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1. Introduction: les parcours d’apprentissage de personnes réfugiées

Les personnes réfugiées et demandeuses d’asile – en tant que personnes migrantes forcées – arrivent au Canada avec des parcours de vie souvent sinueux et ponctués d’expériences traumatisantes (Akinsulure-Smith, 2012). Environ le tiers d’entre eux auront vécu des séjours dans des camps pour personnes réfugiées (Agence des Nations unies pour les réfugiés, 2021). Ces expériences, conjuguées à une activité quotidienne centrée sur la survie lors de séjours prolongés dans des camps, peuvent avoir restreint les possibilités d’apprentissage et le devenir que valorisent ces personnes (Massengale et al., 2019). Pour des adultes détenant une formation initiale, la possibilité d’actualiser leurs compétences dans le travail désiré a pu être interrompue par des situations de guerre ou de déplacements forcés (Campion, 2018). Ces adultes peuvent également avoir vécu un sentiment d’impuissance et une difficulté persistante à se projeter dans l’avenir. De même, leurs possibilités d’emploi ou de formation peuvent avoir été grandement entravées dans leur parcours en raison de guerres, d’instabilité politique ou de déplacements limités à l’extérieur des camps (Yakushko et al., 2008). Plusieurs vivront de multiples déplacements dans des conditions hostiles et insécurisantes avant de retrouver une certaine stabilité dans une société d’accueil où elles pourront finalement s’installer et renouer avec un parcours d’apprentissage interrompu ou perturbé (Steinbach et al., 2015).

Dans la société d’accueil, ces expériences pénibles vécues par les personnes réfugiées peuvent complexifier leur intégration sociale et professionnelle (ISP) et risquer de les conduire à une situation de vulnérabilité sociale. Par exemple, elles auraient plus de difficultés que d’autres personnes immigrantes à faire reconnaître leurs compétences, en raison de leur niveau de scolarité parfois plus faible ou de leur arrivée au pays sans les papiers nécessaires à la reconnaissance de ces compétences (Blain et al., 2018). Même si elles peuvent avoir acquis de l’expérience professionnelle avant ou pendant leur séjour dans des camps de réfugiés, leur parcours d’apprentissage serait marqué par des périodes d’éloignement du travail ou par des difficultés d’accès à la formation souhaitée (Ingleby, 2005).

Les pratiques de médiation interculturelle déployées par des protagonistes de la société d’accueil soutiendraient aussi l’intégration des personnes immigrantes et réfugiées dans différentes sphères pratiquement incontournables de la vie en société (p. ex., le milieu scolaire, le marché du travail) (Vatz Laaroussi et Tadlaoui, 2014). Plusieurs ressources sont offertes au Canada et au Québec pour précisément faciliter l’ISP, mais des obstacles limitent leur usage. Par exemple, les personnes réfugiées peuvent expérimenter des difficultés à construire des réseaux sociaux susceptibles de soutenir leur ISP (Béji et Pellerin, 2011) ou vivre des enjeux de santé, comme de stress post-traumatique (Ingleby, 2005). De même, certaines personnes peuvent vivre de la discrimination (Stewart et al., 2012), se heurter à des barrières linguistiques et se buter à la difficulté de faire reconnaître leurs diplômes ou les compétences développées dans des contextes d’apprentissage non formels ou informels (Maddibo, 2014). Le manque de services culturellement appropriés ou les difficultés d’accès aux ressources d’apprentissage du français au moment pertinent peuvent également entraver l’ISP des personnes réfugiées (Vatz Laaroussi, 2005). Enfin, Deville et al. (2012) rappellent le bouleversement particulièrement significatif vécu par les personnes qui immigrent et qui invite à «renégocier [leur] rapport au monde» (p. 81).

Pour soutenir l’ISP des personnes réfugiées au Québec, des centres d’aide à l’emploi offrent des services d’accompagnement en groupe afin de mettre à leur disposition des ressources humaines, communautaires et instrumentales (Dionne et al., 2017). L’approche de groupe est favorisée auprès de cette population pour stimuler l’entraide, le partage d’expérience, l’espoir, la solidarité, le sentiment d’appartenance et de sécurité et le respect d’une vision collectiviste du monde partagée dans différents pays d’origine (Yoon et al., 2019). Si des recherches démontrent les retombées positives de programmes de groupe pour soutenir l’ISP de personnes immigrantes, dont celles de réfugiées (p. ex., Chamberland et Le Bossé, 2014; Stewart et al., 2012; Yoon et al., 2019), peu d’entre elles visent à comprendre les parcours d’apprentissage au sein des groupes ou s’inscrivent dans une approche par les capabilités (AC). Le présent article vise à répondre à cette question: comment le parcours d’apprentissage au cours d’un programme d’ISP permet-il d’ouvrir l’éventail des opportunités réelles d’ISP pour des personnes réfugiées? Pour y répondre, l’approche conceptualisante de la justice sociale des capabilités de Sen (2000, 2010) sera sollicitée.

2. L’approche par les capabilités

L’AC est une théorie de justice sociale qui se fonde sur le critère des opportunités réelles pour une personne de choisir la vie qu’elle a des raisons de valoriser. Son concept central, les capabilités, se définit comme «l’ensemble des modes de fonctionnement humain [des réalisations humaines] qui sont potentiellement accessibles à une personne, qu’elle les exerce ou non» (Sen, 2000, p. 12-13). Il s’agit donc des opportunités réelles dont dispose une personne de choisir d’«être» et de «faire» ce qu’elle valorise (Picard et al., 2015; Olympio, 2020). Selon l’AC, pour assurer un monde juste où les personnes ont la liberté de choisir la vie souhaitée, les organisations comme celles d’aide à l’emploi ont pour mission de travailler, avec les personnes, à l’ouverture d’un éventail d’opportunités pour qu’elles puissent choisir la vie qu’elles souhaitent. Ainsi, l’AC n’impose pas de finalités, mais prend plutôt en compte le parcours de vie qu’une personne a choisi de valoriser. Pour ouvrir l’éventail des opportunités, les organisations mettant l’AC en oeuvre agissent, d’une part, sur les ressources octroyées aux personnes, que ce soit les lois, les droits, les biens et les services dont elles disposent, et, d’autre part, sur les capacités de ces personnes à utiliser lesdites ressources pour les transformer en opportunités de choix. Ces capacités varient en fonction de leur situation, car à ressources égales les personnes ne parviennent pas nécessairement aux mêmes réalisations (Verhoeven et al., 2007).

