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1. Apprendre dans le passage à l’âge adulte

Dans une société valorisant l’éducation et la formation, il est pertinent de s’intéresser au parcours d’apprentissage de jeunes adultes sans diplôme exposés à plusieurs formes de précarité (revenu, logement, santé, sécurité, etc.), dont le nombre et la situation sont préoccupants pour les États. Par exemple, au Québec, le taux de sorties sans diplôme ni qualification du secteur responsable de la formation générale des jeunes (FGJ) était au total de 13,5 % en 2019-2020, 10,7 % chez les filles, 16,4 % chez les garçons (Gouvernement du Québec, 2022)[1]. Ainsi, les États peuvent soutenir des instances de formation diverses qui mettent en place des espaces d’apprentissage à l’intention de ces jeunes, fondés sur une programmation ouverte (Bélisle et al., 2011). C’est le cas d’organismes communautaires en appui à l’insertion sociale et professionnelle qui soutiennent un cheminement plus ou moins long vers l’autonomie résidentielle, financière et autre (p. ex.: Perrow, 2000; Thériault, 2019). Des organismes de la communauté oeuvrant en alphabétisation contribuent aussi au développement de compétences en littératie (p. ex.: Aït-Abdessalam, 2003; Desmarais et Lamoureux, 2012). Ces deux types d’organismes communautaires accueillent plusieurs jeunes sans premier diplôme qui ne sont plus soumis à l’obligation de fréquentation scolaire.

Outre les organismes divers qui offrent des formations plus ou moins structurées aux jeunes adultes sortis de l’école sans diplôme, la vie quotidienne, les expériences avec leurs pairs, de loisirs ou de débrouille, les emplois qui n’exigent pas de formation spécialisée sont aussi pour eux sources de divers apprentissages (p. ex.: Ghodbane, 2009; Hubner et al., 2001; Perrow; 2000; Quinn et al., 2008). Comme pour les adultes sans diplôme plus âgés, ces jeunes valorisent souvent davantage l’apprentissage en contexte informel (p. ex.: Quinn et al., 2008).

Pour distinguer «où et comment l’apprentissage se fait» (Brougère et Belzille, 2007, p. 125), la triade «formel, non formel et informel», introduite par Coombs à la fin des années 1960, est abondamment reprise par des organisations internationales, telle l’UNESCO, tout en suscitant des débats et contrepropositions diverses (voir notamment Brougère et Belzille, 2007). Cette triade permet de distinguer les contextes d’apprentissage selon leur degré de programmation sociale et peut s’avérer utile pour documenter les parcours d’apprentissage. Sont désignés comme formels, les contextes découlant d’un programme scolaire balisé par l’État et menant à la diplomation ou à une sanction intermédiaire officielle, comme non formels les contextes qui relèvent d’un processus éducatif structuré par des instances diverses de la communauté, du monde du travail et autres, alors que les contextes informels relèvent généralement de l’apprentissage, plus ou moins fortuit, qui se produit dans la vie quotidienne et dans différentes sphères de vie (Bélisle, 2012).

Si plusieurs études confirment que les jeunes adultes en situation de précarité apprennent dans des contextes variés, la fragilité conceptuelle de la triade «formel, non formel et informel[2]» nous a menés à nous demander si le concept de rapport au savoir, développé par Charlot et par l’équipe de recherche Éducation, socialisation et collectivités locales (ESCOL), était avantageux comme analyseur des parcours d’apprentissage de personnes en situation de vulnérabilité sociale. Bien que les travaux de l’ESCOL se déroulent principalement en France auprès de jeunes soumis à l’obligation de fréquentation scolaire, l’intérêt du concept est qu’il englobe les différentes sphères de vie du sujet apprenant, tout en posant l’importance du temps dans «l’apprendre»[3], un temps qui «n’est pas homogène, […] scandé par des “moments” significatifs, par des occasions, par des ruptures» (Charlot, 2005, p. 91). Cette dimension temporelle est nécessaire pour reconstituer des parcours d’apprentissage (Supeno et al., 2021). À partir de données longitudinales, le présent article vise à mieux comprendre comment le rapport au savoir de jeunes adultes évolue au cours d’une période de quelques années caractérisée par la précarité, pour ensuite discuter de l’intérêt du concept de rapport au savoir pour la poursuite d’études sur le parcours d’apprentissage de populations en situation de vulnérabilité sociale.

2. Rapport au savoir et parcours d’apprentissage

Le concept de rapport au savoir proposé par Charlot (2001a) est

l’ensemble (organisé) de relations qu’un sujet humain (donc singulier et social) entretient avec tout ce qui relève de «l’apprendre» et du savoir: objet, «contenu de pensée», activité, relation interpersonnelle, lieu, personne, situation, occasion, obligation, etc., liés en quelque façon à l’apprendre et au savoir.

p. 3

Ce rapport au savoir est celui d’un sujet singulier engagé dans le monde et dans des rapports sociaux, inachevé et «confronté à l’obligation d’apprendre» (Charlot, 2005, p. 60). Charlot (2001b) suggère de penser le savoir dans un sens large et inclusif «des mots, des idées, des théories, mais aussi des techniques du corps, des pratiques quotidiennes, des gestes techniques, des formes d’interactions, des dispositifs relationnels» (p. 13). Cependant, Charlot utilise régulièrement le mot «apprendre», comme un nom plutôt qu’un verbe, parfois entre guillemets (p. ex.: Charlot, 2001a, p. 3). Il justifie cet usage dans une note de bas de page où il précise qu’il se l’autorise à l’occasion, car il juge l’expression «l’apprendre» comme «lourde et jargonneuse» (Charlot, 2001b, p. 67), tout en voulant éviter que son lectorat oublie que ce qu’il désigne comme rapport au savoir inclut celui à l’apprendre. Il n’est pas certain que ce qui se voulait un effort de lisibilité ait servi le concept, mais il paraît important de rappeler l’importance qu’a l’activité même d’apprendre dans le concept de rapport au savoir proposé par Charlot et retenu ici.

