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Les violences basées sur l’honneur (VBH), y compris le contrôle excessif, sont des violences multiples majoritairement commises à l’endroit des femmes et des jeunes filles. Ces violences interpellent des valeurs traditionnelles liées aux codes d’honneur. Bien qu’il n’y ait pas une définition universelle reconnue du contrôle excessif, les intervenant.e.s savent le reconnaitre sur le terrain. Par ailleurs, en 2016, pour la première fois, le législateur québécois a ajouté le contrôle excessif à la liste des mauvais traitements psychologiques reconnus explicitement par la Loi de la protection de la jeunesse (LPJ).

La présente recherche[2] vise donc à comprendre la problématique des VBH, notamment le contrôle excessif, ses manifestations ainsi que ses conséquences psychologiques et comportementales sur les adolescentes issues de l’immigration au Québec. Les résultats exposés dans cette contribution sont le fruit d’analyses effectuées sur le terrain. Ils représentent autant des cas signalés en protection de la jeunesse, que des décisions de la Chambre de la jeunesse concernant le contrôle excessif des mineurs. Les résultats proviennent également des entretiens réalisés auprès des intervenant.e.s, gestionnaires et adolescentes à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal (CCSMTL). Le tout, dans le but ultime de mieux dépister et intervenir auprès des jeunes issues de l’immigration qui sont victimes du contrôle excessif en contexte de VBH.

Cette contribution commence par la recension des écrits à l’égard de la problématique de violences basées sur l’honneur (VBH), plus particulièrement en contexte migratoire. Ensuite, la méthodologie comprenant une diversité de méthodes de collecte de données employée est décrite. Troisièmement, le coeur de cette contribution documente la problématique spécifique du contrôle excessif lié aux VBH, y compris ses manifestations et ses conséquences chez les victimes. Enfin, les défis d’intervention auprès des filles issues de l’immigration, victimes du contrôle excessif en contexte de VBH, sont présentés.

LES VIOLENCES BASÉES SUR L’HONNEUR (VBH)

Au Canada, il n’existe pas de définition juridique ni d’infraction pénale encadrant les VBH. Or, à partir des travaux de différent.e.s chercheur.se.s et praticien.ne.s, au Québec, la définition de la problématique proposée par le Comité multiorganisme sur les VBH[3] est la suivante :

Toute forme de violence psychologique, physique, verbale, sexuelle, économique et spirituelle motivée par le désir de protéger ou de restaurer l’honneur ou la réputation d’un individu, d’une famille ou d’une communauté. Cette violence est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe donné. Elle peut aussi être utilisée en guise de sanction ou de correction du fait d’un comportement jugé ou perçu inapproprié. Ce type de violence peut être exercé par un ou plusieurs membres d’une même famille y compris la famille étendue ou les membres d’une communauté

Bouclier d’Athéna Services familiaux, 2015, p. 8; Kamateros, M. et Nahabedian, S., 2016, p.51

Plusieurs caractéristiques distinguent les VBH des autres violences intrafamiliales (Bouclier d’Athéna Services familiaux, 2015; Conseil du statut de la femme, 2013; Harper et al., 2014; Jimenez et al., 2017; TCRI, 2014) : 1) toute forme de violence à l’encontre des filles et des femmes (plus rarement des hommes et des garçons); 2) la violence est planifiée; 3) le mobile est que l’on considère que la femme a déshonoré ou peut déshonorer la famille, notamment en raison de ses comportements sociaux et sexuels, et il faut protéger et/ou rétablir l’honneur perdu ; 4) la violence est utilisée pour contrôler le comportement social ou sexuel d’une personne afin que celle-ci se conforme aux normes, aux valeurs et aux pratiques liées aux traditions ou coutumes d’un groupe; 5) la violence est également utilisée en guise de sanction ou de correction en réponse à un comportement jugé ou perçu inapproprié; 6) l’exécution du crime peut impliquer plusieurs membres de la famille, y compris les parents, les soeurs, les frères, les cousins, les oncles, les grands-parents, etc.; 7) la famille élargie, dont celle qui demeure encore au pays d’origine, ainsi que la communauté, font pression sur la famille directe pour que l’honneur soit sauvegardé; 8) les agresseurs ne montrent pas de remords, ils se considèrent victimes du comportement de la femme et croient que leur acte sert à protéger l’honneur de la famille.

Les VBH comprennent un cumul de violences, entre autres les mutilations génitales féminines (MGF), l’imposition du test de virginité et l’hyménoplastie, le mariage forcé et précoce, le mariage polygame, l’enlèvement et le renvoi dans le pays d’origine. Différentes formes de blessures psychologiques et physiques pouvant connaître une issue fatale telle que le suicide ou le féminicide peuvent également s’inscrire dans le continuum des VBH (CSF, 2013; Harper et al., 2014; Jimenez et al., 2017, 2022a; TCRI, 2014). Plusieurs chercheur.se.s et organismes québécois considèrent également le contrôle excessif comme partie intégrante des VBH (Bouclier d’Athéna Services familiaux, 2015; Conseil du statut de la femme du Québec, 2013; Harper et al., 2014).

LES VIOLENCES BASÉES SUR L’HONNEUR (VBH) DANS UN CONTEXTE MIGRATOIRE

La majorité des écrits sur le sujet affirment que les VBH ne sont exclusives ni à une culture ni à une religion, mais sont plutôt le résultat d’un système patriarcal fondé sur un principe de domination de l’homme sur la femme (Geadah, 2016; ONU, 2011; TCRI, 2014a, 2014b). Or, actuellement, au Canada, il appert que cette réalité touche principalement les filles et les femmes de familles issues de l’immigration (Jimenez, 2017; Jimenez et al., 2022a).

Auparavant, dans les années 1970 au Québec, les VBH touchaient notamment les Québécois, plus concrètement, des femmes enceintes et célibataires appelées « filles-mères » qui étaient perçues comme déshonorant leur famille. Afin de sauvegarder l’honneur familial, elles étaient cachées pendant leur grossesse. Lorsqu’elles accouchaient, leurs enfants, alors surnommés « enfants du péché » ou « enfants illégitimes », étaient placés dans des crèches ou des orphelinats avec le consentement et l’implication des grands-parents maternels. Ils étaient ensuite confié.e.s en adoption par l’Église catholique (Dumont, 1994).

Dans le cadre de la présente recherche en contexte de protection de la jeunesse, les intervenant.e.s et les gestionnaires de la DPJ du CCSMTL participant associent à l’unanimité les cas de VBH rencontrés dans leur contexte de travail à des communautés issues de l’immigration (Jimenez et al., 2022a). De plus, tous les cas de VBH ayant été signalés à la DPJ du CCSMTL en raison d’une compromission soupçonnée ou avérée de leur sécurité ou de leur développement potentiellement lié à des enjeux d’honneur touchent une population issue de l’immigration.

