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Vivre la pandémie en milieux d’hébergement

La pandémie de COVID-19 a été particulièrement mortelle pour les personnes âgées. À ce jour (25 janvier 2022), environ 90 % des décès connus liés à cette maladie sont survenus chez des personnes de 70 ans et plus au Québec (INSPQ, 2022a, 2022b). Les milieux d’hébergement ont été frappés de plein fouet : plus de 70 % de ces victimes habitaient en centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD[2]), en centres hospitaliers ou en résidences pour aînés (RPA[3]) (INSPQ, 2022a, 2022b). Les images des dépouilles de résidents décédés en CHSLD et évacués en sacs mortuaires par les thanatopracteurs ont fait le tour des médias. Dans une très courte période, les gestionnaires de ces milieux de vie et beaucoup de membres du personnel y travaillant ont vécu le décès d’un ou de plusieurs résidents[4].

Alors que cette réalité a été – et est toujours, au moment d’écrire ces lignes – celle de nombreux membres du personnel et de gestionnaires en milieux d’hébergement, très peu d’études nous renseignent sur leur expérience de ce contact étroit et répété avec la mort en temps de pandémie en contexte québécois. Or ces expériences se sont inscrites dans le contexte plus large d’une pandémie, au cours de laquelle, au Québec, les périodes de confinement se sont succédé, et diverses règles sociosanitaires ont été mises en place dans les milieux d’hébergement, d’abord en CHSLD, puis en RPA, pour ensuite être modifiées. Ces changements se sont effectués à un moment où les CHSLD et les RPA faisaient face à des pénuries de personnel importantes et où le temps supplémentaire obligatoire était fréquent. Une commission d’enquête a été mise sur pied afin d’examiner les forces et lacunes des soins et des organisations en temps de pandémie. Mais qu’en est-il de l’expérience des membres du personnel et des gestionnaires? Comment ont-ils vécu la fin de vie et le décès des résidents?

Pour répondre à ces questions, nous avons effectué une recherche qualitative auprès de gestionnaires et de membres du personnel de CHSLD et de RPA de la région de Montréal, au Québec, qui ont été confrontés à la fin de vie et au décès de résidents pendant la pandémie de la COVID-19. Afin de mieux les comprendre et les soutenir, nous explorons dans cet article le vécu et les besoins de ces derniers lorsqu’un résident est en fin de vie et/ou qu’il décède.

Un survol des écrits

Deuil et fin de vie en CHSLD et RPA avant la pandémie

Quelques études ont été menées sur le deuil et la fin de vie en CHSLD et en RPA avant la pandémie. Les réalités des résidents habitant respectivement dans ces milieux de vie sont très différentes : alors que les résidents en CHSLD font face à des pertes d’autonomie plus importantes que ceux en RPA et que les décès y sont plus nombreux, la quantité et la panoplie de soins qui y sont offerts sont aussi beaucoup plus grandes.

Avant même l’arrivée de la COVID-19, il existait des défis concernant l’accompagnement des personnes en fin de vie et de celles en deuil, tant chez les résidents que chez les membres du personnel en CHSLD (Gagnon et Jeannotte, 2019; Gagnon et Allaire, 2018; Sussman et al., 2017). Ces derniers étaient parfois les seuls à accompagner la personne en fin de vie lorsque la famille était absente. Ils rapportaient être souvent témoins des souffrances vécues par les résidents et éprouver de l’impuissance lorsque confrontés à ces souffrances ainsi qu’à la perte de ces résidents auxquels ils s’étaient attachés. De plus, les deuils vécus par les résidents étaient parfois passés sous silence, ou encore, ces derniers ne savaient ni comment ni où l’exprimer (Gagnon et Jeannotte, 2019). Ces deuils pouvaient être vécus intensément par le personnel soignant, notamment lorsque leur lien d’attachement avec le résident était puissant, que les soins avaient été dispensés sur une longue période et/ou qu’ils ne se sentaient pas préparés émotivement à vivre ce deuil (Chen et al., 2018; Boerner et al., 2015). Diverses options pouvaient toutefois aider le personnel à faire face à ces situations, telles que la possibilité d’offrir des soins palliatifs adaptés aux besoins des résidents en phase terminale (Gagnon et Jeannotte, 2019; Sussman et al., 2017). Van Riesenbeck et al. (2015) soulignaient aussi que le fait d’obtenir de l’information au sujet de l’état de santé du résident et de sa mort à venir, et d’avoir diverses occasions de discuter des défis des soins de fin de vie avec l’équipe pouvait aider le personnel soignant à se sentir mieux outillé pour faire face à la fin de vie et au décès d’un résident.

Fin de vie en CHSLD et en RPA pendant la pandémie

Le contexte dans lequel les membres du personnel des CHSLD et des RPA ont été plongés lors de la pandémie a apporté plusieurs transformations au niveau des réalités et pratiques de fin de vie (Allard et al., 2021). Plusieurs personnes soignantes ont fait face à de nombreux décès et à diverses pertes dans un court laps de temps (Bédard et al., 2021). Les trajectoires de la maladie de COVID-19 étaient imprévisibles et son évolution parfois surprenante, particulièrement durant les premières vagues de la pandémie alors que ce virus était inconnu (Josse, 2020; Wallace et al., 2020). L’arrivée des vaccins a permis de diminuer les décès au Québec, mais ceux-ci sont demeurés élevés.

