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En mars 2021, nous demandons à Gabriel[1], fraîchement recruté en chambre mortuaire, de nous décrire son travail lors d’une journée typique en période de pandémie. « Les brancardiers, on les accueille quand ils nous ramènent un corps, un patient quoi. L’aumônier ben on leur… on les amène à côté du corps et puis les pompes funèbres on prend des rendez-vous pour la levée du corps. » Dès cette brève description, le « corps » scande les temporalités de la prise en charge des patients décédés, qui est ainsi fondamentalement corporelle, de leur réception jusqu’à leur départ. Pourtant, durant la pandémie de COVID-19, le corps du défunt contaminé est « un sac blanc qu’on bouge », « un corps pour lequel il n’y a pas d’identité, pas de passé, pas d’avenir, rien », nous dit Gabriel. Au coeur de la première vague (de mars à avril 2020), enveloppé dans un plastique blanc, le corps mort n’est plus « bichonné », comme aime le dire Françoise, la cadre du service; il repose dans des installations exceptionnelles, superposé sur des étagères (racks) ou dans un camion frigorifique, dans l’attente des pompes funèbres. À peine aura-t-il le temps d’être regretté par ses proches qu’un autre corps prendra sa place. Ce traitement réservé aux patients atteints de la COVID-19 contraste fortement avec celui des autres patients, qui n’a guère évolué. Quand ils arrivent en chambre mortuaire, ces derniers sont accueillis simplement recouverts d’un drap blanc ou jaune. Quand vient leur tour, c’est-à-dire au moins 24 heures avant leur départ, les mains soignantes s’activent, fortes de leur technicité et sensibilité, à les embellir et à leur restituer leur identité. Ce contraste, nous en avons été témoins dès les premiers jours d’observation en chambre mortuaire pendant la troisième vague de pandémie. La réalité corporelle du décalage dans la prise en charge des défunts atteints de la COVID-19 comparativement aux autres patients est devenue une entrée empirique qui s’est consolidée comme outil analytique pour comprendre les multiples perturbations engendrées par la pandémie en milieu hospitalo-mortuaire.

Ce travail de terrain a été réalisé dans le cadre du projet de recherche international et pluridisciplinaire HoSPiCOVID sur la résilience des hôpitaux à la pandémie de COVID-19 (Ridde et al., 2021). Sur une période d’un an et demi, nous avons mené une enquête sur plusieurs services d’un hôpital de référence parisien qui a reçu les premiers patients porteurs du SARS-CoV-2 en janvier 2020. Nous avons ethnographié la chambre mortuaire pendant quatre mois (de février à mai 2021) dans un cadre idéal malgré les restrictions sanitaires qui offraient un contexte peu propice à l’observation in situ. Pour un terrain que nous pressentions difficile du point de vue de l’accessibilité et de la charge émotionnelle, nous avons reçu un accueil des plus chaleureux et ouverts qui nous a permis de déambuler et d’échanger librement. Nous avons mis en oeuvre une méthodologie qualitative reposant sur la collecte de documents[2], sur une dizaine de séances d’observations flottantes ainsi que sur quinze entretiens réalisés grâce à une logique de réseau (échantillonnage en boule de neige) sur le lieu de travail de professionnels intra et extrahospitaliers impliqués dans la prise en charge des corps morts (voir annexe 1). Nous avons observé des situations diverses allant de la logistique des arrivées et des départs des défunts aux échanges avec les familles, les opérateurs funéraires et les services administratifs, en passant par les pratiques de soins (de présentation et d’hygiène, de thanatopraxie) et les brèves excursions dans d’autres services. Notre regard s’est aussi étendu au niveau de la Collégiale des Professionnels des Chambres Mortuaires (CPCM) de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris (AP-HP).

Nous analyserons les données empiriques au prisme d’une approche corporelle et sensorielle pour rendre compte de l’évolution de la prise en charge des patients décédés en période de pandémie. En tant qu’outil de classification en diverses « techniques » (Mauss, 1936), « instrument général de la compréhension du monde » (Merleau-Ponty, 1945), le corps et sa centralité dans les expériences de la vie sociale (Memmi, 1998) font consensus dans les travaux anthropologiques, philosophiques ou sociologiques. Cette centralité se développe davantage au travers de la perspective interdisciplinaire des body studies (Blackman, 2010) qui réinscrivent l’expérience sensible et corporelle des acteurs dans l’analyse des phénomènes sociaux autour du genre, de l’identité, des sexualités ou même de la santé et de l’environnement. Le corps peut donc être étudié en lui-même ou comme un prisme, ce qui fait de lui un défi épistémologique majeur. En s’inspirant de travaux mobilisant des approches corporelles croisées avec des études sur la mort et sur la COVID-19, principalement en anthropologie (Mauss, 1936; Thomas, 1975; Van Gennep, 1981; Hockey et Draper, 2005; Pouchelle, 2007; Wolf, 2012; Le Breton, 2013; Tantchou, 2018; Jeanjean, 2011; Cherblanc et al., 2022), en sociologie (Foltyn, 1996; Caroly et al., 2005; Blackman, 2010; Clavandier, 2009, 2020, 2021), en santé publique (Dijkhuizen et al., 2020; Yaacoub et al., 2020; Simpson et al., 2021) et parfois même en psychologie (Mathijssen, 2021) ou en philosophie (Merleau-Ponty, 1945; Le Guay, 2015), notre démarche a conduit à identifier l’afflux et la contagiosité des défunts comme des faits catalyseurs d’un désordre psychosocial et ontologique[3] autour du corps mort et de sa prise en charge en milieu hospitalier. Par « désordre », nous entendons une perte de sens qui a été éprouvée par différents acteurs et qui a été plus ou moins palliée par des adaptations que nous décrirons et analyserons dans leur dimension corporelle et symbolique. Les principales mesures autour de la prise en charge des corps morts en temps de pandémie, confrontées à des enjeux logistiques et moraux exceptionnels, seront ainsi décryptées. En effet, elles changent radicalement le sens des pratiques professionnelles habituelles, révélant par là même la corporéité des pratiques de soins et du deuil. Face aux risques de contamination, les restrictions sanitaires ont fait disparaître les corps derrière la housse, et ont provoqué des troubles cognitifs et sensoriels inédits chez le personnel soignant et les familles. Ces perturbations ont ainsi fait naître la figure du « corps mort covidé », un corps logisticisé, désocialisé, déritualisé que les professionnels et les familles ont cherché à resymboliser par de nouvelles pratiques et de nouvelles perceptions.