Au Québec, comme ailleurs, les familles immigrantes arrivent avec un bagage culturel propre à leur pays d’origine (Legault et Rachédi, 2008; Vatz-Laaroussi, 1993; Vatz-Laaroussi et al., 2008). Les croyances de certaines familles sont ancrées dans des idéologies dites « traditionnelles », où l’humilité, la virginité, l’hétéronormativité (Mojab, 2012), ainsi que la capacité de procréation de la femme, sont hautement prisées. L’adaptation à des normes sociales et culturelles du pays d’accueil est considérée comme étant l’un des stresseurs les plus importants dans une trajectoire d’intégration souvent qualifiée de « choc culturel » (Bérubé, 2004; Cohen-Émerique, 1980; Legault et Lafrenière, 1992). Dans un contexte lié aux défis des processus d’acculturation et de transmission intergénérationnelle des valeurs, plusieurs zones culturellement sensibles – ou zones d’incompréhension culturelles – peuvent apparaître entre les jeunes filles et leurs parents (Cohen-Emerique, 2011). Ces zones sensibles concernent entre autres, les valeurs et normes familiales, les représentations du rôle parental et de l’autorité du père, les rapports à la liberté, au genre, au corps, à l’intimité et à la sexualité, ainsi que les rôles sexuels et les rapports entre les hommes et les femmes (Jimenez et al., 2022a). Plus l’écart est important entre les valeurs de la société d’accueil et celles de la société d’origine, plus le « choc culturel » risque d’être grand (Cohen-Émerique, 1980).

Or, lorsque des jeunes filles adhérant aux idéologies de la culture dominante parviennent à l’adolescence et qu’elles sont en quête d’identité, celles-ci peuvent adopter des comportements jugés inacceptables par leur famille : porter une tenue jugée provocante, refuser de porter le voile, parler à des hommes dans la rue, consommer de l’alcool ou des drogues, défier l’autorité parentale, refuser un mariage arrangé, avoir des relations sexuelles hors mariage, se révéler infertile, être soupçonnée d’infidélité (Muhammad, 2010), n’en sont que quelques exemples. La majorité des familles qui vivent de telles difficultés parviennent à réguler les conflits, notamment en s’appuyant sur le soutien de leur communauté (Malhamé, 2010; Vatz-Laaroussi, 2009; Vatz-Laaroussi et al., 2008). Toutefois, dans le but de sauvegarder et de rétablir l’« honneur » perdu, plusieurs familles peuvent faire pression, blesser ou, dans les cas extrêmes, tuer la jeune fille (Boudjak, 2007; Muhammad, 2010). La « culture de l’honneur » repose donc sur la réputation et les comportements sexuels des filles et des femmes qui en font partie (Arin, 2001; Merry, 2009). Il devient alors impératif, pour les membres de la famille, de contrôler étroitement les comportements sexuels de celles-ci et de veiller à proscrire tout ce qui pourrait entacher leur réputation aux yeux de la communauté (Payton, 2014; Schlytter et Linell, 2010). En transgressant les codes de l’« idéologie de l’honneur » de façon avérée, suspectée ou potentielle), les filles et les femmes se verront accusées de faire honte à toute la famille (Geadah, 2016; Rodriguez et al., 2008).

On associe souvent les « crimes d’honneur » à des « pratiques barbares » venant d’ailleurs[4]. Toutefois, la « culture d’honneur » possède, aux yeux des communautés qui y adhèrent, plusieurs fonctions positives et protectrices. Face à une culture dominante et un environnement non familier, certains peuvent adopter des conduites parentales rigides à l’égard de leurs enfants, et plus particulièrement leurs filles, dans le but avoué de les protéger de dangers réels ou perçus (Korteweg, 2012).

Ainsi, cette contribution s’insère dans un contexte migratoire , du fait que la réalité complexe des VBH au Québec touche particulièrement les familles et plus spécialement les femmes et les filles issues de l’immigration. Les défis des trajectoires migratoires et d’intégration des familles au pays d’accueil incarnent donc un élément essentiel pour saisir le phénomène des VBH dans toute sa complexité. Le tout afin de mieux prévenir et développer une intervention qui soit adaptée aux besoins des victimes. Or, l’intervention en contexte multiculturel comprend son lot de défis qui impose à son tour une capacité d’adaptation et une sensibilité culturelle de la part des intervenant.e.s.

MÉTHODOLOGIE

Pour mieux comprendre la problématique des VBH, les défis de dépistage et d’intervention en protection de la jeunesse, ainsi que les stratégies mises en place pour protéger les victimes et accompagner les familles, la recherche Comprendre les pratiques d'intervention interculturelle auprès des filles et leurs familles en contexte de crimes commis au nom de l'honneur au Québec[5] a vu le jour. Cette recherche s’avère être une activité partenariale de mobilisation de connaissances auprès de la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ) du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal (CCSMTL)[6].

Cette contribution, dans un but de dépistage et d’intervention, vise à comprendre la problématique spécifique du contrôle excessif dans des familles issues de l’immigration en contexte de VBH au Québec. Pour y arriver, la méthodologie de recherche s'appuie sur une diversité de méthodes de collecte de données. Plus concrètement, à la suite d’une recension des écrits scientifiques et rapports institutionnels majoritairement québécois sur la problématique, une enquête de terrain a été menée au sein de la DPJ du CCSMTL. Pour connaître différents points de vues et expériences à l’égard des VBH, des groupes de discussion ont été réalisés auprès d’intervenant.e.s (quatre groupes, 42 répondant.e.s) et de gestionnaires (deux groupes, 18 répondant.e.s). Ensuite, des entretiens individuels semi-dirigés ont été menés auprès de sept intervenant.e.s, un consultant transculturel et quatre gestionnaires, ainsi qu’auprès de trois jeunes filles prises en charge par la DPJ en situation de VBH. Les entretiens portaient notamment sur quatre éléments : 1) Identification de la problématique (définition et compréhension des VBH); 2) Intervention en contexte de VBH (défis et capacité d’intervention de l’intervenant.e et de l’institution elle-même); 3) Vécu et besoins de l’intervenant.e face à un dossier de VBH; et 4) Sugestions et pistes d’action afin d’améliorer leur intervention en contexte de VBH. Finalement, trois jeunes filles prises en charge par la DPJ en situation de VBH ont été rencontrées afin de comprendre leurs trajectoires migratoires, familiales et de victimisation.

