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Introduction

Le verrouillage de larges pans de la vie sociale et économique consécutif à la crise sanitaire de la Covid-19 a constitué un choc exogène ayant des impacts particulièrement négatifs sur les acteurs sociaux les plus vulnérables (Kuckertz et al., 2020 ; Miklian et Hoelscher, 2022) et, notamment, sur les entrepreneures (Foss, 2021 ; Foss, Lewis et Henry, 2020 ; Martinez Dy et Jayawarna, 2020). En mobilisant la notion de leadership entrepreneurial (désormais LE) de crise, nous chercherons à comprendre les stratégies et processus mis en place par des dirigeantes de PME face à une situation d’adversité (Shepherd et Williams, 2020) comme celle de la crise de la Covid-19. Nous verrons notamment comment leurs logiques d’action apparaissent traversées par un subtil équilibre entre décisions stratégiques d’exploitation et d’exploration et une mise en oeuvre reposant tant sur des processus opératoires que relationnels.

En première lecture, une crise peut être examinée comme une expérience subjective et sociale, celle d’une rupture, d’une discontinuité majeure qui déconstruit un système agencé dans ses différentes dimensions et s’accompagne d’un sentiment de menace subjectivement vécu au niveau social et individuel (Giust-Desprairies, 2019). La complexité des situations de crise peut s’analyser dans une double perspective (Barus-Michel, Giust-Desprairies et Ridel, 2014). La première s’intéresse à la manière dont le processus critique affecte les systèmes symbolique, imaginaire et fonctionnel qui traversent les entités sociales. La seconde étudie son impact spécifique sur les registres de pratiques relatifs au champ social et organisationnel, mais aussi de la subjectivité et de l’intersubjectivité. Nous inscrirons notre travail dans cette seconde perspective en tenant compte de la singularité du contexte dans lequel sont encastrées les entrepreneures (Baker et Welter, 2020 ; Henry, Foss, Fayolle et Walker, 2015 ; Hughes, Jennings, Brush, Carter et Welter, 2012 ; Welter, 2011 ; Welter, Baker et Wirsching, 2019).

Nous définirons le LE de crise comme un processus dynamique par lequel, dans des situations d’adversité, des entrepreneures jouent un rôle de leader dans l’identification, l’évaluation et l’exploitation de nouvelles opportunités tout en suscitant une adhésion et un engagement de leurs parties prenantes internes et externes à leur scénario entrepreneurial (Hejazi, Malei et Naeiji, 2012 ; Leitch et Volery, 2017). La littérature admet très largement que le LE a pour corollaire la figure du leader entrepreneur qui l’incarne dans des registres d’action stratégique (reconnaissance d’opportunité, création et concrétisation d’une vision, etc.) et opératoire (capacité à mobiliser les détenteurs de ressources clés, etc.) destinés à créer de la valeur (Fontana et Musa, 2017 ; Huang, Ding et Chen, 2014 ; Leitch et Volery, 2017). Nous appréhenderons ici le LE dans une approche pratique de l’expérience vécue par des leaders entrepreneures dans une situation singulière de crise (Campbell, 2002). Notre échelle d’observation s’inscrit ainsi dans une démarche d’individualisme méthodologique compréhensive d’inspiration wébérienne (Weber, 1965) qui explique les phénomènes sociaux à partir des actions et des croyances des individus (Foss et al., 2020 ; Manolova, Brush, Edelman et Elam, 2020 ; Portuguez Castro et Gómez Zermeño, 2020).

Sans prétendre cerner toutes les dimensions du LE, notre étude s’intéresse à l’une de ses déclinaisons dans un contexte d’adversité. Sur ce point, beaucoup de travaux restent à mener sur les perceptions des leaders entrepreneures et leurs pratiques, en vue d’affiner et d’étoffer la conceptualisation de ce phénomène complexe et équivoque (Kakabadse, Tatli, Nicolopoulou, Tankibayeva et Mouraviev, 2018). Notre population d’étude se compose de leaders entrepreneures expérimentées à la tête de PME françaises. La singularité de ces femmes est d’inscrire leur projet dans une logique de croissance et de développement sur le long terme (Harrison et Leitch, 2018 ; Leitch, McMullan et Harrison, 2013 ; McGrath et MacMillan, 2000). Elles restent peu étudiées tant les recherches tendent à se focaliser sur les entrepreneurs naissants, en particulier dans les contextes de crise (Greene et Rosiello, 2020 ; Kuckertz et al., 2020), et ce, sans considération des effets du genre (Dean, Larsen, Ford et Akram, 2019 ; Hechavarria, Bullough, Brush et Edelman, 2019 ; Henry et al., 2015 ; Howard et Halkias, 2019 ; Lewis, 2015).

L’article se structure autour de trois sections. La première aborde les questions théoriques autour des notions de LE et de LE de crise. Après avoir présenté notre approche méthodologique et les caractéristiques de nos répondantes dans une deuxième section, nous restituerons les résultats empiriques dont les apports seront développés dans la discussion. L’analyse de nos données nous conduira à relativiser la pertinence de la notion de genre pour penser la spécificité des comportements entrepreneuriaux dans une situation de crise. Rejoignant les thèses de certains sociologues (Duru-Bellat, 2017 ; Singly, 2005), nos résultats tendent à montrer que la prégnance de la notion de genre doit être relativisée pour appréhender les logiques d’action déployées dans un contexte de crise tant il paraît difficile de pouvoir a priori étendre ce concept « à l’ensemble de la vie psychique, pour déterminer ce que l’on est et ce que l’on fait dans tous les domaines » (Duru-Bellat, 2017, p. 18).

1. Questions théoriques et analytiques autour du LE

1.1. Le leadership entrepreneurial (LE)

Traversés par des courants de pensée composites, le leadership (Bryman, Collinson, Grint, Jackson et Uhl-Bien, 2011 ; Rumsey, 2012) et l’entrepreneuriat (Acs et Audretsch, 2010 ; Casson, Yeung, Bassu et Wadeson, 2006) s’inscrivent dans une longue tradition de recherche dans les sciences du management. Dans un cadre organisationnel, le leadership renvoie à la capacité d’un individu (le leader) à créer des scénarios visionnaires et à les utiliser pour influencer, mobiliser et fédérer des individus et/ou des groupes compétents et impliqués pour atteindre des objectifs et contribuer efficacement à la réalisation d’une action collective sous-jacente à ces scénarios (Yukl et Gardner III, 2013). Phénomène organisationnel en connexion avec la création, la croissance ou la reprise d’entreprise, l’entrepreneuriat peut se définir comme l’acte porté par un acteur social qui confère à diverses ressources une nouvelle capacité à créer de la valeur pour des parties prenantes (Verstraete et Fayolle, 2005). Ancré dans cette double filiation, le LE apparaît comme un « nouveau paradigme » (Harrison, Paul et Burnard, 2019), tiraillé entre des approches plurielles (Carsud, Renko-Dolan et Brännback, 2018 ; Leitch et Harrison, 2018b ; Roomi et Harrison, 2011), qui explore les chevauchements conceptuels entre ces deux champs disciplinaires, leurs thèmes communs, leurs liens et convergences ou encore les similitudes entre leaders et entrepreneurs (Cogliser et Brigham, 2004 ; Harrison, Paul et Burnard, 2019 ; Kuratko, 2007 ; Leitch et Harrison, 2018b ; Vecchio, 2003).

Pour illustrer la complexité des relations entre les deux domaines, Leitch et Harrison (2018a) notent que ce concept peut être vu comme un style de leadership (primauté accordée au leadership), un état d’esprit entrepreneurial (accent mis sur l’entrepreneuriat qui apparaît comme l’essence de leadership) ou encore l’interface entre les deux domaines avec leurs thèmes communs (vision, influence, résolution de problème, prise de décision, etc.). Cette distinction pose la délicate question des liens et des frontières entre ces deux champs de recherche qui apparaissent incertains (Gupta, MacMillan et Surie, 2004 ; Smith, 2018). En effet, d’un côté, l’entrepreneuriat peut être vu comme un type de leadership qui se déploie dans un contexte spécifique (Robinson, Goleby et Hosgood, 2006 ; Vecchio, 2003). D’un autre, le leadership est parfois analysé comme un facteur influant, voire incluant, l’entrepreneuriat (Ensley, Pearce et Hmieleski, 2006 ; Felix, Aparicio et Urbano, 2019). De plus, comme le sous-tend la notion de leaders entrepreneurs (Leitch et Harrison, 2018 ; Leitch, McMullan et Harrison, 2013 ; McGrath et MacMillan, 2000), l’idée selon laquelle un entrepreneur puisse être considéré, directement ou indirectement, comme un leader n’est pas nouvelle en soi, voire apparaît presque tautologique (Carsud et al., 2018). En effet, cet acteur occupe de facto une position de leader dans l’organisation au sein de laquelle il assume des activités de pilotage, d’animation et de régulation, et ce, tant au niveau stratégique qu’opérationnel (Ensley, Pearce et Hmieleski, 2006). En impulsant l’orientation entrepreneuriale et les décisions stratégiques afférentes, il doit notamment savoir s’appuyer sur ses collaborateurs pour saisir des opportunités d’affaires et atteindre ses objectifs (Röschke, 2018) tout en mobilisant des parties prenantes externes susceptibles de l’aider à concrétiser son intention entrepreneuriale (Volery et Mueller, 2018). En ce sens, l’entrepreneuriat peut s’appréhender comme un type de leadership qui se déploie dans un contexte entrepreneurial spécifique (Leitch et Harrison, 2018a ; Vecchio, 2003).