Des « sacs blancs qu’on bouge » : la prise en charge des corps morts en période pandémique

Dès son apparition, la pandémie de COVID-19 a entraîné des réajustements des pratiques soignantes autour de la prise en charge des défunts en chambre mortuaire. Selon les temporalités de la crise, on retrouve l’agrandissement de l’espace, l’interdiction des soins (de présentation et de conservation) et la systématisation de l’utilisation de la housse mortuaire. Ces adaptations et restrictions ont bouleversé les habitudes professionnelles et rituelles.

De l’accueil au « stockage » des défunts : la logisticisation des corps morts

10 mars 2021, 13 heures, bureau de Françoise. Elle se connecte en visioconférence pour y rejoindre ses collègues. Les cadres des chambres mortuaires de l’AP-HP ont pris l’habitude, selon le rythme d’évolution de la pandémie, de se réunir en coordination de crise. La réunion débute par l’analyse des taux d’occupation des différentes chambres. D’après les données qu’elles ont récoltées et recensées dans un tableau synthétique[4], la troisième vague a atteint son pic. À tour de rôle, les cadres s’expriment, avec plus ou moins d’inquiétude, pour faire le point sur les places qu’il leur reste, les solutions déjà mises en oeuvre et les difficultés persistantes. Françoise s’inquiète de sa chambre « pleine à craquer », « ça commence à chauffer ». Elle poursuit, sur un ton mêlant fierté et lassitude : « On devient des pros de la logistique, on bidouille de tous les côtés, on anticipe, on désanticipe, on les met en haut, en bas, à droite, à gauche. » Aucune mention n’est faite de la réalité corporelle des patients dont les corps s’accumulent. Dans le tableau, la seule mention des « corps » concerne des « corps en attente », autrement dit des corps qui ne sont pensés qu’au prisme d’un transport à venir et à anticiper. Cette forte prégnance d’enjeux logistiques autour des corps morts nous a amenés à nous interroger.

La prise en charge habituelle des défunts peut être résumée en cinq étapes : la réception du corps, la réalisation des soins mortuaires, la mise en bière, l’ultime présentation du défunt aux proches, et enfin la fermeture et le départ du cercueil au lieu de crémation ou d’inhumation. La pandémie a fortement perturbé ce processus et a transformé la corporéité des défunts en un réel problème logistique (voir annexe 2). D’abord, durant les premières semaines de la pandémie, le dépôt, qui constitue l’une des trois pièces à basse température, a été utilisé pour conserver exclusivement les corps contaminés. Il permettait ainsi de les isoler des corps non contaminés. Néanmoins, face à l’afflux croissant de défunts entre mars et avril 2020, le dépôt a rapidement retrouvé son utilisation initiale consistant à libérer régulièrement de l’espace pour éviter d’encombrer les brancardiers. Ensuite, tandis que les patients qui n’étaient pas atteints de la COVID-19 bénéficiaient généralement de soins mortuaires classiques (à l’exception des soins de conservation) prodigués dans les 24 heures avant leur départ, pendant la première vague (de mars à mai 2020), les corps des patients atteints de la COVID-19 ne bénéficiaient quant à eux d’aucun soin. Enfermés dans une housse jusqu’à leur départ, ils étaient mis en bière immédiatement[5], c’est-à-dire mis dans leur cercueil fermé au plus tard 24 heures après le décès. De cette façon, l’équipe de la chambre s’est organisée pour agencer les défunts dans certains salons de présentation climatisés et gagner de l’espace dans les pièces à basse température.

Divers aménagements logistiques ont permis de canaliser l’afflux, d’agencer l’espace et d’éviter le débordement tant redouté des corps : un camion réfrigéré (situé dans la zone de stationnement de la chambre mortuaire), des étagères (racks) pour superposer les corps et des dispositifs techniques bricolés (deux corps sur un même brancard, des draps ou des cartons en guise de civières, des tables en guise de racks). Les équipes ont été saisies par l’urgence de la situation, qui a fait s’entrecroiser les corps aux différentes étapes de leur prise en charge. Le 23 février 2021, en une seule matinée, déjà huit corps sont arrivés pour neuf départs prévus le jour même. Françoise dit être « tendue » et « inquiète » : elle a peur de manquer d’espace. Cette gestion de l’urgence s’alourdit de multiples délais qui entraînent une véritable course contre la montre pour faire sortir les corps le plus rapidement possible et libérer de l’espace pour les nouveaux.

En effet, comment mettre en bière un patient dont le cercueil n’est pas encore arrivé? Comment faire sortir des corps alors que les opérateurs funéraires sont saturés? À partir de la deuxième vague, un décret instaurait la fin de l’obligation de mise en bière immédiate. L’équipe ne recevait plus assez rapidement les cercueils et ne pouvait plus les laisser dans les salons climatisés. Comme les crématoriums se retrouvaient saturés, la durée de séjour en chambre mortuaire des patients décédés s’est allongée. Ce phénomène a été accentué par un autre décret augmentant le délai dérogatoire pour les crémations et inhumations de six à vingt-et-un jours.

Ces enjeux logistiques liés à la gestion de l’espace, du temps et des flux, intriqués dans un « perpétuel casse-tête » selon la cadre, ont contribué à logisticiser le corps mort qui est devenu encombrant, difficile à « stocker » et à faire circuler. Or l’encombrement des corps morts n’est pas seulement spatiotemporel, mais aussi moral et psychologique, car « sans paroles ni rites, le corps finit par encombrer » (Le Guay, 2015). Ces analyses vont dans le sens d’un potentiel basculement d’une approche funéraire à une approche mortuaire : « While a funerary approach is built on a relationship to death that responds to cultural scripts focusing on separation from the dead, a mortuary approach is based on the technical and logistical need to process corpses and is devoid of social or symbolic connotations[6]» (Clavandier et al., 2021, p. 42) L’arrêt des soins mortuaires s’est ainsi imposé comme une restriction sanitaire et logistique qui a causé de nombreux problèmes aux familles et au personnel soignant.

