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Aux yeux des chercheur.e.s critiques, les écoles de gestion sont aujourd’hui des mécanismes faiblement réflexifs de la reproduction des oppressions d’un système néo-libéral à bout de souffle. Cette perspective radicale irait alors jusqu’à considérer qu’elles sont difficilement réformables et que, plus encore, toute prise en compte des dérives du capitalisme ferait forcément l’objet d’une récupération profitable par le système dominant. Dans cet article, nous faisons le constat que malgré l’hostilité et les barrières auxquelles sont confrontés ceux et celles qui aspirent à d’autres possibles au sein de la discipline de la gestion, des pratiques et réflexions porteuses d’une visée émancipatrice sont en oeuvre. Celles-ci sont aptes à refonder les pratiques d’enseignement et de recherche dans des valeurs de créativité, de collégialité, et d’utilité sociale nécessaires tant à l’épanouissement des enseignant.e.s-chercheur.e.s qu’à celui des étudiant.e.s, aujourd’hui en attente de nouvelles approches face aux défis multiples qu’induit la multiplication des crises sociales, écologiques, politiques, sanitaires et alimentaires auxquelles notre monde se trouve désormais soumis à un rythme accéléré.

Le contexte dans lequel les organisations éducatives évoluent, incarné par des instances de légitimation, est traditionnellement tenu pour vrai et juste, considéré dans une logique strictement adaptative et peu émancipatoire. Au moment d’écrire ces lignes, la pandémie a accentué des critiques déjà à l’oeuvre dans la société comme dans nos établissements. Elle a radicalement transformé plusieurs habitudes de recherche et d’enseignement, mais aussi renforcé ou exacerbé plusieurs problématiques qui avaient précédé son apparition.

L’internalisation du capitalisme financier par les écoles de gestion forme une tendance lourde. Empruntant différentes appellations (université entrepreneuriale, corporative, managérialisée, quasi-firme, néolibérale, marchande), les établissements véhicules du capitalisme académique (Slaughter et Leslie, 1997; Eskowitz, 2003; Mautner, 2005; Engwall, 2008; Laszlo, Sroufe et Waddock, 2017; Numéro spécial de la revue Ephemera « Labour of Academia », sous la direction de Butler, Delaney et Sliwa, 2017) se présentent comme les pendants scientifiques des entreprises financiarisées et des administrations publiques sous l’emprise de la nouvelle gestion publique (New public management). La construction du capitalisme académique entamée il y a une vingtaine d’années dans beaucoup de pays n’a pas connu de répit pendant la crise sanitaire. Au contraire, elle s’est légitimée sous le diktat de la continuité pédagogique et l’ethos de l’agilité, en se faisant soutenir par la technologie. D’abord utilisée comme outil alternatif pédagogique dans un contexte de confinement, la technologie est devenue un pilier des plans stratégiques des établissements axés sur la gestion des revenus (Brammer et Clark, 2020). Comme les entreprises et les acteurs des marchés financiers, les institutions académiques habillent leur financiarisation accrue d’un discours fort sur la responsabilité sociale des universités (RSU) et sur la transition, nouvel étendard d’un capitalisme académique qui poursuit désormais un profit éthique, durable, et résilient.

Or, avant comme pendant la pandémie, le capitalisme académique a imposé des règles et pratiques normalisantes de gestion des ressources humaines (recrutement, évaluation, primes à la performance, licenciement, etc…). Il a aussi justifié la rationalisation des programmes et des ressources humaines. Ainsi, sous prétexte de « non pertinence » au regard de la stratégie et de la vision du monde et des acquis d’apprentissages réellement utiles pour les étudiant.e.s d’un établissement, des cours et des programmes ont été supprimés (par exemple, à l’université de Leicester comme à Copenhagen Business School, les victimes ont été d’abord les tenant.e.s des perspectives critiques de la gestion[4] ainsi que les porteurs et porteuses des orientations pluridisciplinaires comprenant les sciences politiques et les humanités). Le principe est celui de l’adéquation au marché de l’emploi : mieux vaut équiper les étudiant.e.s de savoir-faire en analyse de données et transformation digitale plutôt qu’en savoirs nécessaires à l’élaboration de postures politiques. Comme si l’un ne pouvait pas aller avec l’autre. Dans certains cas, comme à l’Université de Leicester, cette rationalisation des programmes a mené aux licenciements des académiques porteurs de ces approches et enseignements et refusant de se conformer à cette réaffirmation de l’éthos du chercheur publiant et de l’étudiant technicien. Ce capitalisme académique met en concurrence les enseignant.e.s-chercheur.e.s et génère de nouvelles assignations identitaires au sein des corps professoraux, s’arrogeant le pouvoir d’élever quelques-un.e.s (le professeur ou la professeure d’élite en recherche ou l’idéal du professeur ou de la professeure porteur.se d’un soi entreprenant) au détriment du plus grand nombre. Si les universités, et donc les écoles de gestion, se caractérisent historiquement comme des organisations pluralistes animées par des logiques diverses, potentiellement contradictoires, et toujours en tension, l’ordre néo-libéral porté par le capitalisme académique tend à effacer ce pluralisme au profit d’objectifs univoques qui s’imposent dès lors comme une nouvelle discipline et qui transforme profondément l’éthos académique. L’affaiblissement du pluralisme et des tensions créatrices qu’il génère se traduit notamment par la naturalisation d’un clivage croissant entre enseignement et recherche, entre des écoles désormais « réduites » à une dimension d’enseignement (teaching schools) et celles destinées à constituer la nouvelle élite mondiale de la recherche (research schools). Et les organisations d’accréditations ou d’évaluation des écoles ont pu contribuer à instituer ce clivage. Ce faisant, la recherche se distingue de l’enseignement, non seulement de par les entités où elles s’organisent, mais aussi par les normes et jugements (de beauté) qui y sont associés et par les personnes qui les incarnent. Dans la recherche, les nouvelles normes de publication induisent une course à la productivité qui vide les productions de leur sens et s’accompagnent de nouveaux indicateurs comptables d’évaluation des performances—et des potentiels de carrière qui leur sont associés. L’enseignement est soumis, quant à lui, à la démultiplication des contraintes bureaucratiques s’exerçant sur l’organisation des programmes et le respect procédural des prérogatives attribuées aux étudiant.e.s-client.e.s. Un.e chercheur.e moins performant.e se verra attribué.e davantage de cours, qu’il ou elle soit bon.ne pédagogue ou non. On notera au passage le caractère punitif attribué à la salle de classe ! À la recherche, les espaces de créativité et les normes comptables d’évaluation des performances—et la progression de carrière qui y est associée; à l’enseignement, les espaces bureaucratiques de contraintes et de règles relatives à l’organisation des programmes et au respect des prérogatives des étudiant.es. À la recherche, l’autonomie créatrice, la liberté académique et à l’enseignement, la coordination administrative. Car la recherche se trouve de son côté aux prises avec une entrepreneurialisation rampante en particulier via les sources de son financement. Les usines que sont devenues les universités et les écoles ont tout simplement éloigné les enseignant.e.s-chercheur.e.s de ce pourquoi ils et elles ont initialement choisi leur métier. Tel que Fleming le rappelle :

Inside the Edu-Factory, academics often feel strangers to the vocation they’ve given most of their adult lives to. The disparity is imperative : it is a clash between the intrinsic reasons why many became academics in the first place and powerful institutional efforts to reinvent higher education as a business enterprise not dissimilar to New Corp.