Toujours à la recherche de son identité tiraillée, entre recherche et pratique, entre des approches orientées vers le contexte (facteurs environnementaux favorisant l’émergence du LE) ou sur le contenu (centrées sur la nature et les pratiques du LE), cette notion protéiforme fait l’objet de multiples définitions qui accordent une primauté plus ou moins marquée à la dimension managériale (leadership) ou entrepreneuriale du LE (Leitch et Volery, 2017). Largement conjugué au masculin (Dean et Ford, 2017 ; Hamilton, 2014 ; Harrison, Leitch et McAdam, 2015 ; Henry et al., 2015 ; Howard et Halkias, 2019 ; Lewis, 2015 ; Markussen et Røed, 2017), le leader entrepreneur combine plusieurs caractéristiques, comme une capacité à savoir engager et mobiliser les acteurs organisationnels vers la recherche continue d’opportunités, à susciter une discipline pour poursuivre ces dernières et les remettre constamment en question, à savoir adapter ou renouveler (si nécessaire) leur modèle d’affaires, à développer un esprit entrepreneurial susceptible de favoriser l’innovation ou encore à se focaliser sur la mise en oeuvre de leur projet entrepreneurial (Bagheri et Harrison, 2020 ; Bagheri et Pihie, 2011 ; Cogliser et Brigham, 2004 ; McGrath et MacMillan, 2000). Cette notion met ainsi l’accent sur l’adoption d’une approche stratégique de l’esprit d’entreprise afin de soutenir la mise en oeuvre d’initiatives entrepreneuriales destinées à permettre une création continuelle de valeur (investissement dans de nouvelles opportunités sur le marché, etc.) dans des environnements entrepreneuriaux incertains (Gupta, MacMillan et Surie, 2004). Certains chercheurs suggèrent ainsi que le LE procède d’un style de pilotage transformationnel des firmes pour faire face à des environnements incertains, volatiles, ambigus et complexes, ainsi que pour stimuler et améliorer la créativité, l’innovation et la reconnaissance des opportunités d’affaires dans tous types d’entreprises (Fontana et Musa, 2017 ; Freeman et Siegfried, 2015 ; Karol, 2015 ; Swiercz et Lydon, 2002) et, plus spécifiquement, dans les petites structures (Huang, Ding et Chen, 2014 ; Koryak et al., 2015 ; Leitch, McMullan et Harrison, 2013). Orienté de manière simultanée vers les tâches et les individus (Sklaveniti, 2017), il apparaît comme un élément clé par lequel les entrepreneurs peuvent maintenir la compétitivité de leur firme grâce à une adaptation à des contingences émergentes de leurs environnements dynamiques et changeants (Harrison et al., 2019 ; Ishak, Che Omar et Manaf, 2021).

L’étude de ce phénomène s’est organisée autour de la compréhension des comportements et des contextes qui favorisent ou limitent la capacité des entrepreneurs à diriger et mobiliser les autres vers la cocréation et l’exploitation d’opportunités (Cogliser et Brigham, 2004 ; Gupta, Turban et Pareek, 2013 ; Leitch et Volery, 2017 ; Reid, Anglin, Baur, Short et Buckey, 2018). Si une approche dispositionnelle, voire essentialiste, a longtemps prévalu, les travaux s’accordent désormais à reconnaître que le LE doit être analysé comme le résultat d’un processus social en construction. Il s’agit dès lors de saisir les interactions entre les entrepreneurs et les différentes dimensions de leur environnement, leurs parties prenantes et leur contexte d’action pour comprendre ce qu’ils sont et font (Diaz Garcia et Welter, 2011 ; Harrison et Leitch, 2018 ; Kempster et Cope, 2010 ; Tlaiss et Kauser, 2019).

1.2. Le leadership entrepreneurial de crise

Le concept de LE fournit-il un cadre d’interprétation théorique fécond pour appréhender les logiques d’action des entrepreneurs faisant face à une situation de crise, comme celle de la pandémie de la Covid-19 ? Différents auteurs répondent par l’affirmative tant cette crise sanitaire a déstructuré les contextes d’action des entreprises, les projets entrepreneuriaux et la gestion des relations avec leurs parties prenantes (Belitski, Guenther, Kritikos et Thurik, 2022 ; Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Ishak, Che Omar et Manaf, 2021 ; Newman, Obschonka et Block, 2022). Dans cette veine, nous chercherons à montrer en quoi le LE de crise fournit une grille d’interprétation pertinente pour rendre compte des raisons et motifs sous-jacents aux logiques d’action des entrepreneures confrontées à des situations adverses. Cependant, avant de proposer une définition du LE de crise, il convient de clarifier ce que recouvre la notion de crise.

Dans le champ de l’entrepreneuriat, le nombre d’études sur la crise a augmenté de façon substantielle cette dernière décennie (Doern, Williams et Vorley, 2019 ; Shepherd et al., 2020 ; Williams, Gruber, Sutcliffe, Shepherd et Zhao, 2017). La pandémie a clairement renforcé l’intérêt pour ce thème de recherche (Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Newman, Obschonka et Block, 2022). Au-delà de la nature fragmentée de la littérature, on peut distinguer deux grandes conceptualisations, à savoir la crise comme événement ou comme processus (Williams et al., 2017).

Dans une approche événementielle, une crise est perçue par les dirigeants et les parties prenantes comme un événement imprévisible, saillant et potentiellement perturbateur, porteur de menaces et d’opportunités qui nécessite une réponse urgente (Doern, Williams et Vorley, 2019 ; Shepherd et Williams, 2020 ; Wu, Shao, Newman et Schwarz, 2021). Revenons rapidement sur les principales caractéristiques permettant de différencier les crises d’autres événements organisationnels. Tout d’abord, une crise se rapporte à des événements inhabituels et peu probables pour lesquels les dirigeants ont peu de préparation et d’expérience de gestion. Ensuite, les épisodes de crise se caractérisent par leur saillance. Selon Wu et ses collègues (2021), ce terme se définit par deux attributs spécifiques, à savoir l’importance perçue de son impact pour l’entreprise et l’urgence de la réponse à apporter pour faire face aux risques immédiats. L’importance et l’urgence perçues des crises se traduisent par une pression temporelle (variable selon les risques perçus) sur les dirigeants et la forte incertitude autour des incidences de leurs décisions. Enfin, la troisième caractéristique des crises est leur fort potentiel de perturbation du fonctionnement organisationnel (Liguori et Pittz, 2020), de la situation financière des entreprises, de leurs modèles d’affaires (Saebi, Lien et Foss, 2017). À ce titre, elles peuvent encourager les entrepreneurs à faire évoluer, adapter ou réinventer ces derniers ou encore à saisir des opportunités émergentes (Doern, 2021 ; Kuckertz et al., 2020 ; Ritter et Pedersen, 2020 ; Seetharaman, 2020 ; Thorgren et Williams, 2020). Elles peuvent également offrir aux entreprises de nouvelles possibilités d’améliorer leurs performances (Wan et Yiu, 2009) et s’accompagner de nombreux effets positifs sur l’initiative entrepreneuriale (Davidsson, Recker et von Briel, 2021 ; Klyver et Nielsen, 2021). Certains auteurs considèrent que les petites structures et les firmes entrepreneuriales, de par leur flexibilité stratégique et organisationnelle, auraient une capacité de résilience plus forte que les grandes firmes pour faire évoluer leur modèle d’affaires dans des situations adverses en sachant mieux reconnaître, évaluer et exploiter de nouvelles opportunités (Davidsson, 2015 ; Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Williams et al., 2017).