Le concept de rapport au savoir de Charlot est constitué de trois dimensions interreliées, les dimensions épistémique, identitaire et sociale. Dans sa dimension épistémique, le concept met l’accent sur ce qui est appris et sur les activités mises en oeuvre pour apprendre. Au sujet de cette dimension, Charlot (2001a, 2005) élabore un modèle épistémique dans lequel il articule des objets d’apprentissage et l’activité mise en oeuvre pour apprendre. Le concept comporte aussi une dimension identitaire qui se définit en référence à des attentes, des repères identitaires, à la vie, à un métier, à des projections dans l’avenir, etc. Cette dimension prend forme au contact de l’autre; cet autre de qui on veut apprendre ou à qui on veut s’identifier en apprenant. Enfin, la dimension sociale du rapport au savoir ne s’ajoute pas aux deux autres; elle contribue à leur donner une forme particulière. Ainsi, le concept de rapport au savoir permet de relier entre elles des expériences d’apprentissage qui peuvent prendre forme dans plus d’un contexte et s’inscrire dans une histoire de vie singulière et en référence à la position que le sujet occupe dans le monde. Dans la fréquentation de différents univers socialisateurs, le rapport au savoir participe au processus de construction de soi et au processus d’appropriation du monde. Par exemple, chez des jeunes de lycées professionnels de quartiers moins favorisés, l’adversité domine leur rapport au monde (Charlot, 2001a).

Charlot et ses collègues (1992) ont élaboré une classification des apprentissages qui se rapportent en partie à différentes sphères de vie, que Charlot reprend et bonifie ultérieurement (2001a). Une première catégorie est celle des apprentissages liés à la vie quotidienne qui renvoie à des savoir-faire spécifiques associés à des «tâches familiales» et à des «loisirs et activités ludiques». La deuxième catégorie concerne les apprentissages intellectuels ou scolaires, ce qui comprend notamment l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul, de règles, normes et méthodes diverses. La troisième catégorie est celle des apprentissages relationnels et affectifs ou liés au développement personnel. Elle renvoie notamment à la conformité et à l’interdit, aux relations d’harmonie et de conflit avec autrui; à une posture réflexive face à la vie et aux gens, à la réaction face aux épreuves, à l’autonomie, à la façon de se projeter dans l’avenir. Enfin, la quatrième catégorie est celle des apprentissages professionnels (Charlot, 2001a) regroupant autant le développement de comportements attendus pour exercer un métier ou pour s’intégrer dans un milieu de travail que des connaissances ou des techniques propres à l’exercice d’un métier.

Pourtant, comme mentionné plus haut, l’idée du temps, présente dans le concept de rapport au savoir, paraît assez peu développée dans le concept proposé par Charlot. On la trouve dans le savoir-objet porteur de temporalités historiques du monde social, dans la projection du sujet vers l’avenir ainsi que dans l’apprendre comme processus étalé dans le temps et dans l’espace. De plus, Charlot (2001b) souligne que les relations qui constituent le rapport au savoir «ne présentent pas une parfaite stabilité dans le temps» (p. 15). Par conséquent, les divers travaux mobilisant ce concept, bien que s’intéressant à la perspective à long terme des sujets apprenants, documentent principalement ce qui se passe et se vit dans une courte période et dans une analyse davantage synchronique (p. ex.: Aït-Abdessalam, 2003; Baldelli, 2013; Desmarais et Lamoureux, 2012; Hubner et al., 2001). Parfois, une période plus longue est documentée sous forme d’étude rétrospective (p. ex.: Beaucher, 2013; Assude et al., 2015). Ces études se rapportent souvent à un temps scolaire ou à celui de formations structurées proches du temps scolaire, alors que chez les jeunes adultes en situation de précarité, et parmi eux ceux qui sont de retour aux études, le temps est rarement organisé par les impératifs scolaires, mais par ceux de survie, d’émancipation et autres (Bourdon et Bélisle, 2005). En effet, la précarité lors du passage à l’âge adulte «est souvent parsemé[e] de problèmes de santé mentale, d’itinérance ou de toxicomanie» (Supeno et Bourdon, 2017, p. 1) et elle impose des temps courts laissant peu de place aux temps longs, à la réalisation de projets dont le résultat relève d’un futur qui paraît lointain. Il y a donc un défi particulier dans l’analyse des parcours d’apprentissage de ces jeunes adultes que le concept de rapport au savoir, du moins dans la façon dont il a été travaillé par l’ESCOL, ne semble pas pouvoir aider à relever.

Ainsi, il paraît nécessaire d’adjoindre une lecture processuelle (Mendez et al., 2010) de l’activité d’apprendre, soutenant une analyse diachronique pour mieux comprendre les parcours d’apprentissage dans une certaine durée. Une attention plus soutenue au temps permet de prendre en compte plus directement les nombreuses transitions caractéristiques du passage à l’âge adulte en contextes de précarité (p. ex.: décohabitation, sortie de l’aide sociale, nouvelle relation amoureuse, accident de travail, retour aux études). La posture introduite ici en est une de déterminisme modéré (Supeno et Bourdon, 2017), c’est-à-dire que l’on postule, sur la base de résultats d’études antérieures, que certaines caractéristiques des sujets et de leur environnement peuvent agir dans leur parcours (âge, genre, revenu, contexte historique, scolarité des parents, etc.) sans totalement les déterminer.