Fleming, 2021, p. 37

La pandémie a aussi accentué, et mis davantage en lumière, la détérioration déjà à l’oeuvre dans le climat de travail des enseignant.e.s-chercheur.e.s et dans les conditions d’exercice du rôle professoral (Ramboarisata, 2022). Ces accentuations concernent la fracturation de la carrière académique (Ross and McKie, 2020), les iniquités de genre causées par la structure de reconnaissance et de récompense dans les établissements (Duncanson et al., 2020), les injustices vécues par les collègues en début de carrière et ou appartenant à des groupes minorés (Bogle, 2020), la surcharge de travail et la précarité induisant stress, anxiété, et problèmes de santé mentale chez les enseignant.e.s-chercheur.e.s (Young, 2020) ou la quasi-mise au rencart de la liberté académique (Dea, 2020) et de la collégialité (Ross, 2020) avaient fait l’objet d’alerte avant la crise sanitaire, ces problématiques se sont encore exacerbées.

Dans ce contexte, il est pourtant possible d’observer des stratégies de résistance et des espaces, discours et pratiques aptes à faire émerger des alternatives émancipatoires. Une telle hypothèse, s’ancre dans une perspective critique qui dépasse la posture dénonciatrice pour mettre en évidence, soutenir et légitimer la capacité des acteurs académiques à se réapproprier, tout en les renouvelant, leur identité professionnelle et leur métier, au profit d’une visée émancipatrice s’exprimant tant dans les contenus que dans les formes et les modalités de production de l’enseignement et de la recherche, en lien avec un ensemble élargi d’acteurs au sein et autour de l’institution académique. Nous structurons cette discussion autour de trois grands axes qui nous paraissent essentiels pour repenser les écoles de gestion et leurs activités d’enseignement et de recherche : la temporalité, la spatialité et la dialectique domination/émancipation. Nous évoquons tout d’abord la manière dont le capitalisme académique s’approprie les dimensions temporelles et spatiales de l’activité universitaire pour les reconfigurer au service de sa visée hégémonique, tout en mettant en lumière les approches alternatives aptes à produire une réappropriation du temps et de la territorialité en faveur d’une pratique académique plus authentique, ancrée dans un contexte sociétal et politique qu’il s’agit d’alimenter pour soutenir des réponses éthiques aux grands enjeux contemporains. Nous abordons ensuite la dialectique de domination/émancipation du point de vue des perspectives de reconstruction et de (ré)invention qu’elle offre, en évoquant l’expérimentation d’autres possibles dans les manières de produire et de transmettre des connaissances en management.

Temporalité : du temps unique au temps reconstruit

Contexte

Parmi les implications temporelles de l’inscription des écoles de gestion dans le capitalisme académique, les suivantes sont plus particulièrement pernicieuses et fortement susceptibles de conduire à une colonisation de l’avenir : a) l’accélération des temporalités de production scientifique, b) l’arythmie de la vie académique et c) l’exclusion de certaines périodes historiques, de la recherche et de l’enseignement.

L’accélération des temporalités de production scientifique et l’opportunisme des alliances (speed dating et networking) entre chercheur.e.s, l’hyper standardisation des publications (liée à l’augmentation des volumes à traiter sous contrainte de délai) caractérisent les implications temporelles de la managérialisation des écoles de gestion. Le temps unique semble fortement institué et peu questionné. Il s’agit d’un temps de l’évaluation continue, de la mesure, de la cadence, de l’urgence, etc. L’injonction à cette temporalité unique colonise l’avenir en interdisant à d’autres formes de subjectivité et de rapport au temps, et aux logiques de création dont elles sont porteuses, se déployer (de Lagasnerie, 2011). En privilégiant la détection de vides dans une connaissance instituée, cette temporalité nuit à l’écologie des idées et empêche la construction de problèmes nouveaux, porteurs de véritables enjeux (Alvesson et Sandberg, 2013). Ce, alors même que nos modèles de pensée sont radicalement remis en cause par le caractère transdisciplinaire des crises produites par l’économie globalisée et financiarisée (Palpacuer et Smith, 2021).

Le travail de l’enseignant.e-chercheur.e, mais aussi du doctorant et de la doctorante, dorénavant organisé en fonction des injonctions à l’excellence et à l’impact, résulte souvent en une arythmie de la vie académique (Bristow et al., 2017) et à une priorisation de l’intérêt individuel aux dépens de celui collectif. Ce phénomène « concourt à ruiner ce qui devrait être au contraire les valeurs centrales de la recherche scientifique : le partage, la collaboration et la critique éclairée au sein de communautés bienveillantes » (Chamayou, 2009, p. 216), au bénéfice du mérite individuel, soutenu par des outils de quantification de soi et d’organisation optimale de la productivité académique à tous les niveaux (individuel, celui de l’établissement, national). Du côté de l’enseignement, dans le contexte de l’ubérisation des enseignant.e.s[5], la course à la productivité et au score élevé dans les évaluations par les étudiant.e.s, condition du renouvellement des contrats temporaires souvent mal rémunérés, amène à une utilisation sélective du temps de travail et se répercute de manière défavorable sur les étudiant.e.s, en plus de maintenir le personnel ubérisé dans une situation de précarité (financière, de santé). Comme le rappelle Kristen Drybread, dans le récit de son expérience comme « gig work as a professor » publié dans le journal The Guardian (2021) : « Contingent faculty cannot afford to keep giving students more than our universities pay us for ». Cette problématique risque de s’amplifier. Tel que l’indique le dernier rapport du comité conjoint de l’UNESCO et de BIT sur l’application des recommandations concernant le personnel enseignant, la proportion d’enseignant.e.s contractuel.les dans les établissements (actuellement de 60 % dans le monde) tend à augmenter depuis quelques années, et la pandémie n’a pas ralenti le rythme. Et pourtant, dans une récente étude longitudinale portant sur les établissements américains pour la période de 2003 à 2014, Hearn et Burns (2021) ont corroboré les résultats d’autres études antérieures ayant révélé que la hausse de recrutement de personnel enseignant contractuel n’a pas produit les bénéfices financiers attendus.

L’exclusion de certaines périodes, généralement celles précédant l’avènement du management scientifique de Taylor et la création de la Wharton Business School à l’Université de Pennsylvanie (fin du 19è ciècle), est une caractéristique notable de l’historiographie respective du management et des écoles de gestion. Le récit unique et dominant est celui d’un champ sophistiqué soutenu par de vertueux entrepreneurs-philanthropes, évacuant les chapitres de prédations guerrières et douces aux fondations et en échafaud aux entreprises et aux établissements d’enseignement. Cette mise au silence voire ce déni (par exemple le déni de l’esclavage pourtant aux origines du management selon Cooke, 2003), qui est encore plus assourdissant en contexte de capitalisme académique, prive la communauté et les étudiant.e.s de la nécessaire réflexion sur l’histoire du champ et l’objectif que dessert cette histoire, un exercice d’apprentissage et de découverte par l’inconfort.

