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Pendant la première vague de la pandémie de COVID-19 (de janvier à juin 2020), de nombreux pays dans le monde entier ont constaté une augmentation de la mortalité avec une part importante de personnes âgées. Ce fut le cas en France, dans les EHPAD[1] (Canouï-Poitrine et al., 2021). D’après une étude de Santé publique France, quelle que soit la région, les décès associés à la COVID-19 ont fortement augmenté entre le 2 mars et le 31 mai 2020, notamment pour les plus de 65 ans et sont survenus majoritairement dans des établissements hospitaliers publics (entre 57 % et 80 %). Toujours sur cette même période, la proportion des décès avec mention de COVID-19 survenus dans les EHPAD varie de 8 % à 25 % en fonction de la région (Fouillet, 2020). Ces données issues de l’analyse de certificats de décès ne sont pas exhaustives et dans ce contexte les EHPAD sont devenus des lieux particulièrement isolés et traversés par de nombreuses incertitudes et tensions. Les mesures de confinement en France, marquées par la suspension des visites du 17 mars au 11 mai 2020, ont été une réelle épreuve pour les résidents et leurs proches bien que l’entrée en institution ait souvent déjà modifié leurs modes d’interactions. Si certains résidents avaient déjà une vie « confinée », d’autres ont décrit cette période comme un temps d’isolement et de privation de liberté (Balard et al., 2021). Certains résidents bénéficiaient parfois d’une forte présence de leurs proches qui participaient activement au soin dans ces établissements (Tupper et al., 2020).

Les contraintes liées au premier confinement ont donc imposé une distance aux familles, qui ont parfois exprimé un mécontentement en partie relayé par les médias, différentes instances éthiques et les conseils de la vie sociale de certains EHPAD. Le contexte pandémique a ajouté des frontières et une forme d’accélération aux temporalités du mourir. Les résidents en fin de vie n’ont pas toujours pu voir leurs proches ni leur dire au revoir, et des proches ont estimé avoir été privés des derniers instants auprès du mourant. Si, pour Janine Pillot (2015), le travail de deuil ne se vit pleinement qu’après la perte effective, ce qui se passe avant la mort a son importance, notamment dans la construction de ce que certains chercheurs ont nommé une « bonne mort » et ses impacts sur le deuil. Michel Castra (2015) définit, à travers les modifications de la socialisation de la mort, ce que peut signifier une « bonne mort » au regard de deux aspects, « la médicalisation et l’individualisation de la prise en charge ». Dans la culture palliative, la présence de l’entourage est reconnue comme fondamentale dans l’accompagnement de fin de vie, entre autres pour rendre le deuil moins difficile. Au cours de cette période, un soulagement de la souffrance et une forme de « récapitulation » de la vie du mourant sont souvent recherchés (Mestre et Lkhadir, 2018).

S’il est reconnu que certains rites liés aux croyances religieuses, dans notre société occidentale, sont en recul, des fonctions psychiques et sociales attribuées à des étapes et à des actes sont en revanche inscrites dans le fait d’anticiper la mort à venir, puis à l’égard du traitement du corps du défunt, et enfin lors des cérémonies et hommages rendus. Ces rituels n’ont pas disparu, mais ils prennent des formes plus souples et plus individuelles (Segalen, 2017). Si nous suivons Louis Vincent Thomas (1985), ils existent dans toute société et permettent de dépasser l’angoisse de l’incertitude.

Ainsi, au-delà des enjeux relatifs à l’hygiène et au risque de contamination, la nécessité de pouvoir vivre et réaliser certains rites auprès de ses proches apparaît cruciale. Dans cette perspective, plusieurs auteurs et autrices partagent l’idée d’un deuil plus compliqué lié à la pandémie, résultat d’un contexte plus stressant, du fait de ne pas avoir pu être présent lors de la fin de la vie de son proche, de ne pas l’avoir vu ou touché, de ne pas avoir pu se préparer, et de ne pas avoir pu réaliser les rituels avant et après la mort tels qu’ils avaient été imaginés ou souhaités (Guité-Verret et al., 2021; Stroebe et Schut, 2021; Wallace et al., 2020). Ces circonstances peuvent heurter l’accompagnement de fin de vie tel qu’il est défini par la culture palliative et les représentations d’une « bonne mort » (Wang et al., 2020; Castra, 2015). Pour Bacqué et Hanus (2020), lorsque l’un accompagnement de fin de vie a été perturbé, cela peut bousculer les réactions habituelles de deuil et produire un deuil compliqué. Le lien établi n’appelle toutefois pas systématiquement à des formes de deuil dites pathologiques (Clavandier, 2020).

Dans ce contexte d’incertitudes, nous pouvons supposer que la pandémie a pu mettre en relief l’importance de certains rites en même temps que d’autres s’effaçaient. Au cours de la pandémie, de quelles façons l’accompagnement de fin de vie et les rituels ont-ils pu se déployer? Dans quelle mesure les difficultés à offrir un accompagnement de fin de vie et à mettre en place certains rituels ont-elles produit des complications dans le travail de deuil? Notre démarche tend à rendre compte, à partir de récits de proches endeuillés, de la construction sociale et culturelle du travail de deuil au cours du premier confinement. Ces récits nous permettent en effet de reconstituer le sens que les proches attribuent, à différentes étapes, au fait d’être témoin de la fin de vie (accompagner, se préparer, dire adieu), de faire face à la mort (conditions, annonce, réalisation) et d’organiser un hommage (rituels, souvenirs).

