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L’histoire régionale est abordée ici sous un angle inusité, celui de la chanson, suivant deux perspectives : celle de son usage aux fins de promotion d’idées et de valeurs, souvent mais pas exclusivement le fait des élites, et celle non programmatique de créations spontanées émanant généralement d’autres acteurs sociaux. Pour la première, nous aborderons principalement la chanson régionaliste et, pour la seconde, un répertoire proche de la vie quotidienne des habitants : d’une part, les envolées idéalisées d’un grand projet de société et, d’autre part, des vues plus tangibles et présumées plus conformes aux perceptions de la majorité de la population. L’examen de ces deux volets contrastés vise à explorer comment des auteurs et autrices de conditions sociales diverses ont chanté les régions, en partant du cas du Saguenay–Lac-Saint-Jean (SLSJ) durant la première moitié du xxe siècle. En dernière analyse, nous proposerons quelques réflexions sur ce que la chanson peut apporter au travail de l’historien.

La région choisie pour cette exploration en chanson se prête bien à un tel exercice, ayant donné lieu à différents moments de son histoire à des courants régionalistes clairement énoncés et, de façon prolongée quoique plus diffuse, au sentiment pour ses habitants de former une population aux traits particuliers. La période est celle de l’apparition et du développement, dans les grands centres européens et nord-américains comme Montréal, d’une industrie de la chanson qui, par l’enregistrement, la radio, puis le cinéma, atteint – envahit selon certains – l’ensemble du territoire québécois, aiguillonnée par des technologies incitant plus à l’écoute qu’au maintien des pratiques traditionnelles de création et d’exécution. Dans ce contexte, une chanson d’origine locale peut-elle subsister dans les régions et si tel est le cas, sous quelles formes?

Le repérage de chansons traitant du SLSJ a reposé pour une bonne part sur les fonds d’archives de la Société historique du Saguenay et de la Société d’histoire du Lac-Saint-Jean. Leur mise en contexte a été effectuée essentiellement à l’aide des journaux Le Progrès du Saguenay et Le Colon, disponibles en ligne sur le site de Bibliothèque et Archives nationales du Québec. L’analyse procédera en deux temps, abordant d’abord le régionalisme énoncé en chanson surtout par des membres du clergé, ensuite l’oeuvre relativement prolifique d’une femme de milieu modeste, accompagnée de créations d’autres auteurs et autrices. En ouverture, nous proposons un bref regard sur l’histoire de la chanson de la première moitié du xxe siècle dans les régions du Québec.

Chanson et région au Québec

Montréal surtout a fait l’objet de recherches en histoire de la chanson pour la période concernée, durant laquelle des créateurs y écrivent ou y traduisent des textes de chansons, souvent sur des mélodies empruntées aux succès américains. Certains créent également des musiques et des textes entièrement originaux. Longtemps négligée, cette production qui emprunte toutes les voies de diffusion alors disponibles commence à être mieux connue, non seulement pour la mouvance néo-folkloriste apparue au début de la décennie 1920[1], incluant Mary Travers (dite La Bolduc) ou Charles Marchand et ses partenaires, mais aussi pour d’autres auteurs comme Roméo Beaudry, un pionnier polyvalent de l’enregistrement au Québec[2].

Hors de la métropole, les cahiers de la Bonne Chanson de l’abbé Charles-Émile Gadbois du Séminaire de Saint-Hyacinthe ont aussi fait l’objet de travaux[3]. Leur large distribution, qui a débuté en 1937, en fera le grand best-seller des publications musicales au Québec jusque dans la décennie 1950. Ils reprennent quantité de chansons anciennes ou créées dans les décennies antérieures par des auteurs comme le Breton Théodore Botrel, mais présentent aussi des créations récentes, souvent de membres du clergé canadien. Le répertoire choisi étaie la vision d’une société canadienne-française où la religion catholique, la langue française, l’agriculture et les valeurs traditionnelles sont au premier plan. Suivant cette ligne directrice, Gadbois n’a pas hésité à modifier certaines chansons anciennes, pour faire coller la tradition à la conception idéalisée qu’il s’en faisait ou qu’il entendait propager. Il pouvait s’inspirer à cet égard d’un ancien professeur du même séminaire, auteur d’un recueil publié en 1921, qui « corrigeait », lui aussi, le répertoire traditionnel[4]. Pareilles manipulations ont été dénoncées par les ethnographes et les ethnologues[5], dont certains se sont aussi montrés réticents envers les créations de chanteurs et de chanteuses exploitant la fibre folklorique, dans la lignée des « soirées du bon vieux temps » organisées par Conrad Gauthier à partir de 1920 et mettant en scène les Ovila Légaré, Mary Travers et bien d’autres artistes appréciés du grand public[6]. Présentés en bloc par Luc Lacourcière comme des « amateurs chez qui on ne retrouvait rien du folklore ni de l’art[7] », ces derniers mariaient leurs sensibilités et leurs préoccupations bien contemporaines de citadins à des formes musicales inspirées d’un folklore associé au monde rural, pour un résultat métissé qui heurtait les oreilles des spécialistes épris d’authenticité.

Ces spécialistes – Marius Barbeau, Luc Lacourcière, Félix-Antoine Savard, Conrad Laforte en particulier – se sont tournés vers la chanson de tradition orale dans une visée à la fois de préservation et de recherche. Leur activité a couvert les régions du Québec, y compris les secteurs périphériques loin des grands centres, comme le SLSJ. Ils ont soigneusement examiné les oeuvres dont la transmission a défié les siècles et, souvent, les distances entre continents, donnant lieu à de multiples versions et adaptations. Cependant, les chansons créées aux xixe et xxe siècles en terre québécoise, bien qu’ils en aient recueilli et catalogué un grand nombre, ne les ont guère intéressés, si bien qu’elles ont longtemps été laissées de côté. Quelques ethnologues du Canada français hors Québec, tout de même, en sont venus à ériger les « chansons de composition locale » en sujets d’étude, tels Georges Arsenault pour l’Acadie et Marcel Bénéteau pour l’Ontario francophone[8]. Ils estiment que ces chansons constituent une source particulièrement riche pour une meilleure compréhension des sociétés passées, « une mine d’informations précieuses sur les valeurs et les préoccupations des gens ordinaires », selon Arsenault[9]. Et ils reconnaissent que « très peu de chercheurs ont recueilli des chansons de ce genre[10] », considérées « de facture maladroite, de contenu douteux et de valeur insignifiante comparées aux pièces importées de la France à l’époque coloniale[11] ». Ces chansons sont au coeur du présent article.

