de GPECT sont bien productrices d’effets qualitatifs émergents et bénéfiques à différents niveaux, et caractériser la nature de ces effets.

Présentation des études de cas : trois chantiers de GPEC territoriale

Collecte et analyse des matériaux empiriques

L’étude de cas porte sur trois projets de GPECT, documentés grâce à une collecte de matériaux qualitatifs réalisée entre 2013 et 2016. Au cours de l’année 2013, la Direccte[2] de cette Région a lancé un appel d’offres portant sur des actions de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences territoriales destinées aux Maisons de l’Emploi (MDE)[3]. Cette recherche s’intéresse à trois MDE ayant remporté l’appel à projet, nommées ici : MDE « Territoire agricole » (cas 1), MDE « Territoire industriel » (cas 2) et MDE « Territoire urbain » (cas 3). Les directions et les chargés de mission GPECT de ces trois MDE ont été contactés par l’équipe de recherche et avec leur accord, un suivi longitudinal de leurs projets a eu lieu, depuis la réponse à l’appel à projet (2013-2014) jusqu’au début de la mise en oeuvre de leur plan d’action (2015-2016). Cette période a permis d’identifier une phase très intense de mise en activité des chargés de mission GPECT au démarrage du projet, puis une évolution variable des projets sur les trois territoires. Afin de comprendre ces processus sociaux complexes, des études de cas qualitatives (Yin, 2003) ont été réalisées. L’équipe de recherche a en outre été présente à plusieurs réunions dans le cadre d’une observation non-participante et a recueilli des documents officiels ou produits par les MDE (documents internes, supports de présentation et comptes-rendus de réunion), constituant une source de triangulation des matériaux empiriques. Neuf entretiens semi-directifs ont été réalisés sur une période de 3 ans (2013-2016) auprès de ces trois MDE, dont un entretien avec la responsable de l’appel à projet GPECT de la Direccte en octobre 2014. Ces entretiens, enregistrés et retranscrits, ont traité trois thématiques : l’historique du projet, l’organisation actuelle du projet et les actions en cours, le retour d’expérience de l’interlocuteur. L’ensemble des matériaux qualitatifs collectés est présenté de manière détaillée en annexe. Les résultats de ce travail de recherche ont enfin été présentés aux MDE lors d’une réunion de restitution en comité de pilotage (cas 2) au cours de l’année 2015 et une version antérieure de cet article a été transmise aux directeurs des MDE ou chargés de mission GPECT. Les matériaux empiriques ont fait l’objet d’une analyse de contenu thématique manuelle (Paillé et Mucchielli, 2003). A l’aide de l’ensemble des matériaux, une première distinction a été établie entre les résultats produits au cours des projets (dispositifs, outils, évènements, documents, etc.) et les retours d’expérience dont ont fait part les interlocuteurs sur le déroulement de leur projet. Puis les effets considérés comme émergents ont été regroupés en trois catégories, en identifiant les effets pour les partenaires, pour le projet et pour le territoire. Cette première grille a ensuite évolué au cours de l’analyse et a conduit à repérer plus précisément la nature et le contenu des effets émergents à trois niveaux, présentés dans la partie « résultats ».

Le tableau 1 ci-dessous présente de manière synthétique l’organisation des trois projets GPECT étudiés :

Tableau 1

Présentation synthétique des trois études de cas

Présentation synthétique des trois études de cas

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Cas 1 : une démarche GPECT portée par la MDE « territoire agricole »

Un travail de coopération amorcé par la MDE avec le cluster « Vin Rosé »

