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Émile Miller (1884-1922) aurait été « de cette génération des bâtisseurs de disciplines de l’Université de Montréal que sont Édouard Montpetit, Lionel Groulx ou Marie-Victorin[1] ». Peu de chercheurs se sont cependant intéressés à la pensée et à la trajectoire intellectuelle de ce géographe autodidacte qui, par la force des choses et de l’institutionnalisation du savoir au Canada français, est arrivé à investir les lieux de l’université et à y porter un projet disciplinaire.

Parmi ceux qui se sont penchés sur l’oeuvre de Miller, on compte quelques sociologues et un certain nombre de géographes[2]. Dans un texte où il cherche à problématiser les thèses avancées par l’anthropologue Marc-Adélard Tremblay et le sociologue Hervé Fischer quant aux particularités de l’identité québécoise, le sociologue Marcel Fournier oppose deux regards possibles sur l’objet : « l’un qui perçoit la différence culturelle comme un handicap, ou parfois, comme un objet de musée; l’autre qui constitue la “québécitude” comme élément de fierté et aussi comme projet[3] ». Fournier en vient ensuite à personnifier ces postures en se référant à deux cas de figure : un Léon Gérin (1863-1951) auquel s’opposerait philosophiquement et politiquement un Miller. Si la pensée de Gérin est critique, puisque ce dernier considère les particularismes culturels en question (organisation familiale, type de socialisation, etc.) comme des freins au développement, voire à la survie du Canada français et que, par conséquent, l’entrée dans la modernité s’impose comme une expérience de mise à distance, Miller, quant à lui, aurait tenté de « fixer les traits sensibles du groupe ethnique franco-canadien[4] » autour de l’unité de foi, de la communauté d’idiome et de la convergence des aspirations, des éléments qu’il conçoit comme les « condition[s] même[s] de la survie du Canada français[5] ». Ailleurs, Fournier se penche sur la représentation que se fait Miller de l’« âme franco-canadienne », de la « parlure québécoise » et du « physique » canadien-français[6]. Relayé dans des textes ultérieurs[7], le propos de Fournier nous apparaît comme une invitation à l’approfondissement.

Chez les géographes qui s’intéressent à la formalisation et à l’institutionnalisation de la géographie, Miller constitue une figure, quoique discrète, de l’établissement de la discipline au pays. Pour ces géographes contemporains, Miller est probablement l’équivalent d’une comète qui, périodiquement, refait surface dans le ciel du discours historiographique[8]. Un bon nombre de travaux portant sur des aspects de l’histoire de la discipline se réfèrent au géographe, sans toutefois en problématiser l’influence. Au-delà des travaux à portée générale qui mentionnent au passage l’existence de Miller[9], certains, comme ceux du géographe Christian Morissonneau, s’y attardent avec assez d’attention pour faire ressortir l’empreinte qu’il a laissée dans le paysage scientifique et littéraire[10]. Reprenant à certains égards les analyses de Fournier, Vincent Berdoulay, historien de la géographie s’étant intéressé au cas canadien-français au prisme des « identités nationales sans État », intègre Miller à une problématique alliant discours scientifique et contexte culturel[11]. Se référant au « discours géographique » plutôt qu’à la « discipline géographique », Berdoulay élargit la focale pour y inclure des penseurs précédant l’établissement de la discipline au pays (par exemple : Faucher de Saint-Maurice, Arthur Buies, Eugène Rouillard, etc.) tout en faisant une place aux écrits de Miller. Du lot, l’ouvrage intitulé Terres et peuples du Canada, dont la première édition paraît chez Beauchemin en 1912, retient son attention en cela qu’il y voit une tentative de régionalisation et la formulation d’un discours sur le Canada français mettant en exergue l’importance géographique de la paroisse et l’adaptation des Canadiens français à leur(s) milieu(x). Si Berdoulay dégage de la pensée de Miller un discours identitaire sur la nation, il demeure que son inscription dans le paysage intellectuel du Canada français du début du xxe siècle, où les idées des Henri Bourassa, Olivar Asselin et, éventuellement, Lionel Groulx ont un écho certain, reste encore à être étayée.

D’autres études portant sur la formalisation de la géographie coloniale en France ou encore sur la production des monographies de colonisation au Canada, de la fin du xixe et du début du xxe siècle, inscrivent l’oeuvre de Miller dans une problématique plus large en la faisant dialoguer avec ses contemporains. Outre-Atlantique, Olivier Soubeyran, en cherchant à analyser la trajectoire de Marcel Dubois[12] au prisme des « occasions manquées », souligne l’influence de ce dernier sur Miller : « Amnésiée en France, [la pensée de Dubois] a pourtant essaimé au Québec, dans les années 1920. Elle imprègne le grand géographe québécois Émile Miller […], premier professeur de géographie humaine à l’Université de Montréal[13]. » Pour Soubeyran, c’est la géographie coloniale de Dubois qui aurait servi d’appui théorique à la formulation, chez Miller, d’un discours émancipateur – que le géographe qualifie lui-même de « nationaliste », en se plaçant à certains égards dans le sillon d’Henri Bourassa et du jeune Olivar Asselin[14] – se libérant du poids des structures coloniales britanniques et des États-Unis, tant sur le plan culturel qu’économique[15].

Au début des années 1990, le géographe Gilles Sénécal, proche collaborateur de Berdoulay[16], mène plusieurs études fouillées sur cette « géographie d’avant la géographie[17] » qui, dans les monographies de colonisation, aurait participé à la « mise en place d’une géographie régionale, au discours fortement teinté d’une pensée aménagiste[18] ». Il est un élément qui, cependant, permettrait de distinguer le travail de Miller de celui de ses prédécesseurs : sa capacité, aux côtés d’un Raoul Blanchard[19], à alimenter des travaux « [donnant] à espérer un renouvellement des bases scientifiques de la géographie régionale au Québec[20] » au détour de références à l’oeuvre de Marcel Dubois, de Paul Vidal de la Blache, d’Emmanuel de Martonne et du géologue André de Lapparent. En cela, c’est vers l’avancement de la géographie en tant que domaine de la connaissance que se sont orientés les efforts de Miller. Si l’apport de cet « apôtre de la colonisation » à la diffusion des connaissances géographiques du pays est souligné[21], on y retrouve peu de références à sa conception du Canada français, à son passé, à son présent et à son avenir, bref à l’inscription intellectuelle de sa pensée sur le plan des idéologies nationalitaires. En effet, Sénécal mentionne brièvement, dans un article portant sur les idéologies territoriales, que Miller « se préoccupe de la question constitutionnelle » et qu’« [à] son tour, il défend la thèse de l’autonomie provinciale[22] », citant par la suite un passage de Terres et peuples du Canada : « [L]es deux éléments nationaux [doivent] se développer librement dans le sens de leurs aspirations respectives[23]. » Ainsi est-il pertinent de préciser que, outre l’étude panoramique de Berdoulay, la majorité des travaux mentionnés jusqu’ici mettent à profit des textes plus tardifs dans lesquels le géographe s’intéresse aux questions de colonisation.

