Corps de l’article

Comment régénérer une filière[1] lorsque celle-ci s’est effondrée ?

Plusieurs options existent pour faire face à l’évolution d’un environnement. Une première option consiste à faire confiance à une logique individuelle dans laquelle chaque entreprise mène ses actions (Porter, 1980). L’articulation des actions concurrentielles permettrait de proche en proche la réussite collective. Dans une deuxième option, l’entreprise s’adapte individuellement à la survie, en prenant conscience de l’existence d’un environnement (Hamel et al., 1989). La troisième option repose sur une logique collective, dans laquelle les organisations cherchent à s’adapter, en menant des stratégies collectives (Astley et Fombrun, 1983). Ainsi, lorsqu’une filière doit être régénérée, on peut envisager l’un ou l’autre de ces trois modes de relations à l’environnement. Il s’agit alors de repérer la manière dont la régénération s’opère. Agarwal et Helfat (2009, p. 282) définissent la régénération[2] comme « le processus, le contenu et le résultat de la revivification ou du remplacement des éléments d’une organisation qui peuvent modifier ses perspectives à long-terme ». Dans la littérature sur la régénération stratégique (strategic renewal), le processus de régénération est surtout individuel (Stopford et Baden-Fuller, 1994; Agarwal et Helfat, 2009; Lee et Lieberman, 2010; Schmitt et al., 2018; Batac et Maymo, 2019; Sievinen et al., 2020), rarement collectif (Huygens et al., 2001; Stienstra et al., 2004; Kim et Pennings, 2009). Notre recherche souhaite contribuer à cette lecture collective dans la mesure où la régénération d’une filière ne dépend pas uniquement d’une volonté individuelle des entreprises qui la composent, mais aussi d’une dynamique collective. Peu de travaux portant sur la régénération s’intéressent au niveau collectif. Il faut attendre Detchenique et Loilier (2016) pour voir le concept de régénération porté à l’échelle pluri-organisationnelle, lorsqu’ils étudient la démarche coopérative réalisée dans le secteur cidricole français. Les auteurs mettent en évidence que la régénération peut impliquer des dynamiques à la fois individuelles et collectives. Lorsque l’entreprise s’est régénérée (régénération individuelle), cette régénération ne suffit pas à assurer durablement la stabilité. Il faut alors passer à l’étape suivante, celle de la régénération de la filière, pour continuer à avancer.

Se pose alors la question de la manière dont la régénération collective peut se développer. Afin de régénérer la filière dont elles dépendent, les entreprises peuvent se centrer autour d’un acteur. Cet acteur tiers constitue une structure permettant de fédérer, coordonner et stabiliser les relations. En créant du lien entre les entreprises, malgré le contexte instable dans lequel ces dernières évoluent, il assure un développement favorable de leurs activités (Geindre, 2005). Étudier le volet collectif de la régénération à travers le rôle joué par un acteur tiers permet de mieux comprendre comment une filière peut redémarrer. L’enjeu est important, sur les plans théorique et managérial, mais aussi en termes de politique publique. Sur le plan théorique, identifier le rôle de l’acteur tiers dans la régénération collective permet de mieux comprendre comment une entreprise peut, au-delà de ses choix individuels, s’appuyer sur son environnement. Il s’agit ici de répondre aux appels de Laplume et Dass (2015) et de Detchenique et Loilier (2016). Sur le plan managérial et politique, nombre de filières n’ont pas su se régénérer du fait de l’absence d’un acteur tiers combinant des dynamiques individuelle et collective, comme par exemple les filières du chanvre et du lin (Yami, 2003), ou encore les activités textiles en France (Messaoudi, 2015). Nous pouvons nous demander comment l’acteur tiers peut, par la gestion des relations entre les entreprises de la filière, favoriser la régénération. Nous chercherons ainsi à étendre la théorie de la régénération dans un nouveau contexte non encore exploré (la régénération collective) et à étudier comment ces relations se mettent en place (rôle de l’acteur tiers).

Pour étudier les comportements collectifs dans une logique de régénération d’une filière, nous nous sommes intéressés à la filière du liège en Aquitaine, qui a fait face à des problèmes importants d’approvisionnement en matière première. Cette analyse a permis de faire émerger une situation de régénération collective qui tend progressivement à reconstruire les différents maillons de la filière subéricole.

L’article est structuré de la manière suivante. Dans une première section, nous mobiliserons les travaux sur la régénération, puis sur l’acteur tiers : la littérature sur la régénération étant quasiment muette sur la question de la régénération collective, nous ferons appel à la littérature sur l’acteur tiers, afin de combler cette lacune et d’envisager la régénération collective. Dans une deuxième section, nous présenterons la méthode et le cas étudié; nous terminerons par l’exposé des résultats que nous discuterons pour identifier les apports de cette étude.

Revue de la littérature

Régénération stratégique : des travaux centrés sur la régénération individuelle

Selon Agarwal et Helfat (2009), la régénération stratégique permet de réactualiser les attributs d’une entreprise afin de modifier sur le long terme son évolution. Dans la définition de la régénération proposée par Schmitt et al. (2018), la focale reste sur l’entreprise : « la régénération stratégique décrit le processus qui permet aux organisations de modifier leur dépendance de sentier en transformant leur intention et leurs capacités stratégiques » (Schmitt et al., 2018, p. 85). La prise de décision reste individuelle et peut alors s’établir sur plusieurs niveaux : restructuration d’activités (Agarwal et Helfat, 2009), recombinaison de ressources et de connaissances (Stopford et Baden-Fuller, 1994), modification du métier et/ou intégration sur de nouveaux marchés (Capron et Mitchell, 2004; Lee et Lieberman, 2010). Les entreprises envisagent d’exister soit par leur volonté individuelle de s’adapter, soit par effet de mimétisme en se conformant aux règles du jeu (Di Maggio et Powell, 1983). Le rôle joué par tous les membres de l’organisation, de la direction aux managers, est alors essentiel pour que le processus se mette en place (Batac et Maymo, 2019; Shah et al., 2019; Detchenique et Germain, 2020). L’implication plus ou moins importante de ces acteurs donnera naissance à des niveaux de régénération différents (Volberda et al., 2001).