Méthodologie

Ce travail a été réalisé à partir d’une recherche nationale qualitative et interdisciplinaire sur l’accompagnement de fin de vie et la mort en EHPAD pendant le premier confinement, menée auprès de 168 professionnels, de 43 résidents et de 58 proches dans six régions françaises[2]. Il s’appuie sur une partie des données recueillies lors d’entretiens menés auprès de 10 proches endeuillés entre avril 2020 et mars 2021. Face à la nécessité de mettre en place rapidement la recherche, l’étude a obtenu l’approbation et le soutien du Comité national d’analyse, de recherche et d’expertise COVID-19 (CARE COVID-19, habilité à autoriser la mise en place de la recherche et le début du recueil des données en attendant le retour d’un comité éthique de la recherche classique) le 27 avril 2020 (recommandation « A+ »). La recherche a été ensuite approuvée par un comité d’éthique de la recherche le 3 août 2020. Une note d’information garantissant la confidentialité des données a été remise avant la signature du formulaire de consentement à la recherche par les proches sollicités pour participer aux entretiens. Chacun des proches endeuillés a été rencontré à deux reprises, une première fois dans les jours suivant le décès du résident, puis six mois plus tard. Les chercheurs ont utilisé différents réseaux professionnels et personnels pour atteindre cette catégorie de répondants.

Quinze entretiens ont été effectués auprès de 10 proches, l’un des proches a vécu deux deuils successifs et a décrit son expérience à l’égard de ces deux proches au cours d’un même entretien, ce qui a permis d’analyser 11 situations (voir annexe 1). Dix entretiens ont été réalisés lors de la première rencontre quelques semaines après le décès du résident, et cinq autres six mois à un an plus tard. Réaliser le second entretien n’a pas été simple; les proches n’ont pas tous répondu aux sollicitations des chercheurs et, dans deux cas, le proche n’a pas été sollicité à nouveau par le chercheur chargé du premier entretien. La plupart des entretiens ont été menés, dans une région, par deux sociologues, alors que trois autres entretiens l’ont été par trois sociologues dans d’autres régions.

Les dix proches (dont trois hommes) étaient le plus souvent des enfants de la résidente ou du résident (sept) âgés de 45 ans à 72 ans, des conjoints (deux) de 70 et 90 ans, un gendre (70 ans) et une soeur (64 ans). Une proche a perdu successivement sa mère et son frère résidant tous les deux dans le même EHPAD (Monique, citée deux fois en annexe 1 au regard des deux deuils vécus). Leurs catégories socioprofessionnelles étaient variables, allant d’ouvrier à des professions intermédiaires et d’encadrement. Presque la moitié de ces proches avait une formation ou une expérience de personnel soignant. Les décès ont majoritairement eu lieu dans l’EHPAD, plus rarement à l’hôpital (deux). Dans les neuf EHPAD concernés, les décès déclarés liés à la COVID-19 pouvaient aller de quelques personnes jusqu’au tiers des résidents pour un des établissements. Les proches rapportent principalement des décès liés à la COVID-19, à l’exception de deux situations où les professionnels évoquent une « suspicion » de COVID-19. Six des proches interviewés ont pu rendre visite au résident en fin de vie, et quatre d’entre eux ont vu la dépouille (voir annexe 2).

Les possibilités de parler de la mort et du défunt ne sont pas nombreuses. Les personnes interviewées ont saisi cette invitation et le cadre de l’étude pour pouvoir parler de leur proche, de leurs émotions, des troubles et des modifications diverses que cette perte a entraînés. La durée des entretiens était souvent de plus d’une heure, allant parfois jusqu’à deux heures, ce qui témoigne de la façon dont les personnes ont investi ces espaces de dévoilement de l’intime. Les deux grilles d’entretien se composaient de cinq grands thèmes : l’accompagnement de fin de vie, les conditions de la mort, le décès, les cérémonies et les liens avec l’EHPAD (voir annexe 3). Même si tous les entretiens ont été menés par téléphone (à l’exception de deux en face à face), les discours des proches endeuillés s’inscrivent dans une quête de sens faisant partie du processus de deuil, par la possibilité de raconter, de partager des questionnements et la perte (Neimeyer et al., 2010). Plusieurs des entretiens se sont déroulés dans un climat chargé d’émotions et ont été ponctués par des pleurs, des larmes et des sanglots, de la colère aussi.

L’analyse des données repose sur une analyse phénoménologique (Pietkiewicz et Smith, 2014) qui s’appuie sur un double processus interprétatif, celui des répondants et celui des chercheurs. Cette démarche a permis de faire émerger des thèmes : dire adieu; faire face à la mort; les imaginaires de la mort, maintien des rites funéraires et le besoin de reconnaissance. Les chercheurs, rompus aux entretiens auprès de personnes vulnérables, ont mis en commun leurs analyses tout en effectuant un travail réflexif sur leurs propres émotions. L’analyse a été réalisée à partir de différents regards disciplinaires : la psychologie, la sociologie et la philosophie.

Thème 1. La possibilité de dire adieu

Être témoin direct ou indirect

Accompagner des résidents en fin de vie était difficile, voire impossible, pour les proches durant le premier confinement de la crise sanitaire. Les professionnels devaient appliquer des directives qui ont limité la présence physique des proches, et auxquelles s’ajoutent les nombreux arrêts maladie et l’augmentation de la charge de travail des professionnels, qui ont également limité leur possibilité de se rendre disponibles pour la mise en place d’échanges par téléphone ou en visioconférence. Certains répondants n’ont pas pu revoir leur proche avant le décès, d’autres ont été autorisés à venir ou ont dû négocier pour obtenir des temps de visite ou des temps d’échange.

Impossibilité de revoir la personne

Un proche évoque le fait de ne pas avoir pu voir ni parler à son beau-père depuis deux mois et de n’avoir obtenu des informations relatives à son état que par l’intermédiaire des professionnels :

Donc, c’est un deuil un petit peu compliqué à vivre, comme il l’a été à partir du moment où on nous a annoncé le décès. Déjà, en période normale, c’est déjà pas facile de vivre un deuil. Là, non seulement on a la même charge émotionnelle que n’importe quelle personne peut avoir à ce moment-là et on a en plus le… si vous voulez, ça augmente un petit peu? Le… pas le chagrin, mais la difficulté à reprendre un petit peu le dessus, dans la mesure où, compte tenu du confinement, on a quand même été pratiquement 2 mois sans voir mon beau-père… ne pas pouvoir le revoir, ne pas pouvoir l’accompagner.