Traces de résistance et de revendication

La résistance à un rapport unique au temps et au rythme de production et la contestation de l’accès différencié dans le temps aux connaissances ont surtout pris la forme de : a) proposition de discours alternatifs, notamment celui de la slow research et b) récits de vie dévoilant tant les effets pervers des discours, pratiques et outils des écoles performatives que les micro-mécanismes de réappropriation de leur liberté par les enseignant.e.s-chercheur.e.s.

Comme le rappelle Alvesson (1996), relatant sa propre expérience, puisque la production de la recherche est généralement lente et la diffusion des résultats, dispersée, il peut se passer beaucoup de temps entre la réalisation et la valorisation de ce qu’on fait comme chercheur.e. Cela est encore davantage vrai pour ceux et celles qui travaillent avec des approches critiques et ou mènent des recherches visant la compréhension approfondie des dynamiques d’actions sociales situées et des sens que les acteurs locaux, dont ceux et celles en situation de vulnérabilités et d’oppressions, donnent aux idées. On peut penser notamment aux tenant.e.s de la recherche-action participative (Stewart et Lucio, 1997) et de l’analyse comparative longue (Almond et Connolly, 2020). Se sentant lésés par l’université entrepreneuriale — qui ne privilégie et ne récompense que les recherches produisant des résultats généralisables et transférables rapidement pour des fins managériales et de politiques publiques et qui ne favorise que les formes restreintes d’engagement avec les terrains et les sujets sous étude —, des chercheur.e.s ont revendiqué une reconnaissance de cette recherche « lente ». Si le mouvement pour légitimer ce discours alternatif de la « slow research » (Berg et Seeber, 2016) était déjà enclenché dans les autres sciences humaines et sociales à la fin des années 1990, il ne l’a été que récemment dans la discipline de la gestion, notamment avec la publication du numéro spécial « Rhythms of academic life » dans la revue Academy of Management Learning & Education (2019).

Alors que les récits de vie, prenant la forme d’autoethnographies individuelles et collectives documentant les effets pervers de la course à la productivité et la rhétorique de l’excellence dans les écoles de gestion, sont plus fréquents ces toutes dernières années, il s’agit d’une pratique assez récente. On peut en situer le début au milieu des années 2010, notamment avec les retours d’expérience doctorale de Raineri (2013, 2015). Sur la base de son propre vécu et ceux de ses collègues dans une école de gestion canadienne, Raineri dévoile que les contraintes institutionnelles imposées aux doctorant.es, dont l’organisation temporelle classique du cheminement et les délais de production, réduisent les possibilités de faire du doctorat une expérience liminale porteuse de changement, d’émancipation et de transcendance. Mis.e.s en concurrence et souffrant souvent de précarité, les étudiant.e.s finissent par s’enfermer dans une trajectoire souvent considérée comme la plus sécuritaire et la plus rapide, mais qui les éloigne de la réflexivité et de leurs ambitions initiales. Tel que le dénonce l’auteur :

As an education landmark for which the highest standards are meant to be in place (Hodge, 1995), the PhD program and scholarly life should stress empowerment and make students strive for greater social understanding and welfare. Instead, the emphasis is often placed on personal, institutional, and professional goals (Adler and Harzing, 2009; Starbuck, 2006), which tend to imprison students in careerist, self-centered interests from Day 1 of the doctoral curriculum, when the tenure clock starts ticking. Rather than focusing on endowing students with a greater level of consciousness through deeper reflection and debate, this “skewed mind-set” (Giacalone, 2009) encourages them, somewhat uncritically, to take what is seen as the safest or the quickest route to success (even though it may not turn out to be such).

Raineri, 2015, p.104

Adhérant à l’appel de Raineri à repenser le doctorat et à transformer l’état actuel du programme, Prasad (2016) plaide pour une réflexion sur le rôle des professeur.e.s critiques seniors et un désengagement vis-à-vis des méthodes mainstream (de lecture, d’évaluation, de valorisation et de reconnaissance des travaux), dans la conclusion d’un ouvrage collectif qu’il a dirigé. La production même de cet ouvrage réunissant les contributions de doctorant.e.s et de récent.e.s diplômé.e.s de doctorat d’écoles de gestion américaines, britanniques, canadiennes, mexicaines et néo-zélandaises, peut être considérée comme un effort inédit de dévoilement de la situation souvent insoutenable des doctorant.e.s, devant naviguer entre la conformité à une vision unique du succès dans les écoles (fondée sur un discours masculiniste et entrepreneurial selon Durepos, 2016) et la résistance à ce système qui forme finalement une barrière à la créativité et aux innovations. Prasad stipule que les professeur.e.s critiques seniors peuvent et doivent ouvrir un espace discursif, et maintenir celui-ci ouvert, au sein duquel les doctorant.e.s auraient la possibilité de réaliser des recherches et de prendre des positions ontologiques et épistémologiques qui leur font sens même si une telle démarche ne débouche pas nécessairement sur la diffusion de leurs travaux dans les revues hautement classées. Quant au rapport aux méthodes mainstream, l’auteur revendique :

Not to disengage is to continue to be complicit in the intellectual hegemony that has been afforded to the mainstream wing of the academy and to their journals that today possess the coveted label of being “top-tier ”. Demands to increase the (often obtuse ideas of) “rigor” and “relevance” of critical/qualitative research in the field often translate into having such research subjected to a positivist criterion—which makes habitual recourse to positivist concepts like validity and reliability—in determining whether it qualifies as legitimate scholarship.

Prasad, 2016, p.192

Une autre initiative parmi les récents efforts de documentation des vécus des enseignant.e.s-chercheur.e.s, confrontés aux injonctions paradoxales de l’université néo-libérale, et de contestation de la temporalité unique est la publication en 2020 du numéro spécial « The performative university : ’Targets’, ‘Terror’ and ‘Taking back freedom’ in academia » de la revue Management Learning. Les expériences rapportées dans le numéro spécial, à l’instar des récits de Raineri (1993, 1995) et des contributeurs et contributrices à l’ouvrage collectif dirigé par Prasad (1996), témoignent des rôles « contrôle » et « fabrication de l’identité » que joue la quantification de la performance en recherche et en enseignement. Elles lancent aussi l’alerte quant à la violence, dont le renforcement des iniquités basées sur de genre (Wieners et Weber, 2020) et l’intimidation (Zawadzki et Jensen, 2000), qui trouve aisément sa place dans l’actuel système d’évaluation et de reconnaissance. Les enseignant.e.s-chercheur.e.s, plus particulièrement ceux et celles en début de carrière (Ratle et al., 2020), transformés en des sujets comparables, classifiables et gouvernables, subissent la précarité, l’insécurité, la dégradation de leur santé mentale voire la terreur. Cette dernière est vécue de manière plus significative par les enseignant.e.s-chercheur.e.s engagés dans de l’activisme, sans égard à leur situation dans la trajectoire de carrière (Bowes-Catton et al., 2020). Les coordonnateurs.trices du numéro spécial appellent à documenter également dans le futur les expériences en-dehors du Royaume-Uni et des pays européens afin de démontrer davantage les effets néfastes de l’université performative. Néanmoins, ils et elle suggèrent aussi que les recherches futures s’intéressent à la manière dont les enseignant.e.s-chercheur.e.s se réapproprient leur liberté :

(…) we believe the question of whether individual and groups can make a difference, through direct and indirect contestation, to the institutional performative structures, systems and culture is crucial to explore. Given the multiple accounts of “Terror” across the papers in this special issue, it is vital to identify the acts, spaces, processes and mechanisms which could provide contestable narratives, responses and alternatives to the seemingly inexorable rise of managerialism, commodification and marketisation in varying national contexts.