Néanmoins, le fait d’envisager la régénération dans une perspective individuelle n’est pas suffisante. L’entreprise ne peut pas toujours agir individuellement sur son environnement. L’entreprise faisant partie d’une population, il peut être intéressant d’envisager le concept de régénération dans le cadre d’une évolution conjointe entre les entreprises d’une même filière. Flier et al. (2003), dans une lecture co-évolutive du secteur financier européen, ont montré que les stratégies de régénération sont le fruit combiné d’intentionnalité managériale, d’effets institutionnels et de sélection environnementale. Les entreprises peuvent donc influencer l’évolution de leur filière pour améliorer leur position propre. La régénération n’est alors plus perçue du point de vue de l’entreprise, mais d’une population d’entreprises dont les contraintes environnementales sont identiques. Le fait de partager la même instabilité les amène à produire une régénération non plus strictement individuelle mais collective, bien que non nécessairement pensée collectivement.

Pour éviter tout déterminisme (dépendance de sentier et co-alignement), les entreprises peuvent se mobiliser et mettre en place une « adaptation évolutive qui se produit chez plusieurs éléments à la suite de leurs influences réciproques » (Cartier et Colovic, 2006, p. 121). Cette adaptation évolutive peut être qualifiée de co-création et peut s’articuler au co-alignement (Schmitt et al., 2018, p. 91). La régénération est issue de la capacité individuelle de chaque entreprise à générer des changements, mais aussi de son environnement concurrentiel (Huygens et al., 2001).

Cette régénération, par le biais de la co-création, reste toutefois limitée. Elle existe dans la mesure où les actions individuelles de chaque entreprise vont, par des interactions indirectes, modifier le milieu. Or, les entreprises peuvent aussi développer des relations inter-organisationnelles plus durables. Dans ces conditions, l’instabilité de leur milieu les pousse non plus à agir individuellement et/ou par l’intermédiaire de relations indirectes, mais à s’inscrire dans des relations coopératives. Ces relations leur permettent de repenser et d’agir collectivement sur leur environnement, tout en préservant le jeu concurrentiel.

L’article de Schmitt et al. (2016) présente le concept d’« environmental scarcity » comme un contexte favorable à la régénération stratégique, à l’inverse d’une large majorité de travaux sur la régénération qui lient la régénération réussie à l’existence de ressources à allouer (Crossan et Berdrow, 2003), de capacités à développer (Sosa, 2011) ou d’un slack organisationnel à utiliser (Lewin et Volberda, 1999). A la suite de Zammuto (1988), ils définissent la rareté environnementale comme la réduction de la taille d’une niche écologique, dont les conséquences sont notamment la raréfaction des ressources et l’accroissement de la complexité managériale et du stress organisationnel. La capacité de l’entreprise à se renouveler stratégiquement en est affectée (Schmitt et al., 2016, p. 361). Toutefois, ces travaux sur la régénération en contexte de rareté ne s’intéressent qu’à la régénération individuelle, et notamment au rôle joué par les perceptions et les interprétations managériales individuelles comme facteur ou comme frein à la régénération de l’entreprise. La question de la régénération collective n’est pas abordée. Cette absence constitue un gap à traiter, en étudiant la place de l’inter-organisationnel dans les contextes de régénération collective, notamment lorsque ces contextes sont pauvres en ressources.

A l’issue de leur revue systématique de 30 ans de travaux sur la régénération stratégique, Schmitt et al. (2018) proposent plusieurs pistes de recherche pour combler les lacunes de cette littérature, notamment l’exploration temporelle du renouveau stratégique et spatial en privilégiant une approche multi-niveaux. Là encore, cet appel à une lecture spatiale de la régénération reste circonscrit à l’intérieur de l’entreprise, à ses différents niveaux et services. Cette lecture spatiale nous semble devoir être mobilisée - et surtout élargie – pour passer de l’entreprise individuelle au collectif d’entreprises oeuvrant dans la même filière. La coopération n’est conçue dans les travaux menés sur la régénération que comme une variable modératrice — un levier à disposition de l’entreprise — qui lui permet de traduire son renouveau stratégique en performance (Saez-Martinez et al., 2011). Quelques rares auteurs ont éprouvé la nécessité d’analyser la régénération sous l’angle des relations inter-organisationnelles, trouvant là le niveau d’explication manquant (Huygens et al., 2001; Detchenique et Loilier, 2016). Or, les relations inter-organisationnelles dans une filière impliquent la plupart du temps un acteur tiers amenant les entreprises à centraliser leurs actions (Granata et al., 2017).

Nous pouvons ainsi distinguer deux types de régénération : l’une – individuelle – générée par l’entreprise —, et l’autre — collective – mise en oeuvre par l’acteur tiers pour l’ensemble des entreprises de la filière. Ces deux types peuvent d’ailleurs coexister et donner lieu à quatre situations de régénération dans lesquelles l’acteur tiers ne joue pas les mêmes rôles (tableau 1).

  1. La volonté de chaque entreprise pour se régénérer est importante. Elles considèrent que le développement de leurs activités ne dépend que d’elles et vont ainsi privilégier des actions individuelles pour assurer leur survie. Nous pouvons parler de régénération individuelle, type quasi exclusivement étudié dans la littérature comme nous l’avons vu précédemment. La régénération individuelle passe par la redynamisation des entreprises (Stopford et Baden-Fuller, 1994; Capron et Mitchell, 2004; Lee et Lieberman, 2010). Elle consiste en une démarche portée par chaque entreprise de rétablir une dynamique au niveau de ses activités, notamment par l’innovation. Cette capacité d’innovation permet d’apporter un second souffle à ses activités et de relancer indirectement une dynamique au sein d’une filière. On s’approche ici d’un mode de régénération déjà étudié, favorisant la co-création (Flier et al., 2003).