Sen (2000) a développé le concept de facteur de conversion (FC) pour analyser la capacité d’une personne à convertir une ressource en une opportunité de choix et de réalisation. Il distingue:

  1. les facteurs personnels, qui incluent les caractéristiques, les aptitudes ou les compétences personnelles, les attentes et les aspirations, la santé globale, le pouvoir d’agir, etc.;

  2. les facteurs socioculturels que sont les normes sociales, les institutions, les appartenances sociales, les rapports sociaux et les relations sociales, etc.;

  3. les facteurs environnementaux, compris comme les infrastructures, la situation géographique ou les conditions climatiques, par exemple. Ces facteurs peuvent faire varier positivement ou négativement la capacité d’une personne à utiliser les ressources auxquelles elle a accès et à exercer ses droits pour les traduire en opportunité réelle de choisir.

Lorsqu’une ou des opportunités de choix se présentent à une personne, cette dernière peut les rendre effectives ou non. Dans l’affirmative, cela résultera en une réalisation que Sen (2010) nomme un fonctionnement. Les fonctionnements sont donc les résultats de la mise en oeuvre d’une ou plusieurs opportunités de choix (Nussbaum, 2011; Sen, 2000). Ils dépendent de chaque personne et leur nombre est a priori illimité (Sen, 2010), pouvant se situer sur un spectre aussi large que: manger suffisamment, aider les autres, avoir un emploi décent ou participer à la vie collective (Sen, 2000).

Les concepts de capabilités, de FC et de fonctionnements aident à comprendre comment les ressources effectives, ici, dans un programme de formation visant l’ISP, peuvent ou non être transformées en opportunités réelles de réaliser des accomplissements de valeur pour les personnes concernées (Verhoeven et al., 2007). Pour saisir comment un tel programme ouvre les opportunités réelles d’ISP à un groupe de personnes réfugiées, notre objet d’étude se centre sur le parcours d’apprentissage de ces derniers. Les parcours d’apprentissage, dans une visée de justice sociale, se situent à la rencontre de la perspective d’apprentissage tout au long de la vie et des parcours de vie invitant à considérer les actions des personnes non pas isolément, mais dans leur dimension diachronique et englobant les diverses sphères de leur vie (Lalive d’Epinay et al., 2005). Cette conception soutient que 1) les parcours sont imbriqués et façonnés par les contextes sociohistoriques dont les personnes font l’expérience tout au long de leur vie; 2) les impacts des événements ou leurs enchaînements sont tributaires du moment où ils surviennent dans le parcours; 3) l’existence individuelle se déploie dans un tissu de relations et d’interdépendances porteuses des influences sociohistoriques qui l’affectent; et 4) les personnes construisent leurs propres vies par les choix et actions effectués dans les limites des opportunités et contraintes dictées par leurs conditions historiques et sociales (Elder, 1998).

La perspective retenue des parcours d’apprentissage ancrée dans l’AC reconnaît aux personnes la capacité d’effectuer des choix et d’influencer le cours de leur vie (agentivité), laquelle reste néanmoins contrainte et façonnée par les structures d’opportunités propres à leur position sociale et aux soutiens effectivement accessibles (Sen, 2000), selon les événements et la temporalité de leur parcours. Nous concevons que l’agentivité des personnes est en constante évolution. Par exemple, lors de groupes d’ISP, l’apprentissage se matérialise par la coconstruction de nouvelles capacités à agir et correspond à la maîtrise progressive d’un nouvel instrument culturel et de ses règles d’usage dans le commerce avec autrui. Ces apprentissages peuvent stimuler le pouvoir d’agir de la personne, qui détient alors les instruments conceptuels pour comprendre et agir dans les situations d’ISP au sein desquelles elle est impliquée selon une direction qu’elle a des raisons de valoriser, tout en étant consciente des contraintes reliées aux situations qui pèsent sur son activité (Dionne et al., 2017).

Pour répondre à la question de recherche, nous mettrons en lumière les ressources et les FC qui sont proposés dans le cadre d’un programme et retracerons les entraves et les possibilités de développement du pouvoir d’agir et d’ISP survenues durant le parcours d’apprentissage de personnes participantes (PP).

3. Méthodologie

Les données sont issues d’une recherche qualitative à visée compréhensive inspirée de la tradition de l’ethnographie (Goyer et Anadon, 2018). Trois méthodes ont permis de collecter les données: 1) une observation prolongée de six mois (trois jours par semaine) dans un groupe d’ISP réunissant 13 personnes réfugiées; 2) un entretien de groupe avant la fin du programme; et 3) des entretiens individuels réalisés trois mois après le programme. Le programme d’ISP étudié résulte d’une collaboration entre un organisme d’aide à l’emploi, un centre d’éducation des adultes et un centre de formation professionnelle. Ce programme de 22 semaines est offert aux personnes récemment immigrées dans une ville de taille moyenne du Québec (Canada). Pendant six mois, ces personnes travaillent en groupe sur des contenus d’ISP (deux jours/sem.), reçoivent deux journées par semaine de formation en entretien ménager et une demi-journée en initiation à l’informatique. Le programme comporte deux stages d’exploration et un dernier stage d’acquisition en milieu de travail. À la fin du programme, les PP obtiennent une attestation de formation professionnelle en entretien ménager.

Dans le groupe analysé, les PP étaient 7 femmes et 6 hommes (n = 3) entre 21 et 45 ans, majoritairement réfugiées. D’origines variées, mais principalement du continent africain, ces personnes avaient généralement passé plus de cinq ans dans un camp de réfugiés. Elles étaient généralement en mesure d’échanger dans un milieu formel, de comprendre des concepts, d’exprimer leur point de vue, mais ne possédaient pas de certification ni de diplôme reconnu au Québec. La majorité d’entre elles habitaient le Québec depuis moins de trois ans, et deux y étaient depuis un mois au moment d’amorcer le programme. À la fin, 11/13 des PP étaient en emploi à temps plein dans le domaine ciblé par le programme; les deux autres avaient suspendu leur participation au programme.