Le cas 1 restitue l’élaboration de la démarche GPECT par la MDE « Territoire agricole », sur la filière vitivinicole hors production. La MDE, créée en 2009, avait en charge un secteur de 44 communes, réparties en cinq communautés de communes, organisées autour de deux centres économiques principaux. Le secteur de la vitiviniculture hors production[4] avait été sélectionné par la MDE afin de développer une démarche de GPECT avec ses partenaires locaux. Au démarrage, la MDE avait en effet tout d’abord réalisé une étude interne sur cette filière, afin de repérer les acteurs considérés comme clés sur le territoire, puis avait opéré un diagnostic auprès des entreprises de la filière, portant sur leurs activités, leurs emplois et leurs formations[5]. Très rapidement, la MDE s’est rapprochée du cluster vitivinicole local qu’elle a rapidement identifié comme un partenaire clé dans sa démarche. Créé à l’initiative de quelques dirigeants d’entreprises, le cluster était alors en phase d’émergence et sa fondatrice cherchait à nouer également des partenariats pour développer des actions pour les nouveaux membres : « Sur le secteur vitivinicole, on a une dynamique bien en place, il y a le comité d’appellation de la Région, qui non seulement a lancé une GPECT par notre intermédiaire sur cette filière, mais en plus, veut mettre en place un cluster, un regroupement de ces entreprises. Et dedans, indirectement, ils veulent rendre un service RH dans le cluster. Moi je glisse les actions que j’ai diagnostiquées. » (Chargée de mission GPECT, MDE). La MDE, devenue membre du cluster, inscrit alors sa démarche GPECT dans le cadre des actions du cluster, conférant à celle-ci un écho important parmi les professionnels de la filière, qui comptaient alors sur la démarche GPECT pour développer leurs recrutements, leurs formations, et établir des liens avec les deux lycées professionnels du territoire : « Sur les lycées, on a un partenariat avec l’adjointe du proviseur, il y a un lien qui se fait. Elle va nous aider aussi pour travailler sur cette GPECT, c’est une sorte de sous-traitance. » (Chargée de mission GPECT, MDE). Ce rapprochement au départ informel va très rapidement s’inscrire dans le cadre d’un processus formalisé.

La constitution de groupes de travail réguliers appuyée sur la réalisation d’un diagnostic RH

La MDE et le cluster commencent alors à travailler en étroite collaboration. Bientôt, les résultats de l’enquête menée par la MDE et le cluster débouchent sur un diagnostic des besoins des entreprises du secteur en matière de GRH : celles-ci se disent peu renseignées à propos de leurs obligations et de leurs droits sur la formation, rencontrent des difficultés à recruter et à réaliser des entretiens annuels ou professionnels réguliers; elles manquent d’information sur les aides aux recrutements.[6] La réalisation de cette enquête et le diagnostic qui a été établi ont concouru à l’émergence de groupes de travail animés par la MDE, avec les acteurs de ce territoire, parties prenantes de la filière vitivinicole et les animateurs du cluster : « Il y a des réunions trimestrielles récurrentes, que l’on a appelées “Comité technique d’observation” ou “Comité des mutations économiques”. Il est maintenu tous les trimestres. On s’en sert pour échanger sur la GPECT avec les partenaires et les entreprises. Il y a aussi des réunions techniques pour avancer sur des actions. » (Chargée de mission GPECT, MDE).

Une dynamique collaborative à l’échelle du cluster qui se poursuit malgré la fermeture de la MDE

Plusieurs séances de travail seront ensuite menées pour construire un plan d’action et répondre aux besoins des entreprises identifiés dans le diagnostic. Parmi les actions envisagées figurait notamment la création d’un parcours de formation optionnel lié à l’activité vitivinicole dans le cadre de la préparation à un diplôme de BTS (Brevet de Technicien Supérieur). Une autre action concernait la création d’une plateforme RH mutualisée, destinée à aider les professionnels de la filière dans la gestion courante de leurs salariés (Hatot-Médarian, 2015). Portée par la MDE, cette plateforme devait, à terme, contribuer à sensibiliser les dirigeants à la mise en oeuvre de politiques RH attractives auprès des jeunes et demandeurs d’emploi. Ces actions n’ont cependant pu être déployées, car la MDE a fermé ses portes quelques mois plus tard, tandis que le cluster, quant à lui, a continué à se développer. La GPECT initiée par la MDE a cependant permis d’amorcer, d’institutionnaliser puis élargir les rencontres et les échanges dans le cadre de comités de suivi entre les acteurs, autour de la problématique des emplois dans la filière. Les acteurs du projet ont ainsi pu appréhender le développement socio-économique local dans une perspective plus large et notamment celle de l’emploi, autour d’un acteur central, le cluster. Selon la présidente du cluster, « Toute une région doit faire corps derrière son produit phare. À l’image de la région champenoise, toutes les professions doivent être capables d’évoquer ce vin, le terroir, les cépages, la vinification. » En soutenant les employeurs de la filière pour développer une meilleure image de leurs métiers et de leur politique RH, la MDE a contribué à l’émergence d’une « marque employeur territoriale » autour de la production du vin rosé, en promouvant l’emploi au sein de ces entreprises. Dès le lancement du cluster, les problématiques RH (formation, emploi, recrutement, marque employeur…) avaient bien été identifiées comme un enjeu majeur pour les entreprises partenaires. Il s’agissait non seulement de former la main d’oeuvre locale aux métiers de la vitiviniculture mais aussi d’attirer et de fidéliser les salariés compétents. Cette gestion collective de l’attraction et de la fidélisation permet d’assurer la création d’un bassin d’emploi visant à répondre aux besoins des entreprises (Emilien et al. 2019; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2015) dont les effets à moyen et long terme sont attendus pour la filière et le territoire.