  2. Parfois, les conditions ne sont pas réunies pour permettre une régénération au sein d’une filière (absence de volonté individuelle et collective). Ce point de non-retour entraîne une problématique de la survie de la filière et des entreprises qui en font partie (exemple de la filière textile en France). L’effondrement fait suite à la faiblesse des actions menées par les entreprises (Dari, 2010).

  3. Dans d’autres cas, la volonté de régénération de la filière est importante, portée par un acteur tiers, mais la régénération des entreprises à un niveau individuel n’est pas suffisante, et conduit à une forme d’immobilisme. Les entreprises se laissent ainsi porter par les actions menées dans leur propre filière, sans pour autant en être parties prenantes. L’acteur tiers joue un rôle secondaire dans la mesure où il dispose des moyens pour accompagner les entreprises, mais celles-ci ne s’appuient pas sur lui. Il n’y a pas de synergie amenant à une régénération collective puisque l’inaction des entreprises empêche l’acteur tiers de faire progresser collectivement la filière. Cette situation peut s’expliquer par plusieurs raisons : volonté de conserver la main sur l’ensemble des activités, priorités de l’entreprise différentes de celle du collectif, culture de la filière peu tournée vers le collectif, etc. L’immobilisme fait écho à la passivité des entreprises qui, malgré la volonté collective de l’acteur tiers de relancer une filière, n’auront pas la volonté d’avoir une démarche collective. Cette situation renvoie à la filière habillement en France (Dari, 2010). Celle-ci est constituée d’un syndicat dont les actions et les projets collectifs ne connaissent pas un développement conséquent. Cet immobilisme des entreprises ne permet pas d’assurer une dynamique suffisante dans la filière.

  4. Enfin, dans le cas où existent une volonté collective forte au sein de la filière et une détermination de la part des entreprises à prendre en main leur destin, la régénération collective peut être envisagée. La régénération collective s’inscrit dans une démarche de reconstruction de la filière. Elle suppose la présence d’un acteur tiers dont les rôles peuvent être multiples et dont l’objectif est d’oeuvrer pour l’ensemble des entreprises. La régénération dépend donc de relations coopératives entre les entreprises (Huygens et al., 2001; Cartier et Colovic, 2006). Comme nous l’avons vu, la littérature sur la régénération n’est que très peu étudiée dans sa dimension collective et n’aborde pas la manière dont elle se met en place. Ce gap dans la littérature constitue le point d’entrée de notre travail.

Tableau 1

Situations de régénération induites par l’acteur tiers

Situations de régénération induites par l’acteur tiers

-> Voir la liste des tableaux

Penser la régénération dans une approche inter-organisationnelle : une lecture à travers l’acteur tiers

La régénération individuelle développée par chaque entreprise lui permet de modifier certains éléments de l’environnement dans lequel elle se trouve. Les entreprises appartenant à un même milieu, rencontrant des problématiques identiques, vont chercher à modifier leur situation, voire décider de se regrouper. La régénération stratégique n’a donc pas seulement une dimension individuelle, mais peut s’intégrer dans un processus collectif mené par plusieurs entreprises (Detchenique et Loilier, 2016). Ce processus permet de repenser collectivement leur milieu et, par le biais de synergies, de le régénérer de façon dynamique et novatrice.

Cette régénération va notamment être favorisée par l’émergence d’un acteur tiers encourageant la construction de relations durables permettant de consolider une filière et d’assurer son développement (Geindre, 2000; Dari et Paché, 2016). L’acteur tiers constitue une structure de régulation permettant « de produire des conduites de solidarité, c’est-à-dire de chercher à assurer l’évolution favorable de l’univers stratégique des entreprises sur le long terme afin d’assurer leur développement » (Geindre, 2005, p. 78). Fourcade (2006, p. 339) parle de « l’effet Mousquetaire » : « Tous pour un, et un pour tous ». Les entreprises voient un intérêt stratégique à la coopération, mais celle-ci n’a vraiment de sens que si elle est catalysée par un acteur capable de créer du lien.

La présence d’un acteur, coordonnant et gérant les relations, amène les entreprises à entrer progressivement dans un système d’« encastrement institutionnel » (Gundolf et al., 2006, p. 143). L’acteur tiers occupe une place stratégique en étant le « ciment » de l’action collective et le dynamiseur de la filière en déclin. Par sa position centrale et neutre, il est également le garant de la bonne marche des relations en se substituant au contrat et joue « un rôle “d’ombrelle”, de tutelle, pour apporter une cohérence à l’action collective » (Gundolf et al., 2006, p. 151). Sa neutralité, sa représentativité et la confiance qu’il instaure entre les entreprises lui apportent une légitimité et font de lui un acteur pivot favorisant la régénération (Cusin et al., 2013; Petzold et Carpenter, 2015).

De cette manière, l’acteur tiers constitue (Lorenzoni et Baden-Fuller, 1995; Greenwood et al., 2002) (1) un architecte permettant de construire un destin stratégique commun entre les entreprises partenaires, créant un espace relationnel et du lien social; (2) un chef d’orchestre fédérant les entreprises et assemblant les ressources afin de créer des synergies, investissant dans des infrastructures collectives; (3) un gardien jouant un rôle d’encadrement, de contrôle et de sanction afin d’assurer la stabilité des relations, en créant des relations de confiance et de réciprocité entre les entreprises.

L’acteur tiers devient un élément déterminant dans la gestion de la régénération collective d’une filière. Afin d’analyser sa place et son rôle, nous allons étudier un terrain spécifique, celui de la régénération de la filière subéricole en Aquitaine. Dans ce contexte, l’analyse de la régénération par le prisme de l’acteur tiers permettra d’apporter un nouvel éclairage et d’enrichir les recherches antérieures. L’étude de cette filière est pertinente pour deux raisons principales : (1) Ayant connu dans les années 1950 un déclin, les entreprises de la région ont poursuivi leurs activités industrielles, et leur besoin en ressources a rendu nécessaire la structuration de leurs relations[3]; (2) la structuration de ces relations s’est faite autour d’un acteur tiers clairement identifié.