Comme mentionné antérieurement, les périodes de confinement se sont succédé et, lors de la première vague de COVID-19 au Québec, les règles sociosanitaires ont interdit aux membres de la famille et aux amis de voir leurs proches avant leur décès. Le personnel soignant et les intervenants se sont alors vus obligés de faire le pont entre les résidents et leurs proches (Cook et al., 2021).

Pendant des mois, des personnes soignantes se sont isolées par crainte de contracter la COVID-19 et de la transmettre aux résidents et à leurs proches, et parfois parce qu’elles vivaient une stigmatisation sociale liée à la nature de leur travail (Allard et al., 2021; Bédard et al., 2021; Josse, 2020; Morley et al., 2020). Certaines ont raconté vivre un sentiment de culpabilité lorsqu’elles ont contracté la COVID-19, notamment lié au fait qu’elles devaient cesser de travailler ou à la crainte d’avoir contaminé d’autres personnes (Josse, 2020; Wallace et al., 2020).

Les règles qui ont été mises en place allaient parfois à l’encontre des valeurs des personnes soignantes, entraînant chez elles une détresse psychique (Allard et al., 2021; Bédard et al., 2021). Par exemple, certaines mesures telles que le port d’un équipement de protection individuelle avaient comme effet pervers d’éloigner le personnel soignant des patients, ce qui était à la fois rassurant et aliénant, autant pour ceux-ci que pour le personnel et les familles (Manderson et al., 2020).

Plusieurs personnes soignantes partagent avoir vécu de l’épuisement, un sentiment de dépersonnalisation et l’impression d’assister à une déshumanisation des soins offerts aux résidents et à leurs proches (Bédard et al., 2021; Fumis et al., 2017). D’autres ont rapporté vivre de l’incertitude, du stress, de l’anxiété, de la colère, du désespoir et le sentiment d’avoir été abandonnées (Seshadri et al., 2021; Mo et Shi, 2020). Certaines ont d’ailleurs choisi de quitter leur travail ou de prendre une retraite prématurément en lien avec les risques vécus, car elles se sentaient débordées ou encore parce qu’elles devaient offrir l’école à la maison à leurs enfants, une réalité présente surtout chez les femmes (Hedlund, 2021). Des personnes soignantes ont déploré le fait qu’elles ne se sentaient pas formées pour faire face physiquement et émotivement à la situation (Seshadri et al., 2021; Snyder et al., 2021).

Le deuil vécu par le personnel soignant en RPA et en CHSLD en temps de pandémie

Peu d’études nous renseignent sur les deuils vécus par le personnel soignant pendant la pandémie. Celles qui ont été effectuées rappellent que le confinement et les règles de distanciation sociale ont, pendant certaines périodes, diminué grandement les possibilités d’obtenir du soutien social en personne pour les soignants qui vivaient le décès des résidents (Josse, 2020; Wallace et al., 2020). En plus du décès de résidents, quelques-uns ont également été confrontés au deuil de collègues, d’amis et de membres de leur famille qui ont aussi été touchés par la maladie, et ont ainsi vécu une accumulation de deuils (Seshadri et al., 2021; Mo et Shi, 2020).

Des études publiées avant la pandémie dévoilaient que certains facteurs pouvaient aggraver le deuil des personnes soignantes (Simard, 2020; Otani et al., 2017; Romero et al., 2014; Lobb et al., 2010). Plus précisément, ces recherches soulignaient que le fait de vivre plusieurs décès (Mercer et Evans, 2006), d’avoir un soutien social insuffisant (Romero et al., 2014), de manquer de préparation face à la mort, de vivre des décès inattendus (Lobb et al., 2010), d’être dans l’impossibilité de faire ses adieux à l’être cher (Otani et al., 2017) et d’expérimenter un sentiment de culpabilité (Li et al., 2019) compromettait l’expérience du deuil. Or ces facteurs aggravants ont teinté l'expérience de nombreux intervenants depuis le début de la pandémie. Certains auteurs parlent d’ailleurs d’un deuil pandémique pour nommer les particularités d’un deuil vécu en pandémie lorsque l’adversité est importante (Ummel et al., 2021).

La pandémie pourrait aussi contribuer à la détresse psychologique, voire entraîner des symptômes de stress post-traumatique et d’épuisement professionnel chez les membres du personnel soignant qui font face à autant de décès (Orru et al., 2021; Benfante et al., 2020; Galehdar et al., 2020). Ces répercussions sont mises en évidence par cette travailleuse sociale qui témoigne de son expérience clinique pendant la pandémie :

La plus récente session d’écoute a révélé les thèmes du deuil, de l’épuisement, du trauma et […] de la rage. Les travailleurs au front qui ont fourni les soins à ces patients ont été témoins d’innombrables décès […] Les reviviscences, les cauchemars, les symptômes physiques du stress, et la tristesse étaient partout. L’aumônier et moi avons fait de notre mieux pour « contenir leur souffrance », tout en reconnaissant que nous travaillons avec des travailleurs traumatisés.

Hedlund, 2021, p. 2; traduction libre[5]

Face à ces divers défis qui sont survenus ou se sont accrus pendant la pandémie et qui rejoignent en plusieurs points ce qui a été identifié dans des recherches comme pouvant contribuer aux difficultés vécues par les gestionnaires et personnes soignantes confrontés à la fin de vie et à la perte de résidents, il nous est apparu particulièrement important de mieux comprendre comment les gestionnaires et le personnel ont vécu cette expérience et ce qui pourrait les aider à y faire face.