Jones et al., 2020, p.370

Spatialité : de la « classe mondiale » au réencastrement dans les territoires

Contexte

Parmi les implications spatiales de la diffusion du discours sur l’école d’excellence et de classe mondiale (elite, world-class business schools), produit du capitalisme académique, on note : a) l’homogénéisation des savoirs et pratiques, b) la production et la reproduction de récits dominants issus du Nord Global et c) le renforcement des exclusions.

Tel que déjà mentionné plus haut, les écoles de gestion sont des espaces de socialisation et de construction d’identité (Petriglieri et Petriglieri, 2010; Fourcade et Khurana, 2013; Germain et Taskin, 2017; Lezaun et Muniesa, 2017). Dans ces espaces, des métaphores, imaginaires et discours dominants, au détriment d’autres, animent les membres (enseignant.es-chercheur.es, étudiant.es, doyen.ne.s…) (Ortiz et Muniesa, 2018), sont renforcés par les parties prenantes (les fondations, les agences d’accréditation, les journaux d’affaires et leurs systèmes de classement) (Elsbach et Kramer, 1996; Wedlin, 2006, 2007, 2011; Gioia et Corley, 2002) et dictent les modèles d’organisation (Augier et Prietula, 2007, Khurana, 2007; Dunne et al., 2008; Khurana et Snook, 2011), d’enseignement et de recherche (Elsbach et Kramer, 1996) et d’internationalisation à privilégier (Alajoutsijarvi et al., 2015; Siltaoja, Juusola et Kivijarvi, 2018).

Dans l’espace global, on assiste à une homogénéisation des savoirs et pratiques des écoles dites de classe mondiale (Siltaoja, Juusola et Kivijarvi, 2018), une dé-légitimation des modalités de production et d’expression plus « locales », ancrées dans les territoires, les histoires propres aux lieux d’activité de ces écoles.

Les perspectives critiques ont questionné cet « espace global », produit par des formes de déterritorialisation propres au capitalisme si l’on reprend Deleuze et Guattari, qui se traduit par la construction sociale de codes et de normes et par une stratification géographique (Hall, 2008; Hall et Appleyard, 2009) dans la circulation de pratiques normalisantes. L’espace global n’est pas seulement producteur d’indifférenciation, mais aussi de récits (Wanderley et al, 2021), d’une lecture et de pratiques issus de standards culturellement dominants à partir d’un cadre capitaliste nord-américain (Kipping et al., 2004; Cooke et alcadipani, 2015; Alcadipani, 2017), repris et renforcé par les pratiques européennes. Les révolutions (post)industrielles ont ainsi formaté et désencastré une conception « globale » des écoles de gestion à partir des pays occidentaux, répliqué sous des formes hybrides dans les autres macro-régions du monde.

Des travaux ont pointé que l’espace des écoles de gestion ne peut être tenu à l’écart de questionnements forts qui touchent les espaces sociaux et donc organisationnels : c’est un espace genré, hétéronormatif, racisé et socialement homogène, favorisant et renforçant les exclusions (Contu, 2018; Dar et al., 2021).

Traces de résistance et de revendication

La contestation d’un rapport unique à l’espace, d’une construction essentialiste de l’altérité et d’absence de différenciation, aux sources d’exclusion et de subalternisation (de genres, de races, de territoires, de savoirs, perspectives, pédagogies et pratiques ne s’alignant pas au modèle dominant) s’est manifestée jusqu’ici, au sein de la communauté des enseignant.e.s-chercheur.e.s en gestion, par : a) la construction d’une autre territorialité par le développement de contenus ainsi que de formes et de modalités de production de l’enseignement et de la recherche, issus d’espaces (géographiques, disciplinaires, politiques) ne faisant pas partie de ceux traditionnellement privilégiés en gestion, b) la documentation d’autres histoires et géographies du management des écoles de gestion et c) la proposition de récits alternatifs à ceux eurocentriques.

Face à l’hégémonie de cette institution académique s’autoproclamant de « classe mondiale », Kavanagh (2022) appelle à une véritable reterritorialisation des écoles de gestion, aptes à les inscrire à nouveau dans un contexte sociétal auquel elles puissent apporter des savoirs utiles, dans une perspective éthique assumée et renouvelée. Cet appel à un réencastrement des enseignements et de la recherche dénonce les discours stigmatisants produits vis-à-vis du local par l’échelle académique globale, entendue ici au sens de Tsing (2005) comme « la dimension spatiale nécessaire à un point de vue particulier » ou comme un « engagement » en faveur d’un point de vue global, local, etc. (p. 58). Plutôt qu’un grand discours spectaculaire arguant qu’il faut « fermer les business schools » (Parker, 2018), Kavanagh prône un rapprochement des écoles de gestion avec les autres départements des sciences sociales de l’université, apte à favoriser le développement de nouvelles perspectives transdisciplines. Elle appelle, elle aussi, au « temps long » nécessaire pour construire des modalités d’évaluation plus authentiques et respectueuses des connaissances produites, en rejettant l’hégémonie du classement ABS, et à une refonte complète des curricula universitaires en faveur d’une approche critique, apte à générer des alternatives en matière de management. Les écoles de gestion peuvent alors être appréhendées et revendiquées comme des espaces hétérotopiques aptes à s’émanciper des jeux institutionnels de la « classe mondiale » pour produire d’autres possibles, en tant qu’espace liminal se situant entre monde des idées et monde de la pratique, à la charnière entre l’étudiant.e, l’enseignant.e-chercheur.e, le praticien et la praticienne. Dans cet espace alternatif, construit par une variété d’acteurs à la fois académiques et non-académiques, s’expérimentent d’autres pratiques gestionnaires possibles, que l’enseignant.e-chercheur.e est à même d’explorer pour les comprendre, les modéliser/théoriser et les enseigner, selon des modalités innovantes de création et diffusion des connaissances. Ainsi, l’on observe des stratégies d’acteurs construisant une autre territorialité qui autorisent et soutiennent l’élaboration de pratiques de recherche, d’enseignement et de gestion plus résilientes en lien avec les équilibres sociaux et environnementaux à préserver. Par exemple, le Management Humain constitue une alternative critique à une Gestion des Ressources Humaines qui épuise les « ressources » humaines et déshumanise le travail. Fondée théoriquement et co-construite avec des praticiens, cette proposition pour une gestion soutenable du travail humain illustre ce qu’une recherche transdisciplinaire (Tress et al., 2004) peut produire en termes de connaissances. Il s’agit de modalités de production de connaissances issues d’espaces (géographiques, disciplinaires, politiques) ne faisant pas partie de ceux traditionnellement privilégiés en gestion. En l’occurrence, les Chaires universitaires multi partenariales qui s’inscrivent dans une dynamique transdisciplinaire—c’est-à-dire associant disciplines et acteurs différents (académiques, praticiens et praticiennes, étudiants et étudiantes, p.ex.) — permettant d’aborder des questions liées à des enjeux de société fondamentaux (transition, digitalisation, humanisation, etc.) constituent des espaces prometteurs où la mission de l’Université peut s’exprimer pleinement.