Enfin, dans le but de réaliser des études de cas, la DPJ/PJ du CCSMTL a fourni une base de données composée des 42 dossiers, dont 30 familles, ainsi que d’usagères extraites de la plateforme informatique PIJ-Projet intégration jeunesse,[7] de toutes les jeunes signalées entre 2012 et 2017 en raison d’une compromission soupçonnée ou avérée, de leur sécurité ou de leur développement potentiellement menacés en raison d’enjeux d’honneur au sein de leur famille. Toutes les familles répertoriées dans l’ensemble des dossiers de la DPJ/PJ sont issues de l’immigration. Un peu plus de la moitié d’entre elles appartiennent à la première génération d’immigrants (nées à l’extérieur du pays) et les autres à la deuxième génération (nées au Canada de parents nés à l’étranger). Parmi les cas répertoriés, plus de 17 pays d’origine ont été dénombrés ainsi qu’une appartenance à au moins trois religions distinctes (réf. anonymisée). À partir de l’ensemble de dossiers, l’analyse a notamment porté sur les dynamiques familiales et des trajectoires migratoires, des motifs de compromission sous la LPJ, des manifestations et des conséquences du contrôle excessif sur les jeunes victimes et des approches d’intervention en contexte des VBH.

Finalement, autre qu’une méthodologie qualitative auprès de la DPJ du CCSMTL, et afin d’examiner la façon dont le contrôle excessif est compris et traité au sein des tribunaux, une analyse jurisprudentielle a été réalisée. Au total, 492 décisions de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec en matière de la LPJ contenant le mot clé « contrôle excessif » ont été repérées entre septembre 2001 et avril 2018. Dans le cadre de la présente recherche, 17 jugements ont été étudiés en profondeur. Ces jugements ont été choisis en raison de leur degré de pertinence et du fait que l’existence du contrôle excessif a été clairement statuée.

Cette contribution présente donc un portrait du contrôle excessif sur différents angles à partir des résultats de la triangulation des outils de cueillette et de traitement des données.

COMPRENDRE LE CONTRÔLE EXCESSIF CHEZ LES JEUNES FILLES EN CONTEXTE DE VBH

Afin de mieux comprendre la notion du contrôle excessif, cette section présente d’abord, une brève recension des écrits des chercheur.se.s et des rapports des organismes québécois. Le tout sera ensuite complété par des résultats d’analyse de cas et des entretiens individuels et de groupe réalisés à la DPJ du CCSMTL. Finalement, l’analyse jurisprudentielle des décisions à la Chambre de la jeunesse en protection de la jeunesse montrera l’interprétation juridique effectuée à l’égard du concept de contrôle excessif.

RECENSION DES ÉCRITS AUTOUR DU CONTRÔLE EXCESSIF

Tout comme les VBH, il n’existe pas de définition juridique du contrôle excessif et c’est rare la littérature portant sur cette notion auprès des mineurs[8] (Jimenez, 2022a). Or, en dépit d’une définition, plusieurs chercheur.se.s et organismes québécois, se sont prononcés sur les caractéristiques de la problématique. Pour Chavarria (2015), qui étudie le contrôle excessif en tant que mauvais traitement psychologique en contexte de protection de la jeunesse, ce type de contrôle s’exprime en général par des gestes de manipulation ou d’abus de pouvoir, ou lorsqu’un enfant est soumis à des contraintes et interdits constants.

Dans la Grille d’indicateurs de risquede VBH[9] (Bouclier d’Athéna Services familiaux, 2015), élaborée au Québec par le Comité multiorganisme sur les VBH, le contrôle, ou la discipline excessive se retrouve parmi les indicateurs possibles de VBH. Ainsi, sans le définir, la Grille suggère plusieurs manifestations permettant de l’identifier, dont la vérification d’un contrôle des fréquentations, des sorties et des finances (retenue des salaires), de l’apparence vestimentaire et du maquillage, des moyens de communication (téléphone cellulaire, internet, etc.) et de la sexualité. De plus, la Grille indique qu’il peut arriver, dans certaines situations, que le contrôle et la domination soient tels, que les droits fondamentaux de la personne en soient brimés.

Abondant dans le même sens, la Table de concertation des organismes au service des personnes réfugiées et immigrantes (TCRI), dans son Répertoire sur les VBH à l’intention des intervenants et des femmes: Comprendre pour agir (2014c), se prononce également sur le contrôle excessif. Il est qualifié, tout comme les divers interdits (de l’habillement, de sorties ou de fréquentations, d’une relation amoureuse sous la menace) et la surveillance en continu par un ou plusieurs membres de la famille ou du groupe comme étant des signaux d’alerte de VBH.

Pour sa part, le Conseil du statut de la femme (CSF) du Gouvernement du Québec, dans son avis Les crimes d’honneur : de l’indignation à l’action, parle du contrôle excessif en termes de mesures coercitives et considère que ces mesures « vont des menaces et des violences verbales aux châtiments corporels, en passant par le chantage et les pressions affectives et financières, ainsi que l’isolement au sein de la famille, la séquestration, la surveillance […] » (2013, p. 42). Le CSF, reconnaît également que les jeunes filles et les femmes sont souvent plus étroitement contrôlées que leurs homologues masculins et que « c’est généralement à l’adolescence, donc à l’enseignement secondaire, que les conflits liés à l’honneur se manifestent » (ibid., p. 121), notamment lorsqu’apparaît un désir d’autonomie face à l’autorité parentale (Geadah, 2016). Ce type de conflit s’accompagne fréquemment d’un contrôle excessif exercé par les parents et/ou d’autres membres de la famille pouvant prendre les formes suivantes : contrôle sévère en ce qui concerne la réussite scolaire et le choix de carrière; surveillance à l’école par la fratrie, minutage et contrôle du temps de déplacement entre l’école et la maison, accompagnement de la fille tout au long de son trajet entre la maison et l’école, refus de sorties, organisation physique de la chambre où toute intimité est impossible, etc. Plus précisément, le contrôle excessif visant à préserver l’honneur implique fréquemment l’imposition d’un code vestimentaire, y compris l’interdiction de porter des vêtements considérés révélateurs et de maquillage. Et, pour éviter le risque de relations amoureuses pouvant compromettre la réputation ou la virginité d’une jeune fille, l’interdiction de parler à des garçons ou de participer à des activités sociales. De plus, l’opposition fréquente des jeunes à ce genre de restrictions peut entraîner des sanctions, comprenant menaces, coups, séquestration, isolement, voire même l’imposition d’un mariage forcé pour mater une jeune fille rebelle (p. 70).

À la suite de cette recension doctrinale très sommaire du concept du contrôle excessif en contexte de VBH, le coeur de cet article vise à présenter les résultats des analyses des cas, des entretiens et des décisions jurisprudentielles à l’égard du contrôle excessif auprès des mineures en contexte de VBH.