L’approche processuelle de la crise insiste sur la temporalité de son déploiement à travers une succession de phases (dont le nombre varie selon les auteurs) dans lesquelles l’événement déclencheur doit être considéré simultanément comme un point de rupture entre une période de déstructuration d’une organisation et un horizon de changement après l’événement (Roux-Dufort, 2007). Il est alors possible de distinguer deux processus complémentaires, cumulatifs et parallèles (Roux-Dufort, 2009). Le premier procède d’un agrégat de vulnérabilités organisationnelles, managériales, stratégiques, etc. favorisant l’apparition d’un contexte propice à leur déclenchement. Le second renvoie à une forme d’attention sélective des dirigeants qui les empêche de percevoir ou de prendre conscience de la présence de ces vulnérabilités jusqu’au point de rupture irréversible. Les imperfections organisationnelles, qui ne sont ni remarquées ni prises en considération, peuvent s’accumuler et se transformer en vulnérabilités. Cette approche souligne l’importance de la gestion de crise préventive, événementielle et postévénementielle en relativisant l’événement déclencheur à proprement parler. Elle nuance une lecture univoque des processus de gestion de crise, qui peuvent être divers. Plusieurs études dévoilent ainsi l’existence de stratégies de réponse variées selon les entreprises qui peuvent subir les impacts contingents des crises auxquelles elles sont confrontées (Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Klyver et Nielsen, 2021 ; Ritter et Pedersen, 2020 ; Thorgren et Williams, 2020).

Dans un contexte de crise, le LE apparaît essentiel à la survie des organisations (Ishak, Che Omar et Abd Manaf, 2021). La notion de leadership de crise (Wu et al., 2021) peut ainsi se décliner de manière féconde dans un contexte entrepreneurial de PME qui, à l’inverse des grandes entreprises, ne disposent ni de ressources importantes ni d’équipes dédiées à la gestion de crise et présentent donc un risque d’échec plus élevé (Doern, 2016). En nous inspirant de la définition du leadership de crise de Wu et ses collègues (2021), nous définissons le LE de crise comme un processus par lequel les entrepreneurs agissent, d’une part, pour détecter des situations d’adversité inattendues correspondant à une forte menace et pouvant avoir des conséquences importantes, d’autre part, pour prendre des décisions en situation de pression temporelle pour faire face à leurs effets et aux risques perçus sur les plans stratégique, organisationnel, relationnel, managérial ou autres et, enfin, pour développer leurs compétences à partir de l’expérience vécue de gestion des crises. Newman et ses collègues (Newman, Obschonka et Block, 2022) considèrent qu’un épisode de crise peut s’analyser selon deux échelles d’observation, celle de l’organisation et celle de l’entrepreneur. Ces auteurs considèrent que les recherches qui n’examinent pas le rôle de l’entrepreneur fournissent une image incomplète, voire trompeuse, de la manière dont les PME font face à des événements de crise. Ce constat légitime le choix de notre échelle d’observation. Pour cerner les contours des logiques d’action de notre population d’étude, nous mobiliserons une approche par les pratiques qui met l’accent sur la façon dont le travail est mené et réalisé (Crevani, Lindgren et Packendorff, 2010) ou encore sur la manière dont les acteurs organisationnels agissent en actes (Korica, Nicolini et Johnson, 2017) tout en insistant sur l’importance du contexte dans lequel ces pratiques sont encastrées. L’analyse de nos données nous a permis d’identifier des catégories de pratiques génériques qui apparaissent comme centrales dans la mise en oeuvre du LE de crise, en évitant une liste exhaustive, mais peu opérationnelle de celles-ci. Nous reviendrons sur ces éléments ultérieurement.

La singularité du LE de crise tient principalement à la nature de l’environnement organisationnel caractérisé par une perte de contrôle de la situation et un contexte extrême, risqué, incertain et ayant une dynamique d’évolution élevée (Lebraty et Lobre-Lebraty, 2022). L’adversité exige des réponses spécifiques et urgentes de la part des entrepreneurs en vue de renforcer les capacités d’organisation et d’ajustement destinées à faire face aux perturbations majeures, d’identifier et de résoudre les problèmes découlant de la crise, de gérer les conséquences d’une situation financière potentiellement détériorée ou encore d’être à la recherche d’opportunités pour apporter un changement positif ou, plus simplement, assurer la survie de l’entreprise (Williams et al., 2017 ; Wu et al., 2021). Les multiples et durables impacts de la crise de la Covid-19, potentiellement très perturbateurs et dont l’issue est incertaine, tant sur l’environnement que le fonctionnement des entreprises requièrent de la part des leaders entrepreneures à la fois des réponses face au choc immédiat et une préparation de l’avenir pour s’adapter à ce qui deviendra la « nouvelle normalité » (Shepherd et Williams, 2020). Elles doivent notamment réajuster les hypothèses de base de leur paradigme stratégique, adapter ou réorienter leur modèle d’affaires ou en expérimenter de nouveaux, surveiller le fonctionnement de l’entreprise en détectant les signaux faibles, apprécier les effets (positifs ou négatifs) de la crise, identifier et saisir de nouvelles opportunités, adopter une forme de résilience entrepreneuriale[1], coordonner les parties prenantes et les ressources dans un environnement ambigu, prendre des décisions dans des contextes de forte incertitude, adopter des mesures défensives rapides pour absorber les dommages et se défendre contre des risques supplémentaires, innover, développer des stratégies d’exploration, d’alignement, etc. (Björklund, Mikkonen, Mattila et Van der Marel, 2020 ; Cowling, Brown et Rocha, 2020 ; Doern, 2021 ; Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Kuckertz et al., 2020 ; Osiyevskyy, Shirokova et Ritala, 2020 ; Ritter et Pedersen, 2020 ; Williams et al., 2017). Van Wart et Kapucu (2011) identifient ainsi trois exigences principales en temps de crise : 1) un leadership calme et déterminé, 2) une prise de décision pragmatique dans des conditions de pression temporelle et de tension sur les ressources, 3) des actions de coordination et de réorganisation. Le LE de crise peut nécessiter des compétences, des aptitudes et des qualités personnelles et professionnelles spécifiques en leadership pour réduire les effets négatifs de la crise comme, notamment, la confiance en soi, la volonté d’assumer des responsabilités, la motivation et l’articulation de la vision et de la mission, la résilience, des aptitudes à la communication, une capacité de prise de décision, des aptitudes analytiques, une flexibilité, etc. (Lalonde et Roux-Dufort, 2013 ; Williams et al., 2017). En ce sens, il apparaît comme une forme spécifique de LE dont les contours restent équivoques et plastiques en fonction de la nature des crises auxquelles les entrepreneurs peuvent être confrontés.

Après avoir présenté les grandes lignes de notre méthodologie, nous présenterons nos résultats sur l’étude des logiques d’action, stratégies et processus mis en place par des dirigeantes de PME expérimentées pour faire face à la crise de la Covid-19 afin de caractériser les contours de la notion de LE de crise.

2. Méthodologie

2.1. Démarche méthodologique

Hlady-Rispal, Fayolle et Gartner (2021) soulignent la pertinence des approches qualitatives pour saisir la complexité du phénomène entrepreneurial, notamment dans un contexte de crise. Pour cerner les contours du LE de crise, les entretiens approfondis et semi-structurés apparaissent tout à fait indiqués. Ils permettent d’analyser le sens que des acteurs donnent à leurs pratiques et de susciter « une auto-analyse provoquée et accompagnée » (Bourdieu, 1993, p. 915) ou encore d’appréhender leurs modèles intériorisés pouvant jouer un rôle dans la compréhension de leurs comportements sociaux. L’entretien d’enquête permet d’appréhender finement les phénomènes sociaux et se fonde sur la production d’un discours oral développé spontanément et librement, mais pour lequel la liberté de locution de l’enquêté reste soumise, à des degrés variables, à un questionnement induit par la demande de l’enquêteur (Kaufmann, 2016 ; Sauvayre, 2013). Il s’impose, comme ce fut notre cas, chaque fois que l’on ignore le monde de référence de l’interviewé ou que l’on ne veut pas décider a priori du système de cohérence interne des informations recherchées ou des schémas interprétatifs à partir desquels il s’oriente et construit ses logiques d’action.