Les observations ont été réalisées lors des rencontres de groupe du programme selon la méthode d’observation maîtrisée (Kohn et Nègre, 2003), qui implique de moduler la participation des personnes observatrices: la majorité du temps, ces dernières prenaient des notes factuelles servant à la rédaction des journaux d’observation (JO) sur les concepts et sur les informations transmises par les conseillères, sur la participation, sur les interactions dans le groupe ou avec l’employeur. Elles avaient aussi des échanges informels avec les PP lors des pauses afin de faciliter la création d’un lien de confiance. L’entretien de groupe (EG), d’une durée de six heures, visait à discuter du programme d’ISP vers la fin de celui-ci. Les PP y réalisaient une réflexion individuelle écrite ou en images autour des apprentissages sur 1) soi, 2) le monde du travail au Québec et 3) leur façon d’entrer en relation avec les autres. Des questions étaient posées sur les espoirs d’immigration et les difficultés vécues et les moyens mis en oeuvre pour les traverser. Les entretiens individuels (EI) semi-structurés d’environ une heure se sont déroulés de trois à six mois après la démarche de groupe. Ils portaient sur la situation d’ISP des PP, sur les apprentissages réalisés et sur le développement de leur pouvoir d’agir en lien avec l’ISP. Pour favoriser le lien de confiance, ces entretiens ont été menés par les personnes qui avaient réalisé les observations.

L’analyse qualitative processuelle (Heppner et al., 2016) des parcours d’apprentissage s’est articulée à travers la perspective temporelle du programme, les ressources du programme et la manière dont les PP s’en saisissaient (ou non) pour apprendre et développer leur pouvoir d’agir en vue d’élargir leurs opportunités réelles d’ISP. Les FC de ces ressources ont également été analysés qu’ils aient été positifs (FC+) ou négatifs (FC-) tout au long du processus de groupe. Les fonctionnements effectifs, en matière d’ISP, ont été retracés par l’analyse du parcours des personnes. L’analyse a été réalisée par les trois autrices qui ont croisé leurs perspectives et la première autrice a par la suite fait une analyse transversale, permettant ainsi une triangulation.

4. Résultats

Les résultats obtenus sont de deux ordres: après avoir présenté l’analyse des ressources et des FC dans le programme, nous décrivons comment ces ressources et facteurs se sont articulés dans le parcours des PP.

4.1 Les ressources mises à disposition et les droits valorisés dans le programme

Plusieurs ressources, énumérées dans le tableau 1, ont été offertes aux PP lors du programme d’ISP étudié.

Tableau 1

Ressources associées au programme d’ISP

Ressources associées au programme d’ISP

* Gouvernement du Québec

-> Voir la liste des tableaux

Toutes ces ressources (droits et services) se sont révélées accessibles aux PP, et ces dernières les ont toutes mobilisées, à l’exception du troisième stage pour trois PP qui n’ont pas pu le réaliser en raison de grossesses ou de blessures.

4.2 Facteurs de conversion dans le parcours d’apprentissage

Comme le programme s’adresse à des personnes récemment arrivées au Québec, les conseillères ont animé, en collaboration avec les pairs du groupe, des ateliers soutenant l’ISP, dont les principaux thèmes étaient:

  • Marché du travail québécois (MTQ) (préparation à l’insertion, valeurs et attitudes valorisées sur le MTQ, normes du travail, syndicats, secteurs d’emploi, etc.);

  • Normes et expériences au pays d’origine et celles au Québec (p. ex., le travail d’équipe, les fêtes célébrées, etc.);

  • Nouveau quotidien (p. ex., climat hivernal, réseau de transport, assurances, relevé de paye, etc.);

  • Parcours de vie et orientation, incluant des ateliers sur les fiertés, les projets, les valeurs, les intérêts, les compétences développées en stage.

L’accompagnement offert aux PP abordait aussi: la préparation aux stages, la création et l’envoi de courriels professionnels, la recherche et consultation d’offres d’emplois, la création d’un curriculum vitae, la simulation d’entrevues ou de scénarios avec des employeurs, etc. Une aide hebdomadaire était aussi offerte pour comprendre et remplir des formulaires administratifs concernant les PP et leur famille. Ces ateliers, moyens et aides sont des FC+ socioculturels.

Le soutien apporté par toutes les personnes constituant le groupe du programme d’ISP, c’est-à-dire les personnes conseillères et participantes, semble avoir constitué un FC+ important dans le parcours d’apprentissage des PP. Lors de l’entretien de groupe, les 13 PP ont relevé ce soutien comme élément positif dans la réalisation du programme et de leur ISP, comme l’indique Amina: «Si tu es avec tes amis[1], eux aussi, ils connaissent. Quand vous travaillez ensemble, la chose que tu connais pas, euh… Quand tu travailles avec [eux], ils vont te montrer aussi» (EG). Ce soutien social vient aussi de la famille des PP au Québec qui agissent comme un FC+.

Des FC+ relèvent aussi des connaissances liées à l’insertion sur le MTQ développées lors du programme; toutes les PP ont affirmé que ces connaissances avaient favorisé la possibilité d’obtenir un emploi, comme Rose:

Grâce à la formation, j’ai appris beaucoup de choses: comment on va au milieu du travail, comment on remplit des CV, des interviews. Comment le comportement du milieu du travail. J’ai appris ça ici. […] Diane a pris quelques heures pour donner les informations, comment on va changer d’autobus. Vraiment, j’étais contente.

EG

Un autre participant au programme, Léonce, ajoute: «Je peux savoir mes droits et mes devoirs personnels» (EG).