Si Miller est de ces pionniers que les historiographies disciplinaires ont pu inscrire dans le temps long d’une pratique littéraire, voire scientifique, il n’en demeure pas moins un personnage peu connu lorsque vient le temps de penser son inscription intellectuelle dans un Canada français qui, dès le début du xxe siècle, doit faire face à certaines antipathies culturelles et politiques. Pensons aux tensions liées à l’implication canadienne dans les guerres impériales en Afrique du Sud ou encore aux différents épisodes de luttes scolaires, des cas de figure qui participent d’une même conjoncture générale, à savoir la tendance collective du Canada français à penser autrement son apport à la vie politique au sein de l’Empire britannique.

Face à une telle conjoncture, la géographie, en tant que pratique savante produisant un discours sur les régions, les territoires et les nations, a pu, par moments, fournir les lignes directrices d’une interprétation de l’histoire et du devenir des collectivités, comme l’illustre l’expérience française de la seconde moitié du xixe siècle, période au cours de laquelle la discipline a pleinement participé à la construction d’un nouveau rapport à la nation, voire à sa naturalisation en tant qu’entité s’inscrivant dans le temps et dans l’espace[24]. En ce sens, la publication de la première édition de Terres et peuples du Canada en 1912 marque l’établissement d’un lien concret entre un géographe assumé, c’est-à-dire se réclamant de la discipline et des grands noms de la tradition française, et un contexte idéologique spécifique, rendu visible, dans un premier temps, par une réitération des critiques formulées par Henri Bourassa quant aux dangers de l’esprit de parti, de l’impérialisme britannique et du continentalisme américain, et, dans un second temps, par une adhésion au nationalisme par le biais d’une conception pancanadienne du fait français, ouvrant cependant la porte à une définition organiciste de la nation[25].

Comme le souligne Sénécal, « les interprétations géographiques du système politique canadien, qu’elles soient le fait des essayistes du xixe siècle ou des universitaires d’aujourd’hui, du Québec ou du Canada anglais, participent à définir la dimension politique de l’espace canadien[26] ». Ainsi, les interprétations de la géographie, de l’histoire et du contexte politique canadien que Miller met sur papier dans son ouvrage nous amènent à nous interroger sur l’ancrage idéologique de ce dernier; l’idéologie, dans ce cas-ci, étant comprise non pas à partir d’une dichotomie l’opposant à ce que serait la science, mais bien, comme le souligne le sociologue Fernand Dumont, à titre de « [m]édiation nécessaire à la conscience historique des sujets sociaux » ou, plus largement, comme répertoire permettant à l’être humain de se dire et de dire le monde[27]. Chercher à mettre au jour les discours qui caractérisent l’ancrage de Terres et peuples du Canada nous amène ainsi à considérer l’analyse critique des idéologies en mettant à profit sa part symbolique, ou imaginaire, pour parler comme l’historien et sociologue Gérard Bouchard[28]. À partir du discours, c’est aux « schémas culturels » mis en branle dans le récit que propose Miller, c’est-à-dire aux « configurations qui nourrissent les visions de soi et des autres, du passé et de l’avenir, de même qu’aux valeurs, croyances […], idéaux et normes qui fixent les finalités collectives[29] », que nous nous intéressons. Prenant forme à partir d’un ensemble de représentations (l’espace, le temps, soi et les autres, l’avenir, la nation, la société, etc.[30]), la part idéologique du discours de Miller ne doit pas être appréhendée au prisme d’une dichotomie opposant science et idéologie, mais bien comme la matrice d’un récit ayant pour effet « d’expliciter le travail d’historicisation des valeurs qui s’effectue dans le passé d’une société », lui-même conçu « comme un réservoir d’expériences déterminantes […] à même lequel se forgent des sensibilités, des aspirations, des idéaux[31] ». En cela, le discours comme fait de culture savante constitue un vecteur d’appropriation symbolique qui « met en forme le soi, l’autre et le territoire[32] ». Ainsi, quelles sont les représentations symboliques qui structurent le propos de Miller sur les Canadiens français et leur inscription géographique? Comment aborde-t-il la diversité des trajectoires historiques au Canada français (Québec, Acadie, Ontario, Ouest canadien) et le sort des minorités canadiennes-françaises au pays? De quelle façon s’articule son rapport à l’« état présent » de la Confédération au regard des conditions d’existence politique et culturelle du Canada français?

Afin de répondre à ces interrogations, le présent article se structure en deux temps. D’abord, il importe de replacer Miller dans le contexte qui a présidé à la formulation des idées qu’il met sur papier dans Terres et peuples du Canada. La première section offre ainsi les balises permettant de retracer la vie de cette comète de la vie des idées au Canada français et d’y situer la publication de son ouvrage. Suivra une analyse du contenu idéologique de l’étude de Miller, une démarche qui passe par une excavation des représentations a) des Canadiens français et de leur inscription géographique, b) de la variété des trajectoires historiques qui y sont associées, puis c) des rapports de force qui caractérisent les dynamiques politiques confédérales. Ultimement, cette analyse illustre les ponts idéologiques qui se créent entre la pensée du géographe et le mouvement nationaliste du début du xxe siècle.

Reconnaissons d’emblée que la contribution de Miller à l’histoire intellectuelle dépasse les pages de l’ouvrage à l’étude. Compte tenu du fait que les recherches s’étant attardées à Miller ont pour la plupart mobilisé les textes plus tardifs du géographe, la présente analyse se concentre principalement sur les réflexions rassemblées dans les pages de Terres et peuples du Canada[33], dans la mesure où il s’agit d’une incursion dans la pensée du « jeune » Miller. Afin de mieux situer l’auteur et sa publication, nous faisons également appel au travail d’archives, examinant au passage la correspondance de Miller et les publications qui, au début du xxe siècle, offrent un commentaire de l’ouvrage.

La grille d’analyse guidant la lecture critique du livre de Miller a essentiellement pour objectif de déceler les traces de « schémas » donnant forme, par le discours, à un récit géographique et historique sur le Canada et certaines des nationalités qui le construisent. Une attention particulière est ainsi accordée aux représentations des Canadiens français à partir de leur inscription géographique (trajectoires, enracinement, effets et représentations du milieu) et en tant que collectivité (éléments de convergence, traits culturels, tempéraments). Ce faisant, nous sommes amené à dégager les lignes directrices de discours a) délimitant les contours d’un « type » canadien-français, b) reconnaissant la diversité des trajectoires géographiques et historiques permettant de qualifier les réalités franco-canadiennes, c) jaugeant les relations entre les nationalités, c’est-à-dire anglo-celtiques (anglaise, écossaise et irlandaise) et française, et d) évaluant les dynamiques politiques auxquelles la Confédération canadienne fait face à l’aube du xxe siècle. En demeurant attentif aux références, explicites et implicites, contenues dans l’ouvrage, il est également possible de circonscrire certaines influences idéologiques.