2.2. Constitution de l’échantillon

En référence aux travaux de recherche avec des échantillons restreints (Essers, Benschop et Doorewaard, 2010 ; Tlaiss et Kauser, 2019), notre analyse vise à éclairer de façon fine et compréhensive les caractéristiques des réponses entrepreneuriales apportées par un nombre limité de dirigeantes expérimentées de PME. Les critères de constitution de notre échantillon obéissent à une triple exigence, à savoir une longévité d’au moins huit ans de l’entreprise, une ancienneté dans la fonction de dirigeante de la même durée et, enfin, un effectif d’au moins cinq salariés avant la crise sanitaire. Cette recherche s’appuie sur des entretiens menés avec quinze dirigeantes entre septembre 2021 et janvier 2022. À travers une forme d’opportunisme méthodique (Girin, 1989), leur identification résulte de la sollicitation de réseaux de cheffes d’entreprises et de chaînes de relations au sein de leurs cercles d’interconnaissance et de leur capital social, dans une logique d’échantillonnage boule de neige (Goodman, 2011 ; Marcus, Weigelt, Hergert, Gurt et Gelléri, 2017 ; Noy, 2008).

Administrée uniquement par des membres de l’équipe, la passation des entretiens s’est effectuée, compte tenu du contexte sanitaire, selon deux modalités, à savoir via l’application de communication collaborative Teams ou, si les conditions étaient réunies, en face à face. Le guide d’entretien rassemblait les thématiques suivantes :

  • la présentation de la dirigeante et des caractéristiques de son entreprise ;

  • les effets immédiats de la crise sur les activités de l’entreprise ;

  • les actions mises en oeuvre immédiatement pour faire face à la situation de crise (en termes de RH, d’aménagements techniques et technologiques, de relations commerciales, etc.) ;

  • les effets de la crise sur le modèle d’affaires et les éventuels pivots de ce dernier.

Les actions et postures de leadership de la dirigeante pendant la crise :

  • l’équilibre travail-famille pendant la crise ;

  • le futur de l’entreprise.

2.3. Description de l’échantillon

Tableau 1

Caractéristiques des répondantes

Caractéristiques des répondantes

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2.4. Codage des données

Notre démarche de codage s’appuie sur deux processus conduits de façon parallèle. Nous avons tout d’abord mené un premier codage déductif à partir de catégories descriptives générales préétablies (pratiques de management, innovations, postures de leadership, modèle d’affaires) afin de classer les éléments. Nous avons ensuite effectué un second travail de catégorisation qui a conduit à l’émergence d’une classification des différentes pratiques associées au LE de crise. En parallèle, nous avons procédé à un codage émergent permettant de saisir, par exemple, la perception de la crise par les leaders entrepreneures tout en effectuant des allers et retours avec la littérature correspondante en cohérence avec une démarche abductive (Saetre et Van de Ven, 2021). Le codage de nos données s’inscrit ainsi dans le paradigme de la théorie ancrée (Bryant et Charmaz, 2010 ; Charmaz, 2014 ; Glaser et Strauss, 1967). Cette posture épistémique est particulièrement indiquée pour comprendre les processus par lesquels les acteurs construisent du sens à partir de leurs expériences intersubjectives (Suddaby, 2006). Elle relève d’une approche essentiellement abductive (Reichertz, 2010 ; Richardson et Kramer, 2006) dans laquelle l’interprétation des données et l’inscription des résultats empiriques issus de l’enquête dans les théories explicatives les plus pertinentes émergent progressivement par un processus graduel d’abstraction fondé sur une itération permanente entre les produits de l’analyse et les données empiriques (Charmaz, 2014 ; Glaser et Strauss, 1967). En ce sens, notre analyse nous a conduits à laisser émerger les principaux niveaux d’observation des pratiques de LE de crise et les propositions interprétatives afférentes en s’ouvrant à des conceptualisations construites autour une itération permanente entre collecte, codage et interprétation des données, et ce, tout au long de la démarche analytique.

Ce double mouvement de codage permet une exploitation extensive des données collectées et de saisir à la fois la dimension pratique des réponses organisationnelles apportées à la crise et la dimension vécue par ces dirigeantes expérimentées de la crise.

3. Résultats

Notre analyse met au jour les pratiques et actions déployées par ces leaders entrepreneures confrontées à une situation de crise. Celles-ci sont révélatrices d’un processus dynamique stratégique oscillant entre, d’une part, l’exploitation des ressources et du contexte existant pour maintenir la survie immédiate de l’entreprise et, d’autre part, l’exploration, à savoir la recherche de nouvelles opportunités pour assurer la pérennité et le développement futur de l’entreprise. La capacité à maîtriser cette tension entre l’immédiat de la crise et le potentiel du futur est une des dimensions clés du leadership entrepreneurial de crise. Comme le montrent Volery et Muller (2018), ces champs de tension sont des composantes inhérentes au métier d’entrepreneur. Nos résultats rendent compte de cette capacité des leaders entrepreneures à gérer cette tension et à la traduire en actions. Ils montrent la diversité et la complémentarité des logiques d’action et processus qu’elles mettent en place durant cette crise, illustrant leurs capacités à manier plusieurs temporalités et registres d’action de manière simultanée dans un LE de crise.

3.1. Quand la crise oriente l’action immédiate. Stratégie d’exploitation des ressources existantes pour sécuriser l’entreprise

Pour l’ensemble de nos répondantes, la réaction aux annonces officielles de confinement a été extrêmement rapide, le jour même, ou le lendemain, avec l’enjeu de maintenir la continuité de leur activité économique. Nos répondantes mettent en avant deux domaines essentiels dans lesquels la réactivité était nécessaire pour stabiliser leur activité : le maintien et/ou l’adaptation de la production et la préservation de la stabilité financière de l’entreprise.

3.1.1. Les modalités de maintien et/ou l’adaptation de la production et/ou de vente à court terme

Le contenu des entretiens montre une absence de latence dans l’analyse, l’interprétation de la crise et la prise de décision chez nos répondantes. Dès l’annonce du premier confinement, le 16 mars 2020, plusieurs d’entre elles ont pour préoccupation première le maintien de l’activité. L’enjeu est d’éviter la fermeture du site et la suspension de l’activité, extrêmement courantes pendant cette période, avec cependant une forte contingence sectorielle (Duc et Souquet, 2020). Ainsi, elles vont réagir immédiatement aux contraintes du contexte en adaptant et en réajustant leur système d’offre ou leurs modalités de fonctionnement en vue de maintenir à tout prix un volume d’activité, même réduit. C’est le cas notamment de l’ensemble des sociétés ayant une activité de production (RepF6, RepF9, RepF11, RepF12, RepF13 RepF15). De même, les leaders entrepreneures de société de services ont revu leurs modes d’organisation du travail grâce au télétravail, largement imposé par les pouvoirs publics, en vue de maintenir une partie de leur activité.

« Moi, je n’ai pas fermé l’entreprise du tout. […] Je me suis mis en instinct de survie et j’ai mobilisé mes équipes. Nous n’avons jamais fermé l’entreprise. Donc, on a réussi à capter des marchés parce que les autres étaient fermés, on s’est mis en mode combat. Et on a perdu au final que 5 % de notre chiffre d’affaires. »

RepF11

Dans un temps très court, elles vont analyser le contexte et mettre en place différentes stratégies défensives. Ainsi, cette répondante, exerçant dans le tourisme d’affaires, décide de repositionner immédiatement son offre pour conserver les liens avec les clients :

« Bon, le tourisme à l’international étant donné que c’était une crise mondiale, j’ai dit aux filles, il faut oublier, il va falloir qu’on se recentre sur le local. Donc on a créé un nouveau concept […] qui est un concept de tourisme local où on propose à nos clients et à nos prospects de se réunir dans la région pour y découvrir le patrimoine, pour se déplacer autrement : en vélo électrique, à pied. »

RepF2

D’autres répondantes, dans le secteur des services, vont très rapidement transformer leur offre en version digitale (Lebraty et Lobre-Lebraty, 2022), rendue possible par la spécificité de leur secteur d’activité, (Duc et Souquet, 2020) et ainsi maintenir une activité à travers une adaptation rapide des ressources.

« On s’est transformé cette année en termes de marketing digital, de présence sur les réseaux sociaux, sur LinkedIn. Ça a été quelque chose de flagrant et on a proposé toute une offre de prestations à distance, des formations à distance, du déploiement à distance. »

RepF5

La digitalisation rapide des processus internes et/ou d’une partie des prestations est une réponse très présente parmi nos quinze répondantes. Plus de la moitié d’entre elles l’évoque, certaines ayant déjà amorcé une réflexion proactive avancée sur ce thème avant la crise (RepF4). Ainsi, certaines vont très rapidement mettre en place les contrats et les signatures en mode électronique (RepF8).

