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Déstigmatiser la santé mentale correspond à changer le visage que nous en avons esquissé au fil des ans dans notre société, à déconstruire les représentations qui entachent sa réputation et réduisent sa belle et riche complexité, afin que le recours à des services psychologiques puisse entrer dans nos moeurs. Cela implique de déstigmatiser aussi le visage du psychologue, en le rendant accessible et ouvert. Je crois que c’est un projet formidable et réalisable, à la condition de revisiter nos a priori, de se pencher sur notre façon de parler de la santé mentale et psychologique ou d’éviter le sujet, et en transformant nos structures de soins qui contribuent à maintenir une dichotomie entre la santé dite physique de celle dite mentale, favorisant ainsi les risques d’aliénation de cette dernière (sans jeu de mots).

Force est d’admettre que malgré les efforts de nos médias et de ceux de notre gouvernement pour parler un peu plus de la santé mentale dans la lignée des effets collatéraux engendrés par la pandémie actuelle, le manque de nuances et la transmission de préjugés tenaces dans la population continuent de ternir le visage de la santé mentale. Notre bonne volonté ne suffira pas, il faudra faire preuve de créativité et innover, car les habitudes sont persistantes et des années de stigmatisation ont laissé leurs marques dans les représentations qu’ont beaucoup de gens de la santé mentale et des facteurs qui y sont fréquemment associés, tels que la pauvreté, les problèmes de dépendance, la marginalité, l’itinérance, parmi d’autres. Je vous propose d’ouvrir une fenêtre sur un pan de notre histoire, et de faire un petit voyage sur le terrain de ma pratique de proximité, avant de vous proposer quelques pistes d’action qui pourront, je l’espère, stimuler votre réflexion et inspirer votre propre pratique.

LA SANTÉ MENTALE ET LE PSYCHOLOGUE : VICTIMES DE PRÉJUGÉS

Le centre de jour au sein duquel j’ai oeuvré pendant 22 ans, à titre de psychologue et conseillère clinique, a été créé pour accueillir des jeunes dits de la rue ou sans abri. Divers types de services ont été mis sur pied au fil des années afin de répondre aux besoins de ces jeunes en rupture de liens, en situation de grande précarité ou d’extrême marginalisation, en manque d’attachement et à risque d’abandon de soi. Des jeunes pour qui la rue, la marge ou l’engagement dans des activités illicites représentaient le plus souvent des options par défaut, par manque d’alternatives plutôt que des choix réellement assumés (Aubin, 2000, 2002, 2008; Flamand et Aubin, 2004).

Mon entrée en poste en 1997 a été marquée par l’encouragement de la direction à être très créatifs et autonomes, à faire preuve d’initiative et d’innovation. À l’instar de mes collègues intervenants, j’étais inspirée par l’audace, la bienveillance rassembleuse et le regard critique du fondateur, Emmett Johns. J’étais extrêmement stimulée par ce positionnement de l’organisation et par la confiance qu’elle nous démontrait. Une posture qui valorisait l’autonomie professionnelle de chacun et chacune d’entre nous. Bien sûr, tout n’était pas parfait et il y a eu quelques dérapages et des conflits en cours de route, mais la planification de retraites régulières permettait de faire le point, de communiquer en toute transparence, de confronter nos points de vue, de nous remettre en question, de nous réajuster et de continuer d’innover.

Pendant les quatre premières années, j’étais la seule psychologue en poste. Avec un certain étonnement, j’ai été à même de constater que la santé mentale et psychologique, de même que le rôle du psychologue étaient extrêmement stigmatisés, tant chez des intervenants que du côté des gestionnaires – tout autant sinon plus que chez les jeunes eux-mêmes. Plusieurs préjugés à l’égard de ma fonction ainsi que de fausses croyances limitaient à la fois les échanges autour de la question et l’accès aux services que je pouvais offrir. Une partie de moi voulait absolument comprendre pourquoi la santé mentale et les psychologues se méritaient tant de méfiance, de crainte ou d’attitudes paradoxales. J’avais du mal à accepter que la profession que j’avais choisie d’exercer puisse susciter des réactions si négatives. J’aurais pu me tourner vers d’autres horizons, mais j’avais le sentiment que malgré tous ces obstacles, je trouverais de l’intérêt à innover dans un tel milieu de vie dédié à des jeunes et dont la qualité d’hospitalité s’est avérée la pierre angulaire du déploiement de services adaptés à cette population de jeunes (Aubin, 2007).