L’arrêt des soins mortuaires : entre frein à la ritualisation et effritement de l’identité professionnelle

10 février 2021, Françoise téléphone à une entreprise de pompes funèbres à la suite d’un courriel reçu d’une famille souhaitant faire passer un thanatopracteur (professionnel réalisant des soins de conservation et de présentation sur les corps morts) pour réaliser des soins de présentation sur leur défunte décédée de la COVID-19, alors que ces soins sont toujours interdits. Argumentant sur le fait que la patiente avait déjà été vue par ses proches dans le service de décès et que la housse était restée fermée depuis quatre jours, le ton de Françoise se raffermit un peu plus au téléphone. Elle explique d’abord que cela est impossible et qu’elle se doit d’agir dans une « parité exemplaire », sans quoi « c’est la porte ouverte à des dérives pas possibles ». Face aux menaces de « transférer sa réponse au ministère » et au poids de l’interconnaissance (le professionnel connaît la famille en question), Françoise perd patience et finit par céder, résignée : « Il connaît le ministre, pas la peine de se rouler par terre, on va le faire hein. »

L’arrêt des soins mortuaires, qui a duré jusqu’au 21 janvier 2021[7], a posé de nombreux problèmes aux familles et au personnel soignant. L’impossibilité de mener à bien la ritualisation mortuaire et funéraire, greffée sur ces soins et dont la vocation est de faire accepter le franchissement d’un seuil, celui de la mort (Van Gennep, 1981), a provoqué une perte de sens, un phénomène hâtivement associé au « deuil impossible » dans la presse et les médias (Rey-Lefebvre et Santi, 2020; Bataille, 2021; Lamothe, 2021; Mandard, 2021) – nous y reviendrons. Ces soins représentent des « actes traditionnels efficaces » (Mauss, 1936), qui se transmettent le plus souvent oralement et ne font en général l’objet d’aucune réglementation particulière, et la relative « ghettoïsation » du personnel soignant des chambres mortuaires n’aide pas (Caroly et al., 2005). Comme le souligne Agnès Jeanjean (2011, p. 62), qui compare les métiers d’égoutier et d’agent de chambre mortuaire, « les techniques et savoirs concrets sont acquis par l’expérience au sein d’espaces retranchés à la vue ». Les soins recouvrent pourtant, pour le personnel soignant et les familles, une dimension symbolique importante, pouvant se croiser et se confondre dans l’acte technique. La différence est que l’effet du rituel réside, pour les familles, dans la visibilisation des résultats finaux lors de la présentation de leur défunt, tandis que pour le personnel soignant, c’est tout le processus d’individuation du défunt qui compte et donne un sens à leur métier :

J’aime bien les finitions. À proprement dit ça ils le voient pas les gens, ce qu’ils voient c’est vraiment la fin, le résultat final! […] Mais moi j’pense à la famille derrière, […] y a une famille qui doit se recueillir et donc je me dis qu’il faut que j’fasse de mon mieux pour que la famille puisse faire son deuil correctement.

Michel, thanatopracteur, mars 2021

Nous avons constaté que les professionnels sont motivés par trois ambitions dans cette ritualisation éthico-mortuaire : humaniser (démédicalisation), esthétiser (habillage, maquillage) et resocialiser le défunt (paroles et gestes qui honorent l’identité du défunt). Ces vocations font écho aux « three characteristics of the dead body » (trois caractéristiques du corps mort) que Brenda Mathijssen (2021) identifie, à savoir la « self-referentiality » (autoréférentialité), la « materiality » (matérialité) et la « biography » (biographie) du défunt. Autrement dit, après sa mort biologique, le corps continue d’être socialement façonné et investi de symboles. Il l’est d’autant plus que sa liminalité le situe entre sujet décédé et objet symbolique, à l’image d’une « effigy [that] can be dressed, caressed, visited and even given offerings of food, music and companionship[8] » (Foltyn, 1996, p. 77). La démédicalisation et l’esthétisation du corps représentent une étape thérapeutique pour les proches endeuillés, dont les professionnels ont conscience en ce qu’elles permettent de « support people in coping with episodes of illness during the end of life, […] particularly those who encountered long-term illness[9] » (Mathijssen, 2021, p. 10). Cette esthétisation peut même se sublimer par l’ambition magico-esthétique du personnel soignant :

Quand on commence à s’occuper d’une personne on la maquille, on la prépare, on l’habille, on lui met ce vêtement plutôt que celui-là, une couleur plutôt qu’une autre et l’avant-après, c’est vraiment magique.

Solène, agente, mars 2021

Si l’esthétisation peut n’avoir d’autre but qu’elle-même (Foltyn, 1996), dans le contexte des soins mortuaires, elle doit refléter la vie passée du défunt et encourager des réminiscences biographiques. D’où la troisième vocation des soins, qui est de faire honneur au corps biographique et de prendre acte de son histoire en le rattachant à son identité passée. C’est ainsi que l’on donne sens à son existence post mortem, en le resocialisant dans le monde des vivants. Dès lors, la toilette mortuaire peut prendre des propensions religieuses ou non. Le corps du défunt se situe en effet entre « corps-sacré » qui inscrit le mort « dans un devenir » religieux et « corps-mémoire » qui l’inscrit dans le « souvenir d’un état passé » (Wolf, 2012, p. 9). Cet entre-deux rend palpable l’ambivalence souvent dépeinte du corps mort (Turner, 1969; Hockey et Draper, 2005; Le Breton, 2006, 2013; Troyer, 2020; Mathijssen, 2021; Ådland et al., 2021).