Notre étude

Nous avons regroupé plusieurs scientifiques et partenaires dès les premiers mois de la pandémie afin de mettre sur pied une recherche ayant comme objectif de mieux comprendre et identifier les besoins des gestionnaires et du personnel de la santé lorsqu’une personne est en fin de vie et qu’elle décède en CHSLD ou en RPA en temps de pandémie de COVID-19. Dans cet article, nous chercherons à mieux comprendre quels ont été les impacts de la pandémie d’une part sur l’expérience de la fin de vie et de la perte par décès de résidents telle que vécue par les membres du personnel et les gestionnaires en CHSLD et en RPA, et d’autre part sur les pratiques mises en place en fin de vie et à la suite du décès d’un résident.

Repères théoriques et conceptuels

Cette recherche qualitative s’ancre dans les approches en gérontologie critiques et en psychologie humaniste.

Les approches en gérontologie critique regroupent diverses théories traitant des facteurs sociaux, économiques, culturels et politiques liés au vieillissement (Holstein, 2015; Grenier, 2012; Estes et al., 2003). Elles examinent de manière critique comment ces facteurs sont interreliés, teintent les expériences du vieillissement et dénoncent les iniquités sociales qui en découlent. Dans notre recherche, cela s’est traduit par un souci de combiner les expertises et points de vue issus de différentes disciplines, de nous pencher sur divers aspects de l’expérience des membres du personnel qui travaillent avec des personnes aînées en temps de pandémie et de poser un regard critique sur les effets des structures sur ces dernières.

La psychologie humaniste est une approche qui se lie souvent à la gérontologie critique (Baars et al., 2014). Cette approche s’intéresse notamment à l’expérience subjective, à l’actualisation de soi, aux aspirations et aux limitations de l’être humain (Misiak et Staudt Sexton, 1973). En donnant une voix à l’expérience vécue et subjective des membres du personnel confrontés à une situation inédite, notre étude s’ancre à la fois dans l’approche humaniste et dans la gérontologie critique.

Repères méthodologiques

Cette recherche a été évaluée et approuvée par le comité éthique de recherche du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux (CIUSSS) du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal (Montréal, Québec).

Les participantes[6] ont été recrutées au sein des sites affiliés au CIUSSS du Centre-Ouest-de-l’Île-de-Montréal avec l’aide de collaborateurs issus de ces milieux. Ces derniers ont sollicité par courriel les membres du personnel et les gestionnaires afin de les informer de la possibilité de contribuer à cette étude. La méthode de sélection des participantes a été celle du « premier arrivé, premier retenu ». Nous avons employé la méthode d’échantillonnage non probabiliste d’échantillon typique (Mayer et al., 2000).

Les quatre critères d’inclusion de cette recherche étaient les suivants : 1) être gestionnaire ou membre du personnel dans un CHSLD ou une RPA où un décès a eu lieu dans les cinq dernières années alors que la personne participante y était employée; 2) avoir travaillé lors de la pandémie; 3) parler français; 4) être en mesure de fournir un consentement libre et éclairé. Dans la mesure où toutes les personnes participantes ont vécu des soins de fin de vie et le deuil de résidents en contexte de pandémie, nous traitons ici plus précisément de cette expérience.

Les personnes participantes ont fourni un consentement écrit et verbal confirmant qu’elles acceptaient de participer à la recherche et que les renseignements obtenus lors des entrevues seraient utilisés pour cette étude. Afin de préserver leur anonymat, des pseudonymes leur ont été attribués.

Sept participantes ont été recrutées, soit trois gestionnaires et quatre membres du personnel (trois infirmières et une travailleuse sociale). L’échantillon est constitué de femmes âgées de 27 à 55 ans : cinq d’entre elles se considéraient athées alors qu’une était catholique et l’autre juive. Les données sociodémographiques sont présentées au tableau 1.

Deux assistants de recherche doctorants en psychologie, formés par la chercheuse principale du projet, ont mené les entretiens semi-dirigés téléphoniques avec les participantes entre les mois d’août 2020 et juin 2021. Ainsi, six participantes ont été interviewées après la première vague de la pandémie, et une au courant de la troisième vague. La durée des entretiens variait de 30 à 60 minutes. Un entretien s’est déroulé en anglais, les six autres en français[7]. Un canevas d’entrevue semi-directive a été utilisé lors de ces entrevues. Celui-ci était composé de questions ouvertes et de relances. Plus précisément, les participantes ont été invitées à décrire leur expérience liée à la perte de résidents, ainsi que les impacts de la COVID-19 sur celle-ci. L’entrevue a également porté sur les pratiques mises en place lors d’un décès, sur ce qui semblait contribuer au deuil ou l’entraver, et sur les besoins émergeant des parties en cause dans ce contexte.

Une analyse thématique des données a ensuite été réalisée par les deux assistants de recherche ayant effectué les entrevues en collaboration avec la chercheuse principale (Clarke et Braun, 2014; Paillé et Mucchielli, 2012).