3. Recherche longitudinale de nature biographique

La présente analyse mobilise principalement des données d’entretien obtenues dans le cadre de l’Étude longitudinale de jeunes adultes en situation de précarité (ELJASP) auprès de jeunes adultes qui lors de la vague 1 (V1) avaient entre 18 et 24 ans, avaient interrompu leurs études avant d’avoir obtenu un diplôme du secondaire et avaient fait une première demande à l’aide sociale (Bourdon et Bélisle, 2008). Ils étaient tous inscrits à un programme dans un Carrefour jeunesse-emploi (CJE)[4] leur offrant diverses activités d’apprentissage pour, par exemple, mieux se connaître, mieux connaître les mondes de l’éducation et du travail, améliorer leur formation de base ou gagner en autonomie.

L’enquête longitudinale, biographique et compréhensive s’est poursuivie sur cinq vagues (une par année). À chacune des collectes, plusieurs instruments, caractéristiques des études sur les parcours de vie, ont documenté des événements significatifs et les liens entretenus avec le réseau social de chaque jeune adulte. Le protocole de rencontre prévoyait d’abord de compléter un inventaire de réseau et un calendrier de cycle de vie de la dernière année dans les différentes sphères de vie et d’y situer son réseau[5]. L’entretien semi-directif qui suivait invitait la personne interviewée à sélectionner un ou deux événements qui, selon elle, avait contribué à changer son regard sur elle-même ou le regard des autres sur elle, ce qui est associé à une possible transition (Bourdon et Bélisle, 2008). Cet événement était ensuite approfondi quant à son déroulement, les personnes présentes, les instruments mobilisés (p. ex.: musique, dessin, écriture), les apprentissages réalisés, etc. Constatant que les jeunes abordaient peu leur parcours scolaire dans le calendrier ou l’inventaire de moments-événements importants, des questions plus directes sur l’expérience scolaire ou des tentatives de retour aux études ont été ajoutées à partir de la vague 3. La durée moyenne de chaque rencontre était d’environ deux heures, atteignant un peu plus de trois heures dans certains cas. La présente analyse a profité du traitement préliminaire des données qualitatives effectué dans le cadre de l’ELJASP, notamment d’une première codification des données d’entretiens importées dans le logiciel NVivo et de la mise en récit sous forme de fiches synthèses permettant d’obtenir rapidement une vue d’ensemble de la situation singulière de chaque jeune adulte à chaque vague de l’enquête.

Ce matériel a été consulté pour choisir six sujets aux fins de l’analyse sur l’évolution du rapport au savoir de jeunes adultes (Turmel, 2017) sur laquelle s’appuie en partie le présent article. Ce nombre paraissait suffisant pour mener des analyses biographiques, synchroniques et diachroniques, en profondeur et mieux comprendre ce qui semblait caractéristique dans l’évolution du rapport au savoir de jeunes dont la précarité économique était commune, mais chez qui se conjuguaient des précarités diversifiées. La sélection du corpus a reposé sur un choix intentionnel (Karsenti et Savoie-Zajc, 2004) à partir de critères: les cas retenus devaient avoir donné lieu à un suivi longitudinal suffisamment long (quatre ou cinq vagues); ils devaient représenter une variété de cas quant à l’appartenance de genre, au niveau scolarité atteint à la vague 1, aux univers socialisateurs fréquentés et aux formes de précarité vécues.

La stratégie de collecte et d’analyse s’apparente à l’approche narrative biographique (Gaudet et Drapeau, 2021), c’est-à-dire qu’elle s’appuie sur des faits de la vie des personnes et le sens que lui donnent les personnes. L’analyse proprement dite se réalise en deux étapes distinctes[6]: l’analyse thématique des verbatim puis l’analyse en mode écriture. L’analyse thématique (Paillé et Mucchielli, 2005) a permis le repérage et le découpage des données d’entretien de manière distincte de ce qui avait été fait antérieurement pour l’ELJASP. Cette analyse permet de cibler les contenus à partir de neuf thèmes: apprentissages effectués; modalités ou formes associées aux apprentissages; changements pour soi dans l’apprentissage; les Autres dans l’apprentissage; contexte(s) spécifique(s) des apprentissages; désir, plaisir ou préférence dans l’apprendre. Tout comme pour les analyses primaires de l’ELJASP, l’analyste conserve la «prérogative du recul» (Bourdon et Bélisle, 2008, p. 11), que lui permettent notamment les données écrites constituées au fil des années et le cadre d’analyse, pour identifier les récurrences, les mises en écho et autres. Ce travail soutient la déconstruction puis la reconstruction narrative éclairant l’objet d’étude. Pour ce faire, l’analyse en mode écriture (Paillé et Mucchielli, 2005), c’est-à-dire l’analyse qui se poursuit pendant la mise en récit par écrit, est cruciale car elle permet les mouvements itératifs propres à l’opération de reconstruction d’un récit s’étalant sur plusieurs années. Ainsi, l’écriture de récits d’apprentissage, vague par vague, a consisté à donner une structure cohérente tout en restant fidèle à la parole des jeunes adultes. Le suivi longitudinal s’est avéré fécond en permettant notamment d’éclairer des éléments antérieurs, mais aussi d’introduire chez les jeunes eux-mêmes un recul sur certaines de leurs expériences d’apprentissage. Par la suite, l’analyse transversale de ces récits a permis d’établir une thématique dominante chez chaque sujet qui oriente à la fois son rapport au savoir et son parcours d’apprentissage.

La participation des jeunes adultes était volontaire et confidentielle. Le protocole éthique de l’ELJASP a reçu l’approbation d’un comité d’éthique de l’Université de Sherbrooke. Ce protocole prévoit leur anonymat et, à ce titre, des prénoms fictifs sont utilisés plus loin et des informations sont intentionnellement brouillées, par exemple en indiquant un terme générique pour désigner un emploi. Une compensation financière, qui a progressé de 20 $ à 40 $ au fil des entretiens, a été remise à chaque rencontre.