La ritualisation mortuaire incarnée dans ces soins de la transition représente donc une étape indispensable en ce qu’elle a pour vocation d’instituer un rite de passage du corps vivant au corps mort. Elle assure tout à la fois un « rite d’entrée » pour le défunt et un « rite de sortie » pour les vivants (Hardy, 2007). Elle fait accepter la liminalité du corps mort, mais aussi la temporalité liminale du complexe hospitalo-mortuaire, cet « entre-deux » ou période de l’après-décès s’écoulant entre le moment du décès et le moment de l’inhumation-crémation (Wolf, 2012, p. 12). En outre, les soins et la ritualisation associée constituent un symbole très signifiant de l’identité professionnelle du personnel soignant et des principes éthiques qui le traversent. En effet, Jeanjean et Laudanski (2013, p. 156) analysaient déjà la forte préoccupation des membres du personnel soignant « par les significations que peuvent revêtir leurs gestes ». À la fois « indispensables et repoussés » (Jeanjean, 2011, p. 61), ils « oeuvrent à maîtriser ces significations instables et les effets qu’elles peuvent avoir tant sur eux-mêmes que sur la société dans son ensemble » (Jeanjean et Laudanski, 2013, p. 156). La dimension soignante, qui d’ailleurs peine encore à être pleinement reconnue (Caroly et al., 2005), joue ainsi un rôle majeur en tant que marqueur de l’identité professionnelle des agents de chambre mortuaire, qui souhaitent se départir des préjugés et du dégoût qu’inspire leur relation aux corps morts (Jeanjean, 2011).

L’interdiction de cette ritualisation pour les corps contaminés a ainsi créé une distorsion temporelle qui a fait de cet « entre-deux » déjà limité un hors-temps faisant vaciller les normes (conventionnelles) du deuil et des pratiques soignantes. Non plus seulement « silencieux » (Wolf, 2012, p. 17), cet entre-deux a été néantisé parce que le « temps de la séparation », « étape importante de la ritualité funéraire, [a été] mis à l’épreuve, tant du point de vue de l’adieu que du traitement des corps des défunts » (Clavandier, 2020, p. 243). Il a disparu sous le poids de l’urgence et des restrictions sanitaires qui ont enchaîné les sens de la vue et du toucher à l’impératif biosécuritaire, c’est-à-dire à la nécessité d’instaurer des dispositifs de surveillance et de contrôle du pathogène au sein et autour du corps, qui en est l’hôte. Sous le poids de la housse, le corps s’est vidé de ses symboles, voire de son humanité (réification), ce qui a été difficile à vivre pour les familles comme pour le personnel soignant.

Une épreuve psychosensorielle majeure : l’exemple de la housse mortuaire

Lors de notre entretien, Tristan, agent de chambre mortuaire, se confie sur une situation difficile qu’il a dû gérer auprès d’un fils qui n’acceptait pas de ne pas pouvoir voir son père décédé de la COVID-19. Il s’est alors mis très en colère, au point où la sécurité a dû intervenir. La cadre est ensuite allée lui expliquer la difficulté de telles circonstances, mais il « s’en foutait », car cela faisait un mois qu’il ne l’avait pas vu et il ne pouvait supporter l’idée de ne pas le revoir une dernière fois. En effet, le corps mort « matérialise le lien entre la vie et la mort. Sans lui, il est difficile de croire cette dernière effective. Des images sont nécessaires. […] Sans représentation du sujet devenu objet, la réalité de la mort pourrait être contestée ou mal vécue » (Guy et al., 2013, p. 18). Ils ont finalement trouvé un compromis et l’ont amené dans un salon pour qu’il puisse constater la présence de son père décédé, malgré la housse fermée et recouverte d’un drap. Le jeune homme leur a fait confiance. Il avait besoin de le voir ou à défaut de savoir qu’il était bien là.

Cette situation révèle l’ampleur morale et psychologique des déprivations sensorielles engendrées par les restrictions sanitaires. Ces dernières ont pris la forme de protocoles anti-COVID-19 stricts à l’échelle de l’AP-HP (voir annexe 3) : distanciation physique (un ou deux mètres de séparation, quota de personnes dans un espace) et temporelle (présentation des corps possible jusqu’à deux heures après le décès, mise en bière immédiate dans les 24 heures, période de dix jours pour estimer la contagiosité des défunts, 30 minutes de recueillement le jour du départ), désinfections (mains, chaises, tables, poignées, murs, housses), interdiction du lavage à grande eau et des soins de conservation. Ces mesures ont été mal vécues et difficiles à (faire) appliquer par les professionnels et les familles. Au Canada, « certains ont ouvertement précisé avoir dans une certaine mesure contourné ou enfreint les règles, sciemment, considérant plus important de réaliser certains gestes que de suivre les prescriptions sanitaires » (Cherblanc et al., 2022, p. 359). En effet, le trouble a été majeur puisque ces prescriptions ont obstrué la vue et en particulier le toucher, dont « la perte [a] fait basculer dans l’irréel » (Pouchelle, 2007, p. 25), comme l’a montré cette situation où le jeune homme ne pouvait croire à la mort de son père.

La housse mortuaire, dont l’usage n’avait jamais été systématisé auparavant dans cet hôpital (habituellement réservée aux patients qui ont des écoulements ou qui sont contaminés par des virus type Ebola), cristallise ce deuil des sens. Enveloppant le corps des défunts contaminés pour protéger les individus du risque de contamination, elle était disposée juste après la toilette mortuaire infirmière[10]. Infranchissable, surtout lors de la première vague (fermeture définitive), elle a entraîné une violence symbolique, « douce, insensible, invisible pour ses victimes » (Bourdieu, 1998, p. 3), parfois traduite par des comportements agressifs. La matérialité du toucher et la direction du regard, qui font défaut ici, sont donc les médias à partir desquels le personnel soignant signale le plus son inconfort et celui des familles. Si, pour ce fils endeuillé, il fallait « le voir pour le croire », peut-être pour contrebalancer « l’irréel » de la perte du toucher et de la vue (Pouchelle, 2007), pour d’autres familles, la housse, dans une certaine mesure, a paradoxalement accentué la visualisation du défunt en les poussant à s’interroger sur les détails du corps qui en temps normal ne sont pas forcément vus ni interrogés. La housse a ravivé le désarroi face à la mort (Thomas, 1975; Vovelle, 1975) en provoquant une curiosité compensatrice nouvelle autour du corps mort :