Outre ces FC socioculturels, des FC+ personnels favorisant l’ISP ont aussi été mobilisés lors du programme. Dans l’entretien de groupe, Pierre dit s’être découvert courageux, attentif et vigilant; Aissa dit être plus organisée qu’avant pour la conciliation de ses tâches quotidiennes et la préparation pour le travail. Ces apprentissages et capacités développés lors du programme ont aussi permis à des personnes d’avoir la confiance nécessaire pour «négocier» avec des instances externes au programme. Par exemple, Léonce, avec l’aide de la conseillère, a négocié avec son service de garde la possibilité de déposer ses enfants plus tôt et avec son employeur la possibilité d’entrer au travail quelques minutes plus tard en raison des horaires d’autobus qui lui laissaient peu de flexibilité.

Parmi les facteurs environnementaux, le réseau de transport a tantôt agi comme FC+, tantôt agi comme FC- pour les PP. En effet, plusieurs PP ne possédant pas de véhicule personnel ou de permis de conduire ont pu compter sur le réseau de transport en commun pour se rendre aux activités du programme (FC+), le fonctionnement de ce réseau qui a été expliqué par les conseillères en début de programme (FC+). Toutefois, l’offre de transport en commun étant limitée en dehors des heures ouvrables et dans certains quartiers a rendu plus difficiles les déplacements entre leur domicile et leurs lieux de formation ou de stage, souvent pour des cours le soir ou les fins de semaine.

En somme, leur participation a permis aux PP de développer des apprentissages pour améliorer leur situation, s’affirmer, se positionner et donner leur opinion, ce qui a contribué au développement de leur pouvoir d’agir et a débouché sur de nouvelles opportunités d’emploi. Bien que chaque parcours d’apprentissage, en lui-même, soit unique, les analyses ont mené notre équipe à dégager trois types de parcours d’apprentissage à travers la participation au programme: ceux ouvrant des possibilités réelles d’ISP, ceux marqués par des entraves surmontées ouvrant vers des possibilités réelles d’ISP et ceux marqués par des possibilités suspendues d’insertion professionnelle.

4.3 Trois types de parcours d’apprentissage

Les trois types de parcours ont été établis sur la base des ressources et possibilités offertes aux PP dans le programme et de la conversion des ressources en opportunités réelles d’ISP.

Pour les illustrer, nous avons retenu trois cas de PP pour lesquels l’analyse permettait de documenter des facteurs significatifs de conversion entravant ou facilitant leur parcours d’apprentissage. Il s’agit des cas de Pierre et d’Amina, qui ont vécu un parcours ouvrant vers des possibilités réelles d’ISP (malgré des entraves pour Amina), et le cas de Rose, dont le parcours ouvre sur des possibilités d’insertion sociale.

4.3.1 Un parcours d’apprentissage ouvrant des possibilités réelles d’ISP

Le premier type de parcours d’apprentissage identifié est soutenu par plusieurs ressources et FC+ qui ouvrent sur des possibilités d’ISP réelles valorisées par les PP. Ce parcours débouche vers une certification professionnelle et un emploi désiré, en plus de soutenir l’élaboration d’un réseau de relations significatives, comme ce fut le cas de Pierre.

Pierre est originaire de la République démocratique du Congo, où il a enseigné les mathématiques et les sciences. Il détient l’équivalent d’une cinquième secondaire (FC+) au Québec, mais sa formation n’a pas été reconnue officiellement. Il est arrivé comme réfugié au Québec avec sa famille deux semaines avant le début du programme d’ISP. Sur le plan des capabilités, Pierre indique que

sa première occupation est d’avoir de la compétence et de l’expérience dans le domaine [de l’entretien ménager]. Il dit aimer travailler, être motivé et ponctuel chaque jour. Il veut faire la formation pour améliorer sa compétence, être utile à la société et contribuer au développement de notre pays, le Québec et le Canada.

JO

Dès son arrivée au Québec, Pierre témoigne d’un pouvoir d’agir (FC+) en cherchant lui-même des ressources auprès de Services Québec au sujet du marché du travail de sa société d’accueil. Il dit:

Je suis venu ici travailler et je ne peux pas travailler. Je ne sais pas où est-ce que je peux débuter, mais s’il y aurait une information qui peut, m’aider là de savoir de plus comment on travaille ici. Il m’a dit qu’il y a une formation qui doit commencer dans deux semaines. Je lui ai dit que je voudrais m’inscrire.

EI

Lors d’un atelier sur les fiertés et les qualités, en faisant référence à son expérience d’enseignant, Pierre indique qu’il se sentait «content» et «fier» de «transmettre ses connaissances» et «qu’il était aimable et agréable» (JO). Certaines PP témoignent à son sujet d’autres qualités que Diane suggère d’ailleurs de noter en préparation à de futures entrevues: «Il est à l’aise devant beaucoup de gens, qu’il est affirmatif et déterminé, optimiste, aidant pour les autres.» Dans le groupe, Pierre soutient effectivement ses pairs, notamment pour le scénario d’appel à l’employeur, et consolide des apprentissages réalisés (FC+).

Pierre obtient rapidement un stage dans une résidence de personnes âgées, qu’il a choisi parce qu’il peut «collaborer avec les autres, on voit qu’il y a un travail collectif» (JO). À son retour, il dit avoir aimé le travail auprès des personnes âgées.

Pour son deuxième stage, Pierre se retrouve devant un choix: il peut retourner à la résidence ou aller dans une compagnie sous-traitée par une grande institution pour y faire l’entretien de nuit. Anne précise que le sous-traitant a l’habitude d’engager des PP du programme (FC+) et que les conditions de travail sont généralement avantageuses (JO). Pierre choisit ce dernier où il pourra travailler avec quatre autres PP du groupe. Au retour sur ce stage, il s’accorde 9/10 sur les apprentissages en entretien ménager. Son pouvoir d’agir s’accroît progressivement. Il nomme les valeurs (autonomie financière, santé, travail d’équipe, ordre et plaisir) qui guident ses choix.

