Corps de l’article

Présentation

La sociologie critique est «déclinante» (Maroy, 2018) dans le milieu éducatif québécois mû principalement par un souci d’efficacité. Dans ce mouvement, la recherche s’incline à tenir une position instrumentale en tant que source de données probantes et inspirantes de pratiques à adopter. Le mouvement de rationalisation instrumentale qui traverse aujourd’hui le monde scolaire et, dans ce cadre, la position à laquelle tend à être réduite la recherche en éducation fait partie de son objet d’étude. Christian Maroy poursuit un autre dessein, celui de contribuer à l’intelligence de la construction et de l’appropriation des politiques publiques ainsi que de leurs impacts.

L’ouvrage traite de la gestion axée sur les résultats (GAR) appliquée au système scolaire québécois, en tant qu’entreprise de changement institutionnel. Il constitue une analyse synthétique et cohérente d’un ensemble de travaux empiriques réalisés pendant 8 ans au Québec (2010-2017). Les résultats sont présentés et analysés dans un travail de théorisation progressive construisant au rythme du lecteur la compréhension de la production et de la réception de ces politiques scolaires.

L’ouvrage s’ouvre avec l’analyse de la trajectoire de la GAR et les courants normatifs internationaux dont elle est inspirée: la nouvelle gouvernance publique (NGP), la reddition des comptes basée sur la performance ainsi que du modèle ontarien pris couramment en exemple dans les milieux scolaires québécois. L’auteur montre qu’à travers des moyens réglementaires (lois, règlements, normes, PE, PEVR), des outils de suivis (objectifs, reddition des comptes, Lumix…) et des outils de régulation cognitive (formation, discours, guides…), le pouvoir central s’est renforcé même s’il donne explicitement plus de pouvoir aux parents. Cette orientation néostatiste maintient une structure à trois strates (gouvernement, commission scolaire et établissement), du moins jusqu’en 2020 avec la transformation des commissions scolaires, pouvoir démocratique local, en centres de services scolaires.

L’auteur démontre qu’en sus de ces contraintes normatives et légales, cette réforme résulte de traductions cognitives et politiques de la part des acteurs. Il illustre comment les cadres et les dirigeants des commissions scolaires et des établissements scolaires ont joué un rôle clé dans la mise en convergence de la GAR, au moins par mimétisme. Outre le rôle coercitif des lois, ces acteurs intermédiaires ont adopté les cadres cognitifs et normatifs en phase avec leurs éthos et leurs croyances: en l’efficacité de la transparence et de la comparaison des résultats. Ils ont activement soutenu la construction et l’institutionnalisation d’une nouvelle rhétorique associée à une logique instrumentale et productive de l’École, soutenue par une logique de rationalisation des actions (discours managérial, instrumentalisation des actions). À ce titre, ils se sont emparés des outils de régulation (dont les données statistiques) et des outils de participation proposés (les communautés de pratiques [COP], les communautés d’apprentissage [CAP], entre autres) contribuant à un certain isomorphisme des pratiques. De même, les directions des établissements, au pouvoir d’action renforcé, ont promu l’idée de la mobilisation des membres du personnel et de la réflexion collective comme outils d’amélioration des pratiques et d’une plus grande efficacité. Quant au corps enseignant, tout en manifestant peu de résistance franche et directe, il se montre plus mitigé. Les enseignants n’y trouvent ni de légitimité cognitive, considérant les indicateurs chiffrés comme réducteurs de la complexité des situations, ni de légitimité pragmatique, ne percevant pas l’utilité de l’arsenal des outils de régulation, ni de légitimité morale, craignant de se voir attribuer une responsabilité accrue des résultats des élèves qui leur échappent en partie tout en constatant leur autonomie professionnelle se réduire.

Point de vue

Dans cet ouvrage dense et largement documenté, l’auteur met en évidence les conditions et les intérêts contribuant à la problématisation de la question scolaire autour de la GAR. Il en analyse les sources épistémiques, politiques et sociales. Il retrace les voies par lesquelles se développe sa mise en oeuvre en interrogeant les logiques et les rapports sociaux avec lesquels les acteurs aux différents niveaux du système s’en approprient. Il aborde avec prudence son efficacité et interroge ses impacts.

L’approche méthodologique multiscalaire et diachronique permet de retracer les sources internes et externes au système scolaire qui ont forgé les orientations scolaires. En donnant les clés de ce dédale, l’auteur autorise le lecteur à comprendre comment les acteurs engagés dans cette voie forgent les actions et contribuent à la fabrication de l’action publique, avec sa part de bricolages, d’arrangements et de mises en récit. Il est alors aisé de discerner les rapports de forces politiques ainsi que les processus de médiation et de traduction qui se jouent tant entre les niveaux transnationaux et nationaux. Autant ces analyses s’appuient sur une accumulation de données qualitatives et quantitatives impressionnantes – dont les références nombreuses donnent écho –, autant l’interprétation repose sur une maîtrise théorique rare à laquelle le lecteur est initié tout en rigueur et simplicité. L’analyse des phénomènes identifiés et théorisés, extraits du contexte québécois, fournit une compréhension fine et originale des politiques publiques, en particulier scolaires.

En somme, Christian Maroy offre aux acteurs des systèmes éducatifs – décideurs, cadres dirigeants et intermédiaires, personnels enseignants et éducatifs, étudiants de maîtrise et de 3e cycle et chercheurs – une compréhension nuancée des contextes d’élaboration des politiques scolaires axées sur les résultats, de leur réception, de leur mise en oeuvre et de leurs impacts. Cette lecture invite les acteurs engagés dans une gouvernance aux enjeux forts (Mons, 2009), à renouer avec une sociologie qui permet de prendre distance avec les référentiels et les discours institués en normes consenties, et de la sorte, à entrevoir l’ensemble des possibles. Tel est le voeu de l’auteur.