Alors même j’peux pas leur mentir, « Est-ce qu’il est habillé? », « Non il est pas habillé, il a une couche », « Pourquoi il a une couche? », « Ben parce que y a des fluides dans le corps qui peuvent euh… » et puis tu vois ça les marque encore plus. Ils se disent « Il est pas habillé, il a une couche », y a une dame elle m’a dit « Mais pourquoi mon père il porte une couche, il portait pas de couche il était pas incontinent! »

Solène, agente, mars 2021

Pour y faire face, des adaptations à forte valeur symbolique ont été trouvées telles que l’installation d’un portrait du défunt ou d’un simulacre de vêtements par-dessus la housse. L’utilisation et l’utilité de la housse ont également posé de nombreux enjeux pour les professionnels, qui l’ont parfois assimilée à un objet ordinaire du quotidien, un « sac » qui fait « tiquer », nous a ainsi expliqué un brancardier. Cela a entraîné une forme de dissonance morale et cognitive. Le rapport à la housse et au corps du défunt a donc parfois oscillé entre fracture morale et réconfort psychologique :

La housse elle est plutôt… protectrice. Psychologiquement hein. Parce qu’on voit pas l’corps! On voit pas la tête [et] voir la tête c’est un peu plus, c’est plus assimilé à un corps. Bouger l’sac c’est… c’est un corps et y a pas d’identité, y a pas de passé, y a pas d’avenir et y a rien. C’est un corps.

Gabriel, agent, mars 2021

Du point de vue de la sociologie des sciences et des techniques, il serait ainsi difficile de parler d’usage de la housse tant ses usagers ne se la sont jamais véritablement appropriée, ce que Michel de Certeau (1990) assimilait à une « invention du quotidien » pour qualifier une consommation des objets créatrice et productive (de sens) par les usagers. La housse est restée à un niveau plus affaibli d’utilisation, délimitée par l’incertitude et le risque qui font d’elle une véritable « boîte de Pandore » dont la parfaite maîtrise est impossible, comme nous le souligne Édouard, brancardier : « Le patient était dedans, fallait pas ouvrir sinon tout sortait, c’est la boîte de Pandore (rires)! »

Ainsi, que ce soit sous l’angle de la logistique, de l’absence de ritualisation par les soins aux corps ou de la frustration des sens, le statut du corps mort est encore plus trouble qu’en temps normal. Bien que soumis à des enjeux prépondérants de logistique, l’invisibilisation du corps et sa suggestion dans ce « sac » ont été au coeur du désordre psychosocial, sensoriel et moral, engendré par la pandémie. Le « corps mort covidé » a atteint durant cette période une forme poussée de réification. Il a néanmoins aussi été au coeur des solutions pratiques et symboliques mises en oeuvre pour pallier la déroute des sens et ce déni partiel du défunt et de son humanité. Cela a notamment permis de resocialiser l’expérience de la mort et de resymboliser la personne en le défunt contaminé.

Le « corps mort covidé » : corps, sens et rationalités en période de pandémie

La disparition du corps?

Des troubles associés aux cercueils prenant la place des corps ont été mis en avant durant cette période pandémique : « In many cases, it is the coffin that takes the place of “body”, risking the emergence of a collective imagination filled with empty coffins or swapped bodies[11]. » (Clavandier et al., 2021, p. 51) Dans notre étude, la housse mortuaire, par la pluralité d’affects qu’elle a véhiculés, est devenue l’objet principal qui a catalysé les représentations nouvelles et dégradantes autour du « corps mort covidé ». Traditionnellement, le corps d’un défunt à l’hôpital est enveloppé d’un drap utilisé comme un linceul, objet médiateur entre le corps mort et les proches. Il est censé pacifier l’image du défunt et le deuil en inspirant confort, chaleur et douceur : « On les recouvre toujours avec un drap [...] on va dire pour le regard d’autrui, c’est pas toujours agréable de voir quelqu’un décédé, donc on a quelque chose qui protège. » (Josselin, brancardier, avril 2021)

La housse a eu un tout autre effet. Loin de protéger le corps et les regards, elle a marqué les esprits par sa froideur plastique qui frustre les sens et fait disparaître les corps derrière et avec elle. C’est pourquoi le drap a été utilisé par-dessus la housse, afin de produire l’effet inverse :

Oui, moi j’mets un drap quand même parce que là encore j’estime que… enfin j’peux pas mettre quelqu’un comme ça dans… sur du plastique! Tu vois? Enfin… c’est important pour moi de mettre quelque chose sur la peau et de pas les mettre directement euh… sur du plastique comme ça qui est froid.

Carole, infirmière, avril 2021

La matérialité de la housse a incarné une performativité dégradante et réifiante sur le corps mort, notamment lorsqu’elle devait être désinfectée avant de partir à la chambre mortuaire, ce qui nous a été décrit par Laura, infirmière (avril 2021) : « Nettoyer la housse c’est quelque chose qui m’a vachement heurtée parce que… j’avais l’impression de devoir nettoyer un objet alors qu’il y avait un corps à l’intérieur, y avait quelqu’un à l’intérieur. » En effet, si l’usage du drap est temporaire, limité dans le temps du transport et ne se confond pas avec « l’objet » qu’il recouvre, il en est tout autrement pour la housse qui finit symboliquement et concrètement par fusionner avec le corps. Le contenant est contenu et le contenu est contenant. Cette fusion, qui fait disparaître les corps, au sens propre et figuré, entraîne une dégradation symbolique des corps et de ce qu’ils incarnent (des personnes). On parle ainsi de « sac » qu’on bouge ou qu’on récupère, toujours en utilisant des « mots de l’action » (Wolf, 2013), mais la réalité est plus brutale en période pandémique : « C’est pour ça que la housse, après, quand je ferme la fermeture éclair j’ai l’impression euh… j’me dis “Mais jusqu’à quand quoi?” […] même si c’était sanitairement obligatoire, j’trouvais que c’était irrespectueux. » (Carole, infirmière, avril 2021)

Néanmoins, difficile de parler d’une absolue « disparition du corps » dans la mesure où cela serait nier le désordre quantitatif et logistique ainsi que les enjeux bien réels de « stockage » et d’accumulation. Le corps n’a pas disparu, il s’est transformé. Ce n’est pas le corps qui a été perdu, mais son pouvoir ancré dans l’interaction vivante de signifier. C’est le corps en tant que « matrice qui transforme en permanence le monde en significations » et qui « se confond à la personne » (Le Breton, 2014, p. 21) qui fait défaut. Le corps mort covidé ne signifie plus, il n’est plus un « fait de relation » (Le Breton, 2013), mais il informe au sens où il produit des données universelles et non sémantiques (Le Breton, 2014). En devenant essentiellement un système d’informations cliniques au service du personnel soignant, le corps s’est protocolisé, c’est-à-dire qu’il a fait l’objet de prescriptions techniques précises.