Si les comportements entrepreneuriaux en matière de LE de crise doivent être analysés dans une perspective contextualisée et contingente (Leitch et Volery, 2017), l’effort d’adaptation au confinement vise globalement à assurer la continuité de l’activité économique et commerciale de leur firme et à limiter son impact sur le chiffre d’affaires à travers une forme d’alignement stratégique et une mobilisation des équipes autour des scénarios retenus. Ces différentes pratiques visant le maintien et l’adaptation de l’activité dans le contexte de crise s’inscrivent dans des stratégies d’exploitation des ressources existantes où le LE se révèle à travers la capacité de réaction rapide et de prises de décision pragmatiques (Van Wart, Roman, Wang et Liu, 2019) face à l’urgence de mobilisation de leurs collaborateurs pour l’entreprise. L’autre domaine d’action clé, immédiat dans le contexte de crise, est le maintien de la viabilité financière de l’entreprise.

3.1.2. Actions pour la préservation de la viabilité financière à court terme

La santé financière de l’entreprise est un domaine sensible en situation de crise. L’arrêt d’un grand nombre d’activités a fait craindre des défauts de paiement des clients et des difficultés de trésorerie. Nos répondantes ont eu recours aux services-conseils, leurs experts-comptables en particulier, et se sont centrées immédiatement sur une gestion fine à partir de leurs tableaux de bord financiers. L’instrumentation gestionnaire leur a servi de carte/guide dans l’action immédiate. Par ailleurs, plusieurs admettent qu’elles sont entrées dans la crise avec une trésorerie saine qui leur a permis de gérer sereinement l’incertitude des premiers temps.

« Nous, la trésorerie, comme l’activité, n’a pas fortement baissé. Moi, ce que je craignais aussi, c’est que les clients aient des difficultés, des retards de paiement. Et finalement, tout le monde a bien joué le jeu du fait des aides de l’État. Tous les règlements ont été maintenus. On a eu très peu de retards anormaux. »

RepF9

Enfin, pour ces leaders entrepreneures, le maintien et la poursuite de l’activité économique passent par l’implication, en présentiel ou à distance, de leurs salariés et le maintien de la relation avec leurs clients. Nous reviendrons sur ces points dans la partie consacrée à la mise en oeuvre de la stratégie. À travers ces actions immédiates face à la crise, ces entrepreneures déploient une capacité spécifique du LE qui se rapporte à la mobilisation des acteurs organisationnels (cast enactment) autour d’une vision entrepreneuriale dans des environnements incertains (Gupta, MacMillan et Surie, 2004).

3.2. Quand la crise nourrit la réflexion stratégique. Vers une stratégie d’exploration de nouvelles opportunités

La stratégie d’exploration regroupe les actions relatives à la recherche, la prise de risque, l’expérimentation, la flexibilité, la découverte ou encore l’innovation (Volery et Mueller, 2018). Nos données montrent que ces actions d’exploration sont menées en parallèle avec celles d’exploitation précédemment présentées. Elles soulignent la capacité visionnaire de ces leaders entrepreneures à transformer une situation risquée et incertaine en opportunités. Loin d’adopter une posture figée et attentiste, nombre de nos répondantes utilisent cette crise comme une occasion de changement et de transformation de leur entreprise.

3.2.1. Les effets positifs des transformations menées avant la crise. L’anticipation, révélatrice du leadership entrepreneurial

S’il est difficile de prévoir une crise et d’anticiper ses effets, la capacité à préparer et à outiller son organisation pour anticiper et affronter les turbulences de son environnement est une caractéristique des leaders entrepreneurs (McGrath et MacMillan, 2000). Sur ce point, plusieurs de nos entrepreneures reconnaissent avoir traversé plus facilement la crise grâce à des transformations mises en place en amont, d’ordre à la fois organisationnel, technologique ou encore managérial. Elles sont liées, pour partie, au déploiement du télétravail (brusquement passé d’un mode d’organisation du travail choisi à imposé par la puissance publique) déjà mis en place dans leur entreprise avant la crise, comme le souligne l’une des répondantes :

« J’étais très habituée au télétravail et c’est quelque chose qu’on avait déjà répandu un peu dans l’entreprise. On a beaucoup de femmes et donc on était déjà beaucoup en télétravail. Donc, l’activité ne s’est pas arrêtée au niveau des bureaux puisqu’on était déjà tous équipés d’ordinateurs portables, de VPN, etc. »

RepF6

Elles concernent également la digitalisation de certains processus organisationnels (achats en ligne, contrats digitalisés), comme l’explique cette entrepreneure :

« Mais aussi parce que nos processus étaient déjà digitalisés avant la crise. Tout était déjà là. Alors il y a toujours des optimisations possibles. Je ne suis pas en train de vous dire que c’était parfait, mais en tout cas, il n’y avait pas de rattrapage ou d’urgence sur ce sujet-là. »

RepF4

L’utilisation d’outils collaboratifs (comme Teams) ou la mise en place de la polyvalence des salariés sur plusieurs postes s’inscrivent également dans ce registre d’action. Ainsi, ces leaders entrepreneures avaient, avant même la crise, lancé dans leurs organisations des processus de transformation en termes de digitalisation, d’organisation du travail ou encore de management des ressources humaines. Dans une lecture processuelle de la gestion de crise, cette capacité d’anticipation leur a permis d’amortir le choc de la crise et, très rapidement, de poursuivre leurs activités, voire pour certaines, de saisir de nouvelles opportunités d’affaires.

« En fait, je me suis dit tout ce que j’avais initié [un site Web marchand depuis 2018]. Moi, ça m’a permis de faire une accélération de dingue par rapport à tout ça. Je crois que les effets ont été multipliés par 10 d’un coup. Pour vous donner une idée, on a fait plus de chiffre d’affaires avec trois mois de fermeture que l’année précédente. »

RepF6

Ces entrepreneures témoignent ainsi de leurs capacités à outiller leur entreprise en permettant une adaptation plus rapide à la crise. Indéniablement, leur parcours d’expériences vient nourrir leur vigilance et leur capacité d’anticipation et d’exploration.

3.2.2. La crise, moment de confirmation ou de réorientation stratégique pour le futur

Si certaines ont tiré profit de dispositifs mis place avant la crise, beaucoup d’entre elles ont cherché à exploiter les opportunités émergentes de cette situation d’adversité (Shepherd et Williams, 2020). En tirant parti d’une situation d’urgence (Kotter, 1995, 2012), elles ont eu l’occasion, à travers cette crise, de questionner et de revoir en profondeur leur stratégie et leur modèle d’affaires. Le contexte va permettre de diffuser des innovations organisationnelles, de faire évoluer leurs pratiques managériales et de travail, de lancer des chantiers de transformation. Cette exploration de nouvelles opportunités offertes par la crise va se traduire par différentes orientations : accélération des transformations amorcées avant la crise, renforcement de la croissance, développement de nouvelles activités et offres.

Pour certaines, cet épisode d’adversité a révélé la pertinence de la stratégie choisie en amont et a finalement donné lieu à une accélération de la mise en oeuvre de cette dernière. L’objectif est donc de poursuivre sur cette lancée et de maintenir la dynamique.

« Ça conforte notre stratégie mise en place depuis des mois. On s’est fait une feuille de route pour 2021 qui est très costaude, mais ça a bien accéléré. Maintenant, mon objectif, c’est vraiment d’accélérer, de capitaliser sur tout ce qui a été mis en place. »

RepF6

Pour d’autres, leur secteur d’activité, profondément affecté par la crise, les conduit à faire évoluer leur système d’offre et leur positionnement stratégique. Ainsi, une répondante, dans le secteur du tourisme d’affaires, est tout à fait consciente que son système d’offre sera durablement marqué et doit inévitablement intégrer une offre digitale. Pour elle, cette déstructuration a des impacts profonds sur son positionnement stratégique. Son agence événementielle traditionnelle s’est transformée pendant la crise en une agence de communication digitale.