Présentation de la filière étudiée et méthodologie de recherche

Présentation de la filière du liège en Aquitaine

Le liège est une ressource rare et endémique au bassin méditerranéen. Les utilisations possibles du liège sont nombreuses (décoration, isolation, etc.), mais le bouchon reste le principal débouché, car fortement rémunérateur. La fabrication de bouchons nécessite une matière première très qualitative qui devient difficile à trouver dans la mesure où la plupart des suberaies ont été laissées à l’abandon dans les années 1950-1960. Les levées de liège se font en moyenne tous les 9 à 12 ans (ONF, 2011, p. 202). Il faut généralement attendre 25 ans pour effectuer la première levée (Normandin, 1980), et ce n’est qu’à partir de la troisième levée que l’on peut espérer avoir un liège de qualité. Ainsi, quand les forêts de chênes liège ne sont plus entretenues, tous les investissements réalisés antérieurement sont perdus et les acteurs doivent repartir de zéro. L’entretien régulier des suberaies est donc un élément déterminant pour avoir une matière première de qualité de laquelle dépend toute la chaîne de valeur.

La région Aquitaine dispose d’un potentiel de 10 600 hectares (10 000 hectares dans l’Albret et 600 hectares dans le Marensin) dans lequel se mélangent des chênes liège et des pins maritimes. L’exploitation du liège aquitain remonte au milieu du XIXème siècle avec la fabrication de bouchons principalement. Désormais, ce sont seulement 200 hectares de suberaies qui sont exploités, essentiellement dans le Marensin (CPFA, 2005) (figure 1).

Figure 1

Aire de répartition du chêne liège en Aquitaine

Aire de répartition du chêne liège en Aquitaine
Source : Piazzetta, 2005

-> Voir la liste des figures

Le Marensin, étant donné sa topographie, rend impossible la mécanisation de la sylviculture, ce qui permet au chêne liège de s’y développer sans la concurrence d’autres essences. L’Albret, plus accessible, a vu se développer le pin maritime.

L’effondrement de la filière du liège en Aquitaine (1950-1960)

D’après les recherches menées par Puyo (2010) sur l’évolution historique de la filière, l’Albret est au début du XXème siècle la région possédant la plus grande superficie de suberaies (5000 hectares) et le liège constitue la première industrie du Lot et Garonne (plus de 64 usines embauchant plus de 700 ouvriers et fabriquant entre 130 et 160 millions de bouchons par an). En 1950, la région ne compte plus que 15 usines et 469 ouvriers avec 5500 quintaux de liège fabriqués. A la fin des années 60, il ne reste que 8 entreprises et le liège n’est plus du tout récolté. L’effondrement de l’activité se fait aussi ressentir dans les Landes, notamment dans la zone du Marensin. Cette région se compose en 1927 de 41 usines qui font travailler 745 personnes. Chaque année, 1500 tonnes de liège sont fabriquées. A la veille de la seconde Guerre Mondiale, 25 % des entreprises disparaissent, et ne subsistent que 3 entreprises. Différents facteurs expliquent l’effondrement de la filière. Tout d’abord, les aléas climatiques, et notamment l’hiver 1830, entraînent la disparition de la quasi-totalité des suberaies dans la région (Puyo, 2010). Ensuite, l’accroissement de la culture du pin maritime (loi du 19 juin 1857 favorisant le reboisement de la région avec du pin maritime) permet d’accroître la production des exploitations forestières avec une essence nettement plus rentable. Enfin, le développement de la concurrence des lièges étrangers (Espagne, Portugal, Sardaigne), dont le coût d’exploitation est moins élevé qu’en France, entraîne une instabilité du cours du liège. D’autres facteurs viennent s’ajouter : développement des activités tertiaires, non reprise des activités subéricoles par la nouvelle génération, perte de savoir-faire concernant les techniques de levée de liège, si bien que la production locale ne cesse de diminuer jusqu’à sa disparition (Piazzetta, 2005).

La régénération individuelle de la filière du liège en Aquitaine (1960-2000)

En 1960, il n’y a plus de récolte de liège en Aquitaine. L’activité de production est complètement abandonnée. Malgré l’effondrement d’une partie de la filière, certaines entreprises poursuivent leurs activités de transformation. Durant cette phase, elles mettent en place des politiques en matière de R&D et d’innovation, investissent dans de nouveaux procédés de fabrication et misent sur des produits à forte valeur ajoutée. Leur objectif est notamment de faire face à la concurrence étrangère (Espagne, Portugal et Sardaigne) en proposant des produits plus techniques et différenciateurs, leur ouvrant la porte de nouveaux marchés. Néanmoins, elles demeurent fortement dépendantes des approvisionnements étrangers.

Cette présentation globale de la filière et de son histoire permet de comprendre ce qui a poussé les entreprises à envisager de rentrer dans une dynamique collective. La récession économique, couplée à la perte de la matière première, les a progressivement amenées à repenser l’organisation de leur filière afin de la régénérer. Les stratégies individuelles menées par les entreprises n’ont pas suffi. Une vision collective et partagée par toutes est engagée pour parvenir à régénérer un tissu économique viable à long terme. Dans ces conditions apparaît l’élément clé de notre recherche : le rôle joué par l’acteur tiers dans cette régénération collective.

Méthodologie de recherche

La recherche est de nature qualitative et s’appuie sur une étude de cas unique enchâssée (Yin, 2013) réalisée dans une approche inductive. Sur le terrain du liège en Aquitaine, des entretiens ont été menés de 2015 à 2018, couplés à des recherches documentaires, afin d’analyser les réponses apportées par les acteurs de cette région aux contraintes communes qu’ils rencontraient. L’observation de la filière du liège en Aquitaine a donc été itérative. Notre approche inductive a permis, à partir d’une étude du terrain, de faire émerger des éléments venant compléter les champs théoriques existants. L’objectif de l’article est de comprendre comment l’acteur tiers peut, par la gestion des relations inter-organisationnelles, favoriser la régénération d’une filière. Plusieurs éléments peuvent être évoqués quant au choix d’étudier la filière du liège en Aquitaine :

  • Cette filière permet d’illustrer le phénomène de régénération collective. Ayant connu dans les années 1950 un déclin, les entreprises de la région ont pourtant poursuivi leurs activités industrielles, et leur besoin en ressources a rendu nécessaire la structuration de leurs relations.