Judith Wolf (2012, p. 7) a analysé le moment du transfert du défunt en chambre mortuaire comme un « transport sans transmission » où, « pendant ce passage de relais, il n’est pas fait allusion au patient décédé ». La pandémie semble avoir redéfini ce procédé puisque la première question que l’on se pose quand l’on reçoit un patient ne concerne pas son identité (qui est-il?), mais son statut COVID (« Coco ou pas coco? », comme nous pouvions souvent l’entendre). La fiche d’informations du patient et le certificat de décès, ces « artefacts graphiques » (Tantchou, 2018), jouent ainsi un rôle majeur dans la prise en charge des défunts (Clavandier et al., 2021). Les agents réceptionnent la personne, mais surtout les informations qui la concernent. Le corps covidé devient un « cas », « un agrégat d’informations en mouvement, déjà déchiffré ou en voie de l’être », une « donnée facultative et encombrante » (Le Breton, 2014, p. 28), ce que le matraquage médiatique de données épidémiologiques a contribué à accentuer. Toutes ces représentations et pratiques autour du corps mort ont fait émerger des rationalités propres au risque de contamination que la science a peiné à décrypter et à contenir, révélant l’urgence de trouver un sens à cette période.

Les corps, sièges sensoriels de rationalités du risque

Les membres du personnel soignant ont pour la plupart cherché à rationaliser le risque de contamination éprouvé lors de diverses situations de terrain. Puisque le risque est sensoriellement véhiculé et pallié, étant donné qu’il provient du corps mort et de ses modes de transmission par l’air (aérosolisation) et le contact, il a été intéressant de constater que les corps ont incarné les sièges sensoriels de ces rationalités du risque. De plus, face aux incertitudes persistantes dans le monde scientifique qui « ne propose plus quelques vérités de portée générale, […] [mais] produit au contraire une multitude de résultats concurrents, parcellaires, conditionnels et souvent contradictoires » (Peretti-Wattel, 2003), les sens et cet ancrage corporel sont devenus le médium principal de ces rationalités, comme nous le suggère la cadre en entretien : « Mais au départ c’était quand même la peste bubonique ce truc-là, on était persuadés que rien que de le regarder, c’est bon on allait l’attraper. »

La construction des rationalités a donc été éminemment située, sensorielle, mais aussi affective. C’est ce que l’on retrouve dans les témoignages évoquant la peur comme affect clé, répondant à une rationalité maximisatrice du risque :

La peur elle est au prorata de c’que l’on voit. Elle est en fonction de c’qui est fait en amont. Quand on a vu les directives qui étaient données aux soignants pour s’occuper d’un vivant, on s’est dit : « Bon c’est sûr que le corps mort il est aussi contaminant quoi, c’est pas possible qu’on risque rien. »

Françoise, cadre, mars 2021

Puis sans compter les familles aussi qui avaient peur aussi hein! Y avait celles qui voulaient à tout prix mais y avait celles qui disaient : « Ben non, non, nous on prend pas le risque. »

Carole, infirmière, avril 2021

Au début quand on arrivait d’la pandémie on aurait dit que toutes les personnes qui l’attrapent déjà vont mourir! Donc on s’est dit : « Allez, tout l’monde va mourir, la moitié d’la population elle va partir. »

Solène, agente, mars 2021

Ces professionnelles maximisent le risque et sa létalité en associant le corps à un véritable poison mortel, tandis que Laura convoque une rationalité biosécuritaire davantage ancrée et basée sur la maximisation de la sécurité sanitaire compte tenu des données biologiques existantes. Le corps se confond avec les équipements de protection individuelle du personnel soignant et se fait arme ou bouclier contre le SARS-CoV-2 :

C’était passer le moins de temps possible dans les chambres au début hein donc c’était vraiment à l’essentiel quoi. […] On fait attention et puis euh… moi c’est sûr que j’vais moins m’attarder dans une chambre de patient COVID que non COVID, j’vais moins m’asseoir sur leur lit par exemple ou m’asseoir dans leur environnement.

Laura, infirmière, avril 2021

Cette rationalité a entraîné l’application systématique des protocoles, en particulier lors de la première vague. Elle s’est souvent entrechoquée avec l’éthique soignante qui accorde beaucoup d’importance à la relationalité auprès des patients et des familles. Françoise, elle, retranscrit une rationalité plus pragmatique, qui coïncide d’ailleurs avec son tempérament et son identité professionnelle, fondée sur l’acquisition de savoirs expérientiels, installés dans la routine et qui caractérisent davantage l’appréhension de l’incertitude pendant la deuxième vague. Par cette rationalité, le corps, intermédié de ses sens, devient un véritable outil cognitif en permettant d’estimer le niveau de contagiosité des patients selon l’état de décomposition du corps. Des visages abîmés, des corps avec beaucoup d’écoulements augmentent selon elle le risque d’aérosolisation lors de la manipulation du patient et donc le risque de contamination. Enfin, Rania, agente de chambre mortuaire (mars 2021), montre une rationalité plus fataliste, raccrochant le risque de contamination au destin qui a déjà choisi et donc à une causalité sur laquelle les membres du personnel soignant et leurs corps n’ont guère de prise : « Puis après le destin, […] nous on essaye de s’réconforter en s’disant que c’est l’principe du destin, tu peux pas savoir en fait. » Teintée de lassitude et de résignation, dans un contexte de relâchement des protocoles, cette rationalité a surtout caractérisé le milieu, voire la fin de la deuxième vague. Toutes ces rationalités ont donc évolué, parfois en se confrontant ou se superposant, sans qu’aucune ne prévale. Si elles se sont faites, dans une certaine mesure, le véhicule des représentations naissantes et dégradantes autour du « corps mort covidé », ce dernier n’a pas été pour autant totalement « dé-signifié ». Malgré les nombreuses barrières sanitaires qui se sont imposées, les membres du personnel soignant, portés par leur éthique et leur sens du dévouement, en coopération avec les aumôniers des différents cultes mais aussi avec les familles elles-mêmes, ont instauré de nouvelles pratiques spirituelles pour apaiser les maux et resymboliser le corps mort.