ÉTUDES DE CAS ET ANALYSE D’ENTRETIENS AUTOUR DU CONTRÔLE EXCESSIF

La triangulation de l’étude de cas retenus en protection de la jeunesse liée aux VBH et les témoignages des filles, d’intervenant.e.s, des gestionnaires et la consultante transculturelle de la DPJ du CCSMTL permettent d’illustrer les diverses manifestations du contrôle excessif et de conclure que le contrôle excessif n’est pas un geste isolé. Au contraire, il constitue un cumul d’obligations et d’interdits dans différentes sphères de la vie des filles. Par exemple, certaines jeunes filles issues de l’immigration subissent un contrôle sévère de la part de leurs parents en ce qui concerne leur réussite scolaire et leur choix de carrière. Ces derniers exigent que leur fille poursuive ses études en ingénierie, en droit ou en médecine, puisque ces professions sont associées à un statut social élevé. La pression vécue à l’école est corroborée par une jeune fille rencontrée qui a rapporté ne pouvoir avoir une vie d’adolescente et devoir toujours rester seule à étudier à la maison, puisque ses parents ne se montrent jamais satisfaits de ses résultats scolaires.

Il y a également le contrôle excessif et la surveillance à l’égard des sorties et déplacements des filles. De ce fait, plusieurs répondantes rapportent que leurs parents surveillent étroitement leur horaire quotidien pour s’assurer qu’elles rentrent directement à la maison après leurs cours. Elles sont souvent minutées dans leurs déplacements et sévèrement réprimandées si elles prennent du retard. De plus, divers intervenant.e.s expliquent que certaines jeunes filles sont étroitement surveillées par la fratrie fréquentant la même école.

Il y avait un contrôle excessif dans la famille, c'est-à-dire que, euh… la jeune fille, aussitôt que les parents sortaient à l’extérieur, elle était privée de tout appareil électronique. Elle n’avait pas le droit d’entrer en contact avec l’extérieur. À l’école aussi, il y avait un contrôle de la part des parents, c'est-à-dire qu’ils surveillaient comment la jeune fille se déployait à l’école.

Intervenant.e

Le contrôle excessif est aussi à l’égard de l’apparence et des comportements des jeunes filles. Selon les répondant.e.s et l’analyse des cas, cette dernière se doit d’être contrôlée autant dans sa dimension des codes moraux (obligation de prier, obligation de manger que de la nourriture traditionnelle, interdiction de fumer, de consommer de l’alcool ou des drogues, etc.) que dans sa dimension physique (imposition d’un code vestimentaire, interdiction de se maquiller, etc.) : « Il était tellement abusif! Il voulait que j’attache mes cheveux. Je peux même pas mettre des vernis à ongles. Il voulait que je coupe mes ongles » raconte une des adolescentes qui souligne que, selon son beau-père, se promener les cheveux détachés « c’est faire la pute ».

Le contrôle excessif est surtout présent à l’égard des relations sociales et amoureuses, mais notamment sexuelles. Ainsi, les jeunes filles se voient interdire de sortir avec des ami.e.s après l’école, d’aller danser, etc. De plus, comme la réputation des jeunes filles demeure souvent liée à la préservation de leur virginité, plusieurs d’entre elles rapportent également se voir interdire de parler aux garçons de leur école, même si elles fréquentent une école mixte, ou d’entretenir des fréquentations ou des relations amoureuses.

Bref, les jeunes filles victimes voient leur vie contrôlée de façon continue et à plusieurs niveaux. Une adolescente en protection de la jeunesse résume ainsi sa situation :

J’avais un cellulaire caché pour que je puisse texter mes amis. Puis là, on le cachait dans notre armoire, puis tout. Des fois, quand il voulait, il est comme : « Ah aujourd'hui, je vais fouiller votre chambre! » Puis il fouillait notre chambre en entier. […] il nous contrôlait comme une marionnette […] mon beau-père, il était tellement contrôlant, il fouillait mon sac. Un jour, il venait d’un coup dans notre chambre, il disait : « Bon, on va fouiller tout. » Il fouillait tout puis tout.

De leur côté, les intervenant.e.s et gestionnaires de la DPJ ayant participé à la recherche ont présenté des situations relevant d’une problématique de contrôle excessif qui corroborent les témoignages des adolescentes rencontrées :

C’est une accumulation de choses. Les jeunes, ils vont parler : c'est le contrôle pour rentrer de l’école, les amis qu'ils fréquentent, les activités qu’elles font, l’habillement… Si elles se maquillent… si elles ont accès à des réseaux sociaux… si elles s’affichent, si elles fréquentent d’autres garçons…

On a une mère qui est en recherche de… tu sais, elle pourrait être une très bonne inspectrice de police, là. Elle est intense. Les frontières, il y en a pas : on va aller fouiller dans les journaux intimes, on va aller fouiller dans les comptes Facebook, va aller fouiller… se permet beaucoup, euh… récolte des preuves, confronte ses filles, euh… Puis dans la dynamique familiale, c'est maman qui est beaucoup plus pratiquante que papa.

ANALYSE JURISPRUDENTIELLE AUTOUR DU CONTRÔLE EXCESSIF

L’analyse jurisprudentielle des décisions traitant des situations liées aux VBH corrobore autant les écrits doctrinaux que les récits des répondant.e.s. Ainsi, dans la majorité des cas où le contrôle excessif est conclu par le.la juge, ceci se manifeste par une surveillance étroite dans différentes sphères de la vie de leur fille, comme le témoignent plusieurs extraits judiciaires de la Chambre de la jeunesse en protection de la jeunesse[10]( Jimenez, 2022a) : « [Le père] contrôle avec excès ses allées et venues, ses fréquentations, ce qui provoque des conflits majeurs »; « [Les parents] contrôlent notamment son heure d'arrivée à l'école. Le soir, l'adolescente ne peut rester après les classes pour participer à des activités. »; « La mère devient intrusive et excessive dans ses réactions, elle fouille les affaires de sa fille, elle communique avec ses amis ».

Devant le tribunal, plusieurs jeunes ont également témoigné que leurs parents lisaient le contenu de leurs conversations sur les réseaux sociaux. Dans bon nombre de cas, le contrôle excessif était déployé dans le but de contrôler la sexualité des adolescentes parce qu’elles avaient commis des gestes à caractère sexuel ou parce qu’elles étaient soupçonnées d’en commettre (Jimenez, 2022a) : « Le père exerce un contrôle excessif sur son habillement, la traite de noms (« grosse pute, prostituée ») ». Le tout se traduit par un « contrôle coercitif » d’« extrême rigidité » associé à des « comportements abusifs ». Dans un cas concret[11], une adolescente de 14 ans affirme que sa mère contrôle son habillement, la nourriture qu’elle consomme et même ses fréquentations, lui interdisant de sortir sans lui fournir de raisons « valables » à ses yeux. L’adolescente décrit, en détail, les deux occasions où sa mère vérifie si elle est toujours vierge. C’est ainsi que l'adolescente s’est retrouvée, à deux reprises, sans sous-vêtements, jambes écartées, touchée et manipulée par sa mère. L’adolescente dit s’être prêtée à cet examen qu’elle qualifie d’humiliant. À chaque fois, elle a ressenti une vive colère et une profonde humiliation.