Itinéraire d’une comète dans l’histoire des idées

Émile Miller naît le 18 septembre 1884 dans le village de Saint-Placide, aux abords de la rivière des Outaouais, au nord-ouest d’Oka. Bien que son père le destine à des études en pharmacologie, il part pour l’Europe en 1902, plus précisément en Angleterre, en France, puis en Belgique, afin d’échapper à ses obligations[34]. À son retour au pays, il entreprend des études à l’École normale Jacques-Cartier (ENJC), lieu où il fait notamment la rencontre d’un professeur, l’abbé Adélard Desrosiers[35], fraîchement revenu de Paris où il a pu être formé en histoire et en géographie aux côtés des grands noms de la Sorbonne, dont Paul Vidal de la Blache[36]. C’est donc dans un milieu intellectuel sensible à l’esprit vidalien[37] et à son penchant colonial, représenté par Marcel Dubois, qu'il termine son cursus en enseignement de la géographie et de l’histoire en 1906. Miller entame alors une carrière dans l’enseignement primaire, mais l’expérience est de courte durée. Il intègre le personnel de l’hôtel de ville de Lorimier en 1907, puis obtient un poste au bureau des archives de la Ville de Montréal en 1908. Membre de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal (SJBM), il en devient le chef du secrétariat en 1917. À ce titre, il coordonne la publication du Courrier de la Société Saint-Jean-Baptiste et, à partir de 1921, celle du périodique pour enfants L’Oiseau bleu.

Une fois diplômé de l’ENJC en 1906, Miller fait son entrée dans la vie des idées en contribuant à plusieurs reprises à la publication de la Revue trimestrielle canadienne, du Pays laurentien, de la Revue nationale, du Bulletin de la Société de géographie de Québec ou encore de L’Action française. De son vivant, il publie Terres et peuples du Canada (1912), Les armoiries de Montréal (1920) et Pour qu’on aime la géographie (1921), trois ouvrages témoignant a) de son investissement intellectuel dans la recherche d’une compréhension des dynamiques géographiques, historiques et politiques canadiennes, b) de son travail d’archiviste dans la fonction publique, plus spécifiquement au service de la Ville de Montréal, puis c) de son rapport intime à la géographie, une discipline peu courue, voire mal aimée, dans la société canadienne de la première moitié du xxe siècle. À ces écrits s’ajoutent deux volumes publiés à titre posthume : le premier en 1923 sous les auspices d’Adélard Desrosiers et s’intitulant Géographie générale, puis le second, édité la même année par Albertine Maillet, son épouse, sous le titre de Mon voyage autour du monde.

Sa véritable entrée dans le monde de l’enseignement de la géographie a lieu en 1913, année au cours de laquelle il met sur pied une série de cours publics qu’il dispense au Monument national, rue Saint-Laurent, jusqu’en 1922[38]. Le plan des séances au programme témoigne d’ailleurs d’une certaine maturité et, au demeurant, d’une proximité de pensée avec les maîtres de la géographie française[39]. Cette appropriation des enjeux disciplinaires, qui, outre-Atlantique, se retrouvent au coeur des pratiques réflexives, prend également place dans les textes les plus tardifs du géographe. On peut ainsi penser à sa série de trois textes sur l’histoire de la géographie comme domaine de la pensée[40] ou encore à ses réflexions sur des questions de géographie physique[41].

Le rapprochement avec les instances universitaires montréalaises s’effectue assez naturellement. Un projet de partenariat avec la SJBM est mis sur pied, ouvrant même la porte à une intégration de la géographie au cursus de la succursale montréalaise de l’Université Laval dès l’année universitaire 1918-1919[42]. Ce projet doit cependant attendre jusqu’en 1920, avec la création de l’Université de Montréal par voie d’autonomisation. Édouard Montpetit, qui dirige l’embryon de faculté que fut l’École de sciences sociales, économiques et politiques, fait alors appel à Miller, qui devient le premier titulaire de la chaire de géographie de l’Université de Montréal. En raison du décès tragique du géographe en 1922, la vie de la chaire est de courte durée[43]. La mort de ce pionnier de la géographie canadienne provoque en quelque sorte une stagnation disciplinaire, du moins jusqu’à la fin des années 1930[44].

Dans le Canada français du début du xxe siècle, la géographie, comme pratique intellectuelle et comme discours, n’a pas de visibilité concrète en dehors des activités de la Société de géographie de Québec et des monographies de colonisation du siècle précédent. La publication de Terres et peuples du Canada crée ainsi un précédent en cela qu’il s’agit d’un livre rapidement devenu référence, un classique du « genre », si l’on se fie aux témoignages formulés par les contemporains de Miller au moment de son décès. Ainsi, Omer Héroux encense cet homme « presque né géographe », qui lisait avec passion « les oeuvres des maîtres qui lui montraient les liens de la géographie et de l’histoire[45], la répercussion des conditions de la terre et des mers sur la vie des peuples », autant d’orientations de la pensée allant éventuellement mener à la rédaction de Terres et peuples du Canada, « l’ouvrage le plus complet […] que nous possédions en ce genre[46] ». Dans les mêmes circonstances, Édouard Montpetit ajoutait que ce livre, « souvent cité depuis », était « une synthèse, nécessairement ramassée comme toutes les généralisations, où l’auteur […] utilise simultanément la géographie, l’histoire et la politique, dont il dégage les influences complexes[47] ». Il n’en demeure pas moins qu’il s’agirait « d’une sorte d’introduction à l’oeuvre que l’auteur devait poursuivre avec la plus généreuse ardeur […]. Sur la scène du territoire, il fait mouvoir des foules que des sentiments divers, hérités ou acquis, agitent et conduisent[48] ». Il s’agit là d’un avis que partage Morissonneau, lorsqu’il avance que le livre de Miller constitue « sûrement l’ouvrage le plus documenté et le plus riche écrit au Québec jusqu’à l’arrivée de Raoul Blanchard », soulignant au passage le mérite de l’auteur, qui « s’interroge sérieusement sur la géographie du pays en cherchant les relations entre l’homme et son milieu[49] ». C’est notamment à la suite de la publication de cet ouvrage que les portes du milieu associatif canadien-français s’ouvrent à Miller : il est d’abord invité à des causeries organisées par l’Union catholique, puis, à la demande de la SJBM, à donner des cours publics[50].

Figure 1

Pages liminaires de la seconde édition de Terres et peuples du Canada, 1913.

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Pour l’abbé Desrosiers, l’idée d’une « étude d’ensemble du Canada » aurait émergé dans l’esprit de Miller vers 1909. Dès le départ, le projet se serait d’ailleurs inscrit dans le sillon des grands maîtres français, historiens et géographes, auxquels il aurait été initié par Desrosiers après leur rencontre à l’ENJC. Ainsi, c’est sous les auspices symboliques des Victor Duruy, Jules Michelet, Paul Vidal de la Blache, Marcel Dubois ou encore Franz Schrader qu’il aurait imaginé la portée et la structure de l’ouvrage, tout en plongeant dans les travaux de géologues, de géomorphologues et de naturalistes, tels Albert de Lapparent, Eduard Suess ou Emmanuel de Martonne. Toutefois, compte tenu de la courte carrière de Miller, Terres et peuples du Canada n’a pu connaître la suite espérée. Car cette « étude très suggestive, bien pensée, vigoureusement écrite et qui devrait se trouver dans les mains de tout étudiant en géographie canadienne[51] », devait initialement constituer le premier volume d’une trilogie, jamais menée à terme, destinée à l’enseignement supérieur secondaire et primaire de la province[52].