Dans un premier temps, les assistants de recherche et la chercheuse principale ont procédé de manière indépendante à la lecture flottante d’un premier entretien choisi au hasard, afin d’en relever les thèmes saillants. Par la suite, une liste de thèmes préliminaires a été dressée en équipe lors d’une séance de discussion. Puis, à l’aide du logiciel QSR NVivo, les assistants ont analysé trois entretiens de manière indépendante en utilisant la liste de thèmes préliminaires, afin de comparer leurs analyses. Cette démarche a permis de nous assurer que les mêmes thèmes étaient relevés aux mêmes endroits à travers les entretiens. Un accord a été atteint par le biais de discussions en équipe et par la clarification de certains thèmes. Puis, les deux assistants et la chercheuse principale ont raffiné les thèmes lors de discussions en équipe, et ont procédé à la mise à jour de l’arbre thématique en recodant l’entièreté des entretiens avec celui-ci. L’analyse du relevé des thèmes a ensuite été réalisée avec les assistants et la chercheuse principale, puis a été révisée par les cochercheurs, en regroupant les thèmes qui se ressemblaient, se reliaient et s’éclairaient, en les ordonnant de manière à mettre en lumière leur articulation, leurs nuances, leurs points communs, etc. (Paillé et Mucchielli, 2012).

Tableau 1

Caractéristiques descriptives des participantes

Caractéristiques descriptives des participantes

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L’analyse des données répond à des critères de rigueur reconnus en recherche qualitative et est fondée sur les principes de réflexivité et d’équité (Morrow, 2007). Ces principes impliquent notamment que la chercheuse principale et les deux assistants ont rendu leurs présupposés le plus explicites possible en identifiant ces derniers et en les partageant dans le cadre de discussions en équipe. De plus, les points de vue de divers acteurs du réseau de la santé (gestionnaires, membres du personnel) ont été sollicités afin d’explorer différentes expériences de fin de vie et du deuil en CHSLD et RPA, et les discours diversifiés des participantes ont été rapportés afin de respecter le principe de multivocalité (Tracy, 2010). Tout le processus de la recherche (allant de la création du projet de recherche jusqu’à la rédaction des résultats) a été fait en équipe à des fins de rigueur. Par exemple, et comme mentionné antérieurement, plusieurs étapes de l’analyse ont été réalisées en équipe de chercheurs et d’assistants provenant de disciplines différentes afin d’en augmenter la validité, le regard de chacun contribuant à la rigueur de l’analyse par ce qui est nommé le processus de cristallisation (Merriam, 2009).

L’expérience du deuil et de la mort en CHSLD et en RPA

Transformations du travail et des pratiques entourant la fin de vie et le deuil

Toutes les participantes rapportent qu’avec la pandémie, elles ont observé des modifications des pratiques entourant la fin de vie et le deuil. Le manque de personnel combiné aux besoins grandissants des résidents aurait entraîné une instabilité, voire des lacunes dans les soins de fin de vie prodigués, déplorent-elles : « Les gens sont décédés vraiment dans un contexte très, très, très difficile, c’est-à-dire dans certains cas sous-nourris, ou sous-hydratés, avec des soins de confort qui étaient insuffisants. » (Jacynthe, cheffe de programme)

La totalité des participantes ont noté que ces transformations des pratiques ont contribué à un plus grand isolement des résidents en fin de vie. Dans certaines situations, l’utilisation de technologies (par exemple, tablettes électroniques) aurait contribué au maintien d’un lien entre les résidents et leurs proches. Pour d’autres résidents, les participantes auraient joué un rôle d’intermédiaire en transmettant de l’information à leurs proches sur leur état de santé. Cependant, il pouvait arriver que les participantes soient elles-mêmes coupées du contact avec certains résidents, à cause de la réorganisation des unités de soins en temps de pandémie et des restrictions en place, jusqu’à ce qu’elles apprennent leur décès.

Vous savez, les résidents sont assignés à une unité de soins particulière. Le personnel connaît les résidents, les résidents connaissent le personnel. Ils resteraient sur leurs unités s’ils n’avaient pas la COVID.

Mais s’ils l’avaient, ils devaient être déplacés à une unité spéciale pour la COVID. Ça a créé plus de changements, et ça, c’était difficile […].

Avant la pandémie, comme je le disais, le personnel était en mesure de jouer un rôle beaucoup plus actif au moment de la fin de vie. Alors, par exemple, si les gens mouraient et qu’ils avaient la COVID, ils étaient dans une unité spéciale et c’était encore plus difficile.

Doreen, travailleuse sociale; traduction libre[8]

Les rituels post-mortem ont aussi été souvent abrégés ou condensés. Contrairement à la période prépandémique, les participantes se seraient senties limitées à cet égard, tant matériellement que temporellement :

Comme à l’hôpital d’habitude, on les met dans le linceul et tout ça, on les lave et tout. Mais dans ce cas-ci, on n’avait ni le temps ni le matériel pour le faire. On les a lavés « vite, vite ». On les a installés, mais l’emballage comme tel, c’étaient les pompes funèbres qui le faisaient quand ils venaient les chercher.

Katherine, infirmière

Les multiples transformations des pratiques ont également entraîné des répercussions sur les relations entre collègues ainsi que sur la perception du milieu de travail. Tout d’abord, les différentes directives sanitaires souvent modifiées dans une période restreinte de temps ont eu un effet déstabilisant pour les participantes, qui ne voyaient pas toujours comment les appliquer sur le terrain. L’allure parfois déshumanisée des soins qui en découlait a engendré un inconfort, voire une détresse psychologique chez plusieurs.

