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On découvre avec intérêt l’ouvrage de Pierre Anctil, Antijudaïsme et influence nazie au Québec : le cas du journal L’Action catholique (1931-1939), qui porte sur l’évolution de la société québécoise et sur son rapport à l’altérité. Le titre de ce livre attire immédiatement l’attention, notamment par le mot « nazie » qui a un effet repoussoir dans la société moderne. En associant ce terme au Québec, l’historien crée un effet de proximité avec une réalité que l’on a souvent tendance à écarter, soit par méconnaissance historique ou par honte du passé.

Anctil inscrit son ouvrage dans le sillage de l’histoire de la diversité au Québec en s’intéressant à la question de la présence juive dans les milieux catholiques canadiens-français pendant les années 1930. Pour atteindre son objectif, l’historien divise son livre en sept chapitres, passant des vagues migratoires à la prise de position du Canada français sur ce sujet, au commerçant juif Maurice Pollack et aux influences du nazisme dans le journal L’Action catholique.

L’approche d’Anctil est particulièrement intéressante, car il braque cette fois sa lorgnette non pas sur la diversité dans un grand centre urbain, comme Montréal, mais sur Québec, à travers le filtre du quotidien L’Action catholique. Ce journal est fondé dans la capitale nationale en 1907. Il est « destiné à défendre et à répandre l’enseignement de l’Église dans tous les foyers » (p. 23). Le quotidien ne diffuse pas uniquement un message évangélique; il informe aussi les lecteurs, ce qui crée une tension entre l’édification religieuse et l’importance de relater les événements d’actualité. La presse écrite a en général une influence considérable sur l’opinion publique. À l’époque, L’Action catholique est en effet un appareil important de production idéologique.

Les quelque 2000 textes examinés par le chercheur s’étendent sur une période de huit ans (1931 à 1939). Anctil prête attention non seulement aux éditoriaux, mais aussi aux reportages, aux publicités et aux textes d’opinion, ce qui permet de mieux comprendre l’écho entre les différentes parties et les différents discours du journal. En outre, l’historien prend soin de toujours mentionner ses sources lorsqu’il présente les points de vue divers, passant de l’agence de presse United Press, dont la perspective est internationale, aux opinions des rédacteurs du journal, dont ceux qui émettent des opinions marginales. Le discours dans L’Action catholique n’est pas univoque; les prises de position quant à la diversité culturelle y varient.

Dès les premières pages, Anctil distingue l’antijudaïsme de l’antisémitisme :

Le premier concept, l’antijudaïsme, beaucoup plus ancien, connote une objection plus ou moins soutenue devant les croyances religieuses traditionnelles des Juifs, à savoir leur rejet du Christ ou leur refus de se soumettre à l’enseignement de l’Église; tandis que le second, l’antisémitisme dans son sens moderne, s’attaque aux origines dites « raciales » ou « biologiques » des Juifs, à la place qu’ils occupent dans les sociétés européennes modernes ou à leur rôle dans l’histoire contemporaine.

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Ces définitions sont les bienvenues, puisque l’historien jongle tout au long de l’ouvrage avec ces concepts.

Pendant l’entre-deux-guerres, L’Action catholique se méfie de l’immigration internationale, non seulement envers la population juive, mais envers toute population qui n’est pas catholique. La situation à Québec est bien différente de celle de Montréal, puisque les Canadiens francophones et catholiques y constituent une majorité écrasante. La peur d’une minorisation du Canada français, avec les nouveaux venus qui s’intègrent à la population anglophone, est bien présente. La crainte de l’arrivée d’immigrants communistes entraîne aussi un regain de méfiance. Pour le journal, le nationalisme canadien-français « demeure […] un fait religieux avant d’être une question linguistique et culturelle » (p. 63). À ce sujet, Anctil relève deux cas : celui des Irlandais, qui ont résisté aux protestants, et celui des Chinois, qui peuvent se faire évangéliser. Ces derniers sont accueillis à bras ouverts selon ce qui est représenté dans le journal, même si c’est bien loin de la réalité sociale. L’anglais utilisé par les Canadiens français lors de certaines rencontres officielles avec de nouveaux immigrants ne soulève du reste aucune question de la part de L’Action catholique, puisque la foi prime ici la langue en ce qui a trait à l’identité culturelle. L’accueil est bien différent pour les vagues migratoires d’individus dont la conversion est considérée comme impossible par l’Église, ce qui est le cas des Juifs.