À la semaine 16 du programme, Pierre est embauché (réalisation) à l’endroit où il a fait son dernier stage, tout comme les quatre autres participants. Trois mois après la fin du programme, il relève plusieurs éléments qui semblent avoir été des FC+ dans son parcours. Par exemple, Pierre reconnaît que le groupe d’ISP lui a permis de faire des apprentissages et de développer des compétences (FC+): la signification de certains termes québécois, ses compétences en informatique, des stratégies effectives de recherche d’emploi. Il a aussi apprécié le soutien des conseillères dans son nouveau quotidien et les ateliers sur la communication et la gestion de conflits.

Pierre a particulièrement apprécié la rencontre de personnes vivant des situations semblables, la force du groupe – qu’il qualifie de dynamique et courageux – et le soutien des conseillères:

Vraiment j’ai trouvé des gens ici. Je trouvais qu’on a échangé beaucoup d’idées. […] Diane et Anne, chaque fois, [elles] se présentent. [Elles] sont en train de nous faire motiver, vraiment tout le monde ici. C’est senti. C’est comme si nous sommes à la maison et tout le monde se senti que nous voulons faire ceci et maintenant on a permettre ça…

EI

À divers moments dans le programme, des personnes ont démontré leur confiance dans le travail de Pierre, reconnu pour être bien fait. Ayant été recruté par son milieu de stage, il devient même rapidement un soutien pour d’autres personnes réfugiées: «Ça m’a fait ouvert. Ça m’a donné un peu de courage. Vraiment, cette formation, même si je peux trouver les autres, je peux les orienter de venir faire cette formation» (EI). Même s’il est satisfait de l’emploi obtenu, il a envie de poursuivre son parcours d’apprentissage au cégep, dans une formation pour l’intégration des personnes immigrantes ou d’obtenir un poste de superviseur en entretien dans son milieu pour former les nouvelles personnes employées.

4.3.2 Un parcours d’apprentissage marqué par des entraves surmontées ouvrant vers des possibilités réelles d’ISP

Le deuxième type de parcours est marqué par plus d’entraves à la conversion des ressources en capabilités. Or, les PP qui l’ont vécu retrouvent au cours du programme des FC+ qui les aident à franchir ces obstacles pour réaliser une ISP qu’elles valorisent. Amina, notamment, y est parvenue.

Originaire de la Côte d’Ivoire, Amina a vécu huit ans dans un camp de personnes réfugiées. Sa scolarité est imprécise. Elle est arrivée au Canada en 2016, seule avec ses quatre enfants. Des démarches de réunification familiale étaient en cours pour son mari durant le programme. Elle souhaite soutenir financièrement sa famille et ses proches toujours en Afrique et assurer un bon avenir pour ses enfants. Elle apprend à écrire et à lire (FC+). Avant de participer au programme, elle a réussi ses cours de francisation avancée (réalisation), ce qui a eu des effets positifs sur son parcours, selon elle.

Dans l’activité sur les fiertés, Amina indique qu’elle a commencé à être vendeuse à dix ans avec sa mère, pour le faire ensuite seule durant 33 ans. Anne lui suggère d’écrire cette expérience sur son CV. Amina se considère accueillante, patiente, amusante, bien organisée et responsable (FC+) (JO).

Sur le plan des capabilités, Amina veut un diplôme dont elle va être fière. Elle voudrait aussi travailler pour renforcer ces qualités: «[Ê]tre ponctuelle, compétente et responsable» (JO). La ponctualité, entre autres, est un défi sur lequel elle revient régulièrement dans son contexte difficile de conciliation études-travail-famille (FC-):

Chaque matin, tu vas les réveiller: «Lève-toi.» Tu vas te brosser, laver, faire déjeuner, faire les boîtes à lunch. Tu vas courir après autobus. […] D’ici 16 heures, tu es fatiguée. Souvent, tu vas manquer autobus, aller chercher les enfants. Faut que j’appelle mes grands garçons: «Allez-y chercher votre soeur à l’école.» C’est eux qui m’aident un peu. […] La pénalité [si je suis en retard au service de garde]. Tu dois payer ça encore. Si je vois que je vais être en retard, j’appelle. C’est pas facile.

EG

N’ayant pas eu l’occasion de développer ses compétences en informatique, Amina bénéficie d’un soutien très proximal en ce sens durant le programme. Elle reçoit aussi du soutien pour remplir des formulaires (FC+), comme celui relatif aux antécédents judiciaires pour les stages. Elle et Anne «cherchent ensemble sur Internet ce qu’elles indiqueront comme adresse pour le camp» (JO).

Amina trouve son premier stage dans une résidence de personnes âgées après avoir répété avec ses collègues le scénario d’appel avec le groupe. Par ailleurs,

Amina, ne connaît pas cette résidence de personnes âgées ni l’endroit où elle se situe. Diane lui fait remarquer qu’elle pourra chercher sur Internet lors de l’atelier d’informatique, en utilisant l’adresse de la résidence. Amina avance aussi qu’elle va s’exercer à prendre l’autobus pour s’y rendre.

JO

À la suite de son stage, Amina indique qu’elle maîtrise mieux les tâches en entretien ménager et qu’elle a «ressenti de l’amour pour les personnes âgées» (EG).

Lors du choix du deuxième stage, Amina souhaite faire l’expérience du milieu hôtelier de jour. N’ayant pas de voiture (FC-) et ayant la responsabilité de ses enfants (FC-), elle n’est pas disponible le soir et la nuit. Elle obtient le stage désiré avec une amie du groupe, ce qui facilite l’entraide (FC+). À la semaine 10, Anne présente une offre d’emploi dans un hôtel, Amina obtient le poste (réalisation). Elle rapporte après qu’elle doit s’ajuster aux horaires d’autobus la fin de semaine, mais révèle qu’elle y arrive grâce à la suggestion des conseillères d’utiliser l’application numérique du service de transport (FC+). Elle raconte qu’elle travaille bien, mais qu’elle doit s’habituer au rythme très rapide de travail (JO).

Toujours à la semaine 11, Amina subit le vol de son numéro d’assurance sociale, ce qui crée une insécurité financière importante:

Elle a remarqué qu’il y a quelqu’un qui a utilisé son numéro d’assurance sociale et que ses allocations familiales ont été coupées. Lorsqu’elle a pris des renseignements à ce sujet, on lui a dit qu’elle voulait déménager, ce qui n’était pas vrai.