4. Six jeunes adultes aux réalités hétérogènes

4.1 Éléments de parcours

Les six jeunes, trois hommes et trois femmes, ont entre 19 et 21 ans au moment de la vague 1 et tous sont célibataires. La scolarité la plus élevée de leurs parents est le DES. Pendant l’enquête, ils mentionnent au moins une relation amoureuse, relation de plus ou moins longue durée selon les cas. Aucun n’est parent biologique, mais Charles vit pendant une des séquences avec l’enfant de sa conjointe du moment. Christopher vit seul pendant la durée de l’enquête, Jade et Mélodie pendant un certain temps. Benjamin et Charles vivent au début avec des colocataires, puis emménagent avec une conjointe, Mélodie accueillera de son côté un amoureux, Olivia vit avec sa famille (sa mère, son beau-père et ses frères), connaîtra la vie d’appartement puis retournera à la maison familiale. Jade fait deux voyages de quelques mois chacun. Les six personnes occupent un emploi non spécialisé, sauf l’une d’elles qui obtient une qualification au cours de l’enquête. Pendant l’enquête, la majorité connaît au moins une séquence sans être en formation ou en emploi; deux femmes sont confrontées à de la violence conjugale. Trois personnes disent avoir connu les classes spéciales au moment de leur fréquentation de la FGJ. Quatre ont fait au moins un retour dans le monde scolaire, aux études ou pour obtenir une attestation d’équivalence de niveau de scolarité (AENS)[7]; depuis leur première interruption, deux personnes ont fait un retour aux études pendant l’enquête. Trois mentionnent avoir participé à un autre programme du CJE après la vague 1. Cependant, les événements significatifs choisis pour approfondissement dans les entretiens se rapportent souvent à la vie amoureuse, aux rencontres ou aux ruptures, surtout dans les premières vagues. Cependant, la participation à de la formation structurée est au coeur du propos de quelques entretiens (Benjamin, Christopher, Jade) dans l’une ou l’autre des dernières vagues.

Tableau 1

Éléments du parcours de vie et d’apprentissage des six jeunes adultes

Éléments du parcours de vie et d’apprentissage des six jeunes adultes

Tableau 1 (suite)

Éléments du parcours de vie et d’apprentissage des six jeunes adultes

a Benjamin n’a pas pu participer à la vague 5.

b. Jade, en voyage, n’a pu participer à la vague 3. Nous l’avons retrouvée un an plus tard. Dans son cas, les numéros sont ceux des quatre vagues auxquelles elle a participé.

c Voir note 4 sur les CJE.

d Les PAMT sont mis en oeuvre par les comités sectoriels (p. ex.: automobile, coiffure, aéronautique), des structures du monde du travail.

-> Voir la liste des tableaux

4.2 Apprentissages dans des contextes de précarité

L’analyse thématique permet de retracer des apprentissages diversifiés dans les propos des jeunes sur des événements significatifs qui peuvent, dans bien des cas, indiquer une transition en cours en contextes de précarité. Parmi eux, les apprentissages relationnels et affectifs ou liés au développement personnel (Charlot et al., 1992) sont dominants. Les apprentissages relationnels touchent les manières d’agir, de réagir ou de s’exprimer, avec une personne en particulier ou en groupe. La plupart découlent d’expériences de la vie amoureuse (premiers moments, rupture ou réconciliation), même si certains sont aussi associés à d’autres types d’expériences (voyage, engagement communautaire, deuil d’un proche). Les apprentissages liés au développement personnel portent sur la connaissance de soi (découverte d’un potentiel ignoré ou de caractéristiques personnelles) et sur le sens donné à ce qui a été vécu au regard d’épreuves de la vie traversées, de conditions de vie matérielle et familiale difficiles ou encore d’une somme de relations interpersonnelles marquées par les difficultés, l’instabilité, voire la violence.

Les jeunes adultes mentionnent aussi des apprentissages liés à la vie quotidienne, associés à la gestion de leurs finances personnelles, à la prise en charge de leur santé ou de celle d’un proche, à la manière de réagir à des situations difficiles ou urgentes, à la gestion du temps et des priorités ou à la conduite automobile. Également, tous mentionnent des acquis à partir d’activités de loisir ou de sport. Ils rapportent des apprentissages intellectuels ou scolaires, comme l’apprentissage d’une méthode pour arrêter de fumer, l’intégration des aspects théoriques de la conduite automobile ou de la musique, etc. Ils sont le plus souvent faits dans des contextes non formels (cours privé, école de conduite, formation en entreprise) et informels (voyages, lectures, consultation d’Internet). Les apprentissages professionnels se rapportent à des attitudes ou des habiletés qui ne relèvent pas strictement de savoirs ou de techniques propres à un métier, requis en emploi pour devenir «plus professionnel» (Benjamin) (ponctualité, pas de consommation de drogue au travail, organisation de la tâche), se discipliner, s’adapter à une clientèle ou aux besoins de personnes dont ils ont la charge. Seulement deux des six jeunes ont rapporté avoir appris des techniques de travail spécifiques à un métier ou à une tâche.

La complexité des apprentissages en contextes de précarité renvoie souvent à leur enchevêtrement. Par exemple, avoir appris à gérer ses finances personnelles ne renvoie pas seulement à la maîtrise d’une opération, mais entraîne, dans sa mise en oeuvre, l’apprentissage de comportements dans la façon d’exercer, dans la vie quotidienne, le contrôle de sa manière de dépenser et de son impulsivité. Les apprentissages relevant des finances personnelles concernent aussi, comme chez Charles, les apprentissages relationnels et affectifs ou liés au développement personnel dans la façon d’aborder l’avenir ou de négocier des priorités avec une personne conjointe. Cette complexité est aussi marquée, dans certains parcours, par un chevauchement de contextes d’apprentissage qui contribue à la constitution des acquis dans un même domaine. À titre d’exemple, la musique a donné lieu, chez Jade, à une combinaison d’apprentissages relevant de cours privés (contexte non formel), de découvertes dans le cadre de tournées avec un band (contexte informel) et de ceux effectués dans le cadre universitaire (contexte formel). Enfin, les apprentissages repérés sont fréquemment réflexifs, notamment ceux associés à la catégorie des apprentissages relationnels et affectifs ou liés au développement personnel, traduisant la distanciation prise par les jeunes adultes par rapport à leurs expériences de vie.

