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Présentation

Lahire pose la question des points de vue et des échelles d’observation au coeur de l’analyse du fait social. L’ouvrage s’amorce par la position du chercheur en sciences humaines et sociales en matière de perspective et de perception de la réalité sociale. L’hétérogénéité des points de vue et des intérêts de connaissance, ainsi que la pluralité des manières de faire des chercheurs se situent au centre des préoccupations actuelles des sciences humaines et sociales. C’est à cette question que Lahire rattache l’enjeu principal de son ouvrage en soutenant la légitimité d’étudier le monde social à des échelles variées en vue de saisir des niveaux de réalité sociale différents et analyser des dimensions variées des pratiques. Monde pluriel formule une tentative de distanciation par rapport à l’état actuel des travaux.

La première partie, intitulée «La formule scientifique unificatrice», s’articule autour de la formule scientifique: «Dispositions + Contexte = Pratiques». L’auteur place les pratiques au croisement des dispositions et du contexte; entre dispositionnalisme et contextualisme. L’univers des significations que les différentes sociologies tentent de construire autour des pratiques repose sur la prise en compte d’un ensemble de dispositions et de compétences incorporées et sur le contexte spécifique de l’action. Cette formule est susceptible de se décliner en une infinité de travaux privilégiant à chaque fois un terme de l’équation et fonctionnant comme autant de «réalisations partielles» d’un programme plus global. La formule scientifique proposée s’inscrit dans une visée unificatrice des divers travaux en sciences sociales. L’auteur s’attache à prolonger le travail d’objectivation en spécifiant et en complexifiant certains concepts sociologiques. Les concepts d’habitus et de champ ne sont ainsi que des cas particuliers du possible. Tenir compte de la grande variabilité des cadrages dans l’appréhension des faits sociaux est susceptible de rendre plus discernables les enjeux des sciences sociales.

La deuxième partie, «Penser la différenciation sociale», porte sur le mouvement de différenciation sociale dans lequel s’inscrivent les sociétés modernes et qui constitue un principe d’unité des différents courants sociologiques en dépit de leurs divergences. Penser la différenciation sociale revient à penser l’unité des sciences sociales. La pluralité des sphères d’activité, des registres d’action, des cercles sociaux, des champs, des sous-univers a modelé l’organisation du travail scientifique. La division des travaux en sciences sociales ne cesse d’épouser la forme du processus de différenciation lui-même.

Dans la troisième partie, «Les limites du champ», le processus de différenciation sociale est abordé à travers un modèle théorique que Lahire considère d’emblée très général, celui de la théorie des champs. Se montrant assez critique à l’égard du concept de champ, il procède à l’analyse de ses propriétés spécifiques et essentielles et à l’examen critique de ses limites de validité en maintenant un dialogue avec la théorie des champs tel que la conçoit Bourdieu, elle-même inspirée de la sociologie de Weber. Lahire voit principalement en le champ une unité d’analyse et un choix parmi les intérêts de connaissance possibles.

Dans la quatrième partie, «Contextualiser, l’échelle, le niveau et l’objet», l’auteur propose de prêter attention aux opérations de contextualisation, la restitution de l’objet à son contexte étant primordiale dans l’appréhension des faits étudiés. Fait et contexte sont à saisir en tant que deux entités indissociables. Contextualiser revient à établir des liens entre l’objet et l’ensemble d’existants qui l’encadrent. La contextualisation implique des choix d’échelles d’observation, de niveaux de réalité en fonction des objectifs de connaissance visés.

Dans la conclusion, l’auteur entend repenser l’économie d’ensemble dans laquelle s’inscrivent les divers champs disciplinaires. Ce projet consiste à opérer des décloisonnements disciplinaires à travers des dispositifs transversaux de manière à les cultiver dans une configuration englobante. Le phénomène de l’hyperspécialisation aboutit à un enferment disciplinaire et institue des clivages entre des disciplines ayant des objets communs. L’auteur réhabilite la dimension langagière et symbolique dans l’analyse des pratiques sociales, aussi bien à l’échelle individuelle que collective. 

Monde pluriel propose une réflexion sur l’organisation actuelle du travail scientifique. Nous estimons que la communauté scientifique des sciences de l’humain a besoin de ce genre de développements qui relèvent du métadiscours qu’une science est tenue de développer pour s’autoréguler au cours du processus sociohistorique dans lequel elle est impliquée. Un discours sur l’unité des sciences témoigne d’un effort de conceptualisation nécessaire à la régulation de l’outillage théorique et méthodologique propre aux sciences humaines et sociales. 

Penser l’unité des sciences sociales en termes de points de vue, d’échelles d’observation et de niveaux de réalité sociale

S’esquisse tout au long de l’ouvrage un modèle du chercheur que Lahire conçoit pour mener à bien l’étude du monde social. L’auteur adopte une posture pluraliste qui demeure ouverte à une diversité infinie de manières de faire mais qui maintient une distance critique vis-à-vis des différents travaux. C’est un chercheur conscient de l’unité fondamentale des sciences humaines et sociales en dépit des subdivisions disciplinaires dues au processus de différenciation sociale dans lequel elles s’inscrivent. Un chercheur attentif à la pluralité des intérêts de connaissance et des points de vue et conscient de l’inexistence d’un contexte universellement pertinent. La posture que préconise l’auteur est celle d’un chercheur capable d’examiner et d’apprécier la validité d’un modèle théorique, et averti des limites de cette validité. L’auteur invite le chercheur à développer un regard multidisciplinaire propre à stimuler «ses ambitions interprétatives» et son inventivité qui risquent d’être refoulées par la tendance effrénée à l’hyperspécialisation et l’enfermement disciplinaire. Le côtoiement réguier des disciplines connexes à son champ de recherche diversifie les expériences socialisatrices du chercheur et développe chez lui des «dispositions éclectiques» lui permettant d’établir des liens, dégager des similitudes et des divergences entre les travaux liés à son domaine de connaissance.  