Jean[3]

Ce proche, comme d’autres, relève l’incapacité ou l’empêchement à pouvoir prendre soin de la personne en fin de vie et soulève que ce deuil sera plus difficile que d’autres auxquels il a été confronté sans confinement. Plusieurs ont ainsi exprimé qu’il était impossible d’être présents pour accompagner leur proche. Un fils explique avoir été en contact avec sa mère au cours des dernières semaines par un système de visioconférence et grâce à l’une de ses soeurs, qui est infirmière. Il a pu se rendre compte de la dégradation de l’état de santé de sa mère : « C’est surtout l’image qui, moi, m’a permis de voir les évolutions aussi. » (Alexandre) Grâce à ces images, c’est une forme de préparation à la mort qui se construit. Habitant très loin, c’est le contexte contraint des possibilités de visite (une demi-heure maximum par jour) qui a renforcé sa prise de décision de ne pas faire le déplacement.

Avoir accès à des supports numériques est bénéfique pour certaines familles, car cela leur a permis de mieux prendre conscience de ce qui était en train de se passer, de garder un lien et de rassurer leurs proches face à un sentiment de solitude ou d’abandon :

J’ai vraiment trop regretté de pas l’avoir vu plus souvent. On n’est pas obligé de le voir tous les jours, mais au moins une fois par semaine pour qu’ils [les résidents] puissent se rendre compte qu’on les abandonne pas non plus, parce que c’est peut-être aussi ça, qu’ils se rendent compte, ils doivent se dire qu’on les abandonne s’ils comprennent pas tout.

Agnès

Une femme explique avoir insisté pour pouvoir avoir un rendez-vous téléphonique avec sa mère deux jours avant sa mort et expose son sentiment d’impuissance face à la situation :

Au téléphone, elle [sa mère] était vraiment… elle m’appelait, elle appelait au secours en fait! Moi, je lui expliquais comment j’étais désarmée par rapport à tout ce qui se passait, elle le comprenait, mais n’empêche que, voilà, elle aurait voulu me voir, elle aurait voulu.

Françoise

Outrepasser les interdictions

Différents proches s’attendaient à faire face à un « interdit » de visites. Plusieurs l’ont négocié eu égard à la situation de fin de vie :

Ah, bah oui, du fait qu’il y avait des risques, je savais que de toute façon, déjà je ne pensais même pas que j’allais… pouvais la voir parce que, vu que les visites étaient interdites. Mais, il [le médecin] a accepté et puis, mais en étant très équipée et puis, sans approche, sans que je la touche, sans que, voilà… j’avais juste le droit de lui parler.

Marie

Cette proche fait état de la peur que sa mère ne la reconnaisse pas, car elles ne s’étaient pas vues depuis un mois alors qu’habituellement, les visites avaient lieu plusieurs fois par semaine. Comme pour d’autres personnes qui ont pu venir en visite, elle n’a pas pu s’approcher ni toucher sa mère. Toutefois, le fait d’avoir pu la voir est porteur de sens : cette proche affirme en effet que cela a été bénéfique pour elle et imagine que, si cela n’avait pas été possible, elle aurait continué à le demander.

Négocier sa venue

Un proche raconte aussi avoir insisté avec tact pour pouvoir venir et avoir un peu plus de temps que la durée autorisée. Ce temps a permis d’accompagner et de dire au revoir au mourant :

J’arrive et puis je vois ce mec-là, qui était là [médecin], et puis l’infirmière aussi. Il me rappelle la règle : c’est une demi-heure/trois-quarts d’heure, peut-être qu’il voit ma tête à ce moment-là quand il me dit ça, enfin un truc hallucinant! Ma mère meurt, et je reste une demi-heure et puis je m’en vais, impossible! Je lui dis, ça va être compliqué, je n’insiste pas énormément, mais je lui dis, ça va être très dur ça. Bref, je reste, il me laisse. Il me laisse tranquille tout seul dans la chambre comme avant. Bon, voilà. Voilà et puis je suis resté huit heures avec elle et ça pfff… ça, c’était vraiment bien. […] Et donc, là, je n’ai pas enlevé mes gants, je n’ai pas enlevé, je n’ai rien fait de spécial, mais par contre, je suis resté, je lui ai massé le visage, je lui ai tenu la main, je l’ai embrassée avec mon masque, je suis allé prendre un gant dans la salle de bain, je pensais qu’elle avait chaud, enfin, moi, j’avais chaud sûrement.

Mathieu

Malgré les tenues réglementaires, ce proche a pu établir un contact physique : masser en gardant ses gants, embrasser malgré le masque. Le temps accordé et la proximité revêtent un caractère exceptionnel par rapport aux autres répondants. Le proche interrogé souligne que ce temps nécessaire, mesuré quantitativement et qualitativement, lui a été bénéfique psychologiquement. La façon dont ce fils a négocié avec l’équipe est probablement liée au fait qu’il soit infirmier de formation et familier avec la culture du soin (langage et posture professionnelle). Pour la majorité des proches, la présence avant la mort a été interdite ou fortement limitée, influençant alors les conditions de l’annonce du décès.

Thème 2. Faire face à la mort

Annonce brutale du décès

Certains discours sont marqués par la sidération, la confusion et la sensation d’une mort survenue rapidement. Plusieurs regrettent de ne pas avoir été prévenus de la dégradation de l’état de santé de leur proche. Françoise explique qu’il était difficile d’obtenir des nouvelles de sa mère et que, plusieurs fois, il lui a été dit par téléphone que tout allait bien. Agnès témoigne d’une forme de déréalisation passagère, du fait de ne pas avoir pu suivre l’évolution de la pathologie (COVID-19) et la dégradation de la santé de son mari : sa mort était alors comme irréelle pour elle.

Rares sont les proches qui ont pu être présents au moment du décès, à l’exception d’une répondante vivant en institution avec son mari dans la même chambre :

Et quelques jours avant, il avait eu une grosse diarrhée, énorme, qui l’avait beaucoup fatigué, et puis ce jour-là, dans la soirée tout d’un coup, des tremblements nerveux. Elle l’avait mis sous oxygène, le médecin, parce qu’elle trouvait qu’il respirait mal et, quand il a eu ses tremblements – il avait déjà eu des tremblements au restaurant, mais ça s’était calmé tandis que là, c’était très très fort − donc je l’ai appelée, elle est venue, elle s’est occupée de lui devant moi, et il est décédé devant moi.