4.3 Singularité des parcours d’apprentissage

Maintenant que nous avons posé à larges traits des éléments transversaux des parcours d’apprentissage de jeunes adultes en situation de précarité, nous revenons sommairement sur les six cas en mettant en lumière la thématique dominante et la singularité de chacun. Ces thématiques peuvent revenir dans d’autres témoignages, mais sans qu’elles dominent le propos.

4.3.1 Benjamin: gérer son impulsivité et mobiliser son sens pratique

Benjamin a appris à être moins impulsif, apprentissage transversal à plus d’une expérience de vie (emménagement dans un premier appartement, premier «vrai job» pendant plusieurs mois, congédiement, relations amoureuses difficiles, formation en milieu de travail, etc.), la gestion de son impulsivité étant un fil conducteur de son parcours d’apprentissage. Tout au long de l’enquête, cet apprentissage est encouragé, valorisé, renforcé par ses proches (père, mère, amoureuse et parents de son amoureuse). Pour ce jeune adulte, réfléchir avant d’agir – apprendre à être moins impulsif – est aussi synonyme de persévérance et de réussite dans le cadre d’une formation qualifiante en entreprise où il apprend notamment par la pratique. Il réalise alors que sa préférence pour apprendre passe par la modélisation et la pratique: «Si tu veux me faire apprendre […] c’est que tu me le montres pour de vrai.» Cette expérience de la réussite lui permet alors de reprendre confiance en lui, en sa capacité d’apprendre; elle l’amène à se projeter, à vouloir relever des défis, et même, à envisager un retour aux études.

4.3.2 Charles: découvrir le goût de la stabilité

Les expériences significatives de Charles dans la période de l’étude sont marquées par des expériences de travail et des expériences amoureuses procurant de grandes joies et aussi un lot d’épreuves, «oui les transitions peuvent être dures», dit-il, qu’il associe à une vie réussie et à une stabilité qu’il a peu connue avant. Cette quête de réussite de sa vie amoureuse et familiale, nourrie par un emploi lui apportant un bon revenu, représente un fil conducteur de son parcours. Tout au long de l’enquête, Charles souligne le regard approbateur de son entourage, de ses amis et de sa mère notamment: «Ils sont juste contents pour moi parce que je réussis ma vie, là.» Les apprentissages relationnels semblent centraux dans cette réussite. Au dernier entretien, Charles constate que sa vie s’est stabilisée s’il la compare avec ce qu’il vivait auparavant:

Je voyais pas le boute, puis j’essayais de me restabiliser, puis ça marchait pas. […] Là, je suis stable, puis j’ai pris le goût à cette stabilité-là. C’est ça la vie, c’est travailler, gagner son argent, payer son loyer, payer toutes ses comptes, garder de l’argent, être heureux avec ta blonde, c’est plus que… attends ton chèque de B.S.[8], puis essaie de survivre jusqu’au mois prochain.

Charles perçoit qu’il lui faut «voir plus loin» et préparer l’avenir; c’est, selon lui, le temps mis à préparer ce qui vient qui lui permet «de savourer» la vie au moment présent.

4.3.3 Christopher: mieux comprendre sa condition de santé et en faire une alliée

La condition de santé de Christopher, soit celle associée au trouble du spectre de l’autisme, est un fil conducteur de son parcours pendant l’enquête. Il apprivoise sa condition, rencontre des gens qui en ont une semblable, apprend à la nommer d’une façon positive et qui a du sens pour lui. Aux deux premières vagues, il mentionne des crises et des hospitalisations en santé mentale, et un effort pour mieux comprendre ce qu’est l’autisme. À partir du troisième entretien, il rapporte être engagé dans un organisme communautaire où il a fait notamment la rencontre de sa «copine». Il dit avoir compris qu’«être autiste n’était pas une maladie mentale, mais une différence cognitive», ce qui semble vouloir dire pour lui que, malgré ses limites, il a la capacité de «fonctionner» et d’évoluer. Au fur et à mesure qu’il développe une nouvelle représentation de sa condition, Christopher entre en relation de manière significative avec les autres; il se dit même qu’il est «très sociable» et qu’il aime «le contact humain».

4.3.4 Jade: faire confiance à sa passion et à son talent musical

Les expériences significatives de Jade pendant la période de l’enquête ont souvent comme dénominateur commun la musique. Les apprentissages réflexifs dans la vie de Jade constituent une réserve latente qui lui permet de donner du sens à ce qu’elle vit; à ce titre, celui qui consiste à affirmer ses choix: «Ce que j’ai appris le plus […] c’est que dans le fond, ça va bien mieux quand je fais les choses que je veux vraiment!» Les apprentissages repérés dans le parcours de Jade sont généralement influencés et appuyés par son entourage. À la suite de la rencontre d’autres jeunes adultes au cours d’un voyage, elle réinvestit sa passion pour la musique, puis joue dans un band et s’autorise à devenir musicienne professionnelle: «J’ai réalisé que je voulais vraiment jouer de la musique.» Admise à l’université à la suite d’une audition[9], elle dit devoir travailler très fort, y réaliser de très nombreux apprentissages, différents de ceux que l’expérience de vie et la musique avec ses pairs lui apportent, et revenir peu à peu «à la société normale». Tout au long de l’enquête, la musique renvoie à une grande variété d’apprentissages.