Bien que nous ayons consacré dans cet article deux sections différentes pour traiter respectivement de la temporalité et de la spatialité, nous tenons à rappeler que revendiquer l’inclusion d’autres espaces et contester le rapport unique au temps sont indissociables l’un de l’autre. Les lecteurs et les lectrices ne seront donc pas surpris du fait que la contestation d’un rapport unique à l’espace passe par la documentation d’autres histoires et géographies du management et des écoles de gestion. Bien que peu nombreuses, les initiatives allant en ce sens réitèrent la pertinence de contester l’hégémonie des représentations américaine, anglo-saxonne et ou eurocentrique du management et des écoles de gestion déjà évoquée antérieurement par d’autres (par exemple, Nkomo, 1992, 2011; Mir et Mir, 2013; Banerjee et Prasad, 2008; Gantman et al, 2015) et fournissent un agenda précis de recherche. On peut donc s’attendre à ce que davantage d’expériences issues de territoires et de temps autres que ceux traditionnellement privilégiés en gestion soient examinés dans le futur. A titre d’exemples de récentes initiatives dans cette catégorie, on peut citer le numéro spécial « New times, new histories of the business school » de la revue Academy of Management Learning & Education et le numéro spécial « Decolonizing management and organizational knowledge » de la revue Organization.

Dans le premier, coordonné par un collectif d’auteurs et d’autrices basés dans des écoles de gestion canadiennes, australienne, danoise, américaine et polonaiseet publié en 2021, les empiries mises en exergue par les contributeurs et contributrices rappellent les statuts différents des hommes et des femmes dans la représentation classique des gestionnaires (Amdam et Elias, 2021), la marginalisation de certaines perspectives, dont celles autochtones (Doucette et al., 2021; Zoogah, 2021), la minorisation de formes alternatives d’établissement (Mutch, 2021, Prieto et al., 2021; Spicer et al., 2021) et d’éducation au management (Rottner, 2021, Wadhwani et Viebig, 2021) et l’impératif d’inclure celles-ci parmi les voix et voies du futur (Spicer et al., ibid.); dévoilent les stratégies de subversion utilisées par les acteurs du Sud global, et notamment ceux brésiliens (Wanderley et al., 2021) et africains (Zoogah, ibid.) pour bâtir des établissements et une éducation au management qui ne soient pas dépendants du Nord Global; déconstruisent le discours sur l’école de gestion idéale, souvent réduite à l’école professionalisante (Usdiken et al., 2021); et incitent à faire entrer dans les salles de classe des récits nuancés, des histoires d’échec et des expériences managériales inhumaines comme celles au temps de l’esclavage (Rosenthal, 2021).

Dans le second, coordonné par trois auteurs et une autrice issus d’écoles de gestion indienne, brésilienne, australienne et sud-africaine (Nimruji Jammulamadaka, Alex Faria, Gavin Jack et Shaun Ruggunan) et publié en 2021, en plus de dénoncer les hiérarchies (géographique, linguistique, spirituelle, épistémique, sexuelle, de genre, de classe, raciale) prises pour acquises en management, les contributions sont engagées dans la proposition de récits alternatifs. De plus, et c’est un des apports qui distinguent les contributions de ce numéro spécial des tentatives antérieures de décolonisation des connaissances en gestion, les auteurs et autrices démontrent clairement que la revendication d’une autre territorialité exige une épistémologie réflexive qui oblige les chercheur.e.s à se conscientiser quant à leurs positions et identités et quant aux implications de celles-ci sur les savoirs produits. Ceux et celles qui investiguent sont ainsi indissociables de ce qui est investigué. Et les récits qui émergent de la recherche décolonisée « are also narratives of struggles, survivals and hope of both the researcher and the researched » (Jammalumadaka, 2021, p.732).

Dialectique domination/émancipation

Résolument lieux de normalisation des comportements et d’exercice de pouvoir disciplinaire (Wedlin, 2006, 2007, 2011; Gioia et Corley, 2002), les écoles de gestion sont aussi des espaces de dénonciation des discours, pratiques et instruments du capitalisme académique, de résistance aux tendances lourdes de la « world-class business school » ainsi que de revendication d’autres temporalités et territorialités, tel que nous l’avons stipulé dans les sections antérieures. Mais encore plus, elles sont aussi des lieux, au sens de Lussault (2013), de construction d’alternatives (Devinney, Dowling et Perm-Ajchariyawong 2008; Beaujolin-Bellet et Griman, 2011; Rowlinson et Hassard, 2011; Bristow, Ratle et Robinson, 2017). Elles doivent (re)faire organisation et trouver de l’agentivité, en s’écartant de l’isomorphisme qui caractérise la plupart de leurs conduites passives et en contenant les visées expansionnistes des relais proactifs du capitalisme mondialisé en leur sein.

En effet, les écoles de gestion peuvent aussi être considérées, sans doute à un échelon plus local, comme des espaces hétérotopiques suspendant les injonctions et jeux institutionnels mentionnés précédemment pour produire d’autres possibles; en tant qu’espace liminal se situant entre monde des idées et monde de la pratique, à la charnière entre l’étudiant.e, l’enseignant.e-chercheur.e, le praticien et la praticienne. Les auteurs et autrices critiques mentionnés plus haut (Raineri, 2013, 2015; Prasad, 2016; Jones et al., 2020) se rejoignent d’ailleurs notamment sur cette notion de liminalité, suivant Turner (1987) et Bhabha (1994), pour qualifier les établissements et leurs programmes. Une autre notion, évoquée par les auteurs et autrices cités antérieurement (McLaren et al, 2021; Jammalumadaka et al., 2021), pour caractériser cet espace alternatif dans lequel s’expérimentent d’autres possibles, est la pensée-action frontière, inspirée de « la frontera » d’Anzaldùa’s (1987). Qu’importe la métaphore ou notion mobilisée pour désigner ces espaces viables se dégageant entre la contrainte de légitimité propre à des champs hyper-institutionnalisés et des formes nécessaires d’émancipation, la question qui continue à intéresser les chercheur.e.s critiques s’intéressant à la transformation des écoles de gestion est la suivante. Dans un contexte davantage propice à l’écrasement de la polyphonie, au changement du rapport au temps et à l’espace, à la dégradation de la santé psychologique, de la solidarité, des collaborations, à l’effondrement de l’idéal de l’université comme collectif, au renforcement des disparités (de genre, de classe, de race, de géographie), comment envisager les écoles des gestion et la communauté scientifique en science de gestion (incluant les associations, les événements, les revues, etc.) comme des espaces de reconstruction de nouvelles légitimités, d’utilisation des terrains et territoires comme nouveaux ancrages, de déploiement de nouvelles alliances, des formes collectives de résistance et d’invention, d’incarnation de nouveaux mouvements sociaux interconnectés, de création des contextes qui permettent aux identités plurielles de se déployer, d’émergence de nouvelles formes d’expression pédagogiques et de recherches, de réappropriations des questions de justice et de rappel de ce qu’est l’université ?