Cas 2 et 3 : les démarches GPECT sur les filières transport et logistique, structurantes pour les territoires des MDE « territoire industriel » et « territoire urbain »

Deux MDE coordonnent leurs projets GPECT et mutualisent leurs efforts

La MDE « territoire industriel » est implantée sur un territoire caractérisé par une activité industrielle portée par les secteurs de la pétrochimie et de la logistique. La filière « transport et logistique », identifiée comme structurante pour le territoire de la MDE, bénéficie de la présence de deux centres logistiques majeurs et d’un grand port à proximité. Le territoire compte également parmi les acteurs économiques locaux de grandes enseignes, dont les entrepôts sont situés au sein de cette zone géographiquement stratégique. La MDE « territoire urbain » est, quant à elle, située sur le périmètre d’une grande ville du sud de la France. La filière de la logistique urbaine avait déjà été identifiée comme l’une des filières prioritaires sur laquelle elle souhaitait intervenir pour développer l’emploi.

En 2014, dans le cadre de la réponse à l’appel à projets de la Direccte, les MDE « territoire industriel » et « territoire urbain » ont fait le choix de travailler ensemble sur la filière « transport et logistique », car elles avaient identifié un nombre de partenaires communs sur la Région. Elles décident alors de se doter d’une structure de pilotage stratégique commune afin de coordonner leurs actions. Les deux MDE ont ainsi développé une méthodologie identique de leurs projets de GPECT, en démarrant par la réalisation d’un diagnostic des filières transport et logistique auprès des entreprises sur leurs périmètres d’action respectifs. Le lancement de la démarche commune a eu lieu lors d’une réunion de présentation des projets GPECT rassemblant plus d’une soixantaine de personnes et plusieurs dizaines de structures, parmi les acteurs privés et publics de la filière « transport et logistique ». Elles ont par la suite travaillé de manière indépendante avec leurs partenaires respectifs, tout en se coordonnant à l’échelle d’un comité de pilotage commun.

Une méthodologie commune pour deux plans d’action

La MDE « territoire industriel » a mené un important travail de co-construction de son plan d’action avec ses partenaires, validé au fur et à mesure par différents groupes et instances de pilotage (groupes de travail, comité technique, comité de pilotage). Dix actions prioritaires ont ainsi été définies, réparties en trois axes de travail. Par exemple[7], l’axe n° 1 « Sécurisation des emplois » a été concrétisé par la réalisation d’une cartographie de la saisonnalité auprès des entreprises de la logistique, afin d’identifier les périodes de plein emploi correspondant à des périodes creuses chez d’autres, dans le but de favoriser les mobilités professionnelles. L’axe n° 2 « Améliorer l’attractivité de la filière » a donné lieu par exemple à la construction d’un contenu de formation « opérateur polyvalent » (il s’agit d’un métier en tension sur le territoire dans cette filière) rassemblant six organismes de formation.