Terres et peuples du Canada : regard sur le passé, le présent et le devenir d’un pays

Publiée en 1912 chez Beauchemin, la première édition de Terres et peuples du Canada s’impose à sa façon dans le paysage de l’édition canadienne-française. Se présentant comme une synthèse des connaissances géographiques sur le Canada, l'ouvrage construit graduellement et méthodiquement un discours sur la nation qui s’inscrit de plain-pied dans les débats sur la place des nationalités, mais qui laisse également entrevoir la possibilité que la géographie puisse contribuer à la vie des idées au Canada français. Il faut rappeler que le regard que Miller porte sur le Canada s’inscrit dans un contexte historique et politique particulier, ce qui explique notamment l’absence presque complète de références aux réalités autochtones et sa méfiance, analogue à celle d’un Bourassa, à l’égard de l’immigration[53].

La structure générale de l’ouvrage offre une synthèse de la construction du Canada dans le temps et l’espace, ouvrant par ailleurs sur les problèmes contemporains touchant au devenir de la Confédération, quatre décennies après sa formation. Préfacé par l’abbé Desrosiers, qui inscrit le propos de Miller dans la tradition géographique française que ce dernier aurait adaptée au contexte canadien, l’ouvrage est constitué de six chapitres auxquels s’ajoute une conclusion fouillée, recelant probablement le coeur de sa pensée en matière constitutionnelle.

L’enchaînement des chapitres se rapproche de la méthode classique en usage en France : partant d’une description du cadre géographique canadien – par l’entremise de laquelle sont abordées les questions de la constitution géologique du pays, des différentes régions physiographiques, des effets de la glaciation, de la répartition des zones climatiques, zoologiques et végétatives et, plus largement, de l’écoumène canadien –, Miller passe en revue ce qu’il conçoit comme les grandes étapes de la construction historique du Canada, soit « l’Oeuvre coloniale de la France », « le régime britannique », puis « la Confédération et son oeuvre ». Suivent deux chapitres, plus suggestifs sur le plan géographique et politique, traitant des « influences géographiques » et de leurs implications sur le plan des tempéraments nationaux, puis des « problèmes canadiens », c’est-à-dire les effets conjugués de l’histoire et des influences géographiques sur le développement des réalités politiques canadiennes.

Ultimement, il s’agit là de la note sur laquelle Miller conclut l’ouvrage : les diversités régionales canadiennes, résultant en une pluralité d’intérêts, et aussi dangereuses puissent-elles être, pourraient être dépassées par la mise en place d’une véritable politique nationaliste, orientée vers le maintien de l’unité canadienne face aux « dangers » de l’impérialisme britannique ou de l’américanisme, et par le renforcement du statut politique des Canadiens français. Cette adjonction de la description du cadre géographique, du récit historique, de l'analyse des influences géographiques, puis d’un discours sur l’« état présent » de la Confédération se traduit également sur le plan cartographique au fil de l’ouvrage (figure 2).

Parmi les sources plus doctrinaires, on remarque la présence de références à l’ouvrage des abbés Desrosiers et Fournet, intitulé La Race française en Amérique (1910), ainsi qu’à des textes de Bourassa et d’Asselin. C’est notamment dans le chapitre sur les « problèmes canadiens » que l’on décèle le mieux son adhésion aux doctrines formulées dans la nébuleuse de la Ligue nationaliste, notamment par Bourassa, dans les pages du Nationaliste, puis du Devoir[54]. Miller y présente ainsi les grands traits d’une orientation que l’on pourrait aisément associer à la mouvance nationaliste d’avant les années 1920. À l’adoption implicite de la thèse des deux peuples fondateurs, conférant aux Canadiens français un statut politique de plein droit et une légitimité historique en vertu d’une conception pancanadienne du fait français, s’ajoutent une dénonciation du traitement accordé aux minorités franco-catholiques ainsi qu’une critique ferme de l’impérialisme britannique en ce qu’il menace d’entraîner le Canada dans des guerres répondant, au premier chef, aux intérêts impériaux de la Grande-Bretagne[55].

Figure 2

– a) Le cadre physique canadien; b) L’Amérique du Nord et les puissances coloniales c) La Confédération canadienne; et d) Les trois chemins de fer transcanadiens. Cartes tirées de la seconde édition de Terres et peuples du Canada, 1913, p. 21, 40, 62 et 72.

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Le détour par le récit historique n’est pas anodin chez Miller, qui d’ailleurs considère la géographie, aux côtés de la chronologie, comme l’un des organes de l’histoire[56]. Outre le poids de cette orientation historiciste dans la structure même de l’ouvrage, on la retrouve au coeur de la démarche et du programme de lecture qui ont servi de base à sa rédaction (tableau 1). Aussi remarque-t-on l’influence marquée d’une littérature secondaire portant sur l’histoire de la colonisation et sur l’histoire du Canada (par ex. Edme Rameau de Saint-Père), à laquelle s’ajoute un travail d’archives, du recensement à la correspondance en passant par le document officiel.

Ces influences donnent ainsi forme à un propos s’articulant autour de l’« état présent » d’un Canada aux prises avec l’esprit de parti, l’impérialisme britannique et le continentalisme américain. À cet effet, le recours à Bourassa est opportun, notamment lorsque vient le temps de circonscrire les paramètres d’exercice du nationalisme, compris comme « l’exposé d’une doctrine – pas la formule d’un parti – et d’un programme offrant des solutions à quelques-uns des problèmes sociaux et politiques qui intéressent l’avenir du Canada[57] ». Au-delà d’une définition pancanadienne à laquelle Miller se rallie, les références à Bourassa permettent également au géographe de formuler avec aise une critique de l’incohérence de l’ambition des acteurs politiques vis-à-vis des intérêts nationaux[58].

Tableau 1

Liste des références à des sources secondaires (A) et primaires (B) tirées de la seconde édition de Terres et peuples du Canada, 1913

Liste des références à des sources secondaires (A) et primaires (B) tirées de la seconde édition de Terres et peuples du Canada, 1913

Tableau 1 (suite)

Liste des références à des sources secondaires (A) et primaires (B) tirées de la seconde édition de Terres et peuples du Canada, 1913

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Quant au rapport à l’Amérique, un texte du fondateur du Devoir daté du 7 septembre 1910 sert à illustrer l’impossibilité d’un mélange des « âmes » écossaise et acadienne, et ce, en regard de l’emprise économique américaine[59] justifiant à ses yeux la revalorisation du mode de vie agricole au détriment d’activités extractivistes servant les capitaux de la Nouvelle-Angleterre[60]. L’alignement de la pensée de Miller sur celle de Bourassa n’est toutefois pas absolue, notamment, comme nous le verrons, lorsque vient le temps de concevoir la place du Québec et des minorités françaises en Amérique.

Lieu commun du discours intellectuel canadien-français de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, la question des nationalités occupe sans surprise une place considérable sous la plume de Miller[61]. En se penchant sur le Canada comme entité s’étant construite et inscrite dans le temps et l’espace, c’est-à-dire dans une histoire qui prend place dans une géographie, Miller en vient, comme bon nombre de ses contemporains, à vouloir délimiter les caractères nationaux propres aux collectivités canadiennes-françaises, le tout au miroir des autres nationalités en présence. À notre sens, son propos sur les caractères nationaux se développe en trois temps : il s’agirait d’abord, pour Miller, d’inscrire les Franco-canadiens dans une histoire qui en illustrerait la genèse. Puis, c’est du côté de la géographie qu’il se tourne, et ce, de manière à en naturaliser les traits généraux. De là, il réfléchit également aux paramètres de la vie sociale canadienne-française et à ses incidences sur la reproduction des faits culturels.