Par exemple, ils veulent qu’on instaure une nouvelle politique sur les effets personnels. Donc ils veulent qu’on sorte toutes leurs [en référant aux résidents] meubles. C’est très, très déshumanisant… supposément pour désinfecter en temps de pandémie. Mais y en a que le petit meuble, qui ne prend pas de place dans la chambre, c’est leur seul souvenir. On va enlever ça après tant d’années, « sacrer[9] » ça aux poubelles?

Monique, infirmière-cadre

Les participantes rapportent avoir vécu des expériences qui témoignent du fait que les proches semblent aussi avoir perçu différemment le travail du personnel soignant et des gestionnaires, et que cela aurait suscité des difficultés dans les relations. Elles déplorent que les mesures sanitaires mises en place aient parfois altéré négativement les relations avec les proches, qui ont manifesté des sentiments de peur et d’incompréhension face à ces modifications. La reconnaissance habituelle témoignée par les proches aurait quelquefois plutôt laissé place à des critiques adressées aux participantes, ce qui les a également ébranlées.

La pénurie de personnel aurait aussi mené à une interchangeabilité des rôles afin de combler les besoins de base des résidents. Par exemple, deux participantes rapportent que, pour compenser le manque de personnel, certains gestionnaires et responsables devaient assumer des tâches telles que la nutrition et les soins d’hygiène des résidents, venant brouiller les rôles habituels.

En temps de pandémie, il n’y a plus rien qui tient là. En temps de pandémie, il y a des journées où je n’avais plus de personnel donc on était hands on[10] là. Je n’étais plus cadre là [...]. Fait que [donc] oui j’aidais les infirmières, j’aidais des préposés, on faisait manger, on aidait à laver, on aidait à tourner.

Monique, infirmière-cadre

Les relations de travail auraient connu à la fois des avancées et des ratés dans ce contexte. Une participante souligne que les changements dans les rapports de travail auraient favorisé une ouverture et une collaboration plus forte entre les différents départements ainsi qu’une forme de soutien entre employés, comme nous le verrons plus en détail ultérieurement. Certaines rapportent toutefois avoir vécu un sentiment d’abandon et déplorent que leur travail n’ait pas été reconnu à sa juste valeur : « On s’est toutes regardées comme : “On a maintenu l’édifice à bout de bras, on faisait 60-70 heures semaine, puis comme on commence à respirer, on ne se fait même pas dire merci gang” […]. Donc on l’a tous très mal pris […]. On s’est toutes senties vraiment abandonnées. » (Monique, infirmière-cadre)

Au coeur d’une tempête émotionnelle : comme en temps de guerre

Ce climat de travail caractérisé par de nombreux décès, un manque de personnel et de ressources, une demande croissante, une instabilité des directives et des rôles ainsi qu’un rythme de travail accéléré semble avoir teinté l’expérience vécue des membres du personnel et des proches.

En partageant leur expérience de la fin de vie et des décès de résidents en temps de pandémie, les participantes ont évoqué une grande variété d’émotions. Plusieurs ont décrit la tristesse vécue devant la rapidité à laquelle l’état de santé des résidents déclinait, le nombre élevé de décès et leur soudaineté : « L’équipe a beaucoup pleuré. C’était très difficile. » (Monique, infirmière-cadre)

Certaines ont rapporté avoir vécu de la peur ou de l’anxiété à l’idée de contracter ou de transmettre le virus, devant les défis de gestion et d’organisation ainsi que face aux tensions au sein du milieu de travail et avec les familles. Toutes les participantes ont partagé un sentiment d’incertitude face aux nouvelles mesures sanitaires en place durant la pandémie de COVID-19. Plusieurs ont estimé que de nombreux résidents sont décédés seuls et que d’autres ont vu leur état de santé se dégrader non pas à cause de la COVID-19, mais plutôt en raison des effets collatéraux des mesures sanitaires, constats qui ont soulevé des questionnements éthiques et un sentiment de confusion chez elles :

C’est surtout une réflexion de se dire que oui c’est un virus qui est terrible et qui tue des gens, mais on est allés peut-être trop loin dans les règlements et dans les lois. Puis ça a créé de grandes conséquences pour des familles qui auraient voulu aller voir et passer plus de temps avec leur personne mourante.

Marjolaine, conseillère clinique

Le nombre élevé de décès, le peu de temps disponible pour offrir des soins et l’instabilité des directives auraient aussi contribué à un sentiment de déprime et d’impuissance chez les participantes. De plus, cela aurait contribué à ce que s’installe une forme d’essoufflement et de fatigue chez certaines d’entre elles :

Le personnel trouvait cela extrêmement drainant de devoir gérer autant de décès […] il y en a beaucoup qui sont tombés en [congé] maladie à cause de cela, puis qui disaient qu’ils n’étaient plus capables de rentrer [au travail], parce qu’ils n’étaient juste plus capables de fournir.

Marjolaine, conseillère clinique

Le fait de ne pas toujours avoir pu prendre le temps de vivre les derniers moments avec les résidents en fin de vie aurait aussi contribué à entraver le deuil de certaines participantes, comme si un morceau de l’histoire était manquant : « Sur le coup, ça [le décès] m’a atteint… Donc une larme ou deux coulent, puis tu repars et continues, parce qu’il y en a dix qui te demandent en arrière. » (Katherine, infirmière)

D’autres redoutaient une nouvelle vague au sein de l’unité, craignant de ne pas avoir l’énergie pour faire face à nouveau à une telle situation : « Même encore aujourd’hui si tu me parles que j’ai un cas positif sur l’unité, je pense que je vais m’écrouler. Je suis tellement, on est tellement fatigués, on est tellement drainés, on a tellement peur de retourner en enfer. » (Monique, infirmière-cadre) Nous voyons ici comment cette accélération du rythme de travail a eu un impact sur le plan émotif également.