De plus, à la lecture des jugements, la problématique est souvent présente dans une dynamique familiale où la mère et d’autres membres de la fratrie subissent également du contrôle excessif (Jimenez, 2022a) : « Le contrôle omniprésent du père sur l’ensemble de la famille, a rendu le climat de la vie familiale intenable, voire insoutenable » et « le dénigrement, les propos humiliants et le contrôle excessif étaient devenus le mode de vie du père dans leur vie»; « Les trois enfants ont également été soumis à un régime éducatif démesurément sévère »; « Monsieur a exercé un contrôle excessif malsain sur toute la famille. »

INDICATEURS DU CONTRÔLE EXCESSIF CHEZ LES JEUNES FILLES EN CONTEXTE DE VBH

La triangulation des données recueillies à partir de la revue de littérature, des entretiens individuels et de groupe, de l’analyse jurisprudentielle et des études de cas a permis de dégager plusieurs caractéristiques du contrôle excessif en contexte de VBH. Ces caractéristiques permettent de faciliter l’identification de ce contrôle excessif: la multiplicité des acteurs le perpétrant; le but visé par le contrôle et sa double fonctionnalité; l’impact sur la victime (incluant les mauvais traitements psychologiques). Le tout en tenant compte que le contexte migratoire des familles est un élément transversal dans l’ensemble des cas étudiés.

Premièrement, sur le terrain, les intervenant.e.s et les gestionnaires à la DPJ du CCSMTL s’entendent pour dire que le contrôle excessif, au même titre que les VBH, peut être exercé par plusieurs membres de la famille et de la communauté. Cet élément, également confirmé au sein de la littérature, s’avère être un critère de distinction entre les VBH et les autres types de violences familiales, y compris les violences conjugales.

C’est un contrôle excessif de la part d’un membre de sa famille. Souvent, c'est les parents ou le père. Ça peut être également un membre de la fratrie ou peut-être aussi un membre de la communauté, là, très influent.

Gestionnaire DPJ

Si dans l’exécution du contrôle excessif, les parents demeurent les acteurs prédominants, les participant.e.s soulignent le rôle de la fratrie, qui s’avère souvent constant et déterminant dans la manière dont le contrôle est déployé.

Son frère fait du contrôle excessif, qu’elle juge excessif, il veut toujours savoir avec qui elle sort, … Il a comme un rôle d’autorité. […] Le jeune est très contrôlant.

Intervenant.e DPJ

On a parlé de contrôle, mais de la fratrie, dans le fond, lorsque la fille est victime de contrôle et de représailles d’un de ses frères qui a un mandat. Ça fait que ça, c'est une autre forme de contrôle, d’être suivie, d’être harcelée.

Intervenant.e DPJ

Deuxièmement, le contrôle excessif présente une double fonctionnalité. Ainsi, afin de mieux identifier le contrôle excessif dans un contexte de VBH, il est approprié de se focaliser sur l’objectif parental, familial ou communautaire derrière le contrôle. En effet, autre que la protection de la santé ou de la sécurité de la jeune fille, le contrôle excessif vise notamment à faire respecter les valeurs et les codes culturels de la famille et à prévenir ce que cette dernière perçoit comme des comportements déshonorants. Dans le cas où l’entourage considère que la jeune fille en question a adopté une attitude déshonorante, il peut réagir en mode répressif.

Mais quand est-ce qu'on tire la ligne entre qu'est-ce qui est excessif ou pas? Pour certains parents, le contrôle est mis en place parce qu'ils craignent, ils veulent protéger… une surprotection, tu me diras, mais dans un but de protection. Alors que dans les VBH, le contrôle excessif n’est pas fait dans un but de protection. Il est fait dans un but… ben, de protection, oui, mais de l’honneur, protéger l’honneur … le contrôle excessif n’est pas nécessairement dans l’optique de protéger la jeune.

Intervenant.e DPJ

Le contrôle excessif en situation de VBH comporte alors deux fonctions. Les intervenant.e.s et les gestionnaires perçoivent le contrôle excessif d’abord comme un moyen de prévenir un comportement perçu par la famille comme étant déshonorant (mauvaises fréquentations ou relations exogames, habillement ou maquillage « occidental », etc.) et ensuite, comme un moyen de rétablir ou de corriger les « écarts » culturels ou moraux commis. Le contrôle excessif se déploie toujours dans un climat de contraintes au sein duquel les menaces et les représailles sont monnaie courante.

Je vois ça comme une façon de contrôler, dans le fond, les agissements en fonction des barèmes culturels ou des barèmes, je dirais, moraux qui sont établis. C'est une façon de contrôler […], mais je le perçois aussi pour encadrer, éviter que ça sorte de certains barèmes. Ça fait que je vois ça comme un contrôle par différents moyens qui sont violents pour éviter qu'il y ait des écarts ou pour corriger, selon leurs perceptions, des écarts qui auraient été commis.

Intervenant.e DPJ

On a également souvent, beaucoup de menaces… violence psychologique sous forme de contrôle, pas juste physique, mais également psychologique en termes de pensées, en termes de valeurs. Et comme quoi si la personne en question déroge, pourrait avoir des représailles importantes de différentes natures.

Gestionnaire DPJ

Troisièmement, le contrôle excessif en contexte de VBH vise notamment le contrôle social et sexuel des femmes et des jeunes filles, du fait qu’elles doivent rester « honorables » :

La violence basée sur l'honneur, c'est le contrôle de la sexualité de la femme, de l’adolescente ou de la femme adulte, là, de la part des hommes.

Adjointe clinique DPJ

Si t’es une bonne fille, t’es une bonne femme. T’es une bonne femme : t’es une bonne femme pour la société. » Mais parce que dans la famille, je dois être disciplinée, je dois être neutre, je dois comme être toute gentille…

Adolescente sous la LPJ, en parlant de ce que son beau-père le disait

Quatrièmement, il est important de vérifier quel est l’impact du contrôle sur la victime. C’est-à-dire, est-ce qu’en vertu de la LPJ, la sécurité ou le développement de la jeune fille est compromis en raison du contrôle parental?