La terre, la langue et la paroisse

La question des nationalités occupe une place centrale dans la pensée de Miller quant aux réalités géographiques canadiennes. Le Canada, cet État né de l’action coloniale de la France, de la conquête britannique, puis de l’« oeuvre » de la Confédération, serait avant tout affaire de peuples, de nationalités multiples aux intérêts hétérogènes.

Miller cherche ainsi à cerner le propre du « type » canadien-français, tant dans ses dispositions physiques qu’intellectuelles, morales ou sociales[62]. Le Franco-Canadien serait à la fois le produit d’une histoire particulière et d’une nature propre, le ramenant d’abord à ses liens avec la France, puis le tournant vers l’Amérique, espace de son inscription. Il y aurait donc filiation, à la fois comme héritage reçu et comme legs transmis au gré des adaptations. Ainsi, l’arrivée en sol nord-américain de colons français, « ces éléments les plus vigoureux, les plus endurants, les plus français de la France[63] », aurait été présidée à la fois par des principes physiques et des principes moraux qui, à leur tour, auraient assuré la sédimentation d’une « franche individualité » canadienne :

D’abord l’opulence de la nature, l’immensité des espaces que des lacs, des fleuves, ces chemins qui marchent, invitent à la pénétration, et la résistance obligée de tous les instants aux menaces de la barbarie ne manquent pas d’aviver le formidable instinct aventureux des Normands qui infuse à l’autre moitié des colons pour lui faire partager, grâce à la complicité du milieu, son remarquable amour des voyages et de la guerre[64].

À cette « complicité du milieu », mettant à profit les prédispositions physiques des colons français, s’ajoute le poids, perçu comme bénéfique, des traditions morales, sociales et religieuses :

Une grande pureté des moeurs domestiques, une vaillance traditionnelle, une parfaite solidarité des classes qu’avait perpétrées en France la tutélaire féodalité revivait chez les pionniers du Saint-Laurent et de l’Acadie, pour qu’ils résistent pendant plus d’un siècle à la coalition de leurs ennemis et pour qu’ils demeurent enfin les ancêtres d’une impérissable race[65].

Au-delà du lien de filiation morale, permis entre autres par les institutions féodales et leurs relents d’après-conquête, le type « franco-canadien » ou « néo-français » tire également ses particularités des conditions géographiques et historiques qui lui sont propres. Selon Miller, cela confère au fait français en Amérique un statut d’exception, renforcé par ses points de convergence (foi, idiome et aspirations), à la fois par rapport à la France et par rapport aux sociétés anglo-saxonnes :

C’est surtout d’une parfaite convenance de la nature laurentienne au sens de la vie agricole, aux solides institutions sociales transplantées ici par seulement quelques centaines de familles les plus robustes et les plus morales du nord de la France, qu’est née l’âme franco-canadienne, aujourd’hui plus que jamais douée des trois qualités essentielles à l’existence d’un peuple homogène : unité de foi, communauté d’idiome et convergence d’aspirations[66].

L’un des vecteurs de ces « trois qualités essentielles », « unité de foi, communauté d’idiome et convergence d’aspirations », réside dans un rapport à la terre, un genre de vie, garant d’une certaine « force morale » :

[G]râce à la paix relative dont jouira le Canadien, il se tiendra dans un contact intime, assidu avec le sol natal. […] Le défrichement d’une vigoureuse forêt, le qui-vive, les expéditions primitives contre la barbarie et le rival du midi ont trempé et retrempé l’âme coloniale d’énergique endurance, d’indéfectible confiance en soi. Une vie toute agricole, coupée de fréquentes visites par les routes fluviales, se passe à la lisière de bois résineux, et l’alimentation, largement composée de céréales riches en protéine, de pommes, de poissons riches en phosphore, sont essentiellement propres à donner de robustes corps dont la dureté des hivers ne fera [qu’accroître] l’activité[67].

Le genre de vie propre aux collectivités canadiennes-françaises – empreint d’une force que Miller associe à la « fécondité sociale du catholicisme », réalité qu’il qualifie de « trame de l’histoire du Franco-Canadien[68] » – aurait comme effet de lier, dans l’histoire, le milieu et la constitution physique et morale de ses habitants :

Entre la physionomie, les coutumes, les oeuvres, les aspirations d’un peuple et le sol qui le nourrit, le ciel sous lequel il respire, le pays qui l’environne, il y a une osmose, un accommodement, d’intimes rapports établissant, grâce aux années, une parfaite convenance des habitants à leur patrie. Corps et âmes se reproduisent constamment, jusqu’à ce qu’un milieu nouveau, jusqu’à ce qu’un mélange éventuel des sangs vienne en altérer les signes caractéristiques pour enfin reconstituer, parfois après des siècles de vicissitudes, quelque nouvelle personne physique et morale où domineront encore les qualités du plus robuste ou du mieux accompli des mariés[69].

En poursuivant sur la question des influences du milieu sur la constitution physique des Canadiens français, Miller ne manque pas de suggérer des causalités :

Plus considérables encore sont les différenciations exercées par la seule nature sur la complexion et sur ce que l’homme moral a de plus intime, chez un peuple comptant jusqu’à dix générations pétries de la terre qui fut et demeure essentiellement son lot[70].

Dans ce pays vivent donc 2,500,000 Néo-Français catholiques, d’autant mieux acclimatés, d’autant plus fortement rivés au sol national que sa conquête et sa [conservation] se poursuivent depuis trois siècles.[…] Hors quelques légères variantes résultant de l’action immédiate du milieu naturel et déjà signalées, ce type a le front plus élevé, mais non plus large, le nez, légèrement aquilin, est plus mince et la mâchoire inférieure plus étroite que chez les Français d’Europe; ses épaules sont amples et carrées; mais sa stature moyenne, aux lignes assez régulières, n’excède pas cependant 5.6 pieds. […] Comme il a le sang plutôt chyleux, son teint – si les intempéries ne l’ont pas basané – reste plus blême que celui de ses voisins. Structure et musculature donnent à ces nationaux une étonnante supériorité sur leurs frères d’outre-Atlantique, et, même à prendre pour estimation de leur vigueur celles des reines, les pionniers du Canada surpassent l’Anglo-Saxon[71].

Ce rapport à la terre, dans cette perspective totalisante parfois empreinte d’un « déterminisme sommaire[72] » liant mécaniquement le « corps » et l’« âme » des individus à l’expérience du cadre géographique, ancre le discours de Miller dans une conception organique de l’évolution de la société canadienne-française en lien avec son milieu. Cette inscription dans un terroir devient également la base d’un mode de vie qui aurait joué un rôle dans la construction d’une langue qui « se ressent des ambiances naturelles et morales du pays », d’un « accent déjà renouvelé au respire de la terre nationale[73] ». Plus encore, Miller insiste sur l’individualité linguistique du verbe canadien, qui, bien que français malgré tout, demeure perméable aux forces sociales, culturelles et économiques en présence :

Si, par le fond, la parlure québécoise demeure bien française […], avec ses locutions d’une archaïque saveur […], elle s’est enrichie des canadianismes que lui ont prodigués la si individuelle nature américaine, puis l’industrie, dans les villes surtout, la vie parlementaire et les autres institutions britanniques l’ont déjà fatalement imprégnée de mots, d’expressions qu’il lui est maintenant impossible de récuser[74].