Dans cette section, nous nous focalisons sur la reconstruction et la (ré)invention. Nous évoquons quelques expérimentations qui témoignent du fait que des écoles des gestion et leurs parties prenantes académiques et non-académiques, des enseignant.e.s-chercheur.e.s individuellement ou en collectif et des communautés scientifiques (incluant des associations, des revues, etc.) infléchissent le changement notamment en développant des stratégies de « contre-terreur », souvent basées sur de petits gains et des actions locales spontanées, en structurant des réseaux d’apprentissage mutuel et de solidarité, formels et informels, physiques et virtuels, en contaminant des lieux de pouvoir et en faisant entrer des thèmes longtemps tabous dans les salles de classe et les revues généralistes en gestion.

Rupture et (ré)invention par l’enseignement

On peut estimer que la rupture et la (ré)ivention par l’enseignement se sont opérées en deux temps. Le premier est celui de la constitution du champ CME ou critical management education, à partir du milieu des années 1990, et au sein duquel ont foisonné des propositions pédagogiques critiques (par exemple, parmi les plus citées, Grey et Mitev, 1995; Prasad et Caproni, 1997; Antonacopoulou, 2010; Cunliffe, 2002; Dehler, 2009; Huault et Perret, 2011; Dyer et Hurd, 2016). Néanmoins, dès le début des années 2000, la communauté CME fut critiquée vigoureusement de l’intérieur, à cause de son manque de prise de position radicale contre les fondements masculinistes et racistes du management et la marginalisation de certaines approches. Comme le dénoncent Perriton et Reynolds :

As heretical and shocking as it seems to write it, a recasting of CME from a pedagogy of emancipation to one of refusal may actually be liberating for its members—and specifically for feminist, poststructuralist and other theoretical traditions that have been pushed to the margins of the academic field. Such voices are not often heard as legitimate proponents of “critical” management education and they are under-represented in the CME literature. If we decentred the masculinist underpinnings of its practice CME would be subjected to different and new questions of its beliefs and practices.

Perriton et Reynolds, 2004, p.74

Ainsi, dans un deuxième temps, pour rompre de manière bien plus significative avec un enseignement du management prenant pour acquise la bénignité du capitalisme (Parker, 2018) et dissimulant la reproduction persistante de régimes de connaissances patriarcaux, hétéronormatifs, capacitistes et racistes (Jones et al., 2020; Dar et al., 2021), des enseignant.e.s ont décidé d’inclure, dans des cours existants, des thèmes tabous et des clefs de lecture (par exemple, intersectionnel, éco-féministe, décolonial, etc.) qui s’y prêtent plus adéquatement ou de créer de nouveaux cours dédiés (Ramboarisata et Gendron, 2019). Ces thèmes généralement exclus du curriculum habituel — notamment, le racisme (Nkomo, 1992), la blanchitude (Liu et Baker, 2016), les inégalités (Fotaki et Prasad, 2015; Zulfiqar et Prasad, 2021), le sexisme (Nkomo, 1988; Dar et al., ibid.), l’écocide et l’anthropocène (Nogueira et al., 2021; Banerjee et Arjaliès, 2021), l’esclavage et le travail d’exploitation (Rosenthal, 2021) et le néocolonialisme managérial (Banerjee et Berrier-Lucas, 2022) —, ont fini par s’inviter dans des salles de classe via le matériel (par exemple, les lectures obligatoires, les présentations des enseignant.e.s, les interventions en classe de personnes-clés, par exemple, un.e entrepreneur.e autochtone). Toutefois, il est reconnu par les enseignant.e.s engagé.e.s dans ce travail de rupture que la (ré)invention ne peut pas passer strictement par le contenu (Berrier-Lucas et al., 2022), sinon les enseignant.e.s risquent de reproduire l’apprentissage par accumulation ou ce que Freire et Faundez (1989) ont désigné par « banking education », contraire à une démarche d’émancipation. Ce chantier en est donc un énorme car l’enseignant.e a aussi à mener des réflexions sur comment son propre champ d’expertise s’est bâti, comment il ou elle a été éduqué.e, comment engager les étudiant.e.s, quelles approches pédagogiques permettent de créer de l’espace sécuritaire pour soi ainsi que pour les étudiant.e.s ayant différents niveaux d’adhésion à la critique et de ne pas se retrouver en rapport de force ou en rapport de domination avec eux et elles, comment s’assurer que le cours demeure légitime aux yeux des collègues et soit pérenne.

Compte tenu des défis qui viennent d’être mentionnés et des écueils récurrents rencontrés par les enseignant.e.s-chercheur.e.s critiques, participer à des communautés de pratiques et réseaux de solidarité et bénéficier d’espaces de ressourcement deviennent quasi-vitaux. De tels espaces et communautés ont ainsi vu le jour ces dernières années et soutiennent la (ré)invention. Entre autres exemples, on peut nommer le site « Disorient » (https://disorient.co/) à l’initiative de Helena Liu, basée à UTS Business School à Sydney en Australie, qui affirme avoir comme vision : « to create a rich and nurturing support system for those seeking to dismantle the interlocking systems of oppression in the world ». Une partie du site est consacrée au partage de ressources et à des activités utiles à ceux et celles qui enseignent (ou voudraient enseigner) l’intersectionnalité. Un autre exemple d’une telle plate-forme de soutien et de ressourcement pour les enseignant.e.s adhérant à l’ambition de « to create strategies and possibilities for alternative learning and working conditions » et de décoloniser l’enseignement du management est le BARC ou Building the anti-racist classroom (https://barcworkshop.org/), fondée et animée par Sadhvi Dar, de l’école de gestion de l’université Queen Mary à Londres au Royaume-Uni, Angela Martinez Dy, à Institute for Innovation and Entrepreneurship de Loughbourough University à Londres au Royaume-Uni et Deborah Brewis, l’école de gestion de University of Bath à Bath au Royaume-Uni. Depuis la création de la plateforme en 2017, plusieurs ateliers sur la création d’espaces d’apprentissage anti-racistes et anti-sexistes dans les écoles de gestion et dans les universités ont été organisés; et un centre virtuel de documentation a été ajouté. Une troisième initiative que l’on peut mentionner est formé par deux ateliers virtuels « Decolonizing the business school » (https://www.cass.city.ac.uk/faculties-and-research/centres/cre/events), organisés respectivement en juillet 2020 et en janvier 2021, soit en pleine période de pandémie, par Bobby Banerjee et ses collègues du centre de recherche ETHOS de Bayes Business School de City University à Londres au Royaume-Uni et auxquels ont participé plusieurs enseignant.e.s-chercheur.e.s à travers le monde intéressé.e.s à échanger sur le sens de la décolonisation des écoles de gestion et ses implications sur le plan pédagogique.

Rupture et (ré)invention par la recherche

A l’instar de la (ré)invention par l’enseignement, celle par la recherche s’est également manifestée sur les plans substantif (par exemple, thématique), de la démarche (par exemple, épistémologique, de diffusion) et d’espaces de support (par exemple, collectifs de chercheur.e.s).