Là où les chansons de tradition orale, dans leur version initiale, sont généralement d’auteurs, de dates et de lieux inconnus, celles que l’on considère comme locales sont clairement situées dans l’espace et peuvent souvent être rattachées à un auteur et à un moment de création précis. Les premières sont issues de périodes anciennes remontant jusqu’au Moyen Âge, les secondes sont encore produites durant la première moitié du xxe siècle, ce qui se révèle particulièrement pertinent ici. Le flou des origines spatiales, sociales et temporelles des chansons de tradition orale explique peut-être que les historiens y aient rarement prêté attention, quoique leur peu d’intérêt s’applique en fait à la chanson en général, dont l’histoire est étudiée plutôt par des ethnologues, des musicologues, des spécialistes d’études littéraires et des linguistes. L’historien Pierre Lavoie fait exception, par son travail récent sur la mobilité internationale et les modalités de la patrimonialisation d’artistes bien connus en leur temps, comme Mary Travers, Rudy Vallée ou Jean Grimaldi[12].

Échappant pour une bonne part aux difficultés de la datation et de la localisation, la chanson politique a tout de même suscité de l’intérêt. Mais les études s’attardent très peu à la première moitié du xxe siècle et aux régions. Un premier inventaire s’est arrêté en 1858[13]. Il témoigne toutefois de la profondeur temporelle, partant de la Nouvelle-France, d’un genre dont nous avons repéré plusieurs manifestations au SLSJ durant la période retenue ici, que ce soit à l’échelon fédéral, provincial ou municipal. Plusieurs autres travaux ont abordé la chanson politique, en choisissant comme période de prédilection les deux décennies qui ont précédé le premier référendum de 1980 sur la souveraineté du Québec, alors que la chanson serait devenue, selon Jean-Nicolas de Surmont, « la figure de proue de l’identité québécoise[14] ».

Anne-Marie Desdouits, enfin, plutôt que de s’arrêter à l’un ou l’autre type de chansons, a cherché des variations culturelles régionales dans l’est du Québec en examinant l’ensemble du répertoire chanté lors de noces, entre 1920 et 1960, et a découvert plutôt des variations entre milieux rural et urbain ainsi qu’entre milieux aisés ou instruits et autres milieux sociaux[15].

Il ressort de tout cela que la chanson créée au Québec hors de Montréal durant la période considérée ici demeure pour l’essentiel méconnue et fort peu abordée par la recherche universitaire. Elle est somme toute si peu visible qu’il est tentant de penser qu’elle a été noyée par la vague nord-américaine de l’industrie de la chanson. Et pourtant, il s’en trouve, le plus souvent sur des timbres, c’est-à-dire des airs déjà existants, comme c’est le cas en général à l’époque pour les chansons de composition locale. Créées par des auteurs qu’il est le plus souvent possible d’identifier, ces chansons traitent de divers sujets dont certains seront abordés ici, à commencer par le régionalisme.

Le régionalisme se chante

L’étude la plus fouillée d’un mouvement régionaliste au Québec est celle de René Verrette sur les idéologies de développement régional à partir du cas mauricien[16]. Il y perçoit la poussée régionaliste des années 1930 comme une réponse à la crise économique, liée à « un besoin d’identification à un idéal mobilisateur engendré par une situation collective difficile[17] » : appel à la fierté et au courage des habitants de la région, message d’espoir alors que le chômage frappe durement la Mauricie. Si cette réponse exploite grandement le rapport au passé pour préparer un meilleur avenir et mise sur les valeurs traditionnelles, elle n’est pas exempte d’une promotion de l’industrie, laquelle occupe une place de tout premier plan à d’autres périodes dans le discours de développement régional mauricien. Il en avait été ainsi au début du siècle alors que la région paraissait promise à une remarquable croissance économique.

À l’instar de la Mauricie, le SLSJ a connu ses vagues régionalistes. Un chercheur comme Gérard Bouchard a ainsi traité des utopies de développement promues vers la fin du xixe siècle par les élites régionales, convaincues du brillant avenir économique de la région et partisanes d’une urbanisation rapide soutenue par le commerce et l’industrie. Des voix se manifestent ensuite durant la décennie 1920 en faveur d’un éveil au régionalisme, dont l’affirmation la plus éclatante se situe, comme en Mauricie, dans les années 1930, plus précisément en 1938 lorsque le centenaire de la colonisation de la région est célébré. Les chansons sur lesquelles porte le présent article sont de cette période.

La première chanson résolument régionaliste repérée naît en 1923 à la suite de démarches entreprises par le journaliste Eugène L’Heureux. Éditorialiste du principal journal du SLSJ, Le Progrès du Saguenay, il en appelle au déploiement d’un sentiment régionaliste qui porterait à l’action aussi bien en matière économique que culturelle. L’Heureux, également secrétaire de la Chambre de commerce de Chicoutimi, est à l’origine du premier annuaire d’adresses régional publié en 1922, auquel il assigne le « but de faire connaître davantage la région par ceux qui l’habitent », à l’aide d’une « propagande régionaliste[18] ». Pour la deuxième édition l’année suivante, il demande à un prêtre du Séminaire de Chicoutimi, Ovide-Dolor Simard, d’écrire une chanson à la gloire de la région[19], bientôt présentée comme une « ode aux pionniers du Saguenay » ayant « pour sujet ce que l’on peut appeler l’épopée régionale[20] ». Le prêtre Herménégilde Fortin, qui dirige la fanfare du Séminaire ainsi que son orchestre en plus d’agir comme organiste de la cathédrale[21], en composera la musique. L’auteur des paroles siégera bientôt, avec Eugène L’Heureux, au bureau de direction de la première mouture de la société d’histoire régionale en 1924[22]. Régionalisme et histoire s’unissent ainsi en chanson.

Le titre de cette pièce est éloquent : Nous sommes fils de Conquérants. Il s’agit ici de la conquête du sol, leitmotiv d’une partie des élites canadiennes-françaises depuis la deuxième moitié du xixe siècle[23]. La référence aux descendants actuels, les « fils » des colons venus s’établir dans la région, entend rappeler aux Saguenéens et aux Jeannois qu’ils sont dépositaires d’un héritage laissé par de valeureux ancêtres. Tour à tour, sont ainsi évoqués « les gars hardis de Charlevoix » venus les premiers, « leurs bras puissants, leur fier courage », leur hache qui fait « tomber la forêt dense », les semailles et « le blé qui lève », puis ce « peuple fort », rejeton de la « vieille France » dont « la foi pure et sans voiles [d]urera plus que nos rochers ». Car sur ce territoire, Dieu est « le maître unique », ce qu’énonce plus poétiquement un passage repris dans le discours d’accueil prononcé devant le cardinal Villeneuve de Québec et d’autres dignitaires à l’occasion de leur visite en 1938 pour les fêtes du centenaire : « Hormis les cieux et leurs étoiles, [r]ien n’est si haut que nos clochers ». Et l’on poursuit : « Car la colonisation du Saguenay fut une véritable conquête; nous avons strictement le droit de nous proclamer des “fils de Conquérants”[24] ».