Face au défi de m’intégrer dans une équipe qui semblait ambivalente à l’égard de mon statut et de mon rôle, face au risque de m’aliéner mes collègues, face au déséquilibre que je ressentais, j’avais dans mon bagage mon expérience de vie, ma créativité stimulée par des études en art dramatique, mon ouverture d’esprit, mon désir d’apprendre et de découvrir, comme lorsqu’on se retrouve en pays étranger… ainsi que mon code de déontologie, ami fidèle sur lequel m’appuyer pour éviter les dérives possibles dans un tel dispositif d’intervention favorable aux conflits de rôles. J’ai accepté le défi, en pensant qu’après deux années j’irais probablement vers d’autres horizons, mais j’y suis restée 22 ans. Dès le départ, je me suis engagée dans des activités régulières de formation continue, je lisais énormément à propos de toutes les problématiques auxquelles étaient confrontés ces jeunes, je m’offrais des consultations cliniques avec des psys seniors (psychiatres et psychologues) stimulés eux aussi par le caractère novateur de ma pratique. Je me suis aussi formée à la pratique du psychodrame et je me suis nourrie de culture, afin de garder vivants mon imaginaire et mes propres repères.

Il fallait impérativement être créative, j’étais forcée de faire autrement. C’était complexe et très difficile par moments, mais aussi très passionnant. J’y ai consacré presque toute ma carrière, contribuant à l’articulation et à la reconnaissance d’une pratique de proximité qui permet, de par ses caractéristiques (savoir-faire et savoir-être), de favoriser le prendre soin de soi, de déstigmatiser la santé mentale ainsi que le rôle du psychologue et des autres intervenants en santé mentale, en s’appuyant sur une éthique – une « science du devoir être » (Volant, 2003, p. 164) basée sur les valeurs de solidarité et de coopération (Aubin et al., 2011, 2012). Avec les collègues psychologues qui ont intégré l’organisation à leur tour pendant quelques années, j’ai documenté les défis de cette pratique novatrice dans des rapports annuels dédiés à une fondation privée sans laquelle le Service de psychologie n’aurait peut-être pas pu voir le jour. J’ai aussi partagé les avantages d’une telle pratique par le biais d’articles et de conférences (Aubin et Flamand, 2002; Aubin, 2003, 2007, 2008, 2013, 2016, 2019; Aubin et al., 2009; Aubin et Dumouchel, 2018; Chauvet et al., 2015; Glaize et Aubin, 2018) puis dans le cadre de ma participation à des recherches, dont la plus récente, ACCESS Esprits ouverts vise à documenter la nécessité d’un changement de culture au niveau des services de santé mentale dédiés aux jeunes canadiens âgés de 12 à 25 ans. Les valeurs et principes associés à un tel changement de culture de soins en santé mentale ont été élaborés au cours de ce projet, avec les jeunes et les familles, considérés comme des partenaires à part entière dans ce processus de transformation (Malla et al., 2018; Morisseau-Guillot et al., 2020). 

Avant d’aborder en quoi cette pratique de proximité a contribué à déstigmatiser la santé mentale auprès des jeunes et des intervenants qui les accompagnent, il me paraît nécessaire de nous rappeler d’où nous venons, afin de prendre conscience de ce que nous transmettons qui puisse contribuer à stigmatiser la santé mentale, de ce que les jeunes eux-mêmes, aussi marginaux ou marginalisés soient-ils, ont aussi intériorisé dans leur imaginaire.

HISTOIRE ET TRANSMISSION DU STIGMA

Un intervenant, quel qu’il soit, est d’abord une personne née dans un contexte particulier de l’histoire, au sein d’une société donnée marquée par une culture, laquelle transmet des valeurs, des croyances et des principes. Se souvenir d’où l’on vient et réfléchir à ce qui nous a façonnés fait partie d’une réflexion incontournable si l’on veut réellement comprendre l’importance de déstigmatiser la santé mentale. Notre perception du monde et des autres comporte toujours des angles morts : elle est influencée, sans que j’en sois consciente, par des représentations, perceptions, préjugés transmis par la culture et le langage de la société dans laquelle je suis née et je grandis. Les clichés à propos de la santé mentale peuvent être conscients ou intériorisés inconsciemment. Ce sont de puissants facteurs contributifs de l’exclusion sociale et de la marginalisation des personnes dont la condition psychologique ou mentale s’écarte de ce qui est défini ou perçu comme la norme (ROBSM; Simard, 2010, 2011). Ce sont des représentations réductrices de la complexité de la santé mentale qui se cristallisent avec le temps, jusqu’à ce qu’on en oublie l’origine. Sans remise en cause de nos a priori, elles peuvent faire des dégâts considérables.