De plus, bien qu’il ressorte des récits des participantes une reconnaissance du déséquilibre entre l’ampleur de la demande de services au coeur de la pandémie et la limite concrète de temps et de ressources disponibles, le sentiment de ne pas en avoir fait assez pour les résidents semble être une expérience vécue communément. Il en est découlé un sentiment de culpabilité lors de la perte de résidents : « On n’avait pas beaucoup de temps. Mais après coup, je me suis rendu compte de tout ce qu’on avait sauté, ce qui aurait pu être fait de plus. J’avoue que pendant quelques jours, je me suis sentie plutôt mal dans ma peau. » (Katherine, infirmière) Cette culpabilité était aussi parfois liée à l’impression qu’ont eue certaines participantes d’être responsables du nombre important de résidents infectés malgré les précautions qu’elles avaient prises. Une gestionnaire mentionnait d’ailleurs que ce sentiment de culpabilité était nouveau puisqu’il ne semblait pas faire partie du vécu de son équipe avant la pandémie.

À travers les récits des participantes entourant la fin de vie et le deuil en milieu d’hébergement, il s’est aussi dégagé une impression de tension, d’impuissance liée à un contact répété, soudain et inhabituel avec la mort, qui, dans ce contexte particulier de la pandémie, a souvent été vécu d’une manière décrite comme étant déshumanisante : tous ces éléments peuvent être associés au chaos de la guerre, thématique saillante dans le récit des participantes. En effet, même si les décès sont fréquents dans les milieux d’hébergement (particulièrement en CHSLD), et ce, même lorsqu’il n’y a pas de pandémie, ce sont les particularités du contexte pandémique qui ont donné l’impression à plusieurs d’être en guerre. Lorsqu’elles parlaient de leurs expériences de la fin de vie et du mourir des résidents, que ce soit par le vocabulaire employé ou les métaphores utilisées, la guerre semblait souvent être présente en toile de fond : des termes tels que « au front », « guerre », « fin du monde », « apocalypse », « traumatisme », « traumatisant », « enfer », « combat » ont fréquemment été utilisés. Certaines ont évoqué la métaphore de la guerre pour mettre en relief la violence de la maladie, la soudaineté et l’accumulation des décès, la désorganisation et la menace qui régnaient en milieu d’hébergement. Une participante a confié avoir eu l’impression d’envoyer les bénévoles « au front et à la guerre » (Marjolaine, conseillère clinique). Une autre participante aurait également perçu, chez les résidents, une association avec un contexte de guerre, voire une crainte de revivre celle-ci : « On a eu des résidents qui avaient l’impression que Hitler arrivait [et qui disaient] : “Qu’est-ce qui se passe, est-ce la fin du monde? Retombons-nous en guerre?” » (Monique, infirmière-cadre) Il faut ici comprendre que chez plusieurs résidents ayant vécu l’Holocauste durant la Deuxième Guerre mondiale, les réalités de la pandémie pouvaient raviver des souvenirs douloureux.

En revanche, d’autres types d’émotions ont aussi été vécues lors de cette tempête émotionnelle. Il ressort notamment des entretiens une capacité à faire preuve de résilience malgré l’adversité et la multitude d’émotions plus difficiles que plusieurs ont vécues pendant la pandémie. Une participante indique y avoir vu une opportunité de faire un bilan sur le fonctionnement actuel du système de la santé et des milieux d’hébergement, d’entamer une réflexion sur les conditions de vie des résidents et ainsi d’explorer des possibilités de changements. Une autre a exprimé un sentiment d’accomplissement et d’avoir contribué à une cause importante. Finalement, beaucoup ont souligné la force, la créativité et la capacité de réorganisation dont leur équipe a fait preuve au cours de la pandémie malgré les difficultés rencontrées.

Suggestions de pratiques lors de la fin de vie et à la suite des décès en CHSLD et en RPA

Au cours des entretiens, plusieurs participantes ont non seulement souligné ce qui aurait aidé ou nui à leur expérience, mais ont aussi suggéré des pistes de solution qui pourraient être initiées, voire qui pourraient nourrir cette résilience.

La majorité des participantes ont fait ressortir l’importance du soutien des collègues au coeur de la pandémie. En effet, malgré les limites soulevées antérieurement, plusieurs auraient perçu leur équipe de travail comme une deuxième famille. La présence, le soutien, l’écoute et l’ouverture d’esprit des collègues sont des éléments qui ont effectivement été une source de motivation, ayant également contribué à la persévérance dont ont fait preuve les gestionnaires et membres du personnel en milieux d’hébergement :

Oui, on l’a vécu en équipe, comme je le disais. On le vit en famille. Je les ai ramassés, ils [les employés] m’ont ramassée. On l’a vraiment fait ensemble […]. Je te le dis, si ce n’était pas de l’équipe, du support qu’ils [les employés] avaient besoin… Regarde, peut-être que je ne serais même pas revenue.