4.3.5 Mélodie: apprendre de la vie et des personnes rencontrées

Les expériences significatives que rapporte Mélodie concernent souvent ses parents, qui ont d’importants problèmes de santé et dont elle se sent responsable, tout particulièrement lors des trois premiers entretiens. Un fil conducteur de son parcours est alors celui de se consacrer aux personnes ayant des problèmes de santé ou ayant un handicap (sera aide-éducatrice auprès d’enfants en situation de handicap). Elle y apprend à mieux communiquer, à agir avec plus de retenue: «J’ai appris à y aller doucement.» Il ressort cependant qu’à partir de la vague 4, alors que sa nouvelle relation amoureuse la met en contact avec une figure maternelle qui lui ouvre des avenues qu’elle n’a jamais connues avant, les apprentissages de Mélodie s’élargissent et donnent davantage de place à l’expression de soi et à ses divers intérêts. De plus, elle apprend à se connaître, à interagir avec son amoureux et ses proches en dehors d’une relation d’aidante. De fait, à partir du quatrième entretien, elle fait des apprentissages qui reflètent une certaine émancipation: apprendre à cuisiner et à faire un jardin, etc. La vie elle-même, dit-elle, «te fait grandir», «te fait mûrir». La forme même de l’enquête lui donne un recul au bout de cinq ans:

Écoute, on part de 21 ans ou 22 ans à peu près 26 ans aujourd’hui. C’est pas la même fille à 21 ans qu’à 26 ans là, c’est différent, puis je vois, année en année, avec toi [la personne intervieweuse] qu’est-ce que ça a l’air.

4.3.6 Olivia: apprendre à s’affirmer

Tout au long de l’enquête, Olivia désigne, dans ses expériences de vie tant familiales qu’amoureuses, plusieurs apprentissages qui ont pour caractéristique d’avoir été faits en réaction à des événements et à des conditions de vie difficiles: conditions de vie matérielles éprouvantes, deuil d’une grand-mère qui l’encourageait, vie amoureuse marquée par la violence et les ruptures, fausse couche et pertes d’emploi. Olivia dit apprendre de toutes ses difficultés rencontrées et de ses nombreuses tentatives de les surmonter. Ainsi, les épreuves de la vie constituent un fil conducteur de son récit. Malgré des situations de vie qui demeurent difficiles tout au long de l’enquête, Olivia mentionne, à quelques reprises, qu’elle se voit évoluer et devenir «plus capable» de s’affirmer, de se faire respecter et de continuer à vivre: «C’est ça qu’j’suis fière. J’suis capable de vraiment clairement dire […] c’que j’pense. Avant je n’étais pas capable. J’me renfermais. J’me laissais faire.»

4.4 Adversité et altérité: au coeur du rapport au savoir en période de précarité

L’analyse révèle deux éléments récurrents dans le rapport au savoir des jeunes adultes en situation de précarité au moment de l’enquête. Il s’agit de la forte présence de l’adversité ainsi que la rencontre de personnes significatives leur permettant d’apprendre. Par adversité nous désignons les nombreuses ruptures amoureuses, certaines marquées par la violence, les trahisons, la pauvreté, la maladie et les dépendances de proches, la perte d’un emploi, des deuils divers (mort d’un proche, fausse couche, etc.). Comme mentionné plus haut, l’adversité est très présente dans le rapport au monde de jeunes fréquentant un lycée professionnel (Charlot, 2001a) et c’est aussi le cas dans le présent échantillon. Les six jeunes adultes ont le réflexe de tirer leçon des difficultés rencontrées. Dans les entretiens, et dans leur vie sans doute selon une intensité variable selon les personnes et les séquences, ils cherchent et trouvent des explications aux épreuves qu’ils traversent. Ils font référence aux expériences difficiles du passé pour justifier des décisions, réajuster une manière de faire ou de réagir ou encore pour provoquer des changements.

Par ailleurs, leur propos montre bien l’importance des autres, au coeur du concept de rapport au savoir, et plusieurs visages de l’altérité contribuent à l’expérience d’apprendre des six jeunes adultes, certains jouant un rôle plus central et positif que d’autres, parfois contribuant à un point tournant dans leur parcours. Benjamin croise une agente d’Emploi-Québec qui lui ouvre la possibilité de se former en milieu de travail. Grâce à l’opportunité offerte, il fait la rencontre d’un mentor qui l’inspire et vit une première expérience de formation couronnée de succès. Christopher mentionne le rôle d’un intervenant communautaire qui le met en contact et le soutient dans son entrée dans une organisation qui devient un point pivot de son existence, où il apprend à mieux se connaître, développe ses talents d’organisateur et de conférencier et envisage «plus positivement» sa vie. Charles, au contact de ses amoureuses, comprend peu à peu que la réussite à laquelle il aspire depuis le début de l’enquête repose sur une forme de stabilité et il prend pour modèle chacune d’elles, par exemple, l’une pour sa persévérance dans ses études collégiales, une autre pour son engagement face à son enfant. Chez Jade, le projet de retour aux études est influencé par les personnes musiciennes rencontrées sur sa route dont un musicien expérimenté qui la soutient dans son retour aux études. Chez Mélodie, la présence et les échanges avec la mère, une infirmière, de son plus récent partenaire amoureux, qui a lui aussi un handicap intellectuel, l’incite à prendre du recul sur sa manière de prendre en charge ses parents. Elle se sent appuyée, comme jamais elle ne l’a senti, dans des apprentissages qui contribuent à son épanouissement personnel, tout en gardant son intérêt pour l’aide à autrui. Seul le récit d’Olivia ne comporte pas d’autrui significatif qui semble jouer un rôle positif dans l’expérience d’apprendre.