La MDE « territoire urbain » a travaillé elle aussi sur plusieurs axes : elle a tout d’abord initié un partenariat avec le Groupe La Poste afin de répondre aux enjeux RH et aux problématiques d’emplois de ses sous-traitants. Des partenariats ont également été noués avec un collectif pour l’emploi réunissant cinq fondations, ayant débouché sur l’élaboration d’une « boîte à outils » en direction des entreprises et des accompagnateurs à l’emploi du secteur de la logistique et des transports. Enfin, les deux MDE ont travaillé ensemble sur un dispositif commun nommé « Trans’Log », développé avec leurs partenaires, qui se présente comme un outil d’accompagnement au développement des compétences dans le secteur de la logistique, afin de sécuriser les parcours professionnels (identification des écarts de compétences entre un métier « source » de départ et un métier « cible » à atteindre).

Un processus collaboratif qui renforce la cohérence des actions et la mise en réseaux des acteurs

Par la mise en lumière des enjeux communs liés à l’emploi et aux compétences, la démarche GPECT « territoire industriel » a participé à l’émergence progressive d’un groupe d’acteurs, qui jusqu’alors, ne prenait pas part à de telles démarches collaboratives. Le produit de ces actions est concrétisé par la mise en place de nouvelles relations auprès des représentants de la filière « transport et logistique » : « La première réunion du groupe avait pour but de travailler sur l’existant. Et du coup, des acteurs présents nous ont dit “ah, mais vous n’avez pas contacté untel, parce que je sais qu’il y a déjà une étude qui a été réalisée, ah ça serait intéressant que vous les sollicitiez parce que ceci ou cela.” » (Chargée de mission GPECT, MDE « territoire industriel »). Malgré la difficulté à mobiliser les entreprises de la filière, la MDE « territoire industriel » témoigne ainsi de la dynamique de travail collaboratif qu’elle est parvenue à initier : « Les personnes qui ont participé aux groupes de travail avaient vraiment l’envie de construire quelque chose, ensemble, et personne n’a pris les devants. Je m’attendais peut-être un peu à ça, c’est-à-dire que chacun tire un peu la couverture à lui, mais ça ne s’est pas forcément passé de cette manière-là » (Chargée de mission MDE « territoire industriel »).

Dans le cas 3 (« territoire urbain »), la démarche GPECT a été structurante pour la MDE qui a définit des actions transversales : « On se rend compte que ce dossier GPECT, c’est quand même très structurant, finalement. Ça nous permet d’établir des liens. On peut tout rapprocher. Quand on discute d’un dossier, on se rend compte que forcément, y’a une entrée GPECT (…) ça permet de formaliser une méthodologie, que l’on a depuis longtemps. » (Chargée de projet GPECT, MDE « territoire urbain »). La GPECT a peu à peu été envisagée par les chargés de mission comme un élément pivot, auquel ont pu être raccrochées les autres actions de la MDE, facilitant de la sorte la cohérence interne de leurs activités. Enfin, les entretiens ont révélé que la stratégie de GPECT avait été construite en prenant directement appui sur les enjeux stratégiques et de développement économique du territoire, comme l’ont rappelé les chargés de mission : « Avec la GPECT, on prend en compte les choix d’orientation du territoire. C’est là que la MDE a un rôle, parce que ça demande un partenariat assez large, et divers, d’où la vocation de la MDE à piloter et mettre en oeuvre cette démarche (..) Avec la GPEC territoriale, y’a vraiment l’approche stratégique, et de territoire, avec tous les représentants et toutes les collectivités. ». La démarche GPECT a été ainsi envisagée comme un outil complémentaire du déploiement de la stratégie de développement territorial : « On travaille sur des filières qui sont déterminées et à enjeux, non seulement sur notre grande ville, mais aussi sur le territoire de la Métropole. L’idée c’est de croiser les acteurs : on a la ville, la communauté urbaine autour de la table, on a la Région. On a tous les partenaires, ils sont en capacité de partager ces diagnostics et de prendre des décisions sur les choix stratégiques qu’on leur propose » (Chargée de mission GPECT, MDE « territoire urbain »). La démarche GPECT a favorisé la mise en cohérence des actions pour développer l’emploi et les compétences avec les acteurs du territoire.