Du corps-à-corps au corps-à-l’âme : resacraliser le défunt

La collaboration entre les aumôniers et les agents du service a été indispensable pour adapter la brutalité réifiante des recommandations sanitaires aux caractéristiques culturelles et religieuses de chaque famille. Leur soutien auprès des familles, d’abord dématérialisé pour les aumôniers lors de la première vague (appels téléphoniques), a été crucial. À l’hôpital, les pratiques religieuses doivent coïncider avec les spécificités des territoires de soins, qui sont denses et à risque, et s’y adapter (et vice-versa). En France, les aumôniers ou « ministres du culte[12] » se sont pleinement officialisés en tant qu’ordre administratif de l’hôpital lors de la restructuration des hôpitaux à partir de 2010, qui a entre autres contribué à les valoriser et à les professionnaliser en mettant en place un réseau et une formation de référents chargés des cultes[13]. Mehdi, ministre du culte musulman, a ainsi été nommé non pas seulement pour officier, mais aussi pour apporter son soutien et ses conseils en tant que médiateur vis-à-vis des professionnels de la santé et des familles. L’islam dispose donc invariablement de marges d’adaptation qui permettent de combiner rituels sacrés et pratique médico-sociale.

Comme nous l’ont souligné les deux aumôniers (mars 2021), si les médecins sont les « docteurs du corps », les aumôniers représentent les « docteurs de l’âme », « intégrés dans l’équipe de soins » dans la mesure où ils jouent un rôle majeur pour apaiser et rassurer les familles en période de pandémie. Ils ont, par exemple, encouragé à penser la pandémie comme une « guerre » en associant symboliquement les défunts de la COVID-19 à des « martyrs » dont le statut absout la toilette rituelle. Cela a aidé à faire accepter l’impossible lavage à grande eau du corps (toilette rituelle), dépassé par la sacralité de l’âme-martyre. Ils ont aussi permis des ablutions « sèches » (tayyamum), pour tenter de dépasser la barrière physique et symbolique de la housse : « En fait, la mise en bière est faite, il récite les prières qu’ils doivent réciter pendant une toilette, ensuite en même temps de faire les prières, y a moment où il met un peu de parfum, un peu d’herbes et il continue comme ça jusqu’à la fin de la prière. » (Rania, agente, mars 2021)

La pandémie a représenté un « cultural challenge » (défi culturel) du fait que « the acceptability of different management strategies might vary across cultural and religious groups[14] » (Yaacoub et al., 2020, p. 2). Ce défi a été d’autant plus important que plusieurs travaux récents s’accordent sur la relative prise en compte des spécificités culturelles au moment des rites post mortem (Ali, 2020; Yaacoub et al., 2020; Simpson et al., 2021). Sur 23 documents de recommandations sanitaires analysés, seulement cinq se réfèrent à l’importance de prendre en compte le contexte culturel, religieux et familial dans l’application des recommandations (Yaacoub etal., 2020). D’autres travaux ont aussi décrit et synthétisé les mesures sanitaires sans fondamentalement les interroger ou les recontextualiser moralement, socialement et culturellement vis-à-vis des familles (Dijkhuizen et al., 2020; Petrone et al., 2021). Les mesures mises en oeuvre ont ainsi permis de pallier, religieusement, l’absence de contact physique et visuel avec le défunt. En révélant le pouvoir symbolique et purificateur des toilettes rituelles, la pandémie a malgré tout poussé à s’en émanciper en normalisant d’autres rituels moins corporellement ancrés. L’accent a davantage été mis sur la sacralité de l’âme que sur le corps, ce qui a permis de transcender la matérialité réifiante de la housse. C’est ce que l’aumônier de notre hôpital a voulu rappeler aux familles :

Parce que la religion, la pratique religieuse – parce que les gens ils mélangent hein! – la pratique religieuse ce n’est pas la foi, ce n’est pas la religion, c’est une partie, c’est une pratique et la pratique elle change par rapport à l’environnement, par rapport aux capacités de la personne quand il peut ou pas la faire.

Mehdi, aumônier musulman, avril 2021

S’émanciper des toilettes rituelles a donc permis de réaffirmer les principes religieux rattachés aux pratiques et, en particulier, la place du corps et de l’âme dans la ritualisation musulmane autour de la mort. La religion est structurée par des pratiques spirituelles avant tout. Ce qui compte, c’est de purifier et de célébrer une âme pieuse dont on accompagne le franchissement céleste et éternel : « Le but de la toilette, pour nous, c’est une purification, c’est-à-dire qu’on considère que cette personne-là, bon!, elle a commis des péchés, voilà, donc [la toilette permet de] la laver, l’enlever de ses fardeaux, de ses péchés, la purifier! » (Mehdi, aumônier musulman, avril 2021) Les adaptations religieuses ont ainsi permis de resacraliser les défunts contaminés, et de participer à cet élan de resymbolisation rassurant et humanisant, commun aux adaptations laïques évoquées plus haut. Ces deux types d’adaptations diffèrent néanmoins en ce que, pour les unes, la resymbolisation est sacrée et véhiculée par des pratiques immatérielles et spirituelles relatives à la purification de l’âme du défunt, tandis que, pour les autres, le défunt est resignifié en étant rattaché à sa réalité corporelle (le drap disposé par-dessus la housse permet de rappeler qu’un corps, et non pas un objet, y est contenu) et à la matérialité de certains objets (cadre avec photo, vêtements), qui soutiennent son identité de personne.