Figure 1

Carton Nous sommes fils de Conquérants imprimé pour le centenaire de 1938.

Source : Fonds Joseph-Émile Fortin, Société historique du Saguenay, F141S1SS5D1

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On aura reconnu, transposés dans le contexte du SLSJ, quelques thèmes dominants du discours patriotique alors adressé à l’ensemble de la population canadienne-française par des membres du clergé catholique et les élites qui lui sont proches. Rien d’étonnant à cela : les auteurs sont du Séminaire et l’instigateur, L’Heureux, a occupé des postes de direction au sein de l’Association catholique des jeunesses canadiennes-françaises[25], plus précisément dans le cercle Labrecque de Chicoutimi ainsi qu’au comité régional de l’Association. Or celle-ci a été cofondée par l’abbé Lionel Groulx, dont la pensée circulait jusqu’en région périphérique par diverses voies, dont le Séminaire et les regroupements de la jeunesse catholique.

Éloge de l’épopée conquérante chère au clergé, conçue par deux de ses membres, la chanson Nous sommes fils de Conquérants sera reprise pendant au moins deux décennies : à tout le moins en 1934, lors d’événements organisés par la Société historique du Saguenay qui vient de renaître, puis par des élèves du Séminaire d’après un récit de randonnée publié en 1939 et à l’occasion des célébrations en 1947 du tricentenaire de la « découverte » du Lac-Saint-Jean[26]. Mais c’est en 1938 lors des fêtes du centenaire de la région que cette chanson connaît sa plus large diffusion. Le comité organisateur en fait imprimer 10 000 exemplaires sur carton, envoyés dans chaque paroisse avec la directive suivante : « Vous devez voir à ce que le chant “NOUS SOMMES FILS DE CONQUÉRANTS” soit appris aux enfants dans toutes les écoles[27] ».

Il y a là une volonté éducative, comme d’ailleurs dans le « pageant », un spectacle à grand déploiement constitué de scènes historiques, monté pour le centenaire[28] : par la chanson, on inculquera aux générations montantes la fierté et le respect dus aux ancêtres qui ont ouvert la région à la colonisation, en même temps que le rôle central qu’y aurait joué l’Église catholique. Victor Tremblay, dans une conférence radiophonique où il fait le bilan des fêtes du centenaire, explique comment la chanson et d’autres outils ont été mis à profit pour orienter la pensée des habitants de la région :

Notre Centenaire a donné à ses organisateurs l’occasion de donner à notre population saguenéenne des éléments qui aident à former chez elle cette âme commune, qui lui manque et qui lui est nécessaire pour que son patriotisme se développe dans un sens large, sans subir les altérations du chauvinisme. Ce sont de simples choses; mais des choses qui parlent, qui agissent plus puissamment qu’on se l’imagine sur l’orientation des idées et des sentiments. Je veux parler des couleurs saguenéennes, du costume saguenéen, de l’hymne saguenéen, des chansons saguenéennes[29].

Pareil usage de la chanson fait écho à d’autres initiatives entreprises dans le Québec de l’époque. En effet, les cahiers de la Bonne Chanson de l’abbé Gadbois en sont à leurs débuts, et des versions en seront adaptées pour les écoles avec l’appui du Conseil de l’instruction publique dominé par les évêques de la province. Les mouvements des jeunesses catholiques[30] ont aussi leurs chansons et commencent à publier leurs propres « chansonniers[31] », à savoir des recueils de chansons que les membres seront invités à emporter lors de divers événements[32].

En matière d’éducation ou d’endoctrinement de la jeunesse, l’air est donc à la chanson, et les organisateurs du centenaire y croient si bien qu’ils font distribuer, en feuilles séparées, une série de 12 chansons regroupées l’année suivante dans un cahier intitulé Les 12 chansons du Saguenay[33]. Ce sont, par ordre d’apparition : Nous sommes fils de Conquérants, Vive la Saguenéenne, Rappelle-toi, Mon village, Toujours t’aimer, Hymne au Saguenay, Pour le centenaire, Le plus beau pays, Ronde du centenaire, Nos richesses, Le premier semeur et Je connais un pays. À l’exception de Nous sommes fils de Conquérants, elles sont l’oeuvre de l’abbé Laurent Tremblay, frère de l’abbé Victor Tremblay devenu le principal animateur de la mouvance régionaliste. Laurent est dramaturge et, au cours de sa carrière, il écrira de multiples spectacles historiques pour des anniversaires de régions ou de localités, incluant le centenaire de l’ouverture du Saguenay à la colonisation en 1938[34]. Il n’est pas compositeur toutefois, et les chansons nouvelles du recueil s’entonnent sur des airs connus, comme celui d’Auprès de ma blonde. Si la plupart laisseront peu de traces, il en est une qui sera chantée jusqu’au xxie siècle, l’Hymne au Saguenay.

Figure 2

Page couverture du cahier Les 12 chansons du Saguenay, 1939.

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Une tare afflige l’hymne du recueil : il suit une mélodie non pas originale et composée en région, mais bien celle de Silver Threads Among the Gold, une populaire chanson d’amour d’un couple vieillissant, venant des États-Unis. Or le clergé catholique exprime à l’époque une vive inquiétude devant l’envahissement radiophonique de la chanson d’origine américaine, inquiétude transmise aux membres de l’ACJC. Ainsi, lors d’un congrès de l’Association consacré à l’anglicisation en 1923, Vilmond Fortin, futur chef d’antenne au poste de radio de Chicoutimi, s’exprime en ce sens : « […] avec le cinéma, qui est de moeurs et de mentalité entièrement américaines, la musique et la chanson sont deux puissants éléments de contamination, et il est doublement pénible de constater que leurs adeptes se recrutent dans les rangs de la jeunesse[35] ». Gêné que l’hymne régional emprunte ainsi une musique d’ailleurs, Victor Tremblay tentera dans les années 1940 d’obtenir une composition originale[36], un projet remis à quelques reprises avant que Raymond Tremblay, un ecclésiastique et musicien accompli, compose l’air tant attendu. En 1971 paraîtra la version finale de l’hymne dont la partition est ornée d’une oeuvre d’Arthur Villeneuve, peintre chicoutimien renommé[37]. C’est sous cette forme qu’en 1995 la Société historique du Saguenay annoncera la disponibilité de l’hymne sur cassette, qu’il figurera encore en 2002 au répertoire du choeur Amadeus et que, l’année suivante, il sera exécuté à la cathédrale de Chicoutimi[38]. Le texte, toutefois, est de moins en moins en résonance avec les préoccupations contemporaines, si bien que les fêtes du 175e anniversaire de la région en 2013 seront célébrées avec une nouvelle chanson, Des rêves à faire, composée par un artiste originaire de Dolbeau-Mistassini au Lac-Saint-Jean, Mario Pelchat.