Synthèse des résultats et discussion

L’analyse de nos cas révèle que des effets qualitatifs émergents et bénéfiques sont bien produits à l’échelle de trois niveaux d’analyse, que nous avons caractérisés ainsi : des effets de structuration interne, aidant les partenaires à mieux organiser certaines de leurs activités propres; des effets de renforcement de la collaboration des acteurs à l’échelle de la filière, facilitant la mise en réseaux d’acteurs; et enfin des effets de soutien au déploiement de stratégies territoriales en matière de gestion de l’emploi et des compétences. Ces résultats sont présentés puis discutés afin de situer ces apports au regard de la littérature portant sur les projets collaboratifs territoriaux dans le champ de l’emploi, de la formation et du développement des compétences. Cela conduira enfin à ouvrir plus largement la discussion aux pratiques d’appréciation qualitative de ces projets.

Des résultats témoignant de la diversité des effets émergents multi-dimensionnels en matière de travail collaboratif

Ces trois projets prennent forme dans un contexte ayant conduit les MDE à adopter une démarche et une méthodologie au départ identique, avec une incitation par les financeurs du projet, à produire un plan d’action garantissant la formation et l’emploi de publics prioritaires. Deux des trois territoires étudiés ont obtenu des résultats liés à leurs plans d’action initiaux au moment de l’étude de terrain, tels la création d’outils et d’artefacts territoriaux liés à l’emploi et aux compétences. Comme en témoigne le cas 1, les résultats liés au plan d’action n’ont pu être atteints, car la MDE a fermé ses portes avant l’aboutissement du projet. Dans le cas 2 et 3, certains outils, construits au prix de nombreuses réunions et de groupes de travail participatifs, n’ont pourtant pas été bien reçus par les acteurs. Malgré ces difficultés et les tensions, les acteurs interrogés ont fait part de plusieurs effets considérés comme bénéfiques en matière de collaboration et pour le territoire. Notre étude met en lumière le fait que la construction de ces réseaux d’acteurs, réalisée très tôt dans les trois cas étudiés, a débouché, non seulement sur des effets au départ non attendus, mais qui dépassent aussi le simple cadre de la GPECT.

Un effet émergent de structuration interne pour les animateurs des démarches GPECT

A un premier niveau, la GPECT peut être fédératrice des efforts menés en interne. Ainsi pour les MDE, les GPECT peuvent constituer le fil conducteur de l’ensemble de leurs actions développées dans le champ de l’emploi, de la formation et de l’aide à l’insertion. La MDE « territoire urbain » a souligné à quel point les démarches GPECT avaient été structurantes pour elle et avait permis d’envisager une ingénierie interne avec des actions transversales. Cet effet émergent est proche de l’effet identifié par Clarke et Fuller (2010) pour les partenaires (« partner-outcomes »). Ainsi, la démarche GPECT a été vectrice d’un processus de renforcement de la coopération interne en incitant les partenaires à une cohérence de l’ensemble de leurs actions et de leurs outils.

Un effet émergent de renforcement de la collaboration des acteurs à l’échelle de la filière

A un second niveau, la GPECT peut être considérée comme un vecteur de la collaboration à l’échelle des représentants de la filière professionnelle du territoire. Ainsi, par la mise en lumière des enjeux communs liés à l’emploi et aux compétences, elle concourt à l’émergence progressive d’un réseau d’acteurs qui jusqu’alors, ne participait pas à de telles démarches collaboratives. À l’instar de la filière vitivinicole sur le territoire agricole, la réalisation d’un diagnostic RH auprès des entreprises partenaires du cluster a permis de rassembler quelques acteurs pour envisager le déploiement d’une logique de formation, d’attraction et de fidélisation des salariés à l’échelle territoriale. La démarche GPECT concourt également à la structuration d’une filière par le soutien qu’elle peut apporter à un autre réseau d’acteurs, comme ici lors de la création d’un cluster local réunissant les entreprises. Enfin, les actions menées dans le cadre des diagnostics GPECT sur les trois territoires participent à une analyse plus fine des enjeux de chacune des filières étudiées, en permettant d’identifier non seulement les métiers en tension, les compétences requises et les manques en matière de formation, au-delà du projet porté par les MDE. En ce sens, la GPECT éclaire en retour les organismes représentant la filière en constituant un outil d’aide à la décision.