L’altérité juive telle que représentée dans le journal se cristallise plus particulièrement autour de deux noyaux : le lien commercial entre Maurice Pollack – un entrepreneur d’origine juive ukrainienne – et L’Action catholique ainsi que le projet de construction d’une synagogue dans la haute ville. Maurice Pollack ouvre en 1931 un commerce de détail (rue Saint-Joseph) qui s’adresse principalement aux clients canadiens-français catholiques récemment urbanisés. Pollack tente d’abolir les distinctions de classe et d’origine pour que tous ses clients soient traités de la même manière et aient accès aux mêmes avantages. Le commerçant juif sait d’ailleurs s’adresser à sa clientèle, formée des couches populaires francophones, autant dans ses magasins que dans les journaux, où il souligne notamment chaque fête chrétienne en souhaitant ses meilleurs voeux à ses clients. Fait intéressant : le commerçant affiche ouvertement sa différence religieuse en publiant des communiqués rappelant la fermeture de son magasin lors de certaines fêtes juives (ces textes sont cependant plus discrets et sans symboles religieux). En décembre 1932, les publicités de Pollack disparaissent cependant des pages de L’Action catholique, ce qui correspond à l’émergence d’un discours de plus en plus dominant dans le journal, celui de la survie du Canada français par la résistance aux influences commerciales étrangères. Il existe d’ailleurs un glissement de la question, car la maison Woodhouse, d’origine britannique, voit en 1937 ses publicités retirées du journal en raison de prétendues origines juives non vérifiées, ce qui met en relief « la propension [chez certains] à “judaïser” tout ce qui est étranger au Canada français » (p. 305). Il se développe pendant les années 1930 une véritable crise de l’annonce juive à L’Action catholique. La prise de position n’est pas unanime. D’un côté, certains affirment que la publicité dite juive mise sur la modernité et menace ainsi l’ordre public (ce qui n’est d’ailleurs pas le cas). Ces mêmes opposants soulignent également que le commerce canadien-français assurera la survie de ce peuple; il faut donc résister aux étrangers. D’un autre côté, certains affirment qu’il y a des conséquences financières néfastes à refuser les publicités dites juives. Selon eux, le journal ne peut pas non plus se permettre de rejeter les publicités de cinéma, de boîtes de nuit, de brasseurs et de distilleries; il en va de la survie à long terme du quotidien. Sans oublier que Pollack, la figure de proue rejetée, est désormais un citoyen de Québec et que le français est présent partout dans ses magasins. Une chose est certaine, la question des publicités dites juives crée une dissension claire au journal. Pollack revêt alors une fonction de repoussoir – par sa judaïté – dans un milieu où la lutte est féroce pour gagner et conserver ses parts de marché. À la suite du rejet par L’Action catholique, le commerçant juif se tourne vers Le Soleil, un journal libéral plus ouvert sur le sujet. Ce quotidien, concurrent de L’Action catholique, l’attaque d’ailleurs ouvertement et lui reproche son étroitesse d’esprit.

En 1932, le projet de construction d’une synagogue dans la haute ville soulève aussi les passions. En effet, ce projet rencontre une forte opposition à l’hôtel de ville et dans les paroisses limitrophes. On sent l’écho de cette hostilité chez les éditorialistes de L’Action catholique. La peur de l’Autre s’incarne dans l’écroulement de l’édifice social (et son fondement religieux) canadien-français. On se rappelle qu’une synagogue, comme une église, est bien plus qu’un bâtiment. C’est un lieu non seulement consacré au culte, mais aussi à la culture en général, à l’enseignement et aux loisirs. Le comité exécutif de la Ville prépare même un nouvel amendement au règlement de construction pour empêcher que ce lieu de culte judaïque ne voie le jour. Seules des résidences privées peuvent désormais être construites dans la zone où se trouve le terrain convoité. On voit ainsi que, dans les années 1930, des préjugés tenaces persistent à Québec concernant la question de l’altérité.

En étudiant le cas de L’Action catholique, Anctil aborde également la question du nazisme et de l’hitlérisme. Au départ, le journal voit d’un bon oeil le nazisme, qui symbolise alors un rempart contre le communisme – phobie occidentale – dont le communisme juif. Le traitement autoritaire de l’altérité par les nazis est louangé, mais un rappel de l’importance du respect de l’Autre est parallèlement mis en relief. L’Action catholique change de cap au cours des années 1930 quand le nazisme tourne le dos au christianisme. Le journal finit ainsi par rejeter à la fois le communisme et l’hitlérisme. La crainte omniprésente des Juifs et la méfiance à leur égard dans les pages du journal ne puisent donc pas leur source dans l’hitlérisme qui y est rapidement condamné. Le quotidien appuie d’ailleurs ouvertement les régimes autocratiques, comme celui de Mussolini, s’ils respectent et imposent les valeurs traditionnelles de l’Église.

Il importe de rappeler qu’un journal agit comme un filtre et ne représente pas directement une réalité sociale. Il est fort intéressant de découvrir ce à quoi sont exposées les couches populaires canadiennes-françaises de Québec, qui observent alors de loin la montée du nazisme en Allemagne, mais qui côtoient quotidiennement les marchands juifs, contrairement aux clercs catholiques qui tiennent un discours contre l’altérité, mais qui cette fois n’ont pas de relations soutenues avec les Juifs. Il existe donc un certain décalage entre ce qui est représenté dans le journal, qui influence l’opinion publique, et la réalité sociale de l’époque.

L’ouvrage d’Anctil, qui compte plus de quatre cents pages, est dense, mais offre une cohésion exemplaire. Comme il est composé de plusieurs chapitres, qui traitent chacun d’une question distincte, on peut aisément lire chaque partie de façon indépendante. Sans oublier que la langue est claire, que l’étude est rigoureuse et que les nombreuses images d’archives enrichissent grandement les propos de l’auteur. Cet ouvrage mérite assurément de se trouver dans la bibliothèque de quiconque s’intéresse à l’histoire du Québec ainsi qu’à la question de la diversité culturelle et religieuse au fil du temps.