JO

Elle reçoit le soutien d’Anne (FC+) pour régler cette situation. À la semaine 12, Amina vit des difficultés au travail en lien avec une demande qu’elle a formulée, créant une tension vive avec une collègue. Les conseillères mobilisent le groupe pour discuter de stratégies de communication et reviennent sur les qualités dont dispose Amina (FC+). Cette dernière règle la situation lors de son quart de travail suivant.

Le stage final permet à Amina de s’intégrer dans un hôtel qu’elle a choisi (réalisation). Elle y a vécu deux situations difficiles qui l’ont obligée à mobiliser des apprentissages réalisés dans le programme lors d’échanges avec sa superviseuse et qui sont discutées lors de la rencontre tripartite d’évaluation[2]: 1) un malentendu avec des collègues qui croyaient qu’elle flânait, alors qu’elle avait l’autorisation de prier et 2) des constats par la superviseuse d’erreurs quant aux bouteilles à déposer dans les chambres et quant au chariot de matériel qui déborde régulièrement. Dans le cadre de ces deux situations, un travail de médiation interculturelle a permis de clarifier les malentendus et les attentes réciproques.

Amina souligne qu’elle a peur de manquer de bouteilles et qu’elle a parfois de la difficulté à lire pour les différencier. Elles réfléchissent toutes les trois à des moyens pour régler la situation. La superviseuse conclut en indiquant combien elle apprécie travailler avec Amina (JO).

Amina reconnaît que sa participation au programme a été un facteur facilitant son insertion sur le MTQ. Les thèmes abordés dans le cadre des rencontres (FC+) ont été très utiles pour développer une expérience de travail et obtenir un emploi. Amina mentionne aussi avoir fait de nombreux apprentissages concrets lors de sa formation en entretien ménager (FC+). Elle apprécie grandement les relations sociales créées dans le groupe, qu’elle considère comme une famille (FC+). Elle dit aussi se sentir comprise par les conseillères (EI) (FC+).

L’analyse permet de dégager qu’Amina a développé sa confiance et son pouvoir d’agir, par exemple lorsqu’elle trouve des solutions à ses difficultés avec sa superviseure en emploi. Finalement, le parcours d’Amina et celui d’autres PP qui en ont vécu un du même type est marqué par des FC+ et des obstacles à l’ISP. Ceux-ci ont été franchis par la mobilisation de FC+. Ce parcours, marqué par l’adversité, ouvre à terme sur des possibilités réelles d’ISP.

4.3.3 Un parcours d’apprentissage marqué par des imprévus: des possibilités réelles d’IS et des possibilités suspendues d’IP

Le troisième type de parcours d’apprentissage est marqué par un imprévu dans le parcours: pour ces personnes, la participation au programme ouvre vers des possibilités réelles d’insertion sociale, mais celles d’insertion professionnelle sont suspendues. C’est le cas de Rose.

Rose est originaire de la République centrafricaine. Elle a vécu à partir de l’âge de dix ans dans un camp de réfugiés, où elle a rencontré son mari, avec qui elle a eu deux enfants. Son niveau de scolarité est imprécis. En 2015, elle a immigré au Canada avec sa famille à la suite de violences vécues au camp. Sa mère garde parfois les enfants (FC+). Avant de participer au programme, elle a réussi ses cours de francisation avancée (réalisation). Au cours du programme, auquel son mari participe aussi, son parcours d’apprentissage est interrompu par une grossesse imprévue (FC-). Elle souligne qu’elle «ne sai[t] pas quoi faire» jusqu’à la naissance du bébé, «peut-être je vais rester à la maison ou je sais pas quoi» (EG).

Sur le plan des capabilités:

Rose veut avoir des compétences et de l’expérience pour pouvoir trouver un bon emploi et veut savoir comment s’intégrer au travail. Elle précise qu’elle n’a pas travaillé beaucoup ici et elle ne sait pas comment faire. Elle aimerait travailler à son compte en démarrant son entreprise en entretien ménager.

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Plus tard, elle indique désirer travailler pour soutenir sa famille et payer de longues études à ses enfants (EG).

Lors de l’atelier sur la recherche de stages, Rose s’approprie progressivement le scénario d’appel. Elle obtient une réponse positive pour un stage avec des exigences administratives multiples. Elle est accompagnée par Anne pour comprendre ces exigences et interagir avec l’employeur (FC+). Elle y fait son stage et reçoit des rétroactions positives d’une collègue, qui indique «que son français est très bon et qu’elle dégage une motivation pour son stage» (FC+) (JO). Lors d’une situation nuisant à sa santé dans ce stage, Rose développe sa capacité d’affirmation auprès de l’employeur en lui présentant la situation. Elle confie être fière d’elle (JO).

Pour la planification de son deuxième stage, Rose spécifie

qu’elle est disponible pour un stage de jour, la semaine. Cependant, elle accepterait de travailler une fin de semaine sur deux, ou le samedi ou le dimanche dans un hôtel. Elle n’a pas de permis de conduire, mais son mari a une auto (FC+)

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La semaine suivante, elle obtient un emploi la fin de semaine. Son conjoint, qui doit s’impliquer davantage auprès des enfants, est régulièrement valorisé pour cette contribution par les conseillères, suscitant des discussions sur un partage équitable des tâches entre hommes et femmes. D’ailleurs, durant l’EG, Rose parle de sa principale difficulté – la conciliation travail-famille – qui s’améliore toutefois en raison du soutien de son mari (FC+).

À la semaine 13, Rose réalise «qu’avant, elle ne savait pas faire le ménage, et maintenant elle sait comment et qu’elle en est fière» (JO). À la semaine 14, elle dit qu’elle prévoit faire son prochain stage à l’hôtel où elle travaille. Or, la semaine suivante, elle apprend qu’elle est enceinte. Avec le soutien d’Anne, elle entreprend des démarches pour un retrait progressif du travail. Elle continue les activités du programme réalisables dans sa situation comme la préparation d’entrevue.