Un effet émergent de soutien au déploiement de stratégies territoriales en matière de gestion de l’emploi et des compétences

Enfin, à un troisième niveau, la GPECT participe au renforcement de la collaboration territoriale, qui se structure autour d’une stratégie territoriale, décidée par les élus locaux, ou bien construite avec les professionnels de la filière. Cette logique est illustrée dans le premier cas, par le cas « territoire urbain », où la MDE a construit sa stratégie de GPECT en cohérence avec celle de son territoire. Du côté de la MDE « territoire industriel », le pilotage de la GPECT par la MDE a eu pour effet de renforcer les liens entre des acteurs, déjà tissés lors de précédents projets et a permis, par la suite, aux acteurs du territoire, d’identifier la MDE comme un acteur pivot pour les actions concernant le développement de l’emploi et des compétences. Réciproquement, la MDE a pu, par la suite, compter sur la mobilisation de son réseau de partenaires pour poursuivre d’autres projets de territoire. Ces effets, plus vastes et à l’échelle du territoire, se rapprochent des « effets environnementaux » de Clarke et Fuller (2010) ou des effets à long terme d’Innes et Booher (1999), lorsque par exemple, la mise en cohérence des actions du territoire en faveur de l’emploi, du développement des compétences et de la formation a facilité la promotion d’une image attractive du territoire et d’une « marque employeur » territoriale. A l’instar des entreprises qui communiquent à propos de leur marque employeur afin de développer l’attractivité et la fidélisation des leurs recrues, les territoires peuvent également s’inscrire dans cette logique afin de renforcer l’attrait de leur territoire pour les candidats au recrutement (Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2015). Ces effets s’observent lorsque la démarche GPECT est adossée ou s’inscrit dans un réseau d’acteurs ou d’entreprises déjà existant et/ou fait partie plus largement d’une stratégie de développement territorial, décidée par les élus locaux ou avec les professionnels du secteur (cas 3 et cas 1). L’ensemble de ces effets est synthétisé dans le tableau 2 ci-dessous.

Prendre en compte l’appréciation des effets qualitatifs émergents au cours des processus collaboratifs

D’un point de vue théorique, nos résultats contribuent à la littérature sur la GPECT sur deux points : l’identification d’effets émergents porteurs de valeur ajoutée à plusieurs niveaux d’analyse, qui avaient été insuffisamment étudiés jusqu’à présent, ainsi que la mise en évidence du processus de « problématisation » comme l’une des conditions nécessaires à l’émergence de ces effets, dont l’observation vient consolider des travaux antérieurs en contexte de projets collaboratifs territoriaux. Cela conduit à réaffirmer la nécessité d’une appréciation multi-dimensionnelle de la valeur sociale, et non pas seulement une approche centrée sur les résultats quantitatifs. Les apports managériaux seront enfin développés.

Premièrement, nos résultats contribuent à identifier et caractériser les effets émergents des projets GPECT et complètent ainsi les travaux qui avaient porté le regard sur les difficultés à mobiliser les acteurs du territoire (Arnaud et al. 2013; Bichon et al. 2018; Couteret et al. 2019, Mazzilli et Pichault, 2015; Everaere et Glee, 2014). Alors que les résultats attendus dans le cas des GPECT prescrites par les pouvoirs publics sont généralement évalués à l’aide d’indicateurs quantitatifs (Bories-Azeau et Loubès, 2013), il a été montré que les projets GPECT concourent au renforcement ou à l’émergence de processus collaboratifs à l’échelle d’une équipe, des représentants d’une filière et d’un territoire. A propos des résultats liés aux plans d’action, les démarches GPECT permettent bien la mise en place d’actions et sont productrices d’outils de gestion des ressources humaines collaboratifs. Ceux-ci avaient déjà été identifiés lors des premiers travaux portant sur les démarches de GPEC territoriale ou territorialisées (Defélix et al. 2013; Calamel et al. 2011), mais la littérature anglophone sur les CSC les a, a contrario, relativement peu investigués. Ces outils y sont seulement identifiés comme de simples résultats issus des plans d’action (« plan-outcomes ») (Clarke et Fuller, 2010). Prenant le contre-pied de la production d’outils de gestion comme indicateur de résultats, nos travaux invitent à reconsidérer les échecs des démarches GPECT qui n’ont pu aboutir à de tels outils. En effet, un projet collaboratif territorial, soumis aux dynamiques d’acteurs, peut être amené à revoir ses objectifs initiaux et produire des effets positifs. Dès lors, il s’agit d’ouvrir le regard à la prise en compte des effets qualitatifs émergents.