Du rapport à la terre et à ses incidences sur la constitution morale, physique et maintenant linguistique des Canadiens français, Miller est amené à conjuguer le tout au poids des institutions sociales, c’est-à-dire de l’Église. Celle-ci aurait permis d’assurer l’« étonnant miracle de [leur] intégrale survivance[75] », incarnée géographiquement et socialement par les unités paroissiales, ces « cellules de vie nationale et catholique[76] », et, à une autre échelle, par la figure de l’évêque, « qui [en] a dessiné les limites […] et favorisé l’accession à la personnalité civile de ce petit monde fermé » où l’on observe une « alliance des croyances catholiques aux traditions nationales du francophone[77] ». Ainsi, le pont entre le passé et le présent du Canada français, pour Miller, passe par la pérennité de cette structure sociale et religieuse qui, à terme, en assurerait la reproduction. Il en arrive à la conclusion que les paroisses ont historiquement constitué la « seule vraie force sociale » du Canada français dans la mesure où elles ont « résist[é] victorieusement à tout effort des conquérants, ce qui fait dire à un gouvernement de l’époque, que déjà “la race canadienne a pris racine”[78] ». Plus qu’une trace de résistance culturelle, Miller y voit le point nodal de la diffusion de la « civilisation » canadienne-française[79]. En cela, « aucun établissement agricole translaurentien ne grandit sans avoir son centre paroissial. Ici sera l’église, se dit le colon premier; ici, avec les miens, je vivrai une vie intimement pareille à celle de nos pères[80] ».

Des caractères nationaux à un propos sur la diversité des trajectoires franco-canadiennes

La caractérisation du type canadien-français que suggère Miller n’est pas neuve en soi. Elle témoigne du contexte intellectuel dans lequel ce dernier évolue et dans lequel il inscrit sa pensée. Cependant, la rédaction de Terres et peuples du Canada, en raison des prérogatives du genre géographique, offre un développement plus descriptif des variations géographiques et historiques du fait français. Ainsi, on peut lire les propos d’un homme résolument conscient, voire inquiet des réalités historiques et politiques du Canada français dans leurs ramifications géographiques.

Il reconnaît toutefois le Québec, et plus précisément l’espace laurentien, comme le principal foyer de diffusion du fait français :

C’est aux bords de ce Saint-Laurent, portique du Nouveau-Monde, qu’au début du dix-septième siècle s’établit, pour y vivre à demeure, un vigoureux rameau de la race française dont les vertus, plus que la valeur des institutions sociales l’ont amené, avons-nous déjà vu, non seulement à occuper les deux fécondes bandes laurentiennes, mais à imposer la civilisation et l’amour de la France sur une bonne moitié de l’Amérique septentrionale[81].

Ce serait à partir du Saint-Laurent, ce « roi des fleuves » et « artère capitale de pénétration au coeur même du Nouveau-Monde[82] » que se diffuserait le modèle social de la paroisse (ce vecteur d’inscription géographique) et que prendrait forme une Amérique française qui, de manière effective et symbolique, s’étend « au-delà des Grands Lacs, dans la vallée mississippienne, jusqu’en Louisiane[83] », puis jusqu’au contrefort des Rocheuses. De là, Miller s’intéresse aux différents « ensembles » français du continent, de l’Acadie à l’Ontario en passant par l’Ouest, mais aussi, marginalement, par les États-Unis.

Conséquemment, on y retrouve une Acadie où les éléments canadiens, « [d]emeurés pendant trois siècles en contact intime avec le sol et fréquemment aguerris aux dangers de la mer[84] », se sont constitués en second foyer français en Amérique, cible des velléités impériales dans ce que Miller qualifie d’« inhumain dérangement[85] ». Pour ce dernier, l’avènement de la Confédération en 1867 aurait signifié la fin d’une période d’isolement pour l’Acadie, qui trouve « dans le Québec, centre d’action française, et dans les divers autres groupements épars du Dominion ayant avec eux la communauté d’origine, de foi et d’idiome, un puissant appui moral[86] », le tout dans un contexte caractérisé par un recul de sa capacité à faire société[87].

Effectuant un premier pas à l’ouest du Québec, Miller précise que la rivière des Outaouais, cette frontière entre deux provinces, « unit plus qu’elle ne sépare » et constitue le prolongement de la vallée laurentienne. Ce faisant, l’outre-Outaouais serait rapidement devenu « le déversoir commode, le nouveau champ d’expansion favori du Québec, dès qu’il cessa d’absorber toute sa vigueur à sa propre défense[88] ». À partir de Vaudreuil-Soulanges, les Canadiens français se sont disséminés au fil des trames géographiques dictées par la physiographie (le Bouclier canadien) et l’hydrographie (le Saint-Laurent, l’Outaouais et leurs affluents), donnant forme à des « cordons francophones[89] », le tout non sans difficulté, notamment dans le domaine scolaire et à l’égard des différentes nationalités anglo-celtiques. Dans cette marche vers le nord-ouest, suivant les Grands Lacs, dans le diocèse de Sault-Sainte-Marie, les difficultés du nombre se font sentir dans cet « avant-poste de pionniers encore mal assis sur la terre, privé d’écoles où s’enseignerait le français, et pour cela même en butte à l’assimilation calculée; ne pouvant à l’église, prier Dieu dans leur langue maternelle[90] ». On remarque ainsi une vive inquiétude, signe des temps, face à l’anglicisation, perçue comme « seul terrain de lutte », notamment dans le domaine scolaire, où même les coreligionnaires anglophones font preuve d’un antagonisme certain. Dans ce « tournoi pour la suprématie des races », les tensions se font sentir à tous les niveaux d’enseignement, du primaire à l’université, comme en témoignent la crise du Règlement 17 et l’exemple de l’Université d’Ottawa, « tombée aux mains des Irlandais[91] ». En insistant sur la question des luttes scolaires dans l’histoire récente du Canada, Miller inscrit son discours du côté de la première garde du mouvement nationaliste canadien-français[92].

Poursuivant son survol géographique vers l’Ouest canadien, Miller demeure sans équivoque : pour ce dernier, « ici, comme sur tant d’autres points du continent, l’aube de la civilisation fut française[93] ». Il voit cependant dans l’expansion territoriale canadienne – permise par ce « ruban d’acier d’un océan à l’autre; puissant lien cohésif entre chacune des provinces fédérées[94] » – un véritable frein à la mobilité des francophones du pays. Il y aurait, du côté des politiques de développement, une « ambition de fermer à jamais aux fils du Saint-Laurent les portes de ce qu’ils appellent encore l’Ouest canadien[95] », une situation qu'il impute à l’arrivée de colons en provenance d’Europe et des États-Unis[96]. S’ajoute également le problème récurrent des confessionnalités qui, au Manitoba tout particulièrement, aurait fait en sorte que les catholiques de langue française auraient tenté, en vain, de se prévaloir des droits que lui garantissait l’Acte d’Union en toutes lettres[97].