  • La structuration de ces relations s’est faite autour d’un acteur tiers clairement identifié et dont les rôles nous permettent de mieux comprendre comment la régénération collective se développe.

Les données sont issues de 36 entretiens semi-directifs réalisés de 2015 à 2018, soit environ 40 heures d’enregistrements retranscrits, auprès des opérateurs suivants :

  • 3 structures nationales (détail des interviewés : 1 chargé de mission, 1 ingénieur forestier et 1 directeur technique),

  • 8 structures régionales (7 ingénieurs forestiers, 6 chargés de mission),

  • 12 entreprises (9 dirigeants PME, 1 directeur commercial, 1 responsable communication, 1 responsable travail forestier),

  • 5 propriétaires forestiers,

  • 3 experts (professeur, doctorant, architecte).

L’objectif a été d’interroger l’ensemble des acteurs afin de pouvoir confronter les résultats. Le codage des données s’est articulé autour de thèmes issus du terrain : état des lieux de la filière, relations entre acteurs (rôles de l’acteur tiers définis par Greenwood et al. (2002), relations entre acteur tiers et propriétaires forestiers, relations entre acteur tiers et entreprises, relations entre entreprises), intérêts et enjeux de l’action collective, freins et leviers à l’action collective. La méthode d’analyse des données retenue est l’analyse de contenu en tenant compte des règles d’exhaustivité, de représentativité et de pertinence des données (Bardin, 2013). Des documents internes diffusés par les acteurs interrogés viennent enrichir les entretiens.

Afin de s’assurer de la fiabilité des résultats, nous avons mobilisé les critères de validation énoncés par Evrard et al. (2009) :

  • Crédibilité : il s’agit de faire valider par les acteurs interrogés les verbatim illustrant l’analyse afin de savoir s’ils sont représentatifs et rattachés à leur vécu. Mucchielli (1994) parle d’« acceptation interne ». La recherche et les résultats qui en découlent sont validés par les acteurs. Les résultats de notre recherche ont été présentés à plusieurs reprises et validés par les acteurs de la filière du liège en France lors de réunions organisées tous les deux ans (en 2013, 2015, 2017, 2019). De plus, les acteurs interrogés étant très différents, leurs réponses similaires ont permis de confirmer les éléments avancés.

  • Fiabilité : il s’agit de demander à un autre chercheur, qui n’est pas de notre discipline, mais qui connaît le thème étudié, de vérifier nos interprétations. Mucchielli (1994) parle de « confirmation externe » : l’acceptation par la communauté scientifique des résultats obtenus. Notre recherche a fait l’objet de lectures par un historien et un géographe, spécialisés dans le domaine forestier.

  • Confirmation : il s’agit de s’assurer de la représentativité de la recherche à partir des acteurs interrogés. La saturation permet notamment de se rendre compte que les nouvelles données collectées n’apportent rien de nouveau. Les 36 entretiens réalisés font ressortir des éléments similaires sur les différents thèmes traités et couvrent largement tous les acteurs de la filière étudiée.

La filière du liège en Aquitaine : comment régénérer une filière qui s’est effondrée ?

Éléments de contexte favorisant l’émergence de l’acteur tiers

Au début des années 2000, il n’y a plus de récolte de liège. Afin d’être moins dépendantes des marchés étrangers et de proposer aux clients des produits dont l’ancrage identitaire est fort, les entreprises de la région décident de se regrouper : « A l’époque, c’était suite à des très fortes augmentations du coût de la matière première, qu’on importait du Portugal, d’Espagne. Donc on s’est dit : on a peut-être une carte à jouer à relancer, en redynamisant l’exploitation des chênes liège existants qui avaient été abandonnés il y a plus de 40 ans » (dirigeant entreprise 1). Partant du constat que 100 % de la matière première est importée, une association, le Liège Gascon, est créée en 2005 : « Ils se sont structurés autour de l’association le Liège Gascon. Aujourd’hui on a 5 adhérents industriels (3 dans les Landes, 1 en Gironde et 1 dans le Lot-et-Garonne). L’association comptait uniquement des industriels jusqu’à l’année dernière. Depuis 2012, l’adhésion s’est ouverte à une dizaine de propriétaires forestiers, afin de faire rencontrer l’amont et l’aval de la filière » (structure régionale 1). Parmi ces entreprises de la région, nous retrouvons :

  • Agglolux-CBL (6-9 salariés), qui commercialise du liège aggloméré en panneaux et en rouleaux, ainsi que d’autres produits en liège destinés à la décoration,

  • ALM-Aliecor (1-2 salariés), fabricant de bouchons, d’isolants, et d’objets en liège pour la décoration (sol et mur),

  • Au Liégeur (6-9 salariés), qui conçoit divers types de produits en liège (bouchons, accessoires, etc.), et notamment des produits sur mesure pour l’industrie, le paramédical, les articles de sport, les instruments de musique, etc.,

  • HPK (20-49 salariés), spécialisé dans les matériaux agglomérés à base de liège, ou de résine et de liège, pour différentes industries (BTP, militaire, construction navale, etc.),

  • Ducasse-Buzet (20-49 salariés), spécialisé dans la fabrication de bouchons (haut de gamme, agglomérés, techniques).

La sixième entreprise, qui faisait au départ partie de l’association, en est sortie, lors de son rachat par le leader mondial (Amorim) du fait de ses besoins en matière première beaucoup trop importants pour l’association. 