Colette

À la suite du décès de son mari, Colette a été rapidement placée dans une autre pièce, dans laquelle elle est restée jusqu’à la levée du corps, sans avoir pu revoir son mari mort. Malgré cette mise à distance, le fait d’« être avec » et d’avoir agi est une manière d’être reconnue et d’avoir une place dans les derniers instants de vie. Cette femme ne ressent ni impuissance ni culpabilité, mais elle exprime un désir de mourir, sa vie n’ayant plus de sens après la perte de son mari. Pour les proches endeuillés, le vécu du décès est teinté par les trajectoires et les expériences antérieures de vie (visites, vie commune). Dans les situations analysées, nous constatons un manque important d’information sur les conditions de fin de vie du mourant, ce qui ne permet pas aux proches d’en prendre conscience et de s’y préparer.

Thème 3. Les imaginaires des conditions du mourir pour les proches

Les répondants décrivent les difficultés liées à la solitude de leur proche à la fin de leur vie et expriment leur impuissance dans cette situation de crise sanitaire. Françoise et Monique attribuent au confinement la responsabilité directe du décès, plus forte et évidente que celle de la COVID-19. Plusieurs répondants rapportent des questionnements et des doutes sur les conditions du mourir de leur proche. De leur point de vue, il leur manque une partie de l’histoire de la fin de vie de leur proche. La plupart d’entre eux avaient des relations régulières avec leur proche et participaient à son quotidien : loisirs, discussions, aide au repas, soins du corps, nettoyage des vêtements. Ainsi, l’enchaînement des derniers moments de la fin de vie de leur proche reste flou et incomplet. Cette incertitude peut favoriser leur méfiance et des projections agressives. L’angoisse se trouve projetée souvent sur l’équipe soignante ou sur le médecin, considérés alors comme les responsables.

Monique, comme d’autres proches, souligne les doutes sur les conditions dans lesquelles sa mère est décédée et remet en question le discours de l’institution. D’ailleurs, elle a demandé à obtenir le dossier médical de sa mère et a intégré un groupe de soutien dans lequel des juristes interviennent. De plus, elle a été confrontée à deux décès, ce qui a renforcé les difficultés du travail de deuil :

Après j’ai demandé, est-ce qu’elle a souffert? Est-ce qu’elle avait du mal à respirer? Non, non, non, on peut vous assurer! Après, je n’y crois pas, peut-être que c’est vrai, mais, moi, j’aurai voulu être là. C’est ma maman, et elle est partie sans moi, et je ne l’ai pas revue.

Monique

Si vous voulez, mon deuil, j’ai du mal à le faire parce que mon frère, il avait que 68 ans, mon frère. Il avait encore des années à vivre. Ma maman, non, je n’ai rien comme explication, je n’ai rien, rien, rien. C’est le vide.

Monique, 2e entretien

Plusieurs éprouvent de la culpabilité et, même s’ils avaient conscience de l’interdiction des visites, regrettent de ne pas avoir été plus insistants pour demander à venir voir leur proche en fin de vie, de ne pas avoir pu être à ses côtés et ne pas avoir pu lui apporter une présence intime et ultime. La colère peut alors être redirigée contre soi :

Je ne m’attendais vraiment pas à ça. Et je m’en suis voulu, les conditions de pas l’avoir vue, de pas l’avoir… Mais, j’aurais bien aimé, franchement, lui dire que je l’aime avant qu’elle parte [émue] et puis lui parler un petit peu. Ça, ça m’a vraiment manqué [elle pleure].

Sylvie

Le sentiment de culpabilité peut aussi naître du soulagement ressenti à la suite d’une fin de vie éprouvante ou d’un contexte particulier. Ce sentiment mêlé de soulagement et de culpabilité est alors encore plus difficile à partager, de peur d’être mal perçu par l’entourage. Pour certains le décès a parfois été vécu en partie comme un soulagement parce qu’ils n’auraient pas souhaité que leur proche et eux-mêmes vivent cette situation de confinement plus longtemps ou une situation déjà difficile avant le confinement. Certains des malades n’avaient plus de désir de vivre ou vivaient une situation médicale trop difficile.

Et puis, maintenant, je vais vous dire qu’avec le recul, je me dis, maman est en paix maintenant. Parce que quand je vois ce qui se passe, tous les problèmes qu’il y a en EHPAD actuellement, je me dis que c’était infernal! Alors… C’est un maigre réconfort…

Françoise

Plusieurs répondants font état d’un vécu difficile, de la culpabilité de ne pas avoir été présents, de l’impuissance, des incompréhensions et de la colère. Un manque d’informations sur les circonstances a pu influencer les effets de l’annonce de la mort et engendrer de nombreuses inquiétudes sur les conditions de la mort et le sentiment d’abandon qu’a pu ressentir leur proche.

Voir le corps une dernière fois

Les répondants évoquent l’importance de vivre certaines étapes à la suite du décès de leur proche, comme celle d’avoir accès à sa dépouille. Certains ont pu être présents juste après le décès, mais en gardant une distance. Mathieu, qui avait pourtant pu la veille rendre visite longuement à sa mère mourante, évoque l’interdiction de s’approcher de la dépouille (injonction faite par un médecin) du fait de la possible contamination post-mortem des corps :

Et puis là, bon, et puis après donc je la vois là. On m’habille, mais on me laisse sur le seuil, en fait là avec un peu les gens autour. Bon, je la vois toute jaune, là, avec une sorte de masque, que je connais bien, de quelqu’un qui est mort. Mais au fond, c’était comme une chose qui avait été faite. […] Voilà. Je ne suis plus dans la chambre, je suis sur le seuil.