La reconnaissance de la diversité des réalités historiques franco-canadiennes mène néanmoins à une convergence, à la fois sur la question de la foi et de l’idiome, mais tout particulièrement sur ce que Miller nomme les « aspirations collectives », à savoir la propension des éléments francophones du pays à vouloir faire société. Ces aspirations sont cependant freinées par une série de problèmes qui se manifestent de manière assez évidente dans le contexte des crises scolaires, qui, à leur tour, contribuent à cimenter l’individualité francophone autour d’une expérience historique et politique commune[98]. Le contraste entre les nationalités anglo-celtiques et française, « vouées à ne jamais se confondre[99] », serait au coeur du problème, ce qui nous amène à examiner le discours de Miller sur l’état de la Confédération canadienne.

Faisant en partie siennes les orientations nationalistes de Bourassa qui confèrent au Canada français une légitimité historique et politique en vertu de sa pleine participation à l’ensemble confédéral, Miller n’en ouvre pas moins la porte à une conception organiciste de la nation qui, de son foyer originel – le Québec ou la Laurentie –, essaime aux quatre coins du pays, voire du continent, pour donner vie à des communautés catholiques de langue française[100], et ce, malgré les résistances ou les offensives anglo-saxonnes ayant cours depuis la Conquête[101]. En témoignent également l’usage parfois indifférencié des termes « Québécois », « Franco-Canadiens », « Laurentiens » et « Canadiens français », ou encore la référence à l’« âme québécoise » pour en désigner les traits d’ensemble. Une exception réside toutefois dans le traitement qu’il réserve à l’Acadie, qu’il conçoit comme historiquement distincte, bien qu’une réunion des forces vives soit possible en raison de points de convergence névralgiques, à savoir la foi, la langue et le désir de faire société[102]. En cela, on perçoit toute l’influence des écrits d’un Adélard Desrosiers, qui, dans un ouvrage consacré à l'Amérique française, aborde cette même diversité géographique et historique. En suggérant une catégorisation historique du fait français à l’aune d’une conception diasporique du Canada français, cet ouvrage présente le Québec tel un « centre inébranlable » et les autres établissements francophones d’Amérique du Nord – à savoir l’Acadie, l’Ontario, l’Ouest canadien et l’Est américain – comme des « forteresses extérieures[103] ». Sans établir une filiation directe avec la pensée d’un Lionel Groulx, qu’on sait lecteur de Miller[104], la conception de la nation canadienne-française qu’offre Terres et peuples du Canada, tout en rejoignant certains énoncés critiques liés au mouvement nationaliste mené par Bourassa, s’en éloigne quelque peu pour laisser poindre une interprétation organiciste que formalise notamment le chanoine dans les pages de L’Action française, puis de L’Action nationale, au cours des décennies qui suivent[105].

« Le Canada se doit d’abord à lui-même[106] » : le nationalisme face à l’esprit de parti, à l’américanisme et à l’impérialisme

Aux yeux de Miller, les problèmes politiques auxquels font face le Canada et, par extension, le Canada français, sont de trois ordres : a) la préséance de l’« esprit de parti » au détriment des intérêts nationaux, b) la tendance au continentalisme et à l’américanisme, puis c) l’impérialisme britannique. La conjugaison de ces « problèmes » nous ramène résolument à la conception du nationalisme que formulent à la fois Bourassa et Asselin à titre d’option politique, une troisième voie qui permettrait la préservation de l’unité canadienne face à la métropole britannique et à la puissance américaine[107], assurant ainsi l’existence politique et culturelle du Canada français.

La question de l’esprit de parti, comme chez Bourassa, occupe une place centrale dans l’analyse de Miller. Par « esprit de parti », nous entendons ici la tendance des acteurs politiques à placer les intérêts de leur famille politique devant ceux de la nation, car « [c]’est en effet l’absence des influences nationales qui caractérise le plus la politique canadienne pour en rendre la vie des plus curieuses[108] ». C’est cette tendance qui aurait amené des hommes politiques canadiens-français à fermer les yeux sur des questions touchant au coeur même de l’existence de leur nationalité; pensons ici, au premier chef, à la question scolaire, du compromis Laurier-Greenway (Manitoba, 1896) à la crise du Règlement 17 (Ontario, 1912-1927) :

N’est-il pas vrai que, pour avoir dépensé toute leur ardeur d’idéaliste à la gloire des partis, les imprescriptibles droits scolaires des francophones ont été abandonnés par leur députation, dans chacune des provinces où cet élément reste une minorité? Pourtant, c’eût été d’autant plus facile de réclamer que le Québec tenait à lui seul la clef des situations politiques. À quoi tient cette attitude? Sinon à l’asservissement de la conquête, traduit par ce sentiment que toute opposition devenait inutile devant la volonté persistante de l’Anglo-Saxon. Et naïfs, ils se sont illusionnés sur leurs forces; ils ont cru que l’antagonisme des races avait pris fin avec la Confédération[109].

De la même manière, l’esprit de parti contribuerait à l’établissement d’une situation économique laissant libre cours aux capitaux américains, le tout au détriment des intérêts économiques nationaux, tout particulièrement dans le domaine de l’extraction des ressources naturelles. Ainsi, on lit qu’« [i]l importe que les francophones se dégagent tout à fait de l'étreinte des partis sur les questions purement économiques, et que, sans briser avec les traditions parlementaires, ils se fassent solidaires, chaque fois qu’il y va des intérêts moraux de leur race[110] ».

Cela nous amène à traiter de la question du continentalisme américain, que Miller aborde à titre de problème à la fois interne et externe, puisqu’il se rapporte au poids démographique des francophones, doublement minoritaires à l’échelle du Canada et de l’Amérique du Nord. Autrement dit, la proximité nationale, que Miller qualifie de « civilisationnelle », entre les éléments anglo-saxons du Canada et leurs voisins du Sud mène-t-elle les premiers à « s’appuyer » sur les seconds pour « absorber » les Franco-Canadiens, notamment en raison de la « concordance des zones naturelles sur les deux pays, qui fait en sorte que chacune des sections du Canada s’ouvre sur celle des États-Unis[111] »? La question, selon Miller, mérite d’être posée dans la mesure où il conçoit le Canada comme le prolongement naturel des États-Unis : « Ces deux contrées ne sont donc pas dos à dos pour se faire la guerre ou seulement se reluquer, mais bien côte à côte pour s’unir[112]. » L’enjeu de l’alignement des intérêts n’est pas seulement culturel, puisqu’il touche au rapport économique qu’entretient la société canadienne avec le territoire et ses ressources. Constitué en « menace latente », le rapprochement, voire la concordance, des intérêts économiques américains et canadiens constitue, pour Miller, un danger pour l’unité canadienne puisqu’il s’est notamment manifesté dans des mouvements annexionnistes et par la pénétration librement acceptée (bien qu’à tort) des chemins de fer américains en sol canadien, assurant « une sorte de mainmise sur des richesses naturelles de primordiale valeur, comme le bois à pulpe au Canada oriental et les énergies hydrauliques en Colombie[113] ».