Des relations coopératives se sont développées car les contraintes de la filière, et notamment en ressources, sont partagées par toutes les entreprises de la région : « On a prévu de relancer la filière liège gascon, donc on reste sur l’Aquitaine. Donc on est sur un critère tout d’abord géographique. Après on va être sur des critères d’entreprises qui sont sur des activités de transformation ou de commerce de liège » (structure régionale 1). Ce sont les relations concurrentielles qui ont permis dans un premier temps une régénération de la filière, particulièrement par la redynamisation des entreprises du fait de leurs politiques d’innovation. De cette manière, la régénération s’est dans un premier temps inscrite dans une dynamique individuelle : « En Aquitaine on a de la chance : on est sur un tissu économique très actif dans la transformation du liège de A à Z. Alors que dans le reste de la France, on est sur des négociants ou de la finition pour les bouchons. » (structure régionale 1).

Ce sont les relations coopératives qui ont dans un second temps favorisé une régénération de la filière, notamment par une volonté collective des acteurs économiques de bénéficier de la matière première locale : « Dans le cadre du collectif, on a décidé de travailler justement sur tous les fronts, à la fois sur la forêt, et à la fois sur la formation des leveurs, des entreprises et la modernisation de l’appareil productif, faire de la veille économique sur les nouveaux produits… » (structure régionale 1). En 2006, suite à la création de l’association, 5 tonnes de liège sont récoltées. Même si les quantités sont anecdotiques, elles permettent de montrer qu’une dynamique collective est à l’oeuvre pour régénérer la filière du liège en Aquitaine. Ainsi, 8 tonnes de liège sont levées en 2010, et plus de 15 tonnes en 2019. Dans ces conditions, la régénération s’inscrit dans une démarche collective de co-construction par les entreprises (tableau 2) : « On n’est pas concurrents, on est amis, on travaille ensemble, on se commande des choses (…) On a toujours travaillé ensemble. » (dirigeant entreprise 2).

Rôles de l’acteur tiers dans la régénération collective de la filière

Les éléments évoqués précédemment permettent de montrer en quoi la régénération individuelle et la régénération collective ont été essentielles pour la relance de la filière. D’une part, les entreprises ont poursuivi des stratégies individuelles et concurrentielles pour dynamiser leurs activités et continuer à être innovantes; d’autre part elles ont mené des stratégies communes pour piloter les contraintes qu’elles partageaient. Néanmoins, la gestion des relations inter-organisationnelles et la co-construction d’une filière ne peuvent être durables que si elles sont structurées. La création de l’association a permis de faire émerger un acteur tiers au sein de la filière qui va oeuvrer pour le collectif. Le rôle de l’association le Liège Gascon se décompose en trois fonctions (tableau 3) : architecte, chef d’orchestre et gardien de la filière (Greenwood et al., 2002).

Tableau 2

Périodes de régénération et relations entre entreprises

Périodes de régénération et relations entre entreprises

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 3

Rôles de l’association le Liège Gascon

Rôles de l’association le Liège Gascon

-> Voir la liste des tableaux

L’acteur tiers architecte de la filière liège gasconne

L’association a tout d’abord un rôle d’architecte dans la mesure où elle vise à regrouper les industriels de la filière en Aquitaine. Afin de faire perdurer leurs activités et d’éviter d’augmenter leurs coûts en faisant venir de la matière première du Portugal ou d’Espagne, les entreprises décident de se regrouper et de se servir d’un ancrage subéricole historique sur leur territoire pour repenser leurs approvisionnements : « La clé d’entrée, c’est le patrimoine, conserver les racines, assurer une continuité, une transmission du savoir-faire et du patrimoine » (structure régionale 1). L’association joue le rôle d’intermédiaire en élaborant un projet collectif et en structurant les relations entre entreprises autour d’objectifs communs : « Les chefs d’entreprises qu’on a ici, ils ont une vision de la filière comme à la grande époque. Donc on joue là-dessus. Et l’idée, c’est de dire que le patrimoine, on doit le faire vivre, perdurer, on n’est pas comme dans un musée » (structure régionale 1). En se structurant et en partageant une stratégie commune, l’acteur tiers devient un espace d’échanges et de discussions : « L’association est un lieu où l’on se regroupe pour discuter, voir ce que l’on peut faire ensemble, avoir des points communs, pour gérer des problèmes communs… » (structure régionale 1). L’intégration de la majorité des industriels et de quelques propriétaires au sein de l’association a permis d’apporter un second souffle à l’économie locale et de replacer la culture du liège au centre des débats. L’absence de chêne liège a remis en question les modes relationnels entre entreprises concurrentes, qui ont décidé de développer des relations coopératives à travers des liens qu’elles avaient déjà : « On était déjà proches les uns des autres par le biais de nos activités et géographiquement. C’est ça qui était notre force. Donc, cela n’a pas été très difficile de se mettre d’accord et de se regrouper dans cette association » (dirigeant entreprise 1).

Le rôle d’architecte joué par l’association le Liège Gascon a permis d’organiser les relations entre entreprises qui étaient auparavant plus informelles. La structuration de leurs rapports a permis la définition d’une stratégie commune et la fixation d’objectifs partagés par tous les membres. La conséquence principale pour la filière a été le lancement d’une campagne de plantation de chênes liège (essais techniques, sélections et coupes d’arbres, etc.) ayant pour but de préparer l’avenir et les approvisionnements futurs des entreprises adhérentes. Par ailleurs, l’identification d’axes de travail permet de formaliser les priorités qui seront portées par l’acteur tiers et de tenir un cap fixé collectivement.

L’acteur tiers chef d’orchestre de la filière liège gasconne

L’association a également le rôle de chef d’orchestre car elle est un interlocuteur unique représentant l’ensemble des entreprises. En parlant d’une seule voix, elle harmonise les relations : « L’avantage du collectif, il est surtout stratégique : il permet d’anticiper l’avenir, de créer des liens entre les acteurs, de parler d’une seule voix et de négocier (…). On est plus fort, on a plus de visibilité que quand on est tout seul » (structure régionale 1). En tant que chef d’orchestre, l’association pilote également les différentes activités pour lesquelles elle a été créée (plantation, plan de gestion forestier, formation, levée du liège, vente, valorisation de la filière, etc.) : « Le Liège Gascon met en relation l’amont et l’aval. On est un intermédiaire (…). Notre vocation est de développer la filière en Aquitaine, les entreprises veulent garder leur indépendance sur leurs activités » (structure régionale 1).