4.5 Évolution du rapport au savoir

Dans l’analyse de l’évolution du rapport au savoir au fil de l’enquête, deux marqueurs d’évolution sont dégagés: la dynamique des apprentissages (axe réactivité/proactivité), le lieu et la directionnalité des apprentissages (axe privé/public). D’une part, le pôle réactivité caractérise le rapport au savoir où l’apprentissage est suscité par des expériences de vie qui sont, le plus souvent, marquées par l’adversité. L’apprentissage apparaît alors comme une réponse à des changements ou à des difficultés en vue de s’adapter, de surmonter et, parfois même, de survivre à une épreuve. L’immédiateté est alors au coeur du rapport au savoir. Quant au pôle proactivité, il caractérise le rapport au savoir où l’apprentissage relève souvent d’une volonté de prendre en main une situation, de se rendre à un autre niveau de connaissance ou de compétence ou de se projeter dans l’avenir. Le temps présent orienté vers l’avenir proche est alors au coeur du rapport au savoir. D’autre part, le pôle privé caractérise le rapport au savoir où l’apprentissage prend sa source dans la vie privée des jeunes adultes, qu’il s’agisse de vie amoureuse, domestique ou familiale. Le pôle public caractérise un rapport au savoir plus orienté vers l’apprentissage découlant d’expériences dans le monde du travail, aux études ou dans un engagement citoyen.

La mise à plat de ces deux axes (figure 1) permet de repérer une évolution du rapport au savoir des six jeunes adultes, à partir d’événements qu’ils jugent significatifs. Lors de la première vague, tous choisissent d’approfondir un événement (p. ex.: rupture amoureuse, hospitalisation) qui relève de la réactivité et de la vie privée dans un rapport au savoir dominé par l’adversité, un phénomène sans doute particulièrement présent chez les personnes en situation de vulnérabilité sociale.

Figure 1

Rapport au savoir et son évolution au fil du parcours d’apprentissage de jeunes adultes

Rapport au savoir et son évolution au fil du parcours d’apprentissage de jeunes adultes

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Pour Olivia, une grande part des apprentissages repérés sont inscrits dans l’univers de la vie privée (familiale et amoureuse) et, pour la plupart, ils sont tributaires des événements. Cette jeune adulte est aux prises avec des situations d’abus et de violence dans ses relations familiales et amoureuses, des problématiques dont le dénouement s’avère long et complexe. Encore en survie, son rapport au savoir demeure tout au long de l’enquête réactif et situé dans l’univers de la vie privée. Malgré tout, on observe une certaine évolution, identifiable notamment à travers cette impression dont elle fait part de se sentir davantage capable de s’exprimer, de s’affirmer.

Charles et Mélodie, qui au début mettaient l’accent sur l’apprentissage relationnel et disaient apprendre à s’adapter, à «vivre avec» et «à aimer» malgré des difficultés relationnelles, témoignent au fil du temps d’un rapport au savoir plus proactif. De fait, l’évolution du rapport au savoir de Mélodie est marquée par le passage d’apprentissages réalisés en réaction aux défis qui ont été les siens vers des apprentissages qui sont devenus peu à peu, à partir du quatrième entretien, plus centrés sur ses intérêts et ses projets personnels: cuisiner, jardiner, dialoguer dans le couple, faire du scrapbooking, etc. Pour Charles, on peut constater, à partir du troisième entretien, la présence d’apprentissages qui traduisent une volonté de se responsabiliser associée à des projections dans l’avenir.

Les parcours d’apprentissage de Benjamin, Christopher et Jade laissent penser qu’un rapport au savoir réactif et centré sur la vie privée évolue vers un rapport au savoir plus proactif davantage inscrit dans le monde public. En effet, Benjamin, Christopher et Jade sont passés d’apprentissages réalisés en réaction aux situations pour en arriver peu à peu à faire, respectivement, des apprentissages qui se sont inscrits dans le monde du travail, dans l’engagement communautaire ou dans le monde scolaire. On observe, chez chacune de ces personnes, un rapport au savoir moins teinté par l’adversité ainsi que des apprentissages qui permettent de s’approprier un monde à l’extérieur de soi et de se projeter davantage vers un temps plus long qu’au début de l’enquête. Cependant, lorsqu’ils abordent la question scolaire, les jeunes adultes adoptent une distance critique qu’ils rattachent, pour une large part, à des expériences scolaires difficiles ou peu adaptées à leurs besoins de leur parcours antérieur.