Quelle vision de la région est transmise en 1938 dans les 12 chansons interprétées par la Troupe du centenaire, un groupe de jeunes dirigés par Laurent Tremblay et qui se produit notamment à la radio[39]? Cela se résume en partie à un condensé du discours patriotique alors dominant chez les élites canadiennes-françaises, adapté à un territoire plus restreint. Ainsi, l’attachement au milieu rural, à l’agriculture et à la religion catholique, de même que la glorification des ancêtres s’imposent dans une majorité de chansons. Un titre et un air illustrent clairement cette transposition régionale du Canada français au SLSJ : c’est sur l’air de Vive la Canadienne que se chante Vive la Saguenéenne.

Le premier acte de cette célébration régionale met en scène comme personnage central le valeureux colon qui, armé de sa hache, abat la forêt, puis sème et récolte. Il chemine dans la foulée du « pas solitaire[40] » du missionnaire venu évangéliser les Autochtones, autrement absents du propos : la conquête religieuse a précédé la conquête du sol. Des actrices aussi, qualifiées d’« héroïnes », apportent parfois joliesse et gaieté en appui aux « vaillants pionniers » qu’elles ont courageusement « accotés[41] ». Elles assurent également la revanche des berceaux. S’il fallait se limiter aux douze chansons, on pourrait croire que la région n’a été construite qu’avec ces seuls intervenants, ou presque : le commerce, l’industrie, le bûcheron, l’ouvrier ne sont que fort brièvement évoqués, au détour d’un couplet, mais sans jamais être le sujet principal des chansons, comme c’est le cas dans Le premier semeur. Le développement économique du SLSJ a pourtant reposé pour une bonne part sur l’exploitation forestière et la production de pâtes et papiers ainsi que d’aluminium[42]. Mais le contexte de la crise économique a refroidi l’enthousiasme des zélateurs de l’industrie et favorisé une réaffirmation du discours traditionaliste cher au clergé. Il importe toutefois de signaler que le commerce et l’industrie sont illustrés, la même année, dans le « pageant » de Laurent Tremblay et sur le drapeau régional conçu par son frère, Victor. Leur quasi-omission dans les chansons s’explique peut-être par la brièveté du genre de la chanson; celle-ci, sauf dans certaines formes dont nous n’avons pas trouvé trace dans le répertoire créé à l’époque au SLSJ à l’exception peut-être d’un cantique[43], invite à la concision, ce qui amènerait dans le cas présent à ne retenir que ce qui est jugé vraiment central et indispensable à l’oeuvre éducatrice.

Comme le colon est le personnage principal des chansons, il est aussi beaucoup question de son milieu de vie, à savoir les campagnes parsemées de villages et de champs. La ville, brièvement mentionnée à deux reprises, n’est jamais décrite, alors que Mon village parle tendrement des « paisibles maisons aux accueillants perrons », des « champs d’alentour », du « clocher d’or », de vieux et de vieilles qui se bercent, chaque couplet débutant par « Oh qu’il est joli mon village ». Dans ce lieu se déroulent des vies entières :

Oh qu’il est joli mon village.

Comme il fut mon berceau,

Il sera mon tombeau

Le soir du grand voyage.

Quant au milieu naturel, il est encensé pour sa beauté et ses richesses. La forêt, présente dans la moitié des chansons, a toutefois un statut ambigu, à titre de paysage et de ressource certes, mais aussi d’obstacle, car il a fallu l’abattre pour s’installer. Qui dit conquête, dit aussi adversité à surmonter. Pour la conquête du sol, l’ennemi à vaincre est la forêt, tel que chanté dans Rappelle-toi, dont le texte est inspiré d’un poème éponyme d’Alfred de Musset publié en 1850, sur une musique datant de 1876 :

Rappelle-toi la valeur de ta race

Elle a conquis un royaume inconnu.

Rappelle-toi que son effort tenace

A reculé [sic] les grands bois invaincus.

La hache du colon telle une arme de guerre

A longtemps retenti comme un bruit de tonnerre.

Enfant, rappelle-toi

Les pionniers pleins de foi.

Rappelle-toi. Rappelle-toi[44].

Pays, patrie, royaume sont autant de termes servant à désigner le Saguenay dans les chansons du centenaire. L’Hymne au Saguenay s’ouvre ainsi sur « Ô Saguenay, chère patrie ». Le plus beau pays est tout aussi explicite :

Chantez, chantez ma patrie,

Mon cher pays, le Saguenay.

Je l’aime jusqu’à la folie,

Mon bonheur est de le chanter.

L’idée du Saguenay comme pays aimé renvoie à une conception du sentiment d’appartenance multiscalaire que les promoteurs du régionalisme cherchent à implanter. Quelques textes d’Eugène L’Heureux parus dans Le Progrès du Saguenay expliquent cette conception. Déjà en 1921, sous le pseudonyme de Jean-Baptiste Constant, il définissait le régionalisme comme « le patriotisme de la région », dans un article intitulé « Canadien Québécois Saguenayen » faisant état de trois niveaux d’appartenance : « citoyen d’un pays, fils d’une race et habitant d’une région[45] ». En 1927, il reprenait cette construction étagée : « Il faut être régionaliste, il faut être provincialiste en même temps qu’il faut être canadien, faute de quoi on se fait écraser[46] ». Que le premier article soit en même temps un vibrant plaidoyer pour une campagne de souscriptions au bénéfice du Séminaire, présenté comme l’institution régionaliste par excellence, ne change rien au message. On retrouve d’ailleurs un usage similaire dans un autre article plaidant celui-là en faveur du Progrès du Saguenay où l’on apprend que « le meilleur moyen de servir la grande patrie, que l’on connaît imparfaitement, c’est sûrement de bien servir la petite patrie, celle qui remplit toute notre vie[47] ».

Pareille conception des territorialités fondatrices du sentiment identitaire peut toutefois gêner les plus fervents patriotes de la nation canadienne en la reléguant au second plan. À ce titre, les chansons régionalistes peuvent susciter chez eux de l’inquiétude. Un document, destiné à la collecte de fonds devant financer les célébrations du centenaire, cherche d’ailleurs à atténuer de telles craintes. À propos de la chanson We are sons of conquerors présentée comme un « official hymn », on s’empresse de souligner l’allégeance d’abord canadienne de l’organisation du centenaire : « Of course it is a regional song taking no precedence over the national Anthem: God save the King or O Canada[48] ». Faisant l’éloge de l’industrie dans le développement régional et signalant qu’un acte du spectacle historique en valorisera le rôle, le document vise clairement le patronat anglophone des grandes entreprises actives en région, qui voyait peut-être d’un mauvais oeil le régionalisme. Cela n’aurait rien d’étonnant vu les réticences manifestées parfois dans les médias régionaux à l’égard du pouvoir exercé sur l’industrie par des patrons anglophones venant de l’extérieur. Ces réticences sont perceptibles dès les années 1920, comme on peut le constater dans un article d’Eugène L’Heureux paru dans le premier annuaire de 1922[49]. Durant la crise économique, elles se sont d’ailleurs intensifiées non seulement en région, mais de façon plus large au Québec, conduisant plusieurs personnes à critiquer le capitalisme industriel et la main-mise des Canadiens anglais et des Américains sur les ressources de la province[50].