L’étude mixte réalisée par CoviDeuil au Canada a mis en avant la créativité rituelle à l’oeuvre, tant d’un point de vue laïque que religieux, à l’intérieur ou en dehors des frontières des chambres mortuaires ou funéraires. Elle a néanmoins révélé des taux de satisfaction plus élevés pour les rites créés à la maison, pour lesquels les répondantes (principalement des femmes) ont fait preuve d’une « sensibilité symbolique remarquable ». L’une d’entre elles a par exemple utilisé les vêtements de son proche défunt pour coudre des oursons qui ont été remis à ses frères et soeurs, enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants. La nature a été particulièrement investie pour célébrer les défunts individuellement, collectivement et plus librement face aux restrictions sanitaires (planter un arbre, déposer des cendres, se recueillir dans un lieu symbolique). Ainsi, même si « la quasi-totalité des personnes participantes (94 %) a été empêchée de réaliser au moins un des rites souhaités » (Cherblanc et al., 2022, p. 363), elles ont pu se remobiliser dans la sphère intime et familiale pour reconstituer une ritualité post mortem. « C’est là toute la plasticité des rites, des pratiques funéraires et des mises en récits. » (Clavandier, 2020, p. 245) Ces éléments tendent à alimenter une critique du « deuil impossible » précédemment évoqué dans la mesure où, malgré les difficultés rencontrées pour mener à bien les rituels conventionnels, les personnes endeuillées et le personnel soignant n’ont pas été symboliquement démunis. Par ailleurs, si les restrictions sanitaires ont inévitablement compliqué le processus de deuil, « il n’est nulle nécessité de mobiliser des catégories relevant du champ médical et donc potentiellement d’une pathologisation du social » (Clavandier, 2020, p. 245) pour qualifier un processus psychosocial qui s’inscrit dans la durée et non pas sur une temporalité limitée.

En conclusion, malgré le désordre moral et psychologique que la pandémie a engendré en protocolisant et en réifiant les « corps morts covidés », les rationalités du risque ayant émergé et les adaptations religieuses et laïques ont malgré tout été plus ou moins capables de les resymboliser. Face à l’étendue du désordre logistique et psychosensoriel causé par la pandémie, les individus, soignants comme familles, ont procédé à différentes adaptations logistiques et morales pour pouvoir prendre en charge les corps morts dans le respect de leur humanité et de leur vie passée. Les professionnels des soins, au travers de leur flexibilité, de leur compassion et de leur déontologie, ont joué un rôle majeur dans l’orchestration et la mise en oeuvre de toutes ces adaptations « sur le tas ». Ils ont déployé des ressources d’humanité et d’efficacité indispensables pour répondre à ce désordre multidimensionnel. Notre analyse corporelle et sensorielle des aménagements et restrictions sanitaires (logistique de crise, mesures de distanciation, l’objet emblématique de la housse) nous a ainsi permis d’étudier les représentations du « corps mort covidé » et le rôle du corps dans l’expression sensorielle et palliative des rationalités en période de pandémie. Nous avons néanmoins conscience des limites de notre terrain qui aurait pu s’agrémenter de plus d’entretiens, notamment auprès des familles des défunts, lesquelles n’ont pas été ciblées dans notre projet s’intéressant au vécu des professionnels hospitaliers exclusivement.

La perte de sens a été double durant cette période. Nous avons assisté à une perte des sens, au sens des facultés corporelles et cognitives de (res)sentir, qui ont été obstruées par les restrictions sanitaires et qui ont provoqué un désordre moral et cognitif majeur chez le personnel soignant et les familles. Nous parlons aussi d’une perte de sens, au sens de l’ordre symbolique rattaché aux pratiques soignantes et aux acteurs mobilisés, écrasés par de nouveaux enjeux logistiques et biosécuritaires qui ont été mal vécus. Ces désordres cognitifs et sensoriels ont conduit à un désordre quasi ontologique autour du corps mort, dépossédé de sa capacité à signifier et à se gorger de symboles pour faciliter le rite de passage de la vie à la mort. Le « corps mort covidé » à l’hôpital est devenu une donnée logistique, un indicateur de santé, une source d’angoisse et de mystère indissoluble que la housse a entretenus. Dans son traitement et ses perceptions, il ne signifiait et ne symbolisait plus, mais il informait. Pourtant, ces mêmes corps morts étaient indissociables de personnes humaines, des familles qui y voyaient l’image déchue d’un proche qui leur est cher, et des membres du personnel soignant qui voyaient leurs patients et le pouvoir réhabilitateur de leurs soins disparaître derrière la froideur réifiante de la housse.

Ce processus de réification des corps morts en période de pandémie gagnerait à être approfondi. La housse et l’ensemble des restrictions sanitaires semblent effectivement être à l’origine de cette dégradation symbolique des corps. Pour autant, c’est la compréhension exclusivement biosécuritaire de la pandémie qui a inspiré toutes ces mesures (Alla et Stiegler, 2022; Cambon et al., 2021). Au lieu d’appréhender la transmission virale comme une seule mécanique clinique et épidémiologique qui condamne les corps à être des vecteurs de transmission, il faut ainsi pouvoir tenir compte, à l’avenir, du contexte de cette transmission et réintégrer le virus dans une dynamique sociale, culturelle, historique (De Chadarevian et Raffaetà, 2021). Au lieu de faire du virus un ennemi non humain à éradiquer dans une guerre menée « quoi qu’il en coûte » et qui a conduit à assimiler abusivement et brutalement le virus à son hôte, reconnaître et s’intéresser à l’agentivité du virus (en dehors d’une métaphore martiale) permettrait peut-être de dépasser la logique de contrôle pour encourager une logique de coexistence qui irait dans le sens de la survenue de futures pandémies inévitables. Délaisser cette perception très intermédiée du virus, et opter pour une approche plus symétrique et systémique permettrait de se réapproprier les corps qui, comme nous l’avons vu dans cette étude empirique, se réifient fortement sous le poids et la force du contrôle viral. Néanmoins, se réapproprier les corps ne reviendra pas nécessairement à rétablir des frontières identitaires et bien étanches entre chacun, mais peut-être à faire corps avec l’idée de perméabilité, d’entre-définition des acteurs, de corps-partagés.