En jouant son rôle de chef d’orchestre, l’association a permis à la filière de gérer collectivement des aspects techniques souvent mal maîtrisés par les entreprises (levée du liège, séchage des plaques de liège, etc.). Par ce rôle, elle a pu apporter des connaissances et des compétences essentielles en matière de gestion forestière et oeuvrer pour l’entretien et la gestion des suberaies (mise en place d’un ingénieur forestier, formation pour la levée de liège, plan de gestion, etc.). Son rôle de pilotage porte également sur les activités aval. L’association oeuvre en matière de communication auprès du grand public pour assurer la promotion de la filière (évènements, animations et actions de sensibilisation autour du liège, collecte de bouchons « Recycliège », fête de la forêt, musée, etc.). Ces différentes actions, en amont et en aval, permettent aux entreprises adhérentes de bénéficier du soutien, de compétences et d’une aura qu’elles n’auraient pu avoir individuellement.

L’acteur tiers gardien de la filière liège gasconne

Enfin, l’association a une fonction de gardien de la filière. Elle garantit aux entreprises une gestion fiable et équitable par le développement d’outils pour encadrer et contrôler les activités. Elle s’inspire également des retours d’expériences des autres régions subéricoles afin d’appliquer ces bonnes pratiques à son territoire.

Ce rôle de gardien a permis à la filière de sécuriser les activités qui, si elles sont traitées sans compétences, peuvent faire l’objet de vol ou d’escroquerie. Un projet, porté par l’association, a été labellisé Pôle d’Excellence Rurale. Il porte sur plusieurs axes, dont la sécurisation de l’approvisionnement en matière première. L’association gère ainsi le classement des plaques de liège par catégorie (en fonction de la qualité de la matière, de la présence éventuelle de défauts, etc.) et fixe le prix du liège (le prix pouvant varier en fonction de la qualité mais aussi du niveau d’expertise du vendeur). De cette manière, les entreprises adhérentes bénéficient des estimations faites par l’acteur tiers, ce qui les protège des fluctuations et aléas du marché.

Discussion

Dans le cas que nous venons d’étudier, les entreprises évoluent dans un double contexte de forte concurrence internationale, dans lequel les activités d’approvisionnement ne sont plus maîtrisées, entrainant une perte de savoir-faire, et de rareté environnementale (Schmitt et al., 2016). La présence d’un acteur tiers a permis de coordonner les relations inter-organisationnelles autour d’un projet commun, la régénération de la filière du liège en Aquitaine. Lorsque Cusin et al. (2013) ou Petzold et Carpenter (2015) étudient le rôle de l’acteur tiers dans des filières en difficulté, les entreprises sont soit en situation de conflit (Cusin et al., 2013), soit en situation de crise économique (Petzold et Carpenter, 2015), ce qui les amène à développer des relations inter-organisationnelles. Toutefois, celles-ci ne se trouvent pas dans le cas d’un effondrement de leur filière, si bien que la notion de régénération n’est pas abordée, à l’inverse de notre étude de cas.

Les résultats empiriques de notre recherche permettent de faire ressortir différents apports. Notre premier apport est d’étendre la théorie sur la régénération dans un autre contexte, ici celui de la régénération collective d’une filière. Nous avons vu que la littérature sur la régénération était principalement d’essence individualiste, plaçant le moteur de la régénération au coeur des dispositifs individuels des entreprises. Sans remettre en question cette approche individuelle, notre article s’inscrit dans un courant plus large cherchant à montrer la place collective de la régénération (Volberda et al. 2001; Laplume et Dass, 2015; Detchenique et Loilier, 2016).

Notre second apport est d’identifier le levier permettant de renforcer la régénération collective. Nous avons répondu à l’appel de Schmitt et al. (2018, p. 93) de considérer simultanément le co-alignement (d’essence déterministe) et la co-création (d’essence volontariste) : le déploiement d’un processus de régénération stratégique est à la fois lié à un élément externe, déterminé par l’environnement (la dépendance à une ressource) et un élément interne à l’entreprise (motivation des entrepreneurs). Nous allons plus loin car nous mettons notamment en évidence l’importance d’un troisième levier : à la dépendance à la ressource et à la motivation des entrepreneurs, nous identifions comme également centrale la présence d’un acteur tiers.

Tout d’abord, la régénération collective semble se nourrir des actions collectives et individuelles de préservation ou de valorisation d’une ressource, ici le liège. La forte dépendance des acteurs vis-à-vis de cette ressource les amène à relever le défi de la régénération de leur filière. Plus largement, la ressource prend racine dans un territoire spécifique pouvant servir de toile de fond au développement de relations inter-organisationnelles. Le territoire est bien plus qu’un élément résultant de l’ancrage de la ressource dans une zone géographique précise : il est aussi un vecteur de la régénération collective qui, par la proximité géographique des acteurs, les incite à coopérer.

Ensuite, la motivation des entrepreneurs amène une dynamique au sein du collectif facilitant les synergies et la volonté d’apprentissage. Dans ces conditions, la régénération collective ne pourrait pas être ce qu’elle est sans l’énergie et l’implication individuelle de chacun. Il apparaît que les relations de coopération ne peuvent exister que si les acteurs les entretiennent à un niveau individuel. Dans cette perspective, des recherches plus approfondies sur le rôle et la personnalité du dirigeant permettraient d’enrichir des travaux déjà menés sur le sujet (Granata et Le Roy, 2014; Czakon et al., 2020). La recherche souligne notamment une nouvelle fois la place centrale du territoire. Dans l’étude de cas, il apparaît que l’implication des entrepreneurs est d’autant plus forte que le lien qu’ils entretiennent avec leur territoire est important. De ce territoire découle une histoire, une identité et des problématiques communes. A la proximité géographique succède donc une proximité identitaire vectrice de la coopération.