Outre l’évolution des courants de pensée au Québec, reflétée dans les chansons du centenaire, des considérations plus personnelles ont peut-être influencé les créateurs. Ainsi, l’auteur des chansons, Laurent Tremblay, et le principal animateur du régionalisme saguenéen, Victor Tremblay, sont tous deux fils du cultivateur Onésime Tremblay, un opposant de premier plan au rehaussement des eaux du lac Saint-Jean auquel on a procédé dans la deuxième moitié de la décennie 1920. Les entreprises responsables de ce rehaussement ayant entraîné la submersion de nombreuses terres cultivées sont précisément sous contrôle anglophone ou externe. Si les deux frères, en leur qualité de membres du clergé, se doivent de demeurer prudents dans leurs déclarations publiques sur une question rapidement devenue d’ordre politique, une des chansons que les Tremblay composent et exécutent dans l’intimité de leur famille lors d’anniversaires exprime sans fard aucun leur véritable vision de l’événement :

Le vieux père Onésime eut un rude accident :

Voyageant au chantier failli s’casser les reins.

Mais dans l’affair’ du Lac plus tard on apprendra

Qu’les reins d’un Canayen ça ne s’casse point comm’ ça.

[…]

En dix-neuf-cent-vingt-six les écluseux sont v’nus

Monter l’niveau du lac au point d’dix-sept et plus,

Ruiner les habitants, empocher des millions :

Tout ça c’était ben rien pour des maudits cochons.

Par le gouvernement tout fut légalisé

Et la Banque acheva de nous dévaliser.

Les juges d’Angleterre ont approuvé le tout,

Raoul a Dieu pour lui, il restera debout[51].

Dansant sur l’air sautillant de Youpe youpe sur la rivière, les personnages décriés dans ce texte écrit en 1935 sont des dirigeants d’entreprises les « maudits cochons » de la chanson , soutenus par le gouvernement du Québec, les milieux de la finance et le Conseil privé d’Angleterre. De là à conclure, devant tant d’acteurs puissants externes à la région, qu’il vaut mieux compter sur les forces locales et encourager les activités économiques sur lesquelles les Saguenéens et les Jeannois exercent un contrôle, telle l’agriculture, il n’y a qu’un bien petit pas. Et une douzaine d’années après ce que plusieurs ont désigné comme « la tragédie du lac Saint-Jean », titre d’un livre de Victor Tremblay paru l’année de son décès en 1979[52], il ne faut pas se surprendre que l’auteur des chansons du centenaire, né sur des terres partiellement englouties, frère d’un cultivateur ruiné par les procédures subséquentes (le Raoul de la chanson qui a repris la ferme familiale)[53], ait passé sous silence l’hydroélectricité parmi les gloires à célébrer, du moins en chanson.

Victor et Laurent Tremblay, deux artisans majeurs des fêtes de 1938, regroupaient sous le régionyme Saguenay aussi bien les abords du lac Saint-Jean et une partie de la Côte-Nord que les flancs du fjord. D’autres, toutefois, s’identifiaient plus aisément au Lac-Saint-Jean qu’au Saguenay. C’est le cas notamment de Marie-des-Neiges Fortin, une journaliste et autrice, résidente de Roberval, au bord du lac, qui fit ses études au pensionnat du Bon-Pasteur de Chicoutimi. Elle publie, sous le pseudonyme d’Odette, un Hymne au Lac-Saint-Jean sous la forme d’un pastiche utilisant la même mélodie que l’Hymne au Saguenay et adoptant en amorce une formule semblable :

Ô Lac St-Jean douce patrie,

Majestueux en ta grandeur,

Dieu t’avait marqué pour la vie,

Du Saguenay région soeur.

Commentant sa chanson, elle écrit : « Je ne suis pas la seule qui préférerait que le Lac-St-Jean soit chanté plutôt que la rivière Saguenay. Quoi qu’on fasse on ne pourra toujours pas transporter le lac à Chicoutimi[54] ». La chanson ressurgira dans le journal Le Colon en 1962, alors que le maire de Mistassini, Georges Villeneuve, fait campagne en faveur du régionyme Lac-Saint-Jean. Entre-temps, une autre chanson publiée par un frère mariste en 1947, année où est célébré le tricentenaire de la découverte du lac Saint-Jean par un jésuite, avait opté pour le nom vite oublié de la Saintjeannie[55]. Sécession jeannoise exceptée, ces chansons se distinguent peu de celles du centenaire puisqu’elles en reprennent les thèmes dominants, également présents dans quelques cantiques à Notre-Dame du Saguenay ou à La Baie[56].

Des regards autres sur la région

Sans être ouvertement régionalistes, bien d’autres chansons parlent de la région et de ses habitants. Ce peut être à l’échelle des localités à l’occasion d’anniversaires célébrant la petite patrie, par exemple lors du centenaire de Jonquière en 1947 ou des 25 ans d’Arvida en 1952[57]. Leur caractère commémoratif les rapproche des chansons du centenaire. Mais il s’en trouve aussi qui proposent un tout autre regard sur la région, fixé sur le présent ou une actualité récente. Par exemple, certaines chansons naissent des luttes électorales ou des rivalités entre équipes de hockey[58], ou encore des complaintes racontent des événements tragiques au cours desquels il y eut des décès : noyades (c1865,1892?), écrasement par un coffre-fort dans un camion (1925), avion disparu (1929), mort en forêt d’un adolescent autochtone de Mashteuiatsh (1929), incendie sur le chantier d’un barrage entraînant la mort de 16 travailleurs (1942)[59].