Monique, infirmière-cadre

Le soutien qui pouvait être trouvé au sein de certaines équipes de travail accuse toutefois des limites, et des participantes notent qu’il y a eu un manque de services de soutien professionnel pour les personnes qui en ressentaient le besoin. Des initiatives auraient été mises sur pied afin d’offrir un espace d’échange entre les différents intervenants, notamment celle de convoquer un rabbin ou de réaliser une vidéo avec des employés qui partagent leur expérience. Toutefois, même si ces initiatives ont été appréciées par des membres du personnel, d’autres n’en ont pas bénéficié, par manque de temps ou encore parce qu’ils ne se sentaient pas disposés à s’ouvrir ou à entrer en contact avec leur vécu lors de la première vague de la pandémie.

Finalement, des participantes auraient souhaité avoir accès à plus de formation sur les nouvelles pratiques à appliquer en temps de pandémie (par exemple, comment faire face à une situation de crise). Certaines auraient aussi désiré avoir un meilleur encadrement de la part des responsables de la prise de décisions en ce qui concernait les changements récurrents de directives, ainsi qu’une plus grande implication de leur part sur le terrain afin que ces directives tiennent compte des réalités cliniques de la situation pandémique. Par ailleurs, il a été mentionné par une participante que de s’investir dans une activité de formation hors institution (par exemple, cours universitaire en soins palliatifs) aurait aidé à faire face aux nombreux décès et aux pertes dans le cadre de la pandémie.

Limites de cette étude

Malgré la richesse des informations recueillies, cette étude comporte certaines limites. L’échantillon est composé uniquement de femmes et est restreint. Le personnel féminin est certes majoritaire dans ces milieux de travail, mais il aurait été intéressant de rencontrer des hommes également afin d’avoir un échantillon plus diversifié et de mieux comprendre s’il y a des différences de genre. Des difficultés de recrutement pourraient expliquer la taille de notre échantillon. Lors du recrutement, les vagues de pandémie ont continué à se succéder, laissant les équipes soignantes et leurs gestionnaires surchargés. Les participants potentiels peuvent aussi avoir été réticents à parler de leur expérience pour diverses raisons. La petite taille de notre échantillon ne nous a pas permis de faire des comparaisons entre les réalités en CHSLD et en RPA ou entre l’expérience des gestionnaires et du personnel soignant. Il serait toutefois intéressant de réaliser des études qui traitent plus particulièrement de ces sujets. Enfin, nous n’avons pas considéré le point de vue des résidents ni celui des proches aidants qui ont vécu cette expérience au Québec, ce qu’il serait pertinent d’explorer dans un deuxième temps. Comment ont-ils vécu cette expérience? Quels sont leurs réalités, leurs besoins? Ces questions restent en suspens.

Pistes de réflexion : repenser le mourir et le deuil en milieux d’hébergement

Malgré ces limites, cette recherche présente aussi des forces. Elle fournit un aperçu de l’expérience vécue du personnel soignant et des gestionnaires qui ont été confrontés à la fin de vie et au décès en contexte de pandémie, laissant percevoir la complexité de ce que cette situation particulière leur a fait vivre, tout en soulevant des idées de pratiques et des pistes d’intervention qui leur semblent prometteuses et adaptées aux réalités du terrain. Donner la parole à ces participantes sur leur expérience vécue est aussi, en soi, une manière de reconnaître l’importance de celle-ci, d’être à l’écoute à la fois des défis et des aspects plus heureux de cette expérience intense à laquelle elles ont été confrontées – et le sont toujours, à l’heure où nous rédigeons ces lignes. Cette étude ouvre aussi diverses pistes de réflexion que nous explorons ici et qui pourront être approfondies dans des recherches ultérieures.

Nous ne pouvons passer sous silence le fait que ces expériences se sont inscrites dans un contexte de soins déjà passablement éprouvé par des années de coupes budgétaires, de pénurie de personnel, de temps supplémentaire obligatoire, etc. (Rinfret et al., 2021). Le personnel soignant et les gestionnaires ont ainsi fait face à une crise générée par la pandémie qui s’est présentée dans un système de santé déjà fragilisé. Or, ces problèmes se sont accrus en pandémie, ce qui a contribué à la surcharge du personnel et à son épuisement (Rinfret et al., 2021).

Les récits racontés par nos participantes ayant été confrontées au mourir et au deuil de résidents en CHSLD et en RPA témoignent d’une expérience subie, pâtie, qui n’est pas sans rappeler la définition de Ricoeur (1994) de la souffrance, qu’il décrit justement comme une impuissance ou une diminution de la puissance d’agir. Les souffrances des participantes ont été nombreuses. Les manières de les aborder et les efforts qu’elles ont déployés pour pallier le mieux possible l’impuissance et retrouver un certain équilibre ont été tout aussi nombreux. Nous constatons que les participantes ont à la fois vécu un sentiment d’abandon et développé des liens de solidarité. Elles ont travaillé dans un contexte parfois déshumanisant pour les résidents, ce à quoi elles ont tenté de répondre en insufflant un peu d’humanité dans leur pratique malgré les contraintes. Soulignons qu’elles se sont également souvent senties impuissantes et ont conséquemment développé des moyens de se soutenir et de traverser ces épreuves, comme cela est souvent rapporté dans les études portant sur la résilience des personnes qui font face à des situations d’adversité (Obrist et al., 2010). Mieux comprendre la nature des souffrances et ce qui la soulage ou la prévient chez les gestionnaires et le personnel soignant nous semble être une avenue de recherche pertinente à explorer.