Lors de l’EI, Rose fait état des apprentissages réalisés dans le groupe d’ISP pour organiser son quotidien et alimenter son rôle de parent. Elle identifie également des apprentissages très concrets en entretien ménager qu’elle a faits durant ses stages (FC+). Les liens créés dans le groupe ou lors des stages sont perçus positivement (FC+); elle dit avoir découvert le pouvoir du travail en équipe:

Les contacts: avant je [ne] connais pas beaucoup de monde. Mais à la formation, je connais tout le monde. J’ai des numéros de tout le monde aussi. […] Aujourd’hui même, si tu connais pas la personne, tu vas être un peu gênée. Mais, si tu es un peu courageux, tu vas être [en] contact avec la personne. Le contact, c’est bon; le travail en équipe c’est bon.

Au terme du programme, la maîtrise de la langue semble toujours représenter un frein aux yeux de Rose (FC-): elle planifie d’ailleurs un retour aux études pour développer ses compétences en français si elle ne trouve pas d’emploi. Elle met aussi à profit les moments de lecture avec ses enfants pour s’exercer (pouvoir d’agir). Elle constate que sa grossesse modifie le parcours projeté, mais le programme a favorisé la confiance en ses possibilités de trouver du travail: «Avant, moi, je pense que c’est difficile à trouver [un emploi]. Mais à la fin, c’est facile. C’est facile à trouver» (EI). Elle souhaite toujours que ses enfants soient heureux à l’école et dans la société d’accueil:

Mes espoirs: le futur pour les enfants. Des enfants, c’est très important. Mais à cause de, des enfants, j’ai été obligée de venir, les enfants vont à l’école, mais là-bas, au camp de réfugiés là, c’est compliqué avec l’école. Je vais ici, mes enfants vont à l’école tranquillement. Ils ont étudié, ils parlent français, ils lient, écrivent. Donc je suis très contente de mes enfants, mais le futur là, je prépare mon avenir pour les enfants.

Ainsi, Rose et les autres PP de ce type de parcours ont réalisé plusieurs apprentissages au cours de leur formation et ont développé un réseau de relations qui facilitent leur insertion sociale, bien que leur insertion professionnelle soit suspendue.

5. Discussion

Plusieurs personnes réfugiées ont vu leurs choix et leurs réalisations limités, notamment celles éducatives et professionnelles, en raison des conflits sociopolitiques vécus dans leur pays d’origine (Felder, 2020; Massengale et al., 2019). C’est le cas de la plupart des PP à cette recherche qui ont passé plus de cinq ans dans des camps de réfugiés. Leur projet tant éducatif que professionnel a été marqué par les ressources limitées de leur environnement peu capacitant, empêchant plusieurs de terminer leur scolarité secondaire, voire primaire. Malgré les ressources disponibles pour les personnes réfugiées arrivant au Québec, des écrits scientifiques avancent que leurs possibilités réelles de les utiliser sont limitées (Béji et Pellerin, 2011; Blain et al., 2018).

L’apport de notre article est de montrer qu’un programme d’ISP, en groupe, peut rendre accessible des droits et des services grâce à des FC+ socioculturels et environnementaux en plus de multiplier les occasions de mise en valeur de FC+ personnels ouvrant ainsi l’éventail des opportunités réelles d’ISP aux personnes réfugiées (Sen, 2010). En ouvrant les possibilités d’être et de faire de ces dernières, ce programme contribue ainsi à l’entreprise de justice sociale. En effet, ce programme fournit aux PP le temps et l’accompagnement nécessaires pour saisir les ressources disponibles, convertir ces ressources en opportunité de choix, et ainsi choisir la vie souhaitée dans cet ensemble de possibles. Les résultats permettent aussi de dégager que les choix possibles, bonifiés par le programme d’ISP, des personnes réfugiées sont régulièrement évalués en fonction de l’interrelation entre plusieurs sphères de vie, ce qui fait écho à la recherche de Deville et al. (2012) qui était réalisée auprès de familles maghrébines ayant récemment immigrées au Québec. Après un parcours marqué par l’instabilité, le désir de stabilité pour leur famille et elles-mêmes est un facteur de prise de décision déterminant au regard de possibilités de stages ou d’emplois.

Les analyses relèvent également que les apprentissages réalisés dans le groupe permettent progressivement aux PP d’agir dans leur société d’accueil, notamment pour favoriser leur ISP. Yoon et al. (2019) avancent que la participation à des groupes stimule l’entraide, le partage d’expérience, l’espoir, la solidarité et le sentiment d’appartenance, ce qui rejoint les propos des PP du groupe étudié. Celui-ci intègre donc des pratiques de soutien aux parcours d’apprentissage qui favorisent, pour la majorité des personnes rencontrées, la conversion de ressources vers une ISP qu’elles valorisent: elles ont choisi et réalisé un programme d’ISP, sélectionné des stages qui les intéressent et mis en valeur leurs compétences devant les personnes superviseuses qui, dans plusieurs cas, leur offrent un emploi. Les caractéristiques relevées du programme, soit les ressources et les droits mis de l’avant, de même que les FC+ qu’il offre, semblent contribuer à la justice sociale.

Cependant, des FC- tels que l’incompatibilité entre les horaires de transport et les besoins des PP, les difficultés de lecture et d’écriture, la gestion administrative, la conciliation travail-famille notamment en contexte de parentalité seule ou les accommodements d’horaire (p. ex., pour la prière) à négocier entre les PP et certaines personnes superviseuses peuvent entraver les parcours et rendent souvent difficile l’accès à certaines ressources disponibles, soulevant des enjeux de justice sociale pour ces populations (CSE, 2021; Maddibo, 2014). Ces FC- se sont principalement manifestés dans le deuxième et le troisième parcours présentés.