CONSÉQUENCES PSYCHOLOGIQUES ET COMPORTEMENTALES DU CONTRÔLE EXCESSIF CHEZ LES FILLES ISSUES DE L’IMMIGRATION

Le Conseil du statut de la femme (CSF) (2013) affirme que le contrôle excessif au nom de l’honneur familial auquel sont soumises bon nombre de jeunes femmes les prive du droit d’orienter leur propre destinée. Empêchées d’avoir des fréquentations en dehors de leur famille ou de leur communauté, plusieurs d’entre elles se résignent à accepter un mariage arrangé pour acheter la paix ou pour éviter la rupture avec leur famille. En effet, le fait de restreindre les contacts sociaux auprès des garçons peut générer chez certaines jeunes filles une vulnérabilité face aux mariages forcés ou précoces, ou encore aux mariages arrangés avec un homme qu’elles ne connaissent pas. Par exemple, en décembre 2001, une jeune fille, issue de l’immigration,s’est jetée devant les rames d’un métro avec son amoureux pour échapper au mariage arrangé par ses parents (CSF, 2013).

Le Bouclier d’Athéna Services Familiaux constate que face au contrôle excessif, la jeune peut adopter plusieurs réactions telles que cacher constamment des objets (cellulaire, livres, vêtements, cadeaux, etc.), cacher une relation amoureuse, défier l’autorité et le contrôle parental ainsi que développer des troubles de comportements sérieux qui peuvent se manifester entre autres par des pratiques d’automutilation, des fugues, une consommation d’alcool ou de drogues, le fait d’entretenir de mauvaises fréquentations, etc. (Pontel, 2019). Malheureusement, les parents qui tentent de prévenir ou de corriger ce type de comportements, en contrôlant l’environnement social de leur fille de manière excessive afin de préserver son honneur, provoquent souvent des effets néfastes au sein de la dynamique relationnelle de leur famille.

À la lumière de ces propos, il est possible de constater que le contrôle excessif a un impact négatif sur le développement, car il constitue un frein à l’intégration sociale des jeunes filles qui le subissent, contribuant ainsi à leur isolement. Le stress généré par ce contrôle entraîne bien souvent des conséquences chez ces jeunes filles. Il se répercute également dans leur rapport à l’école, par des difficultés émotionnelles, interpersonnelles, d’apprentissage, etc. Malheureusement, les rares jeunes filles qui osent se confier à un intervenant scolaire sont bien souvent confrontées à des adultes ne sachant pas comment les aider. Il arrive également que des écoles constatent avec impuissance, après les vacances d’été, la disparition de certaines jeunes filles qu’ils savaient soumises à des pressions et un contrôle liés à l’honneur (CSF, 2013).

Dans le cadre de la recherche, autant des adolescentes que des intervenant.e.s et gestionnaires à la DPJ ont fait part des différents impacts du contrôle excessif sur les jeunes victimes. Tout d’abord, corroborant la revue de littérature face au contrôle excessif, la jeune femme peut défier l’autorité et le contrôle parental et adopter plusieurs réactions telles que : cacher des objets, dont le cellulaire; cacher une relation amoureuse et sexuelle; se montrer introvertie et obéissante à la maison, contrairement à l’adolescente plus extrovertie à l’extérieur en adoptant un changement de vêtements, de maquillage, de cheveux détachés, etc.

À partir des différents témoignages, une liste non exhaustive des conséquences psychologiques et comportementales du contrôle excessif vécues par les victimes a pu être répertoriée. Ainsi, par crainte d’être surveillées et de souffrir de menaces et de représailles, elles peuvent avoir peur de sortir dans la rue et de tomber sur quelqu’un de la famille ou de la communauté, ce qui cause de la solitude et de l’isolement social; elles expriment également la crainte d’être frappées ou même d’être tuées; elles vivent des difficultés à l’école (baisse de rendement scolaire, manque de concentration, anxiété de performance, etc.); elles prennent des antidépresseurs; les jeunes filles vivent un sentiment de déloyauté envers leur famille et leur communauté; elles ressentent un sentiment de culpabilité et de préoccupation en regard de l’impact de leurs comportements sur le reste de la famille (notamment sur les autres soeurs ou sur leur mère) ainsi que sur la dynamique relationnelle; il peut également y avoir une normalisation du contrôle et de la violence familiale, etc.

LE CONTRÔLE EXCESSIF : UN MAUVAIS TRAITEMENT PSYCHOLOGIQUE EN VERTU DE LA LPJ

La LPJ[12] a pour objectif la protection de l’enfant (0-17 ans) dont la sécurité ou le développement est ou peut être considéré comme compromis (art. 2). En vertu de son article 38. c), les mauvais traitements psychologiques font partie des motifs de compromission. Plus précisément, on entend par mauvais traitements psychologiques « lorsque l’enfant subit, de façon grave ou continue, des comportements de nature à lui causer un préjudice de la part de ses parents ou d’une autre personne et que ses parents ne prennent pas les moyens nécessaires pour mettre fin à la situation » (article 38.c).

L’Assemblée nationale du Québec a adopté en 2016 la Loi apportant diverses modifications législatives pour renforcer la protection des personnes[13]. Elle prévoit diverses mesures pour renforcer la protection des personnes considérées « parmi les plus vulnérables de notre société »[14], dont les personnes à risque ou victimes de VBH. La LPJ a été amendée de manière à inclure explicitement le « contrôle excessif » comme forme de mauvais traitement psychologique compromettant la sécurité ou le développement de l’enfant (art. 38c). Le contrôle excessif fait donc désormais partie des motifs de compromission énoncés formellement dans la LPJ. Ainsi, bien que la loi ne définisse pas le concept, les intervenant.e.s en protection de la jeunesse devant évaluer l’excessivité d’un contrôle vérifient, comme dans tout cas de mauvais traitements psychologiques, si la nature du comportement cause un préjudice à l’enfant. À ce titre, la question à se poser demeure : l’enfant subit-il, de façon grave ou continue, un contrôle de nature à lui causer un préjudice au sens de l’article 38 c) de la LPJ ? (Jimenez, 2022a)

Le contrôle excessif, ça ne va pas être défini en tant que tel, mais il est relié à la définition du mauvais traitement psychologique du 38c [de la LPJ], tu sais. Elle est là, la définition, en quelque sorte. […] Pour nous donner un angle d’intervention, on se dit que le contrôle est tellement excessif, il est tellement grave et/ou continu que ça a un impact sur l’état psychologique de cet enfant-là. C'est pour ça qu'on dit : le mauvais traitement psychologique. […] Ça fait qu’elle est là, la ligne : quand le contrôle excessif du parent, c'est une attitude parentale aussi, tu sais, inappropriée. Un moment donné, elle est là, notre ligne. Tu sais, je veux dire : elle a 16 ans, elle a 17 ans, elle peut pas sortir dehors, elle est quasiment séquestrée. Ça, c'est des comportements des tiers qui ont un impact sur l’environnement psychologique, c'est ça.