Les métaphores guerrières employées par les participantes et les émotions liées à celles-ci portent en outre à réfléchir. Elles rejoignent le langage utilisé par des personnes soignantes à travers le monde (Castro Seixas, 2021). Certains intervenants de la santé ont utilisé des métaphores guerrières dans des textes d’opinion, tantôt pour décrire comment leur expérience pouvait ressembler à celle de soldats qui luttaient contre un ennemi invisible, tantôt pour plutôt dénoncer la surutilisation de ce parallèle (Hedlund, 2021; Seshadri et al., 2021; Gurwitz, 2020). Ces métaphores font d’ailleurs écho à celles abondamment utilisées par les gouvernements et les médias à travers le monde pour parler de la pandémie (Castro Seixas, 2021) et peuvent également rappeler le langage utilisé en médecine lorsqu’il est question de lutter contre les maladies graves, voire contre la mort. Elles laissent percevoir les défis de l’expérience vécue par le personnel soignant et les gestionnaires en temps de pandémie, permettant de mettre en images la violence, la soudaineté et le contact fréquent avec le mourir qu’ils ont vécu. Plus largement, ces métaphores témoignent d’une posture guerrière face à la COVID-19, mais aussi, ultimement, face au contexte dans lequel survient la mort, et nous pouvons nous questionner sur la perception des décès dans ce contexte.

Notons par ailleurs que plusieurs dimensions des expériences décrites par nos participantes rejoignent ce qui est soulevé comme contribuant aux difficultés du deuil. La quantité de pertes vécues, un accès au soutien social parfois limité par la pandémie, un manque de préparation (soudaineté de certains décès et de la pandémie), l’impuissance et le sentiment de culpabilité exprimé par nos participantes concordent avec ce qui est rapporté dans d’autres recherches portant sur les facteurs compliquant le deuil (Gagnon, 2021; Otani et al., 2017; Romero et al., 2014; Lobb et al., 2010; Mercer et Evans, 2006).

Malgré les limites systémiques liées à la pandémie, les participantes relèvent diverses pistes de solution en décrivant ce qui a contribué à mieux répondre à leurs besoins et à ceux des résidents, ou ce qui pourrait être amélioré dans le futur pour ce faire : la formation, le soutien professionnel et une meilleure organisation des soins. Offrir de la formation sur comment composer émotivement avec la mort et le deuil, créer des groupes de discussion ou fournir un soutien psychologique sont des idées qui rejoignent celles proposées par d’autres chercheurs (Seshadri et al., 2021; Snyder et al., 2021; Mo et Shi, 2020). Des pistes d’intervention pourraient être développées en conséquence, dans le but de soutenir les divers acteurs qui ont fait face à cette situation pendant et après la pandémie d’une manière qui soit adaptée aux réalités de ces milieux de vie et de travail.

Ces pistes peuvent aussi dépasser l’intervention professionnelle individuelle ou la formation. Alors que des initiatives collectives de soutien vécues et/ou souhaitées émaillent les discours de nos participantes, nous notons qu’elles ont joué un rôle bénéfique pour elles, ce qui rappelle l’importance de la solidarité devant l’adversité, la mort et le deuil (Des Aulniers, 2020; Simard, 2014). Même si les vertus d’un soutien individuel ne sont pas niées et que celui-ci est parfois souhaité, à l’instar de ce qu’ont soulevé d’autres chercheurs (Teixeira et al., 2022), les participantes de notre étude témoignent d’un désir d’obtenir un soutien collectif, pas uniquement individuel. Elles tentent du mieux qu’elles le peuvent de se regrouper en temps de pandémie et apprécient les moments où elles se solidarisent. Tout comme le constatent Teixeira et al. (2022), les pratiques visant à encourager le personnel à chercher de l’aide par lui-même, même si elles peuvent avoir leurs avantages et être nécessaires dans certains cas, accusent ici des limites, surtout lorsqu’il s’agit de la seule option qui lui est offerte. En effet, ces initiatives peuvent avoir comme effet pervers de donner le sentiment que l’institution se déresponsabilise et laisse tomber ses employés, voire de nourrir chez eux l’impression d’avoir été oubliés, abandonnés par un système qu’ils tiennent pourtant « à bout de bras » (Amadasun, 2020; Paul et al., 2020; Teixeira et al., 2022). Cette tendance à considérer le deuil sous la lentille de l’individualisme, à un moment où les participantes ont rapporté que l’isolement était fréquent avec les contraintes au niveau des contacts sociaux, peut aussi avoir accru le sentiment d’être seules face à cette expérience (Teixeira et al., 2022). Or l’importance de la collectivité pour faire face au deuil est connue depuis longtemps (Des Aulniers, 2020). Introduire, réintroduire ou faciliter la mise en place d’initiatives collectives pour faire face à ces expériences pourrait être très précieux pour les divers intervenants (Teixeira et al., 2022).

Enfin, plusieurs gestes témoignent du désir d’humaniser les soins, de redonner de la dignité aux résidents en fin de vie et/ou décédés, de se solidariser en temps de pandémie malgré les nombreuses restrictions. Alors que les contraintes étaient nombreuses, les membres du personnel et les gestionnaires de CHSLD et de RPA ont fait preuve de créativité et de persévérance pour arriver à proposer diverses initiatives qui ont permis de « réhumaniser » les soins de fin de vie et le deuil malgré les contraintes, voire d’insuffler un peu de sens à cette expérience à laquelle ils sont confrontés, rappelant le désir des êtres humains de resserrer les liens, de faire de leur mieux devant et après la mort.