La création de revues dédiées et l’inclusion de numéros spéciaux dans des revues non dédiées sont des signaux forts de la (ré)invention par l’entrée des thèmes et approches de la marge parmi les recherches publiées dans la discipline du management et des études des organisations. Comme exemple de revues dédiées précurseurs, on peut mentionner Gender, Work & Organization, lancée en 1994. A l’initiative de l’association du même nom, la revue fut la première périodique ayant fourni de la visibilité aux travaux sur les relations de genre, l’organisation du genre et la construction genrée de l’organisation. Un deuxième exemple est la revue ephemera, lancée en 2001. Tel qu’indiqué sur la page d’acceuil du site de la revue, celle-ci « counters the current hegemonization of social theory and operates at the borders of organization studies in that it continuously seeks to question what organization studies is and what it can become. » (http://www.ephemerajournal.org/what-ephemera). Une autre caractéristique de cette revue qui en fait un outil de rupture radicale avec les pratiques dominantes de diffusion, est la gratuité de son contenu. Concernant les numéros spéciaux consacrés à des thèmes traditionnellement marginalisés, on peut nommer parmi ceux publiés récemment, les numéros spéciaux « Organizing in the Anthropocene » (Wright et al., 2018) et « Decolonising management and organizational knowledge » (Jammulamadaka et al., 2021) de la revue Organization et « Inequality, institutions and organizations » (Amis et al., 2018) de la revue Organization Studies. D’autres numéros à venir incluent « Nouveaux imaginaires de et sur l’Afrique par l’entrepreneuriat » (Gueye et al., appel lancé en 2022) de la Revue Internationale PME, « Contesting social responsibilities of business : experiences in context » (D’Cruz et al., appel lancé en 2021) de la revue Human Relations, « Anti-Blackness in management and organization studies : Challenging racial capitalism in knowledge production and organizational practices » (Abdallah et al., appel lancé en 2021) de la revue Organization et « Décoloniser la RSE » (Ramboarisata et al., 2022) de la Revue de l’Organisation Responsable.

Mais mener des recherches sur des thèmes qui dérangent est insuffisant pour infléchir la transformation. Comme le stipule Yousfi (2021), prenant appui sur ses propres expériences de recherche décoloniale dans le contexte arabe, il est impératif de questionner la démarche même de création, de la formulation de la question de recherche jusqu’à l’étape finale de la diffusion et de la traduction des connaissances, dans le but de demeurer conscient.e des influences des facteurs personnels, interpersonnels et contextuels sur ce qui est fait et dit. Un tel questionnement est généralement exclus de la démarche traditionnelle. Or, si les approches et la démarche utilisées reproduisent les exclusions habituelles (notamment de peuples, de perspectives, de territoires, de temps), il n’y aura pas de véritable rupture avec les biais qui caractérisent le champ du management et des études de organisations. C’est ce que rappellent Banerjee et Arjaliès (2021), concernant la mobilisation des imaginaires comme l’Anthropocène et Gaia par les chercheur.e.s en gestion travaillant sur le thème du développement durable et ou de celui de la crise écologique. L’auteur et l’autrice critiquent vivement l’absence d’ontologie et d’épistémologie autochtones dans les travaux menés ainsi que l’absence de mise en lien directe entre la crise environnementale, d’une part, et l’ethnocide et la dépossession subies par les premiers peuples, d’autre part. Il et elle mettent aussi en garde les chercheur.e.s contre les relations extractives avec les communautés et savoirs autochtones. Trop souvent, les chercheur.e.s ne se posent pas les questions à savoir comment comprendre adéquatement, ne pas travestir, ne pas s’approprier indûment, ne pas instrumentaliser et ne pas voler les connaissances autochtones et comment les communautés autochtones (et les autres subalternes dont les expériences sont examinées et utilisées) bénéficient des différentes étapes du processus de réalisation de la recherche. Par conséquent, la (ré)invention devrait se donner corps par des postures, attitudes et pratiques alternatives (par exemple, choix de méthodes, rapport avec les individus et les groupes concernés par la recherche, rapport au temps, choix de véhicule de diffusion, rapport avec les autres participant.e.s à la recherche dont les étudiant.e.s et les co-auteur.e.s et co-autrices).

La (ré)invention ne peut pas non plus produire les effets désirés si l’on ne mène pas une réflexion sur la redéfinition des visées mêmes de la recherche (par exemple, type d’impact, lectorat ciblé) et si l’on ne documente pas la démarche des chercheur.e.s qui ont choisi d’avoir des rapports au temps et à la publication différents de ce qu’imposent les tenant.e.s du récit dominant sur l’excellence en recherche. Un chantier allant dans ce sens a été mené par les membres de la communauté des perspectives critiques en management et a récemment abouti à la publication de l’ouvrage collectif Les temporalités de la recherche critique : Enjeux et alternatives sous la direction de Véronique Perret et Laurent Taskin (2019). Les contributions à cet ouvrage participent à la (ré)invention de la recherche en gestion, en constituant un espace où les questions de posture, d’engagement, d’écriture, de proximité, mais aussi de normes institutionnelles et de conflits de valeurs peuvent s’exprimer. L’autrice et l’auteur identifient « les temporalités » de la recherche comme étant clés dans cette réinvention des pratiques de recherche. Face à l’hégémonie des « rankings » (que la Commission européenne entend délaisser, pour les Universités, dès 2024), certains ont rapidement opposé une « fast-food research » (Marinetto, 2018) à une « slow science » (Berg et Seeber, 2016). Les auteur.e.s proposent une perspective temporelle différente qui valorise la durée (marquer d’une empreinte durable), dans le cas des recherches dites alternatives, et non la vitesse (recherche dite standard) et permet d’envisager la publication comme un moyen et non une fin, mais surtout comme un espace pluriel où différentes pratiques et postures doivent co-exister.

Comme acte militant (intellectual activism), la rupture avec les façons de faire de la recherche dans le contexte néolibéral est souvent ingrate bien qu’exigeante. Comme le rappelle Contu (2020, p.744) : « Since intellectual activism goes beyond publishing ‘critical’ articles that feed the corporatization of the university this work is hard, often thankless. It is regarded with suspicion, and often countered/hindered, by the forces that maintain the status quo. ». La frustration, la lassitude et la solitude deviennent monnaies courantes, plus particulièrement pour les chercheur.e.s femmes, ceux et celles racisé.e.s et ceux et celles en début de carrière (Tim-adical Writing Collective, 2017; Dar et al., ibid.). Ainsi, la (ré)invention est aussi celle d’espaces de support mutuel, d’échange et de réflexion. La création et l’animation de tels espaces font d’ailleurs partie des mandats que se sont donné des associations comme VIDA (Critical Management Studies Women’s Association). Dans le manifeste élaboré par les membres de cette dernière, il est indiqué que :

VIDA is a feminist, anti-racist, anti-ageist, anti-classist, anti-ableist, anti-colonial, anti-heteronormative organization. We stand for equity, democracy, support, friendship, collectivism, challenge, resistance and intervention. We emphasize democratic values, solidarity and support in all of our activities. We focus on reflexivity and on developing structures that stress the need for action, accountability and change.

https://criticalmanagementvida.wordpress.com/about/manifesta/

Des espaces similaires ont aussi vu le jour au sein d’associations majeures. Un premier exemple est le groupe « Racial justice » au sein de la division « Social Issue in Management » de l’Academy of Management. Un autre exemple est l’initiative de l’association Gender, Work & Organization pour créer communautés de partage et de soutien pour les rechercheur.e.s s’intéressant à des thématiques spécifiques (par exemple, « Gender and health at work », « inclusifying inclusion : De-colonizing and de-gendering work », « Race, embodiment, and ethics », « intersectional inequalities in higher education-governance research evaluation and audit culture »).