L’oeuvre d’une autrice en particulier offre un aperçu de la vie des riverains du lac Saint-Jean. En 1935, paraît un improbable recueil de poèmes, de dialogues et de chansons signé du nom de plume de Flore du Lac[60]. Improbable? C’est que le parcours de vie de l’autrice détonne dans le paysage littéraire : de milieu pauvre, fille de cultivateur au petit village de Saint-Félicien et épouse de journalier[61], elle n’a pas le profil attendu d’une autrice dont le livre, Mes souvenirs. Sous la rafale[62], sera recensé plus tard dans le Dictionnaire des oeuvres littéraires du Québec[63]. Là où on attendrait normalement une femme de milieu bourgeois, peut-être journaliste ou correspondante d’un journal, ancienne élève d’un établissement féminin réputé, on trouve une femme qui a fait ses études à la modeste école du couvent des Soeurs de Notre-Dame du Bon-Conseil à Saint-Félicien, et qui travaille à l’hiver 1924-1925 comme cuisinière dans un camp de bûcherons en Gaspésie tout en ayant charge de deux de ses enfants, l’un de quatre ans et l’autre d’un an, le tout pour économiser le déboursé d’un salaire à son mari qui a obtenu un contrat de jobber, c’est-à-dire de sous-traitant, pour diriger un camp de bûcherons[64]. Elle a terminé ses études à 16 ans en 1909, obtenu un brevet d’enseignement et oeuvré comme institutrice à l’école publique de Saint-Prime, autre petit village[65], avant de se marier en 1912. Mère de nombreux enfants, elle trouvera le temps de créer des dizaines de chansons sur des timbres, dont une trentaine est parue dans son recueil dédié à Victor Tremblay, qu’elle remercie pour ses encouragements. La singularité même de son parcours confère à ses chansons une qualité rare : elles sont la voix d’une femme appartenant à des groupes sociaux qui, habituellement, ne laissent pas d’écrits et dont il est conséquemment difficile aujourd’hui d’appréhender les idées. Et il se trouve que Flore du Lac, ou dame Ernest Savard née Marie-Anna Savard, livre volontiers en chansons ses opinions aussi bien que ses états d’âme.

À l’instar des régionalistes, Flore du Lac chante son attachement à sa région. Sous le ciel du lac Saint-Jean en fait l’éloge sur un air qui, pour la population de l’époque, évoque d’emblée l’amour : celui de Let Me Call You, Sweet Heart que venait d’endisquer Bing Crosby avec, répété en refrain, le « I’m in love with you » qui a bercé tant d’auditrices et d’auditeurs. Pareil choix témoigne de la pénétration, jusque dans les campagnes les plus excentrées, de la chanson américaine. Cette pénétration s’effectue sans doute essentiellement par la radio, une invention qui fait le bonheur de Flore du Lac dans une autre chanson où elle en exalte les vertus, notamment celle de garder son mari à la maison pour l’écoute familiale au salon. À en croire la chanson, le grand saint Pierre lui-même projetterait d’établir aux cieux une station radiophonique qui diffuserait la « belle musique » des « anges qui chantent là-haut[66] ».

S’il est un point sur lequel les chansons de Flore du Lac s’harmonisent avec celles des régionalistes, c’est bien celui de l’appréciation favorable du clergé catholique et de ses oeuvres. Une femme, dans Le voeu d’une mère, ne berce-t-elle pas son enfant en rêvant qu’il deviendra prêtre[67]? La chanson Pour mon cher alma mater [sic] n’exprime-t-elle pas un souvenir reconnaissant de ses années de formation chez les religieuses[68]? Le thème le plus fréquemment abordé est aussi de nature à plaire aux auteurs cléricaux de chansons même si leur répertoire régionaliste n’en fait pas état, à savoir la famille, traitée par l’intermédiaire des souvenirs d’enfance, de jeune femme et de mère. Il est ainsi question d’un grand-père contant des histoires de revenant et d’une grand-maman filant au rouet, de jeunes gens aux amusements et aux fréquentations parfois tumultueuses, d’un père et d’une mère dont elle s’ennuie, d’un fils et d’un époux aux chantiers pour la sécurité desquels elle prie, d’une fille à la ville à qui des conseils sont donnés notamment sur les rapports avec la gent masculine et la protection de son « honneur », de bambins nombreux « [q]ui vous arrivent chaque année », suscitant la réflexion suivante :

On croit, parfois qu’avoir ce sort

C’est guère mieux que d’être mort.

Mais faut pas trop en mal penser :

Vaut mieux l’avoir que s’en passer[69].

Autant de menus aspects de la vie familiale racontés par une mère de milieu modeste, une perspective inaccessible aux prêtres régionalistes, du moins de façon crédible, quoique les considérations cléricales sur le rôle des mères abondent dans la littérature de l’époque.

Une partie de l’oeuvre de Flore du Lac s’écarte nettement du répertoire régionaliste, tout particulièrement celle portant sur le travail. Elle ne mentionne l’agriculture, si chère aux régionalistes, que pour dénoncer l’inondation des terres causée par le rehaussement des eaux du lac :

Adieu disons à notre coin de terre

Qui fut bien défriché de notre main

Pour aller faire un travail mercenaire

Et incertain du jour au lendemain[70].

Sur ce sujet, elle est d’accord avec les membres de la famille d’Onésime Tremblay. Mais elle aborde maintes fois le travail en forêt, que les régionalistes ne chantent pas. Ayant partagé la vie de camp des forestiers un hiver, elle dispose à ce propos d’informations de première main. Dans une série de chansons, elle raconte son voyage vers un lieu de coupe en Gaspésie, la désapprobation d’un curé à la vue d’une femme montant aux chantiers avec ses enfants, l’hiver qu’elle y passe, la visite du prêtre missionnaire, la tristesse des séparations saisonnières, les prières de la mère restée au foyer et l’ennui de l’homme parti pendant des mois[71]. Elle souligne, outre les dangers de noyade pour les draveurs, la faible rémunération des travailleurs de la forêt[72] et, à ce sujet, elle s’attaque au gouvernement dont elle juge sévèrement le favoritisme :

On devait monter de gages

Mais si papa Taschereau

Ne veut pas plier bagages,

On restera bec à l’eau.

[…]

La complainte des drivers

Est celle des bûcherons ;

Ah! Nos administrateurs

Rient de leurs protestations,

Pour augmenter le salaire

On nomme des commissions,

C’est encore belle affaire

Pour placer quelques fistons[73].

Flore du Lac fait d’autres incursions en territoire politique, un domaine pourtant réservé aux hommes à l’époque. Dans une chanson sur le rehaussement des eaux du lac, elle appelle la population à renvoyer le Parti libéral sur les banquettes de l’opposition. Dans une autre où elle raconte que, durant la crise, les habitants de Saint-Félicien ont ouvert bénévolement un chemin dans la forêt, elle dénonce le fait qu’il n’y a « [p]as d’argent de chômage dans nos localités[74] ». Dans une autre encore, elle se plaît à imaginer les mesures qui seraient prises « pour soulager les pauvres gens » si le communisme s’implantait au pays et, tout en se gaussant des parlementaires qui y perdraient leurs privilèges, elle s’amuse à redistribuer les biens, avec force piques humoristiques ciblant nommément des personnalités du cru dans une fiction goguenarde. Elle conclut en mentionnant que, malgré tous ces avantages et ces efforts visant à « vivre tous en frères », elle hait le communisme et préfère « rester comme ça [q]ue d’être sous l’État[75] ». Enfin, dans un dialogue entre un dénommé Baptiste et sa femme, qui n’est pas mis en musique toutefois, on affirme que le pays « sortira du marasme quand la femme votera », manifestant un féminisme également perceptible dans une chanson racontant un match de hockey entre les équipes féminines de deux localités[76].