Un idéal de mesure théorique et méthodologique se profile à travers l’ambition d’un équilibre parfait entre dispositionnalisme et contextualisme. À mi-chemin entre réalisme et nominalisme, la posture de l’auteur donne l’exemple par sa prudence épistémologique. L’ambition d’une synthèse, une vue d’ensemble qui rassemblerait les sciences humaines et sociales sous le même étendard et réunirait les fragments d’un projet global du savoir, se traduit à travers la multitude des disciplines auxquelles se réfère l’auteur dans son développement; histoire, géographie, littérature, psychanalyse, anthropologie, économie, etc. L’auteur maintient le dialogue avec théoriciens et sociologues, confronte les points de vue autour d’une même question et s’en sert d’ancrage à sa propre pensée. Il prolonge le travail de conceptualisation en spécifiant et en complexifiant des concepts et des outils de découpage. La formule scientifique unificatrice qu’il propose est le prolongement de la formule proposée de Bourdieu et l’idée de variabilité des points de vue est la continuité de la pensée de Weber. Le mode de perception de la réalité sociale et le projet d’unification des sciences sociales sont fortement inspirés par la conception d’Elias autour du rapport du chercheur au savoir et au monde. La variabilité des intérêts de connaissance et des positions au sein du continuum qui se tient entre engagement et distanciation rappelle à bien des égards la variabilité des échelles d’observation et des points de vue. Les liens d’interdépendance entre les subdivisions qui composent le monde social ainsi que les liens d’interdépendance disciplinaires que Lahire invite à considérer dans une configuration englobante rejoignent l’image d’un maillage serré auquel Elias associe la complexité du réseau des activités humaines à mesure que progresse le processus d’évolution sociale (Elias, 1993).

Chaque branche des sciences humaines que l’auteur invoque pour appuyer sa thèse est soumise à un examen théorique et méthodologique. Chaque exemple constitue l’occasion d’une mise en garde contre des dérives réductionnistes et d’une certaine myopie des points de vue par lesquels les faits sont observés. L’auteur s’attache à réhabiliter certains aspects occultés ou mis à l’écart, notamment l’usage inapproprié des concepts et les généralisations abusives. En alliant empirie et théorie, et en tendant vers un équilibre parfait entre passé incorporé et contexte d’action, le chercheur en sciences humaines et sociales se procure les moyens d’appréhender les pratiques avec plus de chances de distanciation. En repensant les manières de faire des sociologies et en se détachant momentanément des injonctions de la pratique et des problèmes fortement circonstanciés, on fait progresser le processus de civilisation et on gagne plus de terrain en domestication des affects et en régulation de la position des intérêts de connaissance et des points de vue dans le continuum qui se tient entre les deux pulsions opposées et indissociables; entre engagement et distanciation. L’auteur valorise davantage l’échelle individuelle qui peut aboutir à des constructions d’ordre macrostructural. Il consacre un long développement autour de l’interactionnisme, convaincu par l’importance de saisir l’individu dans ses singularités pour comprendre ses pratiques. L’auteur manifeste un grand intérêt pour les productions symboliques et une indéniable prédilection pour l’univers littéraire, ses jeux et ses enjeux. Il s’en sert d’argument pour étayer les limites du concept de champ en lui attribuant la notion de «jeu» pour spécifier sa désignation. De plus, il se réfère au champ littéraire pour repenser le principe d’autonomie entre les microcosmes du monde social. En dehors du fait que l’univers littéraire constitue un contexte atypique pertinent pour repenser un modèle théorique, nous serions tentée de rapporter ce choix à un intérêt de connaissance motivé par le passé incorporé de l’auteur. 

Monde pluriel donne à voir un univers complexe que l’auteur propose de saisir au sein d’une configuration globale. Il propose finalement une vision qui soit à l’image de la complexité de l’humain et qui rende raison du caractère essentiellement multidimensionnel de l’homme. D’un autre point de vue, c’est cette complexité de l’humain qui a orienté le développement de la connaissance que l’homme ambitionne d’avoir de lui-même, et conditionné le processus de différenciation et de division des activités. Tout comme le domaine des arts qui donne à voir une infinité de mondes possibles et de représentations de la réalité, les sociologies proposent une pluralité de perspectives, une multitude de manières de faire pour appréhender le fait social. Derrière la diversité des créations artistiques et l’éclatement des genres gît une perception esthétique de la réalité. De la même manière, sous la multiplication des constructions scientifiques se tient un maillage de vues partielles, une unité, un programme d’ensemble plus général, ceslui de saisir les pratiques sociales. La diversité des intérêts de connaissance est à l’origine de la pluralité des projets sociologiques existants. Ces intérêts de connaissance sont à leur tour le produit des différentes expériences socialisatrices des chercheurs et se rattachent à des objets singuliers et des échelles d’observation particulières. Une infinité de configurations structure les différents travaux mais ne compromet pas leur scientificité. Dans cette perspective, l’auteur valorise une démarche consensuelle synthétisant les divers travaux pour une cumulativité des sciences humaines et sociales. Lahire esquisse les grandes lignes d’un projet «audacieux» faisant valoir les acquis partiels dans un programme d’ensemble où chaque travail scientifique constitue une pièce du puzzle qu’est le monde social.