Pour contrecarrer ces entraves, les résultats dégagés laissent penser qu’une solution réside dans la sensibilité et l’attention portées par les personnes conseillères dans leurs interventions aux besoins et au quotidien des PP, lequel s’articule autour de multiples sphères de vie et ne peut faire fi du passé, du présent et du futur. Un travail d’advocacie (Viviers et al., 2021) et de médiation interculturelle peut aussi être nécessaire, par exemple lors de rencontres tripartites, pour favoriser la reconnaissance de ses besoins auprès des personnes employeuses. Dans le deuxième parcours, les PP arrivent à franchir ces obstacles grâce à des FC+ comme l’aide des conseillères et le travail de médiation interculturelle fait avec et par les personnes superviseuses. En effet, la médiation interculturelle a permis aux personnes impliquées dans l’interaction de considérer des cadres de références différents des leurs et de construire des passerelles entre différents univers de sens (Vatz et al., 2014). La distinction entre le premier type de parcours, le deuxième (très majoritairement expérimenté par des femmes) et le troisième (expérimenté uniquement par des femmes) montre que la responsabilité familiale continue d’influencer l’ISP des femmes réfugiées. Le travail avec le groupe amène plusieurs membres à revoir la répartition homme-femme des tâches familiales et ménagères, mais comme d’autres études le signalent (Chicha, 2012), des inégalités de genre semblent marquer les parcours d’apprentissage.

Par ailleurs, cet article met en dialogue la notion de parcours d’apprentissage et les fondements théoriques de l’AC. L’articulation conceptuelle entre les deux a contribué à répondre à la question de départ. D’une part, la bonification de l’AC par l’analyse des parcours d’apprentissage a permis de tenir compte de l’histoire biographique des PP, des transitions entre les phases marquantes de leur parcours et des apprentissages faits dans leurs différentes sphères de vie. D’autre part, l’étude des parcours par l’entremise de l’AC a permis d’analyser les ressources effectivement accessibles aux personnes, leur conversion et les conditions à mettre en place dans le parcours pour y parvenir. Ainsi, la trame du parcours alimente la réflexion sur la conversion des ressources en réelles opportunités de choisir ce qu’une personne souhaite être et faire, et l’AC favorise la compréhension des apprentissages entre les différentes sphères de vie (personnelle, familiale, professionnelle, etc.) des personnes dans la trame temporelle de leur vie. La temporalité du parcours s’harmonise bien avec celle de la capabilité qui n’est pas un état, mais un processus interactif qui se déploie selon les possibilités offertes dans un contexte social donné, dans les relations qui s’y tissent et dans les situations au fil du temps (De Munck et Zimmermann, 2008). Ainsi, les capabilités au cours du parcours d’apprentissage peuvent être analysées dans une perspective processuelle, temporelle et transitionnelle, c’est-à-dire en considérant les moments de bifurcations et les transitions qui s’inscrivent dans un rapport avec différentes institutions.

Cette recherche présente toutefois la limite de ne porter que sur un groupe de personnes réfugiées, dont l’analyse a été centrée sur une séquence précise du parcours d’apprentissage. Même si des éléments biographiques précédant cette période ont été intégrés, il serait souhaitable dans une prochaine étude de faire un suivi longitudinal des parcours.

6. Conclusion

Selon l’AC, pour assurer un monde juste où les personnes ont la liberté de choisir la vie souhaitée, les organisations comme celle chapeautant le programme d’ISP étudié ont pour mission de travailler, avec les personnes, à l’ouverture d’un éventail d’opportunités pour qu’elles puissent choisir la vie qu’elles souhaitent. Cet article permet de mieux comprendre comment ce programme réalisé en groupe favorise les opportunités réelles d’ISP dans le parcours d’apprentissage de personnes réfugiées. Plusieurs facteurs de conversion positifs ont contribué à l’utilisation effective des ressources rendues disponibles; comme l’aide pour compléter les formulaires administratifs ou le soutien pour l’accès au transport. Nous avons aussi dégagé que les contenus abordés dans les groupes sont variés et offrent du soutien dans les différentes sphères de vie des personnes. Ils visent le développement de compétences essentielles à l’ISP tout en reconnaissant de manière explicite les apprentissages réalisés dans le pays d’origine, ce qui a favorisé l’ouverture de l’éventail des opportunités réelles d’ISP pour des personnes réfugiées. Le soutien des pairs au sein du groupe dynamise les apprentissages dans le programme et peut être une source d’estime sociale pour la personne qui partage ses apprentissages (Dionne et al., 2017). De même, la collaboration avec les personnes employeuses et la médiation interculturelle constitueraient une condition favorable pour soutenir une intégration durable en emploi. L’intervention dans la durée – qui tient compte de la pluralité des besoins des personnes et des familles, qui peuvent vivre des situations de vulnérabilité, comme cela est le cas dans le programme étudié – est une condition propice à l’ISP (Michaud et al., 2012).

Les résultats montrent que les apprentissages réalisés au cours de la participation à un programme visant l’ISP soutiennent la conversion positive des ressources offertes aux personnes réfugiées et l’ouverture d’un plus grand éventail de possibilités éducatives et professionnelles. Néanmoins, la situation de certaines femmes réfugiées gagnerait à être davantage étudiée pour s’assurer que toutes les ressources de la société d’accueil puissent être converties dans leur parcours d’apprentissage et que les apprentissages faits dans toutes les sphères de leur vie puissent être socialement reconnus. En cohérence avec l’avis du Conseil supérieur de l’éducation (CSE, 2021), la mise en oeuvre de dispositifs de reconnaissance des acquis, la diffusion d’information à ce sujet ou la création d’une formation structurée pour les femmes qui tient compte de leur réalité familiale pourraient être une piste en ce sens.

Les personnes réfugiées arrivent dans leur pays d’accueil avec un parcours d’apprentissage qui leur est propre et des besoins diversifiés. Dans un objectif de renforcer les opportunités de choix de ces personnes et, par ricochet, d’accroître la capacité d’être et d’agir de leurs enfants ou d’autres membres de leur famille, il semble important que les pratiques de soutien aux parcours d’apprentissage des personnes réfugiées tiennent compte de cette diversité, notamment en mettant en place des actions qui font que ces dernières ont réellement le pouvoir d’utiliser les droits et les services leur étant destinés. Reconnaître la diversité des parcours des personnes réfugiées permet de considérer leurs besoins diversifiés et la nécessité d’utiliser une variété de ressources pour arriver à un même accomplissement (Müller, 2014), ce qui s’inscrit directement dans une perspective de justice sociale.