La teneur de telles chansons montre que des questions politiques éminemment controversées sont discutées jusque dans les campagnes du Lac-Saint-Jean, et pas seulement dans l’optique des harangues émises en chaire par le curé. Elle montre surtout que la chanson permet d’exprimer des opinions qui, autrement, ne font pas leur chemin sur la place publique et, à plus forte raison, jusqu’à l’historien, car les autres sources disponibles n’offrent que peu ou pas de prise là-dessus. Il y a une licence en chanson qui autorise de tels écarts. Cette licence s’applique tout aussi bien au genre des autrices. Flore du Lac n’est en effet pas la seule femme en région à s’exprimer par la chanson : outre Marie-des-Neiges Fortin (Odette), déjà mentionnée, Adéla Tremblay-Sergerie, fille de cultivateur et épouse de mécanicien devenue dramaturge après des études au pensionnat du Bon-Pasteur, a écrit en 1937 les paroles d’un chant à la gloire de Notre-Dame de la Baie[77]; une religieuse de Roberval, Fernande Paquin, signe les textes de chansons contemplatives faisant l’éloge de la beauté du lac Saint-Jean (1919 et 1940)[78]; une autre religieuse, l’ursuline Henriette Constantin, fille de médecin et de maire, conçoit la chanson thème des fêtes du centenaire de Roberval en 1954, enregistrée sur disque[79]; une autre religieuse encore, Yvonne Morin des Soeurs antoniennes de Marie, composera une chanson régionaliste pour le drapeau du Saguenay en 1957[80]. Or les rares voies par lesquelles une femme peut alors s’exprimer sur la place publique sont étroites. La chanson manifestement en est une, accessible de surcroît à des femmes de statuts sociaux variés : même les voix de religieuses, confinées pour une bonne part dans l’enceinte des couvents, s’en échappent parfois pour investir la sphère publique, profane.

Malgré ces libertés inusitées, il y a des limites à ce qu’il est permis d’énoncer en chanson et, si l’on en croit La lettre d’avocat, Flore du Lac l’apprendrait à ses dépens :

On m’accuse de nuire

À la réputation,

On dit qu’il va m’en cuire

Pour certaine chanson[81].

De telles atteintes à la réputation sont en fait courantes en chanson à l’époque. Toute une série de chants électoraux ont été trouvés au SLSJ, des dernières décennies du xixe siècle jusqu’en 1950. On s’y invective à grand renfort de railleries, multipliant les accusations de corruption et de distribution de faveurs indues aux électeurs. Des personnalités en vue de la société régionale y sont gaillardement tournées en ridicule. C’est le cas, par exemple, en 1907 dans Le Travailleur, journal du Parti de la réforme, et dans Le Progrès du Saguenay, organe appuyant le parti adverse aux élections municipales[82]. Ce dernier se permet même un canular en rapportant des soirées prétendument tenues au Réformoscope, « théâtre » inventé pour l’occasion, où il met dans la bouche des politiciens de la Réforme des paroles de chansons qui ne sont pas à leur avantage[83]. Dans le même esprit polémique, deux promoteurs de la création d’une nouvelle paroisse subissent quelques moqueries chantées après leur échec[84].

Hors des joutes politiques, certains écrivent des chansons dénigrant l’un ou l’autre individu. Par exemple, sous la plume d’une institutrice, un propriétaire de nombreuses maisons à Laterrière est critiqué : « Quel gros bourgeois que cet homm’-là![85] ». Il arrive même que la chanson serve à régler des comptes : la victime de vols commis par des travailleurs forestiers se moque de la bonne vertu qu’ils affichent au village; les péripéties d’une affaire au départ anodine, mais qui mène à une condamnation en procès sont racontées avec amertume; un cultivateur victime d’une blague émise par le vicaire de la paroisse lui rend la monnaie de sa pièce; le même cultivateur s’attaque à l’avocat et politicien Louis de Gonzague Belley pour avoir, en 1908, poursuivi en justice l’évêque du diocèse de Chicoutimi, Mgr Labrecque, en raison de propos désobligeants et obtenu dans un règlement hors cour 400 $ ainsi que la publication dans divers journaux d’une lettre de l’évêque certifiant que Belley est un citoyen honorable et intègre, le tout accompagné d’une bénédiction[86]. La chanson fonctionne alors comme sanction sociale contre des actes jugés répréhensibles[87].

Nous n’avons pas trouvé d’exemple où les auteurs de chansons irrespectueuses eurent à faire face à des mises en demeure. Des poursuites et des contre-poursuites entre protagonistes de chansons d’élections ont bien été relevées, mais aucune n’était motivée par des paroles mises en musique. Quant à Flore du Lac, sa chanson raconte-t-elle une histoire vécue, comme nous le pensons? Cela n’a pu être vérifié : les registres judiciaires ne contiennent pas de mention de son cas alors qu’il est arrivé à son mari d’être poursuivi pour d’autres motifs.

Femme du peuple, Flore du Lac porte sur des gens de statut social plus élevé un regard parfois sévère. Elle n’est pas la seule, à en juger par une chanson composée en 1941 par un travailleur de la pulperie de Chicoutimi, pour inviter ses collègues ouvriers à adhérer à la Coopérative de consommation de Jonquière. Un couplet expose la conception qu’il se fait des personnes riches :

Quand on veut manger tous les jours,

Il faut s’occuper d’son affaire;

On ne peut pas vivre toujours

Avec d’l’amour et de l’eau claire.

Mais pour les rich’s, c’est pas comm’ ça,

Ni pour les gens à gros salaires :

Ils n’ont qu'à se croiser les bras

Et à fumer pour se distraire[88].

Les chansons écrites à l’occasion des grèves, dans les années 1950 à Chicoutimi et à Arvida, reviendront sur l’écart entre les classes sociales. Ainsi, en 1954, une chanson évoque des marchands de gros qui « souffrent du chapeau[89] ».

Conclusion

Entre la chanson de transmission orale et celle qui bénéficie d’un enregistrement, puis de la radio et du cinéma, il y a place, dans la première moitié du vingtième siècle, pour un autre type de chanson, au carrefour de l’ancien et du moderne, qui emprunte à la première l’usage des timbres tout en misant sur la publication, sans toutefois accéder, sauf exceptions, aux nouvelles technologies de diffusion. Les ténors du régionalisme et Flore du Lac, en particulier, fixent sur papier leurs idées, leurs sensibilités et leurs préoccupations accompagnées de mélodies empruntées fréquemment à un folklore aux origines anciennes, mais aussi à des oeuvres populaires récentes. À des textes originaux sont donc accolées des musiques préexistantes, une pratique peut-être liée à l’absence d’institution d’enseignement supérieur de la musique au SLSJ avant la décennie 1960, mais ne relevant pas spécifiquement du milieu rural ou de la tradition : la même pratique demeure usitée dans un grand centre comme Montréal pour des spectacles de variétés[90] et gardera ensuite son intérêt, par exemple, pour des chansons visant à stimuler l’ardeur de syndiqués en grève[91].