Tableau 2

Des effets qualitatifs émergents identifiés dans les cas GPECT à trois niveaux

Des effets qualitatifs émergents identifiés dans les cas GPECT à trois niveaux

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S’agissant de l’effet émergent de structuration interne, observé dans notre recherche, celui-ci constitue l’un des points les moins attendus par la mise en place de démarches de GPECT, de même que ces effets sont peu étudiés dans les CSC (Clarke et Mac Donald, 2016). Les partenaires, par l’intermédiaire de leur participation à des CSC, sont souvent amenés à créer de nouveaux processus internes ou une nouvelle structure, afin de réorganiser leurs activités en lien avec le projet collaboratif. La littérature ne note pas de différence notable entre les gains que les partenaires retirent du projet selon leur appartenance au secteur associatif, public ou privé, d’autres recherches doivent être conduites dans le domaine des projets collaboratifs orientés emploi, formation et compétence, afin d’investiguer plus précisément si des effets de cette nature pourraient être observés chez les autres partenaires du projet y compris pour les acteurs issus du secteur privé.

L’effet de renforcement de la collaboration des acteurs à l’échelle de la filière, ensuite, avait été repéré par Loubès et Bories-Azeau (2016) dans le cas des GPEC « territorialisées ». Or, lorsque des diagnostics territoriaux sont conduits à l’échelle d’une filière afin d’en identifier les développements possibles, l’étude des enjeux humains et RH y est parfois peu prise en compte. Nos travaux invitent à envisager plus systématiquement le poids des ressources humaines d’un territoire afin d’intégrer la prospective des emplois à la réflexion sur la constitution ou l’évolution d’une filière (Pham et Aubert, 2013). Enfin, l’effet émergent de soutien au déploiement de stratégies territoriales peut être rapproché de l’effet « environnemental » (Clarke et Mac Donald, 2016) ou d’effets sociétaux au niveau macro (Austin et Seitanidi, 2012a) considérés comme l’un des objectifs principaux de la constitution des CSC. Le capital social territorial (Bories-Azeau et Loubès, 2011) pourrait également constituer une piste d’approfondissement afin de mieux saisir ces effets environnementaux.