Gestionnaire, DPJ

Dans le cadre de tout motif de compromission en vertu de la LPJ, la sécurité ou le développement de l’enfant doit être menacé. À cet égard, dans plusieurs décisions judiciaires de la Chambre de la jeunesse, analysées, l’âge, les besoins de l’enfant, ainsi que les moyens utilisés ont servi de critères pour déterminer le contrôle excessif: « comportements abusifs, compte tenu de l’âge de l’enfant et de l’intensité des moyens utilisés »; « Le père a de la difficulté à laisser [les] enfants agir en fonction de leur âge et leurs besoins. »; le contrôle excessif « compromet l’évolution de l’adolescente ».

Les intervenant.e.s et les gestionnaires en protection de la jeunesse rencontré.e.s s’entendent pour dire que pour être considéré excessif, le contrôle doit causer un préjudice psychologique sur la personne. C’est une condition sine qua non.

Pour nous donner un angle d’intervention, on se dit que le contrôle est tellement excessif, il est tellement grave et/ou continu, que ça a un impact sur l’état psychologique de cet enfant-là. C'est pour ça qu'on dit : le mauvais traitement psychologique. Donc on va sortir des éléments qu'on a par rapport aux mauvais traitements psychologiques, puis on va cocher contrôle excessif, par exemple

Gestionnaire DPJ

À partir du moment où le contrôle excessif ou le comportement des parents a un impact sur le développement des jeunes, sur leur fonctionnalité, ça a un impact sur leur socialisation, sur leur fonctionnement scolaire, etc.

Intervenant.e DPJ

Dans le même ordre d’idées, une gestionnaire de la DPJ avait déclaré :

Quand on parle de contrôle excessif, on parle d'enfants en besoin de protection, de jeunes filles dont on contrôle les sorties de façon vraiment exagérée, les allées et venues, les habillements, etc. […]Et là, il faut bien se comprendre que, dans le contrôle excessif, on est dans un contrôle qui nuit au développement, qui a vraiment des impacts sous l'angle du développement, du développement social, dans le fait de développer des relations avec sa communauté, avec son environnement, donc un épanouissement qui est vraiment normal.

INTERPRÉTATION JURISPRUDENTIELLE DES CONSÉQUENCES PSYCHOLOGIQUES ET COMPORTEMENTALES DU CONTRÔLE EXCESSIF

À l’égard de la notion juridique de contrôle excessif, l’analyse jurisprudentielle relève que celle-ci est souvent attribuée à des méthodes éducatives disproportionnées et déraisonnables adoptées par les parents. Elles ne peuvent d'aucune façon permettre à l’adolescente « de développer son autonomie et apprendre à faire des choix judicieux » ce qui « compromet l’évolution de[s] adolescente[s] » et porte « atteinte à leurs droits fondamentaux ». Conséquemment, ce sont « des jeunes qui ont souvent une adaptation plus problématique, tant sur les plans psychologique et social que sur le plan scolaire ».

De plus, la revue jurisprudentielle illustre que, sans exception, le contrôle excessif n’est jamais le seul motif de compromission en vertu de la LPJ (art. 38) pour lequel le signalement a été retenu (Jimenez, 2022a). Le contrôle est souvent accompagné d’autres formes de mauvais traitements psychologiques, de méthodes éducatives inadéquates, de négligence et même d’abus physiques. Les troubles de comportement sérieux sont également un motif de compromission qui accompagne souvent le contrôle excessif. C’est le cas notamment lorsque le jeune, « de façon grave ou continue, se comporte de manière à porter atteinte à son intégrité physique ou psychologique ou celle d’autrui […] » (art 38. h) de la LPJ). Cela se manifeste entre autres sous la forme de tendances suicidaires, d’automutilation, de consommation excessive de drogues ou d’alcool, de conduites violentes ou d’agressivité de nature offensive ou défensive dirigées contre autrui ou contre soi, de comportements sexuels non appropriés ou risqués, de mauvaises fréquentations et de fugues répétitives. Cela est ainsi confirmé au travers du récit d’une jeune fille rencontrée :

Juste à cause de ça, juste parce qu'il était contrôlant, j’étais pas capable de bien travailler à l’école…j’avais pas de si bonnes notes que ça. Puis vers 5e année, j'ai commencé à me couper. […]Puis là… ça a juste un peu dégénéré à la maison puis tout. C'est juste qu’il a commencé à « checker » mes bras, si je me coupais ou pas, … après, j'ai arrêté de me couper pour un bout de temps et j'ai commencé à prendre des pilules.

Adolescente DPJ

Dans un tel contexte, le lien de cause à effet n’est pas toujours clair entre le contrôle excessif exercé par la famille et les agissements des jeunes considérés comme présentant des troubles de comportement sérieux : Est-ce que le contrôle excessif est une conséquence des troubles de comportement sérieux de la jeune? Ou, au contraire, les troubles de comportement sérieux sont-ils une réaction au contrôle excessif familial?

DÉFIS D’INTERVENTION AUPRÈS DES FILLES VICTIMES DU CONTRÔLE EXCESSIF ET LEURS FAMILLES ISSUES DE L’IMMIGRATION EN CONTEXTE DE VBH

Le dépistage, l’évaluation et l’intervention auprès des jeunes filles victimes du contrôle excessif en contexte de VBH comportent plusieurs défis. D’abord, la reconnaissance de la problématique des VBH est relativement nouvelle. De ce fait, ce n’est pas l’ensemble des intervenant.e.s qui se sent à l’aise pour identifier le phénomène. De plus, c’est seulement depuis 2016 que le contrôle excessif est considéré comme étant un mauvais traitement en vertu de la LPJ. Ensuite, le système de protection de la jeunesse priorise le travail et l’implication des familles signalées afin de mettre fin à la situation qui compromet la sécurité ou le développement de l’enfant et à éviter qu’elle ne se reproduise (art. 2 de la LPJ). Or, considérant l’implication de membres de la famille nucléaire et élargie dans l’exercice des VBH, y compris le contrôle excessif sur la victime d’âge mineure, la participation de ceux-ci dans la protection de l’enfant doit être évaluée et utilisée avec diligence. Il importe d’établir rapidement un filet de sécurité qui doit prendre en considération les particularités des VBH, mais également le maintien du lien de confiance autant avec la famille, qu’avec la jeune victime. Ces considérations rendent très complexes les interventions de protection à réaliser.