Mathieu

Sylvie évoque aussi cette mise à distance et mentionnera, dans la suite de l’entretien, qu’elle a remis en question que la personne morte était sa mère, n’ayant pas pu voir son visage :

Et même après, quand elle est décédée, j’ai pas pu l’approcher… Ils ont ouvert une porte, j’avais un masque, ils m’ont dit : « Vous ne l’approchez pas, vous ne touchez pas. » Et ça, c’est horrible! C’est votre mère. Ah oui, ça, c’est… [pleurs] Et le soir, ils ont fait la mise en bière sans moi.

Sylvie

Pour Claire, qui n’avait pas revu sa mère depuis plusieurs années et qui n’avait aucun lien avec l’EHPAD où elle vivait, l’hospitalisation a été un moment de retrouvailles. Elle explique ne pas avoir été choquée, malgré ses appréhensions, en voyant sa mère morte, comme endormie, car l’aspect du corps n’avait pas été altéré depuis sa visite à l’hôpital, la veille. Ainsi, le fait de voir la dépouille une dernière fois a dépassé la rupture relationnelle et les conflits en cours.

Dans une autre situation, Monique témoigne de sentiments ambivalents, entre réassurance et culpabilité/regret, liés au fait qu’elle n’est pas venue rendre visite à sa mère décédée. Elle explique que c’est à cause de la description faite par le médecin de l’état physique de sa mère (bleus, agrafes à la suite à de chutes), mais également parce qu’elle était préoccupée de l’état de santé de son frère, transféré alors en service de réanimation :

De toute façon, au décès de ma maman, j’étais là, mais je n’étais pas là, puisque j’avais mon frère encore à l’hôpital. […] Non, moi, je n’accepte pas, je veux savoir. Bon, ma maman avait 89 ans, d’accord, mais bon, elle a eu des injections très très tôt ma maman, donc elle a tenu pendant… pfff! je ne sais pas. Je ne sais pas dans quel état elle était puisque, de toute façon, le coordinateur n’a jamais voulu que j’aille la voir, donc… encore des trucs où... Alors, après, elle me dit : « Ah! mais je ne pensais pas que ça allait vous faire… en vous disant de ne pas venir, je ne pensais pas que ça allait vous bloquer comme ça. » Ben moi non plus, mais si, si, maintenant si.

Monique, 2e entretien

Monique a ensuite élaboré un discours de méfiance à l’égard de l’institution et elle attribue la fin de vie de sa mère, qu’elle imagine difficile (COVID-19, chutes), aux conditions de travail pendant le confinement et la pandémie dans un EHPAD fortement touché par le virus et les décès.

Présentation du corps

L’importance de l’image qui reste est aussi évoquée par un répondant, qui a demandé aux soignants de prendre une photographie juste après le décès de son proche. La présentation du corps a interpellé plusieurs proches. L’habillement constitue un élément important dans la visualisation du défunt et le maintien de son identité. Dans certaines situations, les proches n’ont pas vu ou n’ont pas su de quelles manières ni dans quelles conditions leur proche est parti, ce qui les confronte à des questionnements douloureux.

Une proche endeuillée témoigne, à propos du décès de sa mère, de son ignorance des protocoles et de son sentiment de dépossession :

Je ne sais même pas si elle a été habillée, je ne sais même pas si elle a eu ce qu’elle a demandé. Là-dessus, j’en ai parlé avec les pompes funèbres après parce qu’il y avait des petits trucs qui m’interpellaient quand même. Mais, c’est vrai que là-dessus, non, je ne savais pas. Moi, je sais que ça a été, le cercueil avait été scellé sur place [à l’EPHAD] avec le maire. Mais, là-dessus, je n’ai pas trop su, c’est ce que je dis, je ne sais pas si elle a été habillée, je ne sais pas…

Marie

Par ailleurs, ne pas savoir ou imaginer le corps de son proche nu dans un sac a été particulièrement douloureux et inacceptable pour plusieurs :

C’est ça qui me bloque. Je ne sais pas comment ma maman a été enterrée. Est-ce qu’elle a eu sa toilette, est-ce qu’elle a été habillée, est-ce qu’ils l’ont mise toute nue dans le sac en plastique? Ça, je ne sais pas. Et j’ai déjà demandé à la maison de retraite, mais ils ne me répondent pas. Moi, j’ai plein de questions.

Monique, 2e entretien

Des petits arrangements, pour personnaliser le processus, ont parfois pu être conclus entre les proches et l’équipe soignante. Françoise raconte qu’elle a pu exprimer une demande personnelle, malgré l’interdiction d’habiller les corps morts, dans un établissement où le taux de mortalité lié à la COVID-19 était très élevé au moment du décès. Ce témoignage souligne l’importance du rituel de l’habillement et de l’attention apportée par les professionnels aux demandes des proches malgré les recommandations sanitaires demandant de ne pas habiller les défunts et de glisser les corps morts dans les housses :

Donc, je lui dis : « Mais comment est-elle habillée? » Il [l’infirmier] me dit : « Elle a simplement la chemise de l’hôpital. » Je lui dis « Écoutez, moi, je voudrais que vous habilliez maman. Est-ce que c’est possible? » Il me dit : « Tout à fait. » Je savais ce qu’il y avait. Je lui donne les directives là-dessus et en disant « il y a telle chose », « il faut l’habiller comme ça ». Et puis bon, en plus, maman était croyante et pratiquante, donc je voulais qu’on lui croise les doigts et qu’on lui mette un chapelet. Là aussi, j’ai expliqué et donc on lui a mis le chapelet. […] Et dans le quart d’heure qui suivait, elle était habillée, parce que, compte tenu de l’urgence, je pense qu’ils ne faisaient même pas la toilette des morts et des choses comme ça. Ils n’avaient pas le temps, je pense que c’était vraiment trop… Ah! oui, parce que je crois que, vers 17 h-17 h 30, je crois que, d’après ce que j’ai lu au funérarium, sur le coup des 20 h, 20 h 30, elle était chez eux.

Françoise

Thème 4. Rites et pratiques funéraires au temps de la COVID-19

D’une manière générale, les répondants disent avoir pu respecter les volontés de leur proche, établies ou non à l’avance, à l’aide de contrats d’obsèques. Si certaines cérémonies ont pris une apparence quasi normale, plusieurs troubles décrits par les répondants remettent en question l’idée d’un passage ordinaire.