Si le continentalisme et, par extension, l’américanisme représentent une menace au maintien de l’unité canadienne, l’idée de se tourner du côté de la métropole britannique pour penser les orientations du pays constituerait également un danger politique. L’alignement complet des intérêts canadiens et impériaux pousserait le dominion à prêter le flanc aux autres possessions britanniques en le subordonnant notamment « à la mondiale vie militaire de la Grande-Bretagne[114] ».

Si ces trois constats, c’est-à-dire les menaces à l’unité canadienne liées à l’esprit de parti, au continentalisme américain et à l’impérialisme britannique, nous permettent d’inscrire Miller parmi les adhérents aux thèses de la Ligne nationaliste, les solutions qu’il propose participent du même mouvement. Compte tenu de la diversité d’intérêts liés au cadre géographique canadien et aux forces politiques et économiques venues du Sud et de l’Europe, c’est du côté de la doctrine nationaliste que Miller suggère de se tourner pour assurer la survie de la Confédération :

En présence de ces problèmes primordiaux […] et avant qu’ils aient atteint toute leur acuité de maintenant, une doctrine politique s’est affirmée, qui met au premier plan le souci exclusif de l’intérêt national, tient compte de l’hétérogénéité des populations en leur proposant l’avenir même du Canada comme objet premier de leurs soucis, et ne recherche que dans le respect de la constitution de 1867, l’harmonie entre les divers éléments nationaux, destinés à vivre et à grandir avec des droits égaux. Ce dogme si nettement formulé, c’est le Nationalisme, d’une conception trop généreuse pour devenir l’apanage d’un parti politique[115].

Le nationalisme apparaît donc comme une troisième voie; une voie qui déjoue toute subordination aux intérêts britanniques ou américains et qui, pour y parvenir, doit passer par un nivellement du statut politique des Franco-Canadiens, car

[p]our que le sentiment canadien puisse écarter ces deux dangers : il faut que ce pays devienne de plus en plus ce à quoi l’ont destiné les politiques de 1867 : une Confédération anglo-française permettant la libre expansion des éléments qui l’ont fondé. En d’autres termes, il importe que les Franco-Canadiens cessent d’être gênés dans leur croissance numérique et dans la conservation de leur individualité nationale[116].

Autrement dit, c’est le respect du pacte confédéral initial, basé sur la juxtaposition des éléments anglais et français, qui constituerait, aux yeux de Miller, et suivant en cela Bourassa[117], le meilleur moyen de préserver les intérêts canadiens et, ce faisant, canadiens-français. Sans redressement des relations et des rapports de force entre le Canada français et la majorité d’ascendance britannique, il ne saurait y avoir de possibilité d’émancipation culturelle :

Que le Canada triomphe donc de l’ingérence impérialiste en manifestant avec énergie sa volonté de maintenir à l’égard de la Métropole les mêmes relations qui ont assuré jusque maintenant la marche triomphale de la Confédération, puis, qu’il s’efforce d’endiguer la marée yankee, et les deux races continueront de se développer dans le sens de leurs traditions respectives[118].

En même temps, Miller n’hésite pas à placer une part de responsabilité du côté du Canada français, notamment en ce qui a trait aux actions à porter dans l’espace politique. Il revient ainsi aux Canadiens français de ne point se suffire d’une situation de repli et d’animer avec énergie la défense de leurs intérêts nationaux :

Que les Franco-Canadiens ne l’oublient pas : le monde – l’anglo-saxon surtout – n’accorde pas grand respect aux peuples qui se contentent d’avoir de grandes vertus domestiques, sans oser paraître fort au grand jour. Le Canada français aurait le sort qu’il se sera mérité. S’il doit mourir, pourquoi donc cet énervement des luttes sociales, ce fardeau des deux langues – obstacle à une vie aisée? Pourquoi ne pas ouvrir toute grande et dès maintenant la digue à l’anglicisation qui se fera complète après deux générations? S’il doit survivre, plus d’atermoiements, ni de compromis, mais une parfaite solidarité dans la revendication énergique de ses droits, un renforcement des richesses et des caractères nationaux[119].

C’est en raison de la diversité des réalités et des intérêts dictés par la géographie du pays[120], combinés aux menaces de l’esprit de parti, du continentalisme américain et de l’impérialisme britannique, que l’option nationaliste pouvait se révéler une voie de sortie souhaitable pour le maintien de l’unité canadienne et l’épanouissement du Canada français dans ses fondements (linguistiques, religieux, politiques et culturels), au-delà des antagonismes.

Conclusion

Si l’historiographie disciplinaire a retenu le penchant aménagiste d’Émile Miller, notamment à partir de l’analyse des textes plus tardifs du géographe[121], une lecture critique de Terres et peuples du Canada[122] nous amène à considérer l’inscription intellectuelle et politique du jeune Miller qui, bien que relativement présent dans l’imaginaire historique de la géographie québécoise, n’est pas abordé de manière précise au prisme de ses liens avec le mouvement nationaliste canadien-français des deux premières décennies du xxe siècle.

D’emblée, la pensée géographique, historique et politique que Miller insuffle dans son livre ne révolutionne pas les manières de penser le rapport qu'entretiennent les êtres humains à la nature, ou encore de concevoir l’inscription des Canadiens français au pays – cette « terre classique du dualisme national[123] » –, les relations entre les nationalités et l’état de la Confédération face aux menaces qu’il perçoit et nomme comme telles. De l’énonciation, tout au long de l’ouvrage, des grands traits permettant la délimitation du caractère national des Canadiens français et de leur inscription historique dans une géographie, Miller en vient à développer un récit historique convenu en lui adjoignant un contenu géographique, ouvrant par la suite sur une analyse du présent et de l’avenir de la Confédération et du Canada français au prisme du nationalisme. On peut souligner que l’effort de synthèse entre les préoccupations géographiques, historiques et politiques a quelque chose de neuf dans le paysage intellectuel, tout en s’inscrivant de plain-pied dans celui-ci. Nous sommes ainsi en mesure d’observer une certaine adhésion aux positions nationalistes d’un Bourassa, qui voyait une possibilité de salut dans le pacte confédératif, si celui-ci devait finalement être respecté par les forces en présence (francophones et anglophones, au-delà de l’esprit de parti) en tenant compte des forces extérieures (le continentalisme américain et l’impérialisme britannique). Cette apparente foi en l’union politique des éléments anglais et français au pays, dans le respect de l’autonomie des provinces, transparaît lorsque Miller énonce, finalement, que le « cri [des Franco-Canadiens] n’est pas “Vengeons-nous sur l’anglais du Québec”, mais plutôt “Ma langue n’est nulle part une intruse ni une étrangère”[124] ».

Ainsi, Miller ouvre la porte à une ambiguïté qui n’est pas sans répercussion sur l’interprétation que l’on peut offrir de son rapport à l’ensemble politique canadien. Autrement dit, confère-t-il une valeur intrinsèque à l’existence de la Confédération, ou bien y voit-il le moyen d’assurer la survie de la société canadienne-française qui, par son caractère français et catholique, ne peut faire le poids dans une Amérique du Nord anglo-saxonne[125]? Une telle question donne finalement lieu de s'interroger plus avant sur la réception de Terres et peuples du Canada dans les décennies qui suivent sa publication et, ce faisant, sur la pérennité des interprétations qu’il contient, notamment auprès des porte-étendards du nationalisme canadien-français des années 1920 et 1930.