Enfin, la présence d’un acteur tiers permet d’orchestrer les attentes individuelles et les objectifs collectivement choisis. Dans notre cas, l’association le Liège Gascon regroupe les entreprises concurrentes autour d’objectifs partagés et centralise les relations coopératives. Sa représentativité, dans la mesure où tous les acteurs sont représentés équitablement, et son fédéralisme lui confèrent une position centrale au sein de la filière Aquitaine. Ces éléments rejoignent et enrichissent les travaux menés sur le rôle de l’acteur tiers (Dari et Paché, 2016; Granata et al., 2017). Afin d’aller plus loin, une recherche longitudinale sur l’association serait pertinente pour analyser l’évolution de sa place, de son rôle et de ses missions au sein de la filière. Une nouvelle fois, la notion de territoire est essentielle dans la mesure où l’acteur tiers opère ses missions dans une zone géographique déterminée. Le territoire fait donc l’objet d’une structuration et d’une réflexion stratégiques. Aux proximités géographique et identitaire s’ajoute une proximité organisationnelle facilitant les relations entre entreprises. Nous ne faisons qu’esquisser quelques pistes sur ce sujet qui mériteraient d’être abordées dans des travaux ultérieurs.

L’analyse du terrain a permis d’identifier la présence d’un acteur tiers qui, à travers les différents rôles qu’il exerce (architecte, chef d’orchestre, gardien), permet de développer des relations coopératives ayant pour objectif la régénération collective de la filière du liège. Néanmoins, la régénération collective ne constitue pas une situation idéale pour les entreprises et la place de l’acteur tiers peut être remise en question. Une approche collective n’a de sens que si les entreprises conservent une indépendance d’action. C’est la complémentarité des actions individuelles et collectives qui permet d’assurer durablement la relance de la filière. Et ce sont également les entreprises qui sont à l’initiative de la mise en place d’un acteur tiers. Pour que la régénération collective puisse perdurer, il faut que les entreprises restent dans une dynamique concurrentielle et ne soient pas en dehors de la réalité du marché (Yami et Le Roy, 2006). Le rôle de l’entrepreneur est donc essentiel pour accepter la dimension collective, mais aussi pour continuer à oeuvrer de façon autonome afin de préserver le jeu concurrentiel. L’acteur tiers doit avoir un rôle clairement identifié et limité afin que les entreprises puissent rester innovantes et performantes, et que la régénération puisse être poursuivie.

Conclusion

Notre recherche visait à répondre à la question suivante : comment régénérer une filière lorsque celle-ci s’est effondrée ? Pour répondre à cette question, nous avons jugé pertinent de mobiliser le concept d’acteur tiers et d’envisager la régénération dans une dimension collective et non pas individuelle comme c’est traditionnellement le cas. Pour ce faire, nous avons proposé une analyse détaillée de la situation d’un contexte caractérisé par la rareté environnementale (Schmitt et al., 2016). Notre choix s’est porté sur la filière subéricole en Aquitaine, filière géographiquement concentrée, portée par des acteurs de petite taille, et organisée sur plusieurs stades productifs, de l’amont vers l’aval.

Répondant notamment à l’appel de Schmitt et al. (2018), la recherche a permis d’identifier et de mieux comprendre (1) la régénération collective et (2) les rôles joués par l’acteur tiers. Cet apport étend la connaissance sur la théorie de la régénération. Aux facteurs de renforcement de la régénération précédemment identifiés par Schmitt et al. (2018), à savoir dépendance de la ressource et motivation des entrepreneurs, nous avons ajouté la présence d’un acteur tiers.

La recherche a également permis de faire ressortir deux apports managériaux majeurs pour une régénération collective efficace. Tout d’abord se structurer collectivement par l’identification d’un acteur tiers dont l’indépendance doit être garantie. Cet acteur tiers devra : (1) mettre en place des règles communes partagées, (2) s’assurer d’apporter des compétences purement techniques, mais aussi d’apporter une vision systémique de la filière, dont les entreprises prises individuellement ne disposent pas nécessairement, et (3) trouver et créer des débouchés par l’innovation, la communication et les synergies avec d’autres filières. Puis, à un niveau individuel, s’appuyer sur des dirigeants d’entreprises motivés et moteurs de la filière. Ces dirigeants devront (1) partager des valeurs communes et une même vision de l’avenir de leur filière; (2) être des ambassadeurs pour l’acteur tiers et les projets qu’il soutient.

Malgré ces contributions, ce travail comporte un certain nombre de limites, qui tiennent aux choix conceptuels qui nous ont amenés à traiter un élément en particulier : la régénération dans le cadre de relations inter-organisationnelles. L’étude a notamment fait ressortir trois éléments que nous n’avons pas développés ici. Premièrement, la forte proximité géographique entre acteurs est un élément qui mériterait une attention particulière, à l’heure où la revitalisation des régions peut passer par la valorisation de certaines ressources territorialement ancrées (Rusko, 2011, Dana et al., 2013, Felzensztein et al., 2018). Deuxièmement, la place occupée par le dirigeant-entrepreneur est centrale (Dana et Guieu, 2014; Granata et Le Roy, 2014; Czakon et al., 2020), car il est à l’initiative des processus de régénération et des stratégies mises en oeuvre. La filière du liège en Aquitaine offre un cadre privilégié pour étudier conjointement ces objets de recherche : logique de territoire et entrepreneuriat. Troisièmement, Schmitt et al. (2018, p. 89) indiquent qu’une piste de recherche sur la régénération pourrait être la comparaison de contextes riches versus pauvres en ressources. Nous avons étudié ici un contexte pauvre en ressources, sans le comparer à des contextes riches. Cette piste reste ouverte et pourrait donner lieu à des travaux futurs, par exemple dans le même secteur, en comparant la régénération aquitaine à la régénération opérée dans d’autres filières régionales subéricoles plus riches.