« J’ai dit bon je crois que maintenant c’est très clair. Il va falloir partir dans le digital et donc depuis le mois d’octobre on a recréé une vidéo digitale pour expliquer ce que sont des événements digitaux. Et puis voilà, je suis partie dans une phase de prospection, près de mes clients et de mes prospects pour leur présenter ce qui était possible de faire. Cela a eu pour conséquence qu’en décembre et janvier, on a eu énormément de séminaires et de cérémonies de voeux en format digital, sous format émission TV. »

RepF2

Pour d’autres, la crise est l’occasion de saisir de nouvelles opportunités de croissance et de développement. Ainsi, cette dirigeante donne une nouvelle orientation de croissance industrielle à son entreprise avec l’acquisition de locaux.

« On a des projets de développement dans l’entreprise… l’année 2023 va être un gros changement dans l’entreprise puisqu’on a acheté les locaux de notre concurrent qui a déposé son bilan et on s’y installe à partir du mois de mars l’année prochaine. Pour donner un côté plus industriel à l’entreprise et plus de place puisqu’on était très à l’étroit. Je dirais que la Covid-19 m’a permis de capter des opportunités, évidemment, et de rebondir immédiatement dessus. »

RepF11

Pour mettre en oeuvre ces stratégies d’exploitation (les réactions adaptatives à la crise) et de l’exploration (la recherche de nouvelles opportunités), les leaders entrepreneures travaillent de façon pragmatique à la fois sur les processus opératoires de leur entreprise et sur les processus relationnels qui constituent le coeur du leadership, à savoir la mobilisation et l’engagement des parties prenantes dans leur projet entrepreneurial. Cette mise en oeuvre des stratégies s’opère par un travail d’organisation, de transformation et de coordination des processus opératoires et relationnels. Il s’agit ici de la dimension pragmatique du LE (Leitch et Harrison, 2018a).

3.3. La mise en oeuvre des stratégies : entre révision des processus opératoires et renforcement des processus relationnels

L’analyse de nos données laisse apparaître nettement deux aspects interreliés dans la mise en oeuvre des stratégies d’exploitation et surtout d’exploration : une révision et une transformation forte des processus opératoires et une importance centrale accordée aux processus relationnels internes et externes. Ainsi, les leaders entrepreneures ont le sentiment de devoir à la fois mieux outiller leur organisation pour affronter la crise au moment présent, mais aussi pour préparer l’après-crise et la reprise. Elles cherchent, dans le même temps, à maintenir les relations avec les clients et à mobiliser les salariés dans ce contexte d’adversité. C’est d’ailleurs dans cette activité que nos répondantes ont exprimé leur vision du leadership.

3.3.1. La révision des processus opératoires pour améliorer l’efficacité organisationnelle

Cette révision des processus opératoires s’inscrit dans la perspective exploratoire, en vue de préparer leur entreprise à l’après-crise et concrétiser leur projet de développement. De surcroît, des changements portent sur la structure organisationnelle, les caractéristiques de leur capital humain et leurs pratiques de gestion de leur personnel, le développement des compétences et, enfin, la remise en considération de processus commerciaux.

Repenser la structure organisationnelle de l’entreprise

La crise a été propice à la réflexion stratégique, soit en raison du ralentissement du rythme de l’activité favorable à cette réflexivité, soit à cause des fragilités organisationnelles révélées par la crise de la Covid-19. Cette période a conduit certaines entrepreneures à repenser l’organisation interne de leurs ressources et leur alignement. Ainsi, une de nos répondantes souligne la mise en place incrémentale d’une nouvelle structure :

« On va hiérarchiser différemment les responsabilités de chacun. Pour que ça porte moins sur ma personnalité, puisque cela porte beaucoup sur ma personnalité, mon implication dans l’entreprise. Et là, je sens qu’il va se passer quelque chose pour me décharger de certaines responsabilités. […] Voilà, on va commencer à organiser différemment l’entreprise. »

RepF11

Ces dirigeantes transforment ici leur structure organisationnelle en vue de passer un cap de croissance après la crise. Ces inflexions illustrent leur capacité à se projeter malgré un contexte de forte incertitude économique et une propension marquée à prendre des risques entrepreneuriaux dans le pilotage stratégique et opérationnel de leur firme. Ce changement structurel traduit leur habilité à combiner simultanément une capacité à envisager des stratégies sur des opportunités nouvelles (scenario enactment) et une capacité à rassembler et mobiliser des parties prenantes, en l’occurrence les collaborateurs, ayant les compétences nécessaires pour mettre en oeuvre la nouvelle vision stratégique (cast enactment) (Gupta, MacMillan et Surie, 2004).

Mettre en place une stratégie ambitieuse de gestion des ressources humaines (GRH)

Nos répondantes sont conscientes de l’importance stratégique de leur capital humain dans l’après-crise. Sa gestion se décline en deux orientations. La première vise à maintenir le recrutement. Treize répondantes sur quinze affirment recruter ou vouloir recruter.

« On a embauché en octobre et heureusement qu’on l’a fait. Mais on a anticipé dès mars-avril leur embauche pour qu’ils arrivent en octobre. Et des seniors, des gens donc rodés, une grande expérience de management, d’organisation et de méthode, de projets. Ils sont arrivés donc ça a beaucoup, beaucoup amélioré la partie méthodologie. »

RepF3

Ces recrutements visent à renforcer les équipes existantes pour faire face à un accroissement d’activité. Ils procèdent également de la volonté d’acquérir de nouveaux profils de compétence nécessaires pour accompagner la redéfinition de l’offre. Face à l’incertitude d’une situation d’adversité, ces leaders entrepreneures mettent en place une réflexion prévisionnelle et anticipatrice autour de la construction de leur capital humain. La seconde orientation relève de l’acquisition de compétences clés par leurs collaborateurs à travers la formation professionnelle continue destinée à accompagner le développement de l’entreprise :

« Mettre un accent fort sur nos formations, montrer que nos consultants, il faut s’en occuper encore plus maintenant, d’autant plus qu’ils sont tout seuls en télétravail donc on a montré que notre primary customer [premier client] comme on dit, ce sont nos consultants. Donc remettre un accent fort sur nos consultants et le capital humain, ce qui signifie qu’on a beaucoup développé la formation, on a développé une plateforme nous-mêmes de formation. »

RepF3

Les entrepreneures ont une conscience aigüe de l’importance du facteur humain dans leur réussite entrepreneuriale. Aussi, les processus opératoires liés au recrutement (définition du besoin d’entrée, attractivité, sélection, intégration, etc.) font l’objet d’une attention accrue. Par ailleurs, la mise en oeuvre des stratégies pour surmonter la crise passe également par la révision des processus commerciaux.

Revoir les processus commerciaux

Pour certaines entreprises, le ralentissement de leur activité complexifie le développement de nouveaux services. Cette période va alors être utilisée pour revoir en profondeur les processus commerciaux et mettre en place de nouveaux modes opératoires comme l’illustre le propos de cette répondante :

« On a revu tout notre processus d’avant-vente et la façon de formaliser nos propositions d’intervention, par exemple. On a revu un certain nombre de nos modèles de contrats. On a travaillé en équipe sur du partage d’expériences et des jeux de rôles de négociation. »

RepF8

Pour d’autres, il s’agit de déployer concrètement des processus nouveaux pour asseoir une réorientation de stratégie commerciale :

« On a revu aussi tout notre positionnement de marque, tout notre… la nouvelle clientèle à qui on voulait s’adresser. Enfin, il y avait plein de choses, les valeurs de la marque. On avait vraiment travaillé sur plein de sujets. On avait rationalisé aussi pas mal de processus, toutes nos actions commerciales, toutes nos opérations commerciales. »

RepF6

Le déploiement de la stratégie choisie (exploitation ou exploration) se révèle essentiel pour nos répondantes. Il traduit le caractère entrepreneurial de leur leadership, qui ne se limite pas à prendre les décisions stratégiques adéquates dans le contexte de crise, mais se focalise également sur l’opérationnalisation de leur projet entrepreneurial en mobilisant leurs différentes parties prenantes (Cogliser et Brigham, 2004). La mise en oeuvre des stratégies de nos leaders entrepreneures oscille ainsi entre la révision des processus opératoires et le renforcement des processus relationnels.

3.3.2. Renforcement des processus relationnels

Le maintien de la relation avec les clients

Dès le début de la crise, la stratégie d’exploitation est mise en oeuvre à travers le maintien de la relation avec les clients dans un contexte d’adversité. Cette préoccupation apparaît centrale dans l’ensemble de nos entretiens. Il s’agit très vite d’informer les clients du maintien de l’activité de l’entreprise, de préserver les contrats en cours d’exécution, de recouvrer les créances pour maintenir la trésorerie et parfois d’aménager les paiements des factures de clients en difficulté.