Un acte social bousculé temporellement et spatialement

D’une part, les espaces dans lesquels les proches se rendent habituellement ont été modifiés. Les proches expliquent qu’ils ne pouvaient pas se rendre au crématorium pour l’incinération : « On ne pouvait pas entrer au crématorium. Ça, c’était interdit. On est allés jusque-là, ils nous ont fait une dernière présentation du cercueil. » (Françoise)

Les temporalités habituelles ont également été perturbées. Certaines cérémonies ont été différées du fait du confinement, comme l’explique cette résidente qui a perdu son mari : « Non, rien n’a été fait pour le moment non, non, rien n’a été fait, on attend que je sorte. » (Colette)

Entre réconfort et appréhension

Les rituels jouent un rôle important dans le processus de deuil. La cérémonie des obsèques a parfois été « réconfortante » et vécue comme presque « normale » en permettant un hommage au défunt dans le respect de ses croyances et à son image, par l’intermédiaire de textes, de musiques.

Elle voulait simplement une petite cérémonie religieuse, une petite bénédiction, donc elle voulait le moins cher, elle voulait vraiment un truc très, très simple, pas de fleurs, pas de tout ça. Donc, du coup, on a respecté, vraiment, ses volontés. Et puis, par contre, effectivement, comme on était en confinement un petit peu allégé, il n’y a pas pu y avoir plus de 20 personnes à la cérémonie.

Claire, 2e entretien

Une proche évoque le maigre réconfort que lui a apporté le fait d’organiser la cérémonie à l’image du défunt : « Donc, on a pu faire ça, on a pu faire… il a eu une belle cérémonie, mais pas avec tout le monde qu’il voulait. » (Agnès)

Les répondants rapportent leur appréhension face à la réalisation d’une cérémonie en petit comité, ce qui pourrait signifier que leur proche parte sans reconnaissance. Cependant, plusieurs racontent aussi qu’ils n’ont pas convié l’ensemble de leur entourage compte tenu des risques de contamination, principalement pour les personnes plus âgées, ou encore du fait de leur éloignement géographique. Pour les personnes présentes, les « gestes barrières » respectés ont entravé les gestes d’affection et de soutien habituels : « On ne peut pas se resserrer, on ne peut pas se soutenir. » (Jean)

Enfin, deux proches endeuillés ont vécu les cérémonies à distance (par visioconférence). L’un de ces proches raconte avoir eu le besoin de réaliser un autre rituel : « Le jour avant l’enterrement, symboliquement, on a fait un petit lâcher de fleurs dans le lagon, une petite cérémonie tous les quatre [avec sa femme et ses enfants] pour marquer en fait ce moment-là. » (Alexandre)

Bien que les rites funéraires aient été bouleversés par la crise sanitaire, les proches mentionnent souvent l’importance d’avoir pu vivre cette étape physiquement ou à distance, en s’adaptant, et même si tous soulignent que seul un petit comité était présent. Ces rites leur ont permis de rendre hommage à leur défunt et ont eu un effet apaisant pour eux.

Thème 5. Retour à l’EHPAD difficile : un manque de reconnaissance?

La majorité des proches estiment que les démarches post-mortem ont été contraignantes et complexifiées par le contexte de crise sanitaire : retard dans les démarches, livret de famille « coincé » à l’EHPAD, office notarial fermé, etc. Les institutions sont décrites par certains comme froides, et même violentes :

Aucun tact, aucune idée de ce que ça représente socialement [de la part de] la personne qui est là, en face. On est dans une sorte d’inertie administrative froide et violente de fait, parce qu’on est en face de gens qui sont avec leurs émotions, surtout à ce moment-là. J’ai pris ça super mal.

Mathieu, 2e entretien

Les répondants regrettent l’absence physique et le silence des professionnels et des institutions : ils ont été frappés de ne pas recevoir de condoléances de la part de l’EHPAD dans lequel vivait leur proche encore quelque temps avant. Ils ont bien souvent évoqué la volonté de léguer des affaires personnelles du défunt à l’EHPAD, tout en souhaitant pouvoir conserver quelques souvenirs. Du fait des quarantaines mises en place, ce retour à l’EHPAD n’a pu se réaliser que quelques semaines après le décès. Cette étape est décrite comme douloureuse par les proches car ils estiment ne pas avoir été accompagnés, ne pas avoir été accueillis ni attendus dans l’établissement lorsqu’ils sont venus y chercher les effets personnels du défunt :

On m’a redonné les choses, mais je vous dis, simplement la jeune fille de l’accueil, point. Je n’ai revu personne, personne n’était là pour…

Françoise

Bon, tu te retrouves dans une sorte de pièce avec des tas de fringues, de petites valises, des choses comme ça.

Mathieu

Cette non-reconnaissance du défunt et, à travers lui, de son proche, n’a pas favorisé l’acceptation de la situation et le processus de deuil.

Discussion

Notre recherche exploratoire avait pour objectif de comprendre les expériences et pratiques des proches endeuillés lors de la fin de la vie et à la suite du décès d’un résident en EHPAD pendant le premier confinement. Nos questions de recherche portaient sur le lien entre les complications du processus de deuil et les difficultés liées à l’accompagnement de fin de vie et à l’absence de rituels.