Reconstruction et (ré)invention avec les étudiant.es et les communautés

La question à savoir si les alternatives doivent se construire exclusivement par les enseignant.e.s ou si les étudiant.es ont un rôle à prendre dans cette dynamique de résistance et d’émancipation trouve sa réponse entre autres dans l’exemple parlant suivant. En 2013, les représentants des étudiant.e.s interpellent le bureau de la faculté des sciences économiques, sociales et politiques de l’Université catholique de Louvain. Ces étudiant.e.s estiment que les programmes de bachelier en sciences économiques et de gestion ne proposent pas assez d’enseignements critiques et hétérodoxes. Les représentant.e.s argumentent, comparaisons à l’appui, et demandent que des cours davantage critiques soient inscrits au programme. Après deux années d’opposition argumentée et de militantisme—les étudiant.e.s convoquent les médias pour dénoncer la stratégie de l’autruche des autorités facultaires[6] -un cours de « Perspectives critiques en management » est créé. Il sera le lieu d’expérimentations multiples et conçu comme un espace pluridisciplinaire et ouvert, accueillant des débats de société, menant les étudiant.es au cinéma et dans un musée… Ils et elles auront été amenés à interroger leurs professeur.e.s sur les conditions de production des connaissances que ceux-ci et celles-ci enseignent, mais aussi à questionner leur réflexivité dans leurs apprentissages. Au fil des années, face à l’institutionnalisation d’un certain enseignement de la critique (la critique des sources et l’enseignement orthodoxe d’une attitude scientifique), cet enseignement est resté un espace de créativité spécifiquement orienté vers l’expérimentation des théories critiques de la gestion et de l’économie, arguant que la critique est autant disciplinaire que méthod(olog)ique. Et qu’une façon de la mettre en pratique est de s’ouvrir à d’autres disciplines et postures de recherche, ou culturelle.

Tableau 1

Impact et temporalité des recherches

Impact et temporalité des recherches
Source : Perret et Taskin, 2019, p.32

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De façon similaire, du côté de la production scientifique, les chercheur.e.s n’ont pas le monopole des initiatives à visée émancipatoire et de transformation, plus particulièrement, en contexte de multiplication des crises sociales, écologiques, économiques, politiques, alimentaires, migratoires et sanitaires. Ainsi, les recherches menées suivant une démarche de co-production avec les acteurs du terrain ou en réponse aux revendications de ceux-ci se font de plus en plus visibles au sein de la communauté des chercheur.e.s en gestion. On peut citer à titre à d’exemple les recherches avec et pour les communautés vulnérables au Québec et en Amérique Latine dans lesquelles sont engagées les chercheures en études des organisations membres du CRISES (Centre de recherche en innovations sociales) à Montréal (par exemple, Tello-Rozas et al., 2015; Tello-Rozas, 2016; Pozzebon et al., 2021). Mobilisant les épistémologies des Sud, et plus spécifiquement, la recherche-action participative, la technologie sociale et l’ecologia de los saberes, ces recherches sont centrées sur des problématiques locales et cherchent à intégrer les différents types de connaissances pour des issues conjointes aux défis collectifs.

Conclusion

Si les entreprises doivent se démocratiser, se démarchandiser et se dépolluer (Ferreras et al., 2020), comme le prônent les instigatrices et les signataires du Manifeste Travail (https://democratizingwork.org/), les écoles de gestion le doivent tout autant. C’est ce à quoi nous amènent à conclure les observations des tendances, des expérimentations et des appels récents signalant que malgré les injonctions néolibérales, des enseignant.e.s-chercheur.e.s, des étudiant.e.s et des membres des communautés sont en train d’oeuvrer pour faire des établissements des espaces de ré-invention et de rappel de la mission sociétale des universités (formation de citoyen.ne.s versus formation strictement de professionnel.le.s, universités de bien commun, universités libres, établissements de « public value », « school of organizing », etc.).

Le contexte plus large n’est pas moins déstabilisant. Avant la pandémie du COVID-19, les phénomènes de déterritorialisation, d’individualisation, d’effondrement des liens de solidarité, d’injustices raciales, de violences sexistes et basées sur le genre étaient bien audibles et visibles. Depuis le premier confinement, on constate la montée rapide de l’autoritarisme et du conservatisme et des discours radicaux. Au moment d’écrire ces lignes, nous apprenons que la cour suprême des Etats-Unis annule l’arrêt Roe vs. Wade et que quatre-vingt-neuf députés d’extrême-droite font leur entrée au parlement de la République française, soit un nombre inédit. Devant cette situation alarmante — qui ne laisse pas de doute quant à ses répercussions perturbatrices voire néfastes sur la liberté des universitaires (surtout les doctorant.e.s, les professeur.e.s en début de carrière, les femmes, les personnes racisées, celles en situation de handicap) à mener des activités d’enseignement, de recherche, d’intervention et d’activisme à visée progressiste et émancipatoire —, nous formulons quelques rappels et mises en garde utiles, à titre de conclusion de cet article. Nous nous adressons plus particulièrement à nos collègues seniors des études et de l’enseignement critiques du management.

Comme l’a stipulé Katherine Haynes, lors de son intervention à l’ouverture de la conférence de Gender Work & Organization en juin 2022 : « Nous ne sommes pas que des académiques publiants. Nous sommes des êtres humains » (notre traduction). Comme le faisaient Prasad (2016) et Contu (2018), Haynes a incité les collègues à ne pas demeurer imperméables ni insensibles tant à ce qui change qu’à ce qui se renforce dans la société. Dans l’exercice des différents rôles (par exemple, membre de comité de programme, évaluateur ou évaluatrice d’article, directeur ou directrice de thèse, membre de jury d’attribution de subventions de recherche, etc.), il devrait constamment y avoir une réflexion sur comment résister aux hégémonies dans les établissements et dans la société, comment ne pas se faire avoir par le relativisme, comment ne pas tomber dans l’ambivalence face à des élucubrations et comment agir (« act up ! ») face aux oppressions intersectionnelles.

Nous le mentionnions plus haut, la résistance, la rupture et la (ré)invention ne peuvent se maintenir sans les systèmes de support mutuel. Ces initiatives de solidarité formelles ou informelles, virtuelles ou présentielles, interpersonnelles ou multilatérales n’ont jamais été plus nécessaires qu’en cette période de perturbation profonde des valeurs académiques et humanistes. Dans ce contexte, nous convenons avec Dar et al. (2021, p.701) que les collègues critiques en position de pouvoir devraient agir en « bon.ne.s aîné.e.s » (good elders), « those with a commitment to build and model transformative spaces that, at least temporarily, level power dynamics among students, administrative staff and academics to create and cherish collective methodologies for survival ».

Finalement et non des moindres, la communauté des enseignant.e.s-chercheur.e.s critiques devraient demeurer vigilant.e.s à l’effet que les hégémonies n’ont pas été toutes dévoilées. On a souvent tendance à tout mettre dans le contre-mouvement du néo-libéralisme et de l’hégémonie anglo-saxonne. Il y a cependant d’autres formes de minorisation et d’autres hégémonies mandarines. Même dans les zones et postures traditionnellement marginalisées, il y a des formes de domination. On confond souvent aussi enjeu de langue et enjeu de critique. La langue française ne protège pas des violences. La Francophonie produit elle-même des marges. On peut mentionner ici, à titre d’exemple, la quasi-absence des études décoloniales en Français, surtout en gestion.