5. Discussion et conclusion

L’analyse montre que les jeunes adultes ont appris dans et par la vie, que leur rapport au savoir et leur parcours d’apprentissage peuvent être vus comme les points de rencontre d’une somme d’expériences de la vie personnelle, professionnelle, scolaire ou citoyenne à travers lesquels ils ont appris, tant bien que mal, à se définir et à définir leur être au monde. Ils positionnent ainsi l’école de la vie au fondement même de leur parcours d’apprentissage pendant la période de l’enquête. Le concept de rapport au savoir, comme analyseur des parcours d’apprentissage de ces jeunes adultes en situation de précarité, paraît pertinent même s’il a été développé dans le contexte de la fréquentation scolaire obligatoire. La dimension épistémique incite à porter attention à ce qui est appris et à l’activité d’apprendre par le sujet, qu’elle soit structurée par des instances de socialisation, par des proches ou par les impératifs de la vie et des événements. La dimension identitaire permet de documenter comment, dans des mondes différents (travail rémunéré, engagement social, art, vie quotidienne), chaque jeune apprend pour devenir un peu plus lui-même au contact de l’autre, des autres. En analyse processuelle (Mendez et al., 2010), ces deux dimensions recouvrent des ingrédients clés dans l’élaboration du parcours d’apprentissage. L’identification à autrui joue un rôle moteur important dans les six parcours d’apprentissage documentés et les jeunes témoignent de la rencontre de ce qui semble pour plusieurs un premier modèle donnant du sens à la vie qu’ils souhaitent vivre et aux apprentissages qu’ils veulent faire. Les interactions sociales sont ainsi au coeur de leur parcours d’apprentissage et de sa singularité. Quant à la classification des apprentissages, l’analyse de parcours de jeunes adultes en situation de précarité montre que ce sont ceux d’ordre relationnel et affectif ou de développement personnel qui reviennent le plus souvent dans le propos. Si la méthode de l’enquête peut introduire un biais réflexif, elle est loin de tout expliquer puisque les propos sur les leçons diverses qu’inspirent notamment les épreuves et la quête d’autonomie sont récurrents. Pour ces jeunes adultes, la vie quotidienne est la deuxième source principale des apprentissages, mais comme on l’a vu plus haut l’entrée dans la vie adulte avec l’aide de dernier recours de l’État ou un salaire d’un emploi peu rémunéré oriente les savoir-faire que l’on acquiert. Les deux autres catégories, soit celle des apprentissages intellectuels ou scolaires et celle des apprentissages professionnels, sont présentes, mais moins apparentes dans le propos. Bien que la triade «formel, non formel et informel» semble parfois encore utile pour distinguer des contextes, le concept de rapport au savoir paraît beaucoup plus fécond pour mieux comprendre comment, par exemple, la précarité au sein d’une relation conjugale peut susciter des occasions d’apprentissage.

Avant d’aller plus loin dans la discussion, il paraît important de rappeler trois limites de l’étude ici convoquée. Tout d’abord, il importe de rappeler que la présente analyse du rapport au savoir et de son évolution ne tient pas compte de tous les apprentissages réalisés et que la collecte de données se limitait à l’approfondissement d’un ou de quelques événements. Une deuxième limite est que l’ELJASP n’est pas une enquête sur le parcours d’apprentissage en tant que tel, mais sur l’apprentissage dans les transitions. Une troisième est que les six jeunes adultes ne peuvent représenter l’ensemble des situations de précarité dans le passage à l’âge adulte amorcé sans diplôme du secondaire. Notre analyse n’a aucune prétention de généralisation. Néanmoins, elle ouvre des avenues permettant de saisir certains des défis de documenter les parcours d’apprentissage dans des situations sociales moins structurées que celles du monde scolaire.

La perspective longitudinale de l’ELJASP, où les analyses synchronique et diachronique se complètent, permet de dégager des articulations s’inscrivant dans une durée plus longue que celle couramment rencontrée dans les études sur le rapport au savoir. En effet, la mobilisation du concept de rapport au savoir de Charlot, du moins dans l’état de son développement actuel et avec les données à notre disposition, semble laisser dans l’ombre certains éléments du parcours d’apprentissage, comme les séquences, et le fait que des éléments clés du parcours peuvent rester dans l’ombre pendant un moment avant de reprendre de l’importance. Revenons ici sur le fait que la population de la présente étude est composée de jeunes adultes qui, pour des motifs variés, ont connu une interruption de leurs études secondaires avant l’obtention d’un diplôme. Il s’agit là d’un fait, mais dont les jeunes ne parlent pas spontanément quand on les interroge sur des moments importants. Très peu de personnes interviewées choisissent un moment ou événement scolaire à approfondir. Jade est la seule à le faire à la dernière vague. Cependant, cela ne veut pas dire que l’expérience scolaire n’est pas marquante dans le parcours d’apprentissage. Au contraire, cette expérience semble baliser une partie du sentier[10], c’est-à-dire qu’elle maintient à distance critique l’institution scolaire. Ainsi, la variable factuelle et chronologique (avoir interrompu sa scolarité avant le diplôme) ne peut suffire pour saisir le parcours d’apprentissage que nous définissons comme une histoire reconstruite, par le sujet apprenant ou par l’analyste, à partir des expériences d’apprentissage relevant des différentes sphères de vie des sujets engagés dans leur rapport à soi, aux autres et au monde sur une période plus ou moins longue de leur vie. Le fait de procéder par vagues permet aux jeunes interviewés de revenir sur certains éléments de leur parcours, parfois de les réinterpréter en écho à de nouvelles expériences. Ainsi, si on constate que plusieurs catégories analytiques du concept de rapport au savoir rejoignent celles de l’analyse processuelle en matière de contextes, d’ingrédients et de moteurs (Mendez et al., 2010), le concept de rapport au savoir est peu loquace pour soutenir une collecte et une analyse de données sur les séquences d’un parcours d’apprentissage. Ici, ce sont les instruments propres à la recherche processuelle ou à l’approche narrative biographique qui s’avèrent avantageux.

La pertinence scientifique de s’intéresser au rapport au savoir de jeunes adultes non diplômés en situation de précarité est donc ici réaffirmée, mais s’avère insuffisante pour documenter l’épaisseur et la complexité du parcours d’apprentissage de jeunes adultes qui apprennent souvent dans des contextes assez peu structurés. Aussi, d’autres études sont nécessaires pour approfondir la compréhension de ces parcours. Elles le sont aussi pour d’autres populations en situation de vulnérabilité sociale, comme les personnes aînées vivant en résidence privée ou en milieu de soins prolongés. Cette analyse ouvre des pistes pour soutenir l’intervention en mettant en lumière de nombreuses opportunités d’apprendre qu’offrent les différentes instances de socialisation, scolaires ou non, et l’engagement dans la réflexivité des jeunes adultes, incluant ceux considérés en difficulté d’apprentissage dans le cadre scolaire. Il s’agit-là d’un résultat qui mériterait d’être porté à l’attention des personnes intervenantes qui ont à coeur de soutenir des changements significatifs dans la vie de jeunes adultes en situation de précarité.