« On a été en mesure, pour certains, d’installer un peu des modalités de paiement plus favorables parce qu’il y en a qui se sont vraiment retrouvés dans des situations compliquées. Pour d’autres, de les suivre, de les assister dans un processus de décision qui était plus long que d’habitude. On a été super accommodants parce qu’on a pu le faire. Et cela a créé de belles histoires, des clients qui appréciaient beaucoup ces facilités et cet accompagnement. Et du coup, on en ressort plus fort. »

RepF4

Ainsi, les collaborateurs et les dirigeantes elles-mêmes gardent un contact direct et maintiennent la relation avec leurs clients historiques, notamment par l’entremise d’appels téléphoniques réguliers et systématisés.

« C’est-à-dire qu’en deux semaines, on a appelé 150 à 200 clients de façon évidemment totalement bénévole, pour prendre la température, prendre le pouls, comprendre ce qui se passait. Ce qu’ils vivaient, comment ils réagissaient. »

RepF8

Dans ce contexte de confinement, les dirigeantes vont mettre en oeuvre de nombreuses actions de communication, à travers l’utilisation des réseaux sociaux et des sites Web, l’élaboration de cyberlettres, l’organisation d’événements digitaux (webinaires, vidéos Youtube), les appels téléphoniques de la dirigeante aux clients, le maintien du contact téléphonique par les employés, la mise en place gratuite de conseils et d’accompagnements, etc. Ces pratiques révèlent la volonté de nos répondantes d’assurer le maintien des relations avec les clients dans ce contexte où les processus relationnels traditionnels sont mis à mal.

Accentuation des processus relationnels vers les salariés

Au-delà de la production de scénarios disruptifs, le LE s’incarne dans la capacité du leader à convaincre et à rallier des parties prenantes, des « potentiels followers », éléments indispensables à la mise en oeuvre du modèle d’affaires de la firme (Gupta, MacMillan et Surie, 2004 ; McGrath et MacMillan, 2000).

« Écouter, communiquer et rassurer » sont les termes qui ressortent le plus fréquemment des discours des entrepreneures. Durant cette crise, leurs préoccupations portent sur l’importance de conserver la motivation de leurs salariés éloignés physiquement de l’entreprise, de prévenir les risques psychosociaux liés à l’isolement social et professionnel de certains d’entre eux ou encore de s’assurer de la qualité des conditions matérielles de leurs collaborateurs (espaces de travail, équipements informatiques, qualité de la connexion Internet, etc.) pour permettre un travail à distance de qualité. L’analyse des entretiens permet d’identifier un large éventail de pratiques mises en place par les leaders entrepreneures pour conserver les liens avec leurs salariés avec différents objectifs selon les pratiques. Il s’agit de maintenir les liens, veiller à la santé mentale des salariés tout en maintenant l’activité :

« On a mis en place des jeux en ligne où on se retrouvait tous connectés pour faire autre chose qu’une réunion de travail […]. Donc ça, c’est un rendez-vous récurrent qui permettait aussi un peu de rigoler ensemble, tout simplement. Et puis de prendre un peu la température. Et puis, certains se connectaient avec leurs enfants dans les pattes, voilà. C’était sympa, mais c’est une toute petite contribution pour s’assurer qu’on tient un peu cette ambiance. »

RepF4

« L’isolement psychologique des gens qui sont tout seuls dans un studio. En fait ils ont déprimé, donc il fallait aussi les rassurer. Passer du temps en communication, avec eux pour qu’ils ne se sentent pas seuls. Donc on leur a dit de venir au bureau de temps en temps, de venir une journée au bureau, de venir travailler au bureau. Ça les a rassurés. »

RepF3

Enfin, ces formes de soutien social et psychologique sont révélatrices d’une certaine vision du LE en temps de crise parfaitement intégrée et assumée par les dirigeantes. Plusieurs d’entre elles se sont spontanément identifiées à la métaphore du capitaine de bateau dans la tempête pour souligner le rôle central qu’elles avaient assumé dans la crise pour guider et donner le cap.

« L’importance que les gens se sentent à la bonne place. C’est important parce que dans l’adversité, c’est comme sur un bateau. Vous avez un rôle sur un bateau, vous êtes dans une tempête. À quel poste vous êtes ? Je pense qu’ils comptaient énormément sur moi et donc si moi je suis au vert, ils sont au vert. Si je suis inquiète, ils sont inquiets. Je suis un peu le baromètre de l’entreprise. J’ai été rassurante. »

RepF1

« Mais j’estime, qu’à l’heure de cette tempête, ce n’est pas ma place d’être à la carte. Il faut que je sois dehors à la barre. »

RepF8

D’autres leaders entrepreneures soulignent que cette situation leur a aussi permis de s’interroger sur leur rôle au sein de l’entreprise et vis-à-vis de leurs équipes :

« Je me suis rendu compte d’une part que les décisions nous revenaient. Que l’équipe était un moteur, mais que c’était à moi de mettre le cadre. Et que je ne peux pas trop compter sur l’équipe pour se projeter à un an, à deux ans et que ça, ça m’appartient. Je pense que je m’appuyais peut-être un petit peu trop sur l’équipe, que la vision m’appartient. »

RepF2

Ces propos illustrent la rapidité avec laquelle ces femmes ont endossé, dans cette période de forte tension, une posture de leader entrepreneure. Cette forme de LE de crise s’exprime notamment dans leur capacité à assurer la protection et la sécurité de leurs équipes ou encore à donner une direction à suivre pour assurer la pérennité de l’entreprise. Ces actions concernent la réorientation et l’adaptation des activités, les relations avec les clients, ainsi que des comportements managériaux caractérisés par une forme de bientraitance professionnelle. Elles s’inscrivent dans la volonté de ces dirigeantes de réaligner au plus vite l’entreprise et ses activités sur les exigences du contexte en vue d’assurer sa survie (Williams et al., 2017). Leurs actions immédiates pour mettre en oeuvre une stratégie d’exploitation en vue de maintenir l’activité, puis les transformations des processus opératoires et relationnels traduisent cette capacité d’agir du leader entrepreneur, qui manie différents registres de temporalité. Ce LE se traduit ainsi en actes et en postures s’incarnant dans des rôles entrepreneuriaux. On note également une appropriation dans les discours de la représentation du leader entrepreneur héroïque caractérisée par des qualités de locus of control (intériorisation des normes d’internalité), une capacité à prendre des risques ou encore une forme de contrôle émotionnel face à l’adversité (Volery et Mueller, 2018). En ce sens, ces dirigeantes expérimentées semblent ici adopter cette posture « héroïque » de leader entrepreneur qualifiée, par certains auteurs, de « masculine » (Dean et Ford, 2017 ; Harrison, Leitch et McAdam, 2015 ; Howard et Halkias, 2019 ; Ogbor, 2000).

Discussion et conclusion

Ce travail de recherche vise à saisir les contours d’une forme singulière de LE liée à des situations de crise en analysant les actions organisationnelles et les postures de leadership adoptées par des dirigeantes expérimentées. Nos résultats soulignent leur réactivité en réponse à la crise, mais également leurs capacités à anticiper et innover dans une perspective stratégique en vue d’assurer la survie de l’entreprise. Leurs stratégies et actions dans les différentes dimensions de l’entreprise (relations clients, MRH, réorientation et l’organisation de la production et de la continuité de l’activité, etc.) illustrent la volonté de poursuivre l’activité, ainsi qu’une très grande capacité à déployer des actions entrepreneuriales dans un environnement extrêmement contraint et incertain. Ces leaders entrepreneures expérimentées se saisissent de la situation de crise, l’acceptent pour mieux l’analyser, l’utiliser et essayer de capter des opportunités émergentes. Elles montrent ainsi, de façon contre-intuitive, que l’expérience ne vient pas ralentir la capacité d’adaptation et d’innovation (Morgan, Anokhin, Ofstein et Friske, 2020).

En reprenant à notre compte l’idée de l’existence de champs de tension inhérents aux rôles entrepreneuriaux proposée par Volery et Mueller (2018), nos résultats tendent à montrer que les leaders entrepreneures confrontées à des situations adverses déploient un LE de crise traversé par des logiques et registres d’action paradoxaux, entre lesquels elles doivent trouver une forme d’équilibre instable (Figure 1).