Les voies de création et de diffusion traditionnelles n’en sont pas pour autant disparues. Des chansons encore, dans les premières décennies du xxe siècle, apparaissent et ne sont partagées que de manière orale. Certaines des chansons publiées par Flore du Lac ont également emprunté ce mode de transmission orale : deux ont été enregistrées dans les décennies 1960 et 1970 lors de cueillettes ethnologiques, dont une complainte retrouvée au Lac-Saint-Jean, en Gaspésie et aux Îles de la Madeleine[92]. En chemin, le nom de l’autrice s’est perdu, mais l’oeuvre a subsisté, tout en ayant subi les remaniements typiques de la chanson traditionnelle et en s’écartant conséquemment de la version pérennisée dans l’écrit publié. Deux des chansons régionalistes ont aussi joui d’une certaine longévité, en raison principalement de leur exécution lors d’événements commémoratifs. Mais ces différents répertoires résistent mal au passage du temps : la chaîne de la transmission orale a été rompue, et les chansons du centenaire promouvaient un projet de société qui n’a plus cours.

Un des traits qui caractérisent la chanson en fait un outil d’intérêt pour documenter l’histoire régionale durant la période étudiée : elle est en effet issue de tous les milieux, donnant accès aussi bien aux idées et aux préoccupations des classes populaires que des groupes dirigeants. Dans la liste des auteurs, le cultivateur, l’ouvrier d’usine, la femme de journalier ou de mécanicien et l’institutrice côtoient des membres éminents du clergé catholique ou oeuvrant dans l’ombre des couvents. Des groupes sociaux dont il est autrement difficile de documenter les idées et les opinions nous les communiquent par la chanson. Cette dernière permet aussi à des femmes de se faire entendre, et pas seulement parmi les plus aisées ou les plus en vue de la société régionale. Ce sont soit des religieuses comme Henriette Constantin, fille de notable qui enseigne la musique chez les Ursulines de Roberval, soit leurs anciennes élèves, comme Flore du Lac formée à l’école du couvent de Saint-Félicien; Marie-des-Neiges Fortin (Odette) et Adéla Tremblay-Sergerie, qui ont étudié au pensionnat du Bon-Pasteur de Chicoutimi, lequel offre des cours en littérature et en musique. Aussi dévouées soient-elles aux rôles traditionnels de la femme dans la société québécoise, les enseignantes religieuses dotent leurs élèves d’outils pouvant donner accès à une certaine émancipation.

Le clergé, les associations des jeunesses catholiques, les partis politiques et les syndicats ouvriers, toutes ces organisations ont fait de la chanson un outil de propagande. Cette fonction de la chanson contribue à assurer, au Saguenay–Lac-Saint-Jean comme vraisemblablement dans les autres régions, un renouvellement de répertoire tout au long de la première moitié du xxe siècle, sur des chemins le plus souvent parallèles au grand boulevard que constitue l’industrie conquérante de la chanson, stimulée par les technologies modernes de la communication de masse. Si pareil répertoire circule peu par de telles voies, il n’en est pas moins de son temps, puisqu’il est étroitement arrimé aux débats sociétaux de l’heure, là où les grands succès largement médiatisés versent plutôt dans le divertissement. À cet égard, peut-être même constitue-t-il, dans le domaine de la chanson politique, une forme de pont vers la chanson « engagée », caractéristique de l’effervescence chansonnière des décennies 1960 et 1970 au Québec.

Le répertoire régionaliste provient de membres du clergé dont les visions tranchent avec les projets de développement industriel de la région énoncés vers la fin du xixe siècle. Au-delà de leur attachement au SLSJ, ils reprennent des idées exprimées plus largement pour l’avenir du Canada français. Selon leur allié journaliste Eugène L’Heureux, l’amour du pays proche génère l’amour de la patrie aux contours plus lointains : à vivre satisfait en un lieu précis, on en vient à apprécier les horizons plus flous de la grande nation auquel ce lieu appartient, passant ainsi d’une réalité palpable à l’abstraction géopolitique. Comme les dirigeants des mouvements de jeunesse catholique au Canada français ou l’abbé Gadbois de Saint-Hyacinthe, les membres du clergé diocésain voient dans la chanson un outil éducatif : elle stimulera l’attachement de la population au milieu régional, tout en renforçant l’image d’un pays saguenéen tout imprégné de religion catholique et de valeurs traditionnelles, vivant de l’agriculture dans le prolongement des efforts consentis par des ancêtres auxquels il importe d’emboîter le pas. Il y a une part de conjoncture dans le choix de ce cliché chanté sur tous les tons : la crise des années 1930 a frappé durement, amenant les élites régionales traditionalistes à piloter une nouvelle vague de colonisation. Il leur faut pour cela convaincre les travailleurs urbains au chômage de quitter la ville pour reprendre le labeur des ancêtres là où ils l’avaient laissé, en faisant reculer la forêt encore plus loin. Bon nombre des terres nouvellement conquises n’étant toutefois pas d’une qualité propice à des rendements viables, le mouvement s’est essoufflé dès 1933, miné notamment par les nombreux « déserteurs » – selon l’expression accusatrice des promoteurs de la colonisation[93] – revenus en ville déçus de leur expérience.

L’enthousiasme des élites urbaines n’est assurément pas partagé dans tous les milieux et, d’ailleurs, Flore du Lac ne fait nullement mention de cette nouvelle épopée censée enflammer les ardeurs de la population. Fille de l’un des premiers colons de Saint-Félicien au xixe siècle, et donc vraisemblablement bien au fait de ce que représente l’établissement sur de nouvelles terres, bien informée de la vie régionale, elle a sans doute ses opinions sur le sujet. Mais alors qu’elle chante la vie des Jeannois avec beaucoup de réalisme, abordant avec un égal appétit une large gamme de sujets relatifs au travail, aux loisirs, à la politique, aux faits divers, à la communauté locale ou à la vie familiale, le branle-bas de ces apprentis paysans s’échinant à défricher en périphérie du lac, élargissant son petit pays, ne mérite pas le moindre couplet dans son oeuvre, contrairement aux maigres salaires et aux rudes conditions de travail des bûcherons et des draveurs. Écrites quelques années après la parution du livre de Flore du Lac, les chansons du centenaire de 1938 livrent en fait un combat d’arrière-garde pour un projet de société qui ne parvient plus à séduire et que les développements économiques de la guerre et de l’après-guerre rendront définitivement caduc. Au moins, ce combat se fait-il en chanson.