Les répondants qui ont pu venir voir leur proche ou qui ont négocié des temps de visite ont souligné les bienfaits de cet acte, y compris quand l’échange a été réalisé en visioconférence, tandis que ceux qui n’ont pas pu le faire le déplorent. Ces visites, réelles ou virtuelles, leur ont permis de constater l’état physique de leur proche, de pouvoir se souvenir d’une visite, et parfois de marquer ce temps comme étant « la dernière visite ». Nous avons constaté, dans le discours des répondants qui avaient été privés de visites, de la culpabilité, la peur que son proche se soit senti abandonné, de la colère et un sentiment d’impuissance. Certains auteurs font le lien entre ce contexte et un risque plus fort de déni et de dépression chez les proches endeuillés (Estella, 2020; Ingravallo, 2020). Notre approche ne permettait pas d’identifier des symptômes ou une maladie; néanmoins, nous établissons clairement un lien entre le fait de ne pas avoir été présent et des émotions négatives dans les semaines et les mois qui ont suivi le décès. Selon plusieurs auteurs, la présence insuffisante des proches lors de la fin de vie de personnes décédées de la COVID-19 dans un cadre d’isolement social peut rendre plus difficile la séparation et compliquer le travail de deuil (Supiano et al., 2022; Kentish-Barnes et al., 2021; Fernández et González-González, 2020; Mortazavi et al., 2020; Wallace et al., 2020). En effet, comment se dire que son proche est « bientôt mort » si différents seuils qui permettent de construire un changement de statut de la personne qui devient un mourant ne peuvent être franchis (Voléry et Schrecker, 2018)? Comme le montrent Mitima-Verloop, Mooren et Boelen (2021), l’implication des proches dans certaines étapes est bénéfique parce qu’elle leur permet de se préparer à la mort, puis de limiter les complications du travail de deuil. De plus, pour celles et ceux qui n’ont pas pu revoir leur proche et/ou s’approprier ces derniers moments comme ils l’auraient souhaité, un doute s’installe sur les conditions du mourir et le traitement de la dépouille. Nos résultats montrent aussi que, du fait de la distance et d’une moindre disponibilité des soignants, le manque d’informations sur la fin de vie jusqu’aux circonstances du décès a affecté les proches.

La présence empêchée ou limitée avant la mort a influencé l’annonce du décès, et cela a conditionné l’imaginaire lié aux conditions du mourir. Plusieurs répondants ont trouvé brutale l’annonce du décès, tout comme peuvent le ressentir d’autres proches endeuillés en dehors du contexte pandémique. Toutefois, presque tous signalent qu’il manque une partie de l’histoire, sa spécificité liée au contexte. Comme mentionné plus haut, plusieurs ont pu rendre visite à leur proche de leur vivant, et quelques-uns ont pu venir voir la dépouille. Ces quelques proches, ayant pu négocier leur venue dans l’institution à la suite du décès, évoquent l’importance de vivre cette étape. Voir son proche mort permet généralement de constater le décès soi-même. Encore faut-il pouvoir observer directement un corps ou un visage. Une répondante a d’ailleurs douté de l’identité de sa mère, estimant qu’elle se situait trop loin pour pouvoir reconnaître son visage. Cette distance imposée, par les soignants, à plusieurs répondants juste après le décès semblait tout aussi symbolique que liée à des risques de contamination. Pourtant, elle a pu entraîner parfois un sentiment de déréalisation. Ne pas pouvoir toucher le corps du défunt a pu être verbalisé comme un regret. Parfois, même un sentiment de défiance à l’égard de l’institution a pu naître. Les tensions sont allées jusqu’au conflit dans une situation, le manque d’information ayant amené le répondant à penser que la mort de son proche s’était produite dans la souffrance et en situation d’abandon. L’anthropologue Michèle Cros, qui a travaillé sur l’épidémie d’Ebola, a montré que, malgré l’urgence et les contraintes en termes d’hygiène, il était nécessaire de conserver des possibilités de rituels funéraires, en incluant aussi les familles dans le but d’éviter des conflits (Cros, 2015). Force est de constater que certaines fonctions importantes permettent dans une certaine mesure de pacifier ce moment difficile. Au-delà de l’importance d’avoir accès à des informations et de pouvoir voir la dépouille, d’autres actes sont porteurs de sens. Ainsi, dans le traitement du corps après la mort, la toilette a une fonction de purification et elle est généralement très codifiée en fonction des croyances. L’habillement est aussi évocateur du statut de la personne, de sa vie, de ses goûts.

Très peu de répondants ont décrit de quelle façon la toilette avait pu se dérouler, soit parce qu’ils s’attendaient à ce que seul le visage de la défunte ou du défunt soit rapidement lavé, soit parce que cet acte est devenu, dans leur représentation, celui des soignants. Une répondante évoque amèrement les sacs dans lesquels étaient placés les morts. Les répondants semblent avoir eu très peu d’information sur les gestes réalisés dans le cadre de la toilette. Quelques proches ont demandé aux soignants d’habiller le mort, ou d’ajouter un objet dans le but d’apporter un geste personnel. Le travail de Valérie Robin Azevedo (même si le contexte est très différent) montre bien l’importance des habits et des objets dans la possibilité d’identifier les corps : ce sont les habits « qui parlent » (Azevedo, 2015). Ce souci des proches pour la présentation du corps montre l’importance de reconnaître l’identité de la personne décédée et de préserver la dignité du défunt.

Prendre une photo du défunt est un autre des gestes qui ont été posés. Une répondante qui a demandé aux soignants de le faire insiste sur l’importance de l’image qui reste, mais aussi de la « dernière image ». Voir et fixer le moment de la mort contribue à prendre conscience de la perte. Les objets introduits et les photos demandées sont les signes d’une action par délégation, de proche à soignant, qui donne un caractère plus personnel à ce qui se passe tout en permettant de constater hors de tout doute qu’il y a eu décès.

Notre analyse montre que le fait de ne pas avoir pu s’approcher du corps pour constater le décès est une source de souffrance supplémentaire car l’absence d’images et de supports matériels sur lesquels, habituellement, le travail de deuil peut s’appuyer crée un vide. Plusieurs répondants ont parlé de ce décalage entre la réalité et ce qu’ils avaient pu imaginer et ont manifesté une forte émotion de dépossession.