Selon les données obtenues, les victimes du contrôle excessif lié aux VBH identifiées en protection de la jeunesse sont toutes issues de l’immigration. Le contexte migratoire dans les trajectoires de vie des victimes doit être tenu compte pour la bonne compréhension de la problématique et une intervention adaptée (Jimenez, 2022b, 2022c). En vertu de la LPJ, toute intervention doit favoriser la création d’un lien de confiance entre les parties (les enfants signalés et leurs familles). Or, dans un contexte multiculturel, ceci comporte plusieurs défis, dont les obstacles reliés à la communication orale, l’incompréhension et la méconnaissance réciproque de l’autre culture, et cela peut s’avérer insécurisant pour les intervenant.e.s. L’intervention en contexte multiculturel impose à son tour une capacité d’adaptation de la part des intervenant.e.s. À cet égard, une intervention interculturelle, dans laquelle les intervenant.e.s développent des capacités réflexives et de décentration afin d’atteindre une capacité culturelle, est à préconiser. Dans un tel contexte, le rôle d’un.e consultant.e transculturel.le peut s’avérer fondamental puisqu’il utilise une approche interculturelle et systémique, guide et accompagne les intervenants qui travaillent auprès des familles ethnoculturelles (Jimenez et al, 2017; Jimenez 2022b, 2022c). En plus de donner des recommandations, les consultant.e.s sensibilisent les intervenant.e.s au niveau interculturel. Plus concrètement, elles.ils aident à comprendre la culture de l’intérieur, les crises identitaires en raison des doubles identités, les chocs culturels, les zones culturellement sensibles, les conflits intergénérationnels, les méthodes éducatives considérées au Canada comme déraisonnables, etc. Bref, la.le consultant.e transculturel.le aide à établir les liens entre les familles et les intervenant.e.s (Jimenez et al., 2017, 2022b).

En définitive, afin de mieux intervenir auprès des victimes du contrôle excessif en contexte de VBH et leurs familles issues de l’immigration, les intervenant.e.s doivent non seulement avoir une bonne compréhension de la problématique, mais doivent également développer des compétences culturelles.

CONCLUSION

L’approche par méthodes multiples (recension des écrits, analyse des cas, entretiens de groupe et individuels et analyse jurisprudentielle) a permis de mieux comprendre la problématique du contrôle excessif dans un contexte de violences basées sur l’honneur auprès des jeunes filles issues de l’immigration. Le tout dans le cadre spécifique de la protection de la jeunesse, plus concrètement à la Direction de la protection de la jeunesse du Centre intégré universitaire de santé et de services sociaux du Centre-Sud-de-l'Île-de-Montréal et des décisions de la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec en protection de la jeunesse.

La triangulation des données a permis de mettre de l’avant plusieurs constats. Premièrement, malgré une absence de définition du contrôle excessif, celui-ci s’avère une réalité clairement identifiée par différent.e.s intervenant.e.s du milieu, autant de la DPJ, que du système judiciaire. Deuxièmement, en raison que le contrôle excessif en situation de VBH comporte, notamment deux fonctions (prévenir le déshonneur et rétablir ou corriger l’honneur perdu), les analyses des cas et des récits concluent que le contrôle excessif peut se traduire par une variété de manifestations. Tout d’abord : interdire les « mauvaises fréquentations » ou les relations exogames; empêcher l’habillement, maquillage ou coiffure à l’« occidental »; restreindre l’utilisation du cellulaire et des réseaux sociaux; interdire l’inscription à des activités parascolaires et de fréquenter des ami.e.s après l’école; exercer une pression et des attentes scolaires disproportionnées, etc. Ensuite, ces interdictions et obligations sont accompagnées par des menaces et une surveillance étroite et continue de la part de différents acteurs, dont la famille et la communauté. Cela s’effectue à l’égard des sorties et de la fouille de la chambre et des effets personnels. Finalement, en cas de transgression des interdits ou des obligations, la jeune fille risque d’être l’objet de différentes formes de violences psychologiques (dénigrement, violence verbale, abus, etc.) et physiques.

Depuis 2016, le contrôle excessif est devenu de façon explicite une forme de mauvais traitement psychologique en vertu de la Loi de la protection de la jeunesse. De ce fait, le contrôle doit être grave, continu et doit causer un préjudice pour pouvoir considérer que la sécurité ou le développement de l’enfant est compromis. Bien que les différent.e.s intervenant.e.s du système de la protection de la jeunesse n’avaient pas besoin de cet ajout juridique pour identifier le contrôle excessif, maintenant, le fait qu’il soit officiellement considéré comme un mauvais traitement psychologique facilite le dépistage et l’intervention. Par ailleurs, dans tous les cas signalés, le contrôle excessif est accompagné d’un autre motif de compromission.

En résumé, et à partir de tous ces constats, il est possible de conclure que le contrôle excessif n’est pas un acte isolé. Au contraire, il constitue une dynamique et une stratégie de pouvoir parentale, familiale et communautaire composée d’un continuum d’actions, mais aussi d’un cumul d’obligations, d’interdits, de surveillance, de menaces et de représailles, et ce, dans le but de maîtriser principalement la vie sociale et sexuelle des jeunes femmes. Effectivement, le contrôle excessif en contexte de VBH est une violence genrée, du fait que c’est une violence fondamentalement faite aux filles et aux femmes. Dans une idéologie patriarcale, la réputation des jeunes filles demeure souvent liée à la préservation de leur virginité. Dans un tel contexte, le contrôle se traduit, dans bien des cas, par un contrôle motivé chez ceux qui l’exercent par le sentiment de devoir protéger et encadrer la vie sociale et notamment la sexualité des jeunes filles dont ils se sentent responsables.

Les récits des jeunes adolescentes et des acteurs et actrices du milieu rapportent que le contrôle excessif peut engendrer de nombreuses conséquences (stress et anxiété, manque de confiance, dépression, isolement forcé, peur, vivre des difficultés scolaires, etc.), le tout pouvant se traduire par des troubles de comportement sérieux de manière à porter atteinte à son intégrité physique ou psychologique, pouvant aller jusqu’à la consommation abusive d’alcool et de drogues, l’automutilation ou le suicide. L’ensemble représente une menace dans leur développement et peut souvent devenir un frein à l’adaptation sociale des jeunes filles, notamment pour celles qui sont issues de l’immigration, et peut nuire à leur intégration dans la société québécoise. Le tout faisant en sorte qu’elles vivent de la solitude et de l’isolement social. Dans ces conditions, la réadaptation et la réinsertion des victimes issues de l’immigration sont extrêmement difficiles et se compliquent du fait que souvent, elles ont comme seul repère leur famille et leur communauté.

En conclusion, le contrôle excessif exercé sur de jeunes filles en contexte de VBH comporte plusieurs défis en matière de dépistage, d’évaluation et d’intervention. La présente contribution visait à avoir un meilleur portrait de cette problématique complexe pas trop souvent étudiée. Une meilleure compréhension de la dynamique du contrôle excessif permettra de mieux prévenir et développer une intervention davantage adaptée aux besoins des victimes et familles issues de l’immigration.