Le contact avec l’altérité et la différence m’a permis de ne jamais rien prendre pour acquis, de savoir que je n’étais pas non plus à l’abri d’être jugée, mise de côté, stigmatisée, s’il fallait que je bascule de l’autre côté de ce que l’on nomme la normalité. Depuis toujours, je crains la violence générée par les préjugés et les étiquettes qui alourdissent davantage la condition psychologique des personnes confrontées à des épreuves qui les fragilisent. Heureusement, l’époque à laquelle je suis née a généré des changements profonds dans l’organisation de nos institutions québécoises. Nous devons beaucoup à ceux et celles qui ont alimenté, souvent au prix de leur sécurité et de leur propre équilibre, une révolution tranquille qui a influencé profondément notre façon de vivre ensemble en nous permettant de nous ouvrir sur le monde. Parmi ces personnes, plusieurs artistes et créateurs ont contribué à élargir notre imaginaire collectif (Borduas et al., 1948). Une effervescence d’idées nouvelles a alors modernisé notre société par le biais de diverses réformes. Les assises religieuses sur lesquelles reposaient les croyances et valeurs transmises par les générations précédentes ont été profondément déstabilisées. Une révolution, tranquille en apparence (parce que non armée), mais génératrice de grands changements sociaux, dont ceux qui ont mené à un début de déstigmatisation de la santé mentale par ce qu’on a appelé la désinstitutionnalisation, « une phase de transition nécessaire (…) pour déconstruire les catégories à l’intérieur desquelles les personnes en mal d’être et souffrantes étaient enfermées » (Simard, 2010, p. 25). Cette importante réforme s’est déroulée entre 1960 et 1980 et a eu le mérite, malgré certains dérapages, d’une part de sortir le démon de la maladie mentale, et d’autre part de rendre aux personnes internées leur statut de citoyens, en les ramenant dans le monde des gens dits normaux. Cela a permis d’amorcer un début de déstigmatisation en mettant de l’avant le principe d’inclusion. Notre société s’est ouverte sur le monde, devenait curieuse d’explorer et de comprendre ce qui se faisait ailleurs, acceptait de revoir notre façon de considérer les personnes qui souffrent de troubles mentaux qui étaient systématiquement marginalisées. Un nombre important de personnes écartées de la société active revenait vivre parmi le monde. Des visages et des corps marqués par la souffrance morale, psychologique ou mentale circulaient à nouveau, nous déstabilisant (Descheneau-Guay, 2011; Simard, 2011) et nous renvoyant le reflet de notre propre vulnérabilité, ravivant du même coup notre impuissance et nos peurs : de la misère, de la détresse, parmi d’autres que l’on pensait peut-être disparues. Nous avions sorti le démon de la santé mentale, mais pas encore réussi à atténuer toutes les craintes associées à celle-ci. La transmission de représentations négatives de la santé mentale avait pris racine dans nos esprits sous la forme de préjugés plus ou moins conscients qui continuaient de s’exprimer par des clichés, banalisés, non remis en cause et destructeurs.

À ce jour, nous avons fait un bon bout de chemin pour rétablir le droit à la dignité pour les personnes souffrant de troubles psychiques ou mentaux. Par contre, il reste beaucoup à faire pour atténuer, sinon éradiquer, s’il est possible de l’envisager un jour, le stigma associé à la santé mentale, de même que la gêne de demander de l’aide. Force est de constater que le déséquilibre nécessaire pour stimuler l’exploration d’avenues nouvelles peut aussi, à l’inverse, renforcer chez certains d’entre nous le réflexe de se réfugier dans le confort et l’indifférence, ou encore le repli sur des certitudes prises pour des vérités.