La cérémonie funéraire a apporté, selon les répondants, un support matériel et symbolique fort et réconfortant. Pouvoir réaliser une cérémonie presque « normale », même réduite ou différée, a joué un rôle majeur sur les plans social et psychique. Cela a agi comme un catalyseur de sens en inscrivant l’insoutenable anéantissement du lien dans un espace affectif favorisant la reconnaissance de la perte. L’acte rituel, même contraint, vient sécuriser les proches endeuillés dans le présent et offre une possible maitrise dans un environnement incertain. En effet, les rites funéraires remplissent une double finalité sociale : régler le devenir des morts et prendre en charge les survivants (Souffron, 2015) pour permettre « d’inverser la mort en vie » (Thomas, 1985). Les rites funéraires permettent de séparer dignement le mort du monde des vivants et ont, en ce sens, une valeur « thérapeutique » (Thomas, 1985). Leur caractère collectif a été transformé, et le moment de partage autour d’un verre et d’un repas a généralement disparu ainsi que les embrassades. Tous les répondants soulignent le « comité restreint » convié à l’hommage. Même réduit, ce rituel semble conserver toute sa force symbolique et répondre aux souhaits des défunts. Ainsi, les répondants ont eu le sentiment de pouvoir réaliser les volontés des défunts.

Pendant la crise sanitaire, les proches ont pu se sentir dépossédés dans la construction sociale de l’accompagnement puis du traitement de la dépouille. Ils expriment un fort sentiment d’impuissance face aux contraintes qui leur ont été imposées. Plusieurs auteurs considèrent que le deuil en contexte de pandémie (par rapport au deuil en circonstances « normales ») engendre plus de souffrance compte tenu du nombre plus grand d’obstacles (Guité-Verret et al., 2021; Stroebe et Schut, 2021; Wallace et al., 2020). Notre étude exploratoire va dans le même sens. Nous sommes loin de ce que l’on nomme une « bonne mort », c’est-à-dire une mort « calme, sereine, sans souffrance et pacifiée » (Castra, 2015). Face à cette épreuve, très peu de proches ont négocié pour obtenir une meilleure reconnaissance du défunt (une photo, quelques visioconférences, habillement de la dépouille, etc.), car ils étaient en prise avec une temporalité accélérée et peut-être une forme de sidération. Notre collecte de données montre peu de réactions et de résistances exprimées à l’égard de l’institution par les proches.

Parallèlement, on peut s’interroger sur la reconnaissance du deuil des proches de résidents d’EHPAD au sein de la société. L’attitude distante et silencieuse des institutions envers les proches endeuillés a engendré de la colère, un sentiment d’abandon et de l’impuissance. Le concept de deuil non reconnu (disenfranchised grief, Doka, 1999) permet de constater que toutes les morts n’ont pas forcément la même « valeur sociale », en distinguant la mort sociale de la mort physique (Zeghiche et al., 2020). Cette reconnaissance du deuil des proches est liée à la reconnaissance des morts. C’est bien un double processus qui est attendu par les proches, à la fois une reconnaissance de la mort de la personne à qui ils étaient liés et une reconnaissance de la réalité de leur deuil. D’ailleurs, une initiative de reconnaissance des morts a été créée pendant le premier confinement en France, l’Institut COVID-19 Ad Memoriam, qui a pour finalité de construire un lieu de mémoire, de représenter de manière matérielle et symbolique un « sanctuaire » collectif. Dans cette perspective, d’autres initiatives nationales et internationales sont nées d’un modèle de « communauté compatissante », cultivant des liens de solidarité, et permettant peut-être de redonner du sens à ces morts (Ummel et al., 2021) tout en soignant les vivants.

Limites et points forts de l’étude

Notre analyse est issue d’un travail exploratoire reposant sur un petit échantillon. La difficulté de réaliser le second entretien ne permet pas de suivre l’évolution de tous les proches et d’effectuer une comparaison dans le temps. La collecte de données a aussi suscité un malaise chez les chercheurs dès lors qu’il fallait recontacter les répondants pour le second entretien, le premier ayant été souvent émotionnellement intense. Les hésitations et évitements ne sont certainement pas anodins.

L’intérêt de cette étude exploratoire est d’avoir pu recueillir les témoignages des proches avec des entretiens réalisés « à chaud », c’est-à-dire quelques jours ou semaines après le décès. Ce terrain inédit permet aussi aux chercheurs d’éprouver un sentiment d’utilité en contribuant à la collecte de données qui permettront d’anticiper au mieux de futures crises tout en apportant du matériel qui pourra être analysé plus tard et comparé à d’autres données pour un travail historique.

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Notre étude a permis de rendre visible l’expérience des personnes endeuillées lors de leur confrontation à la fin de vie et à la mort de leur proche résidant en EHPAD pendant le premier confinement : la quasi-impossibilité d’être présent, le manque de communication, leurs doutes sur les conditions du mourir de leur proche, la fragilité des rites funéraires et la distance des institutions. Toutefois, notre recherche montre des pratiques hétérogènes à l’égard de la présence, du rapport au corps et des rituels funéraires. Le rapport aux corps des mourants, puis des défunts, a eu un impact majeur dans la construction du récit de l’expérience de la mort et dans le processus de deuil. Des rites empêchés ou différés ont aussi généré des réactions différentes, la situation étant parfois considérée inacceptable. Si la question de la fin de vie et de la mort a déjà en partie été déléguée au champ de la santé, cette rupture totale en contexte de pandémie par rapport aux possibilités d’accompagnement et d’implication a grandement compliqué le processus de deuil. Les valeurs associées à la culture palliative et la construction sociale de la « bonne mort » ont été bousculées, tant dans les possibilités de médicaliser la fin de vie des résidents d’EHPAD que dans la possibilité de faire, de cette mort, une mort singulière. Ainsi, différents niveaux de dépossession et d’exclusion des proches compliquent le travail de deuil.

Les entretiens, loin d’être des entretiens de suivi de deuil au sens strict du terme, ont certainement eu le mérite d’être un étayage à un moment donné, une écoute qui a pu permettre aux personnes endeuillées de décrire les modalités adaptatives mises en oeuvre pour s’acheminer vers la reconnaissance d’une réalité moins porteuse de souffrances. Parallèlement, la création de récits et de symboles collectifs participe à la mise en visibilité de cette partie de notre Histoire, devenue objet de mémoire et de questionnements éthiques tout en marquant une lutte pour la reconnaissance des défunts et de leurs proches endeuillés.