Deuxièmement, nos résultats viennent confirmer des observations déjà validées à propos de la nécessaire « problématisation initiale » (Callon, 1986), constituant l’une des conditions nécessaires à la construction d’un réseau d’acteurs prêt à s’engager durablement au sein d’une telle démarche (Mazzilli et Pichaut, 2015; Loufrani-Fedida et Saint-Germes, 2018). Il est probable que la réalisation des diagnostics territoriaux partagés au démarrage des projets ou la constitution de groupes de travail participatifs aient joué un rôle prépondérant dans la suite du processus collaboratif, car ils favorisent le déclenchement d’une prise de conscience par les acteurs concernés de la nécessité d’élaborer ensemble des solutions (Michaux et Defélix, 2019). Dès lors, la mise en marche d’un projet de GPECT dans le cadre d’une démarche participative, et notamment autour d’un diagnostic participatif et collectif, joue le rôle d’objet intermédiaire, favorisant la connaissance d’une situation, la production de pratiques de travail et d’un langage commun (Rey-Valette et al. 2011). Ces premiers moments de la vie des projets auront sans doute favorisé la participation des acteurs et préfigurent des différents effets en matière de collaboration territoriale. Ces constats invitent enfin à relativiser l’approche de l’évaluation uniquement centrée sur la production de résultats finaux. En effet, cette recherche opère un rapprochement entre une approche de la GPECT développée majoritairement dans une littérature francophone, et une littérature anglophone sur les collaborations inter-sectorielles. Cela complète les modèles proposant l’évaluation des résultats comme découlant d’un processus linéaire (Clarke et Mac Donald, 2016) et au sein lequel les différents effets perçus sont présentés comme indépendants les uns des autres (Innes et Booher, 1999). Les effets émergents initiaux repérés très tôt dans les projets (effet de structuration interne et effet de renforcement de la collaboration des acteurs à l’échelle de la filière) ont été progressifs, mais ont sans doute aussi constitué l’une des conditions de l’émergence des effets de soutien au déploiement de stratégies territoriales en matière de gestion de l’emploi et des compétences. La vie des projets collaboratifs est difficile à capter à un moment donné et ne saurait être résumée à une évaluation seulement à l’instant « t » (Gazley, 2017). Les projets collaboratifs territoriaux gagneraient ainsi à être étudiés dans la perspective plus vaste de la conduite du changement multi-dimensionnel (Rivière et Loubès, 2019) pour mieux considérer l’interaction des contenus, des contextes et des processus (Pichault, 2009), ouvrant la voie à une évaluation ou appréciation plus fine, qui ne serait basée uniquement sur l’atteinte ou non des objectifs initiaux (Rossignol et al. 2014). Enfin, d’un point de vue pratique et managérial, cette recherche amène pleinement à proposer des formes d’appréciation « embarquée » dans les projets collaboratifs, invitant les « appréciateurs » à rendre compte régulièrement des effets qualitatifs émergents progressifs au cours de la vie du projet, ceci en envisageant des niveaux d’analyse à l’échelle du projet, mais aussi pour les partenaires, les représentants d’une filière et les stratégies de développement local. La complémentarité des démarches d’évaluation ou d’appréciation permettant de mesurer plus finement ces effets dans le cadre d’une approche longitudinale est présentée comme l’une des contributions pratiques majeures de cette recherche.

Conclusion

Cette recherche avait pour objectif l’identification des effets qualitatifs émergents au sein des projets de GPECT. Grâce à l’étude de cas multiples auprès de trois projets de GPECT, les résultats ont illustré concrètement trois effets qualitatifs émergents perçus comme bénéfiques, à l’échelle de la structure pilote, des représentants d’une filière et du territoire. Ces deux contributions s’inscrivent dans la poursuite des travaux de Bories-Azeau et Loubès (2013) en faveur de l’identification de l’évaluation qualitative des démarches GPECT. Elles viennent également nourrir les travaux récents dans le champ des CSC (cross-sector collaboration) en faveur du développement d’une méthodologie qualitative permettant d’apprécier les effets des projets collaboratifs territoriaux (Gazley, 2017; Knipschild et Votz, 2017; Vanclay, 2015) de manière à fournir aux pilotes des projets, mais aussi aux partenaires et aux bénéficiaires, des retours sur leur investissement dans ces démarches. Ces résultats suggèrent d’évaluer ces démarches au-delà des outils et des seuls retours quantitatifs et à inclure dans les projets collaboratifs territoriaux, des dispositifs d’appréciation qualitative « embarqués », au fil de l’eau, et non pas seulement à la fin des programmes. Sans remettre en cause la nécessité d’évaluer les résultats des projets de GPECT sur la base d’indicateurs quantitatifs, ce travail invite à considérer plus largement la question de l’appréciation et à porter l’attention aux effets qualitatifs produits, considérés comme un apport de valeur sociale. Aussi, une réflexion sur la nature et la complétude des critères et indicateurs qualitatifs et quantitatifs, constitue un agenda de recherche pour l’étude des projets collaboratifs territoriaux. Cette recherche réaffirme enfin que la GPECT ne saurait être réduite seulement à la réalisation d’un diagnostic territorial isolé, mais partagé, dans le cadre de démarches participatives au service du déploiement d’une stratégie territoriale et collaborative de gestion des emplois et des compétences.