Figure 1

Le leadership entrepreneurial de crise

Le leadership entrepreneurial de crise

-> Voir la liste des figures

L’axe vertical traduit la dimension stratégique du LE de crise. Il pointe la tension entre l’exploitation des activités existantes et l’exploration de nouveaux domaines d’activité. Proposée à l’origine par March, cette distinction est un thème classique, notamment dans l’analyse stratégique de l’alignement des entreprises (Andriopoulos et Lewis, 2009 ; Laureiro-Martínez, Brusoni, Canessa et Zollo, 2015 ; Mom, Van den Bosch et Volberda, 2007). L’exploration procède de la recherche, la découverte, la création et l’expérimentation de nouvelles opportunités, de nouveaux marchés, de nouvelles approches en matière de technologie pouvant s’accompagner d’innovations radicales, de la volonté d’adopter une orientation à long terme ou encore de reconsidérer les « paradigmes » et les décisions existantes. L’exploitation vise à mettre à profit et à améliorer les connaissances et capacités actuelles en vue d’optimiser le système d’offre de l’entreprise dans une perspective d’adaptation incrémentale. Elle s’accompagne notamment de l’application, l’amélioration et le développement des compétences, technologies, processus et produits existants, de la concentration sur le système de production actuel dans une logique à court terme. L’axe horizontal est directement lié à l’implantation des scénarios. Il renvoie à une distinction classique dans la théorie des groupes (Oberlé et Drozda-Senkowska, 2006) et du leadership (Bryman et al., 2011 ; Rumsey, 2012) entre, d’une part, une dimension opératoire fonctionnelle et, d’autre part, une dimension relationnelle et affective dans l’activité des collectifs de travail. Cet axe pointe la nécessité de mettre en place des processus nécessaires à la réalisation d’activités communes et des objectifs collectifs. Ces derniers impliquent une combinaison d’activités opératoires orientées vers la tâche et de processus relationnels et/ou socio-émotionnels tournés vers les parties prenantes internes et externes. Cependant, au-delà du pouvoir interprétatif de notre modèle, certaines limites et conséquences apparaissent, sur lesquelles nous allons revenir de manière conclusive.

Tout d’abord, notre approche ne vise pas à couvrir la diversité des stratégies de réponse à la gestion entrepreneuriale de crise, ou du LE de crise, à l’aide d’une grille de lecture univoque qui prétendrait couvrir la totalité de monde social. En effet, à l’instar de la résilience entrepreneuriale (Chalus-Sauvannet et Ewango-Chatelet, 2022), la littérature montre clairement que la nature des réponses (réactivité, proactivité, rigidité contre adaptabilité, etc.) et les stratégies afférentes (absence de changement, adaptation, évolution, innovation ou transformation du modèle d’affaires, reconnaissance, exploration ou exploitation d’opportunités, etc.) apparaissent extrêmement variables selon les entreprises, qui peuvent subir des impacts indéterminés selon les situations d’adversité auxquelles elles sont confrontées (Guckenbiehl et Corral de Zubielqui, 2022 ; Klyver et Nielsen, 2021 ; Miklian et Hoelscher, 2022 ; Ritter et Pedersen, 2020 ; Thorgren et Williams, 2020). Des facteurs de contingence comme la gravité de la crise, sa perception et son évaluation, la taille de l’entreprise, son secteur, ses ressources, les stratégies génériques d’adaptation des entreprises à leur environnement, etc. expliquent partiellement cette pluralité de trajectoires.

Ensuite, notre étude questionne les limites d’une lecture genrée du LE de crise. En fait, les stratégies de réponse apportées par nos dirigeantes à la crise de la Covid-19 corroborent largement les travaux empiriques et théoriques dans ce champ de recherche dans lequel les effets d’intelligibilité genrés apparaissent très relatifs, voire inexistants. Cet état de fait n’est pas sans argument théorique. En effet, dans la littérature de gestion, la prise de décision stratégique est largement considérée comme un processus traversé par une utilisation conjointe (tiraillée par des tensions) de la rationalité (Hough et White, 2003) et l’intuition (Calabretta, Gemser et Wijnberg, 2017). Or, la notion de rationalité n’est pas une notion genrée ou sexuée (Pinker, 2021). Sur ce point, il s’agit d’éviter le piège de la « tyrannie du genre » (Duru-Bellat, 2017) qui tend à conférer à ce concept un pouvoir théorique conduisant à interpréter toutes les questions avec les mêmes réponses, qui ignorent leurs propres limites. Précisons d’emblée que notre propos ne recherche nullement, tant s’en faut, à relativiser les apports scientifiques majeurs des études de genre dans l’ensemble des sciences sociales, et notamment dans le champ de l’entrepreneuriat au sein duquel elles ont ouvert nombre de problématiques de recherche absolument inédites. Il vise seulement à questionner certaines limites de l’usage et de l’extension de cette catégorie d’analyse explicative du monde social, parfois surplombante et essentialisée, pour appréhender l’ensemble des comportements entrepreneuriaux et des processus de décision sous l’angle des différences sexuées hiérarchisées entre hommes et femmes, entre masculin et féminin. On le sait, les théories de l’action et de l’acteur s’opposent autour d’une série de tensions interprétatives (Lahire, 1998). Dans le LE de crise, une lecture contextuelle des réponses entrepreneuriales des dirigeantes paraît avoir un pouvoir explicatif plus fécond qu’une lecture catégorielle par laquelle les attributions et les attentes genrées de rôles, les normes sociales, ou encore les dispositions intériorisées (autostéréotypes) et leurs caractéristiques psychologiques seraient des ressorts de l’action essentiels pour comprendre les logiques entrepreneuriales des dirigeantes confrontées à des situations de crise.

Enfin, la notion de LE n’est pas exempte de critiques et de limites (Stead et Hamilton, 2018). Tout d’abord, le postulat épistémologique implicite à la mobilisation des deux champs de l’entrepreneuriat et du leadership est un attachement marqué à l’individualisme, tant ces deux phénomènes apparaissent déterminés par des actes individuels (Sklaveniti et Tzoumpa, 2018). À l’instar du leadership (Petit, 2009), certaines grilles de lecture sous-tendent une vision entérinant l’existence d’une relation ténue entre « performance économique et organisationnelle » et « performance comportementale et individuelle » qui reste incertaine et discutable. Les hypothèses stéréotypées autour de l’image romantique du leader entrepreneur individuel (qui est le plus souvent un homme), thaumaturge et doté de qualités héroïques essentialisées (traits, aptitudes compétences, caractéristiques, personnalité, etc.) opposée à celles du dirigeant, est parfois sous-jacente à certaines approches psychologiques spéculatives (Roomi et Harrison, 2011 ; Stead et Hamilton, 2018), particulièrement celles qui traversent les écrits des praticiens. Cette vision romancée du leadership (Bligh, Kohles et Pillai, 2011) occulte que le LE procède au moins partiellement d’un apprentissage comportemental largement décrit dans la littérature abordant le thème de la formation au LE (Kempster, Smith et Barnes, 2018). Ensuite, Leitch et Harrison (2018a) ont un regard particulièrement critique sur la littérature relative au LE, qu’ils qualifient notamment d’embryonnaire, athéorique, aux frontières mal délimitées avec les autres champs ou encore caractérisées par une absence de définition consensuelle et l’existence de problématiques de recherche hétérogènes. Cette notion entretient des rapports difficilement stabilisables entre, d’une part, le langage conceptuel de la théorie et, d’autre part, les exigences de l’observation empirique différemment configurée et susceptible d’être décrite par des variables toujours disponibles à de nouvelles conceptualisations selon les perspectives théoriques adoptées et sous-jacentes aux actes interprétatifs. Ainsi, la reconstruction interprétative de la réalité permettant de caractériser le LE peut adopter des échelles de mesure multiples tiraillées entre un focus dispositionnel (traits, qualités entrepreneuriales, prise de risques, etc.) et/ou contextuel (attitudes, actions, comportements, etc. mis en oeuvre dans l’espace organisationnel) qui sont susceptibles d’impacter différemment les pratiques effectives de management (définition de l’orientation entrepreneuriale, capacité à identifier et exploiter des opportunités entrepreneuriales, capacité à influer et orienter la performance des équipes, etc.). Notre focale sur les leaders entrepreneures est toujours susceptible de conduire à des décrochages interprétatifs pour lesquels les liens entre les matériaux empiriques, les principes théoriques de sélection et de mode de production de ces matériaux, les effets de la contextualisation des discours produits et les actes interprétatifs ancrés dans des corpus théoriques peuvent conduire à apporter un surplus de sens qui s’inscrit en résonance avec les injonctions libérales de la croissance et l’affirmation d’un « leadership héroïque ».