LE PRÉJUGÉ : UNE ARME DÉFENSIVE ET DESTRUCTRICE

Le préjugé est une arme défensive puissante qui a la vie dure. Il faut se rappeler qu’il a une fonction bien particulière : éloigner de soi ou garder une distance avec ce qui crée un malaise, un inconfort, de la peur, ou même… de l’envie (inconsciente). C’est une façon assez efficace et économique, somme toute, de faire rempart à ce que l’on ne veut pas voir chez soi, en soi ou près de soi. Lorsque ce préjugé prend de l’ampleur et se généralise, il produit des représentations réductrices qui servent à ériger une barrière entre soi et l’autre dont on a peur, à se protéger de l’idée même que tel ou tel problème puisse nous toucher un jour ou puisse même exister (Sibony, 1997). Si la transmission intergénérationnelle du stigma entourant la santé mentale a pris racine en chacun de nous, à des degrés divers certes et malgré notre volonté, n’est-il pas de notre responsabilité de nous demander : qui suis-je et d’où je viens?

L’époque à laquelle je suis née il y a quelques décennies était ombragée par le silence qui entourait les problèmes de santé mentale, un silence qui exhalait la peur, la honte et la gêne. La santé mentale ou psychologique n’était pas évoquée de manière positive ou très rarement. Lorsque nous en entendions parler, c’était la plupart du temps de manière très péjorative, avec un ton de raillerie, de moquerie ou de mépris. Les conversations à ce sujet étaient marquées du sceau du secret. La culture et le langage transportaient des clichés qui sont encore présents aujourd’hui. À titre d’exemples, des expressions langagières étaient et sont encore fréquemment utilisées pour décrire certains états caractérisés par l’intensité ou le débordement émotionnel : c’est une folle, elle est folle à lier, il est dérangé, c’est un détraqué, un dingue, un bizarre, une soucoupe, c’est un santé mentale (sic)… À propos de comportements marqués par l’apathie ou des états dépressifs, l’on entendra : il est lâche, il manque de volonté, il est paresseux… Ces jugements catégoriques et ces qualificatifs peu enviables soulignent la déviance des comportements tout en alimentant la peur de l’internement à l’hôpital psychiatrique (autrefois l’asile), ou encore la crainte de devenir un bouc émissaire s’il fallait que notre propre esprit se mette à dérailler. Ces représentations péjoratives reliées à la santé mentale disqualifient toute réflexion ou interrogation constructive sur l’état psychologique ou émotionnel des personnes ciblées. Elles empêchent aussi les personnes souffrantes ou en détresse de demander de l’aide : je ne veux pas consulter, je ne veux pas qu’on me prenne pour un malade mental, un déviant ou un fou.

Enfin, cette époque, pas si lointaine en fait, était encore hantée par la peur des dérèglements de l’esprit, comme l’ont élégamment désignée des philosophes d’un autre siècle. L’idée de perdre la raison ou de se retrouver déséquilibré par des difficultés psychologiques ou de santé mentale était presque toujours associée au danger. Souffrir de problèmes de santé mentale, de troubles émotionnels ou de dépendance à l’alcool ou autres substances, nous plaçait à haut risque d’aggraver notre souffrance en étant stigmatisé, rejeté, mis à l’écart, boudé ou exclu de notre propre famille ou de notre communauté. Malheureusement, c’est peut-être encore le cas aujourd’hui pour plusieurs d’entre nous. En effet, cette peur a été souvent nommée par les jeunes et les adultes que j’ai rencontrés, dans les divers milieux où j’ai travaillé.

Il faut bien l’admettre, malgré les progrès générés par la Révolution tranquille et les décennies suivantes, l’idée que l’on puisse avoir une santé mentale qui consisterait en quelque chose de positif et dont on peut et doit prendre soin, n’est pas encore totalement inscrite dans nos moeurs ni dans notre culture de soins. Néanmoins, l’histoire permet que nous gardions espoir. Nous n’avons plus le même regard sur le cancer et le SIDA qui représentaient des diagnostics très stigmatisés, voire marqués par l’opprobre il y a quelques décennies. Il est donc permis d’entretenir l’espoir pour ce qui concerne la santé psychologique et mentale, à la condition de nous remettre en question, de revisiter nos a priori et de prendre conscience de l’impact de nos raccourcis de langage.

LES RACCOURCIS DE LANGAGE : VÉHICULES DU STIGMA

Un changement de culture en santé mentale et la déstigmatisation de celle-ci passent aussi par le langage, notre manière de communiquer, de parler à l’autre et de l’autre. La psychologue que je suis devenue est souvent choquée par certains raccourcis de langage utilisés pour désigner les personnes qui viennent nous consulter et qui ont souvent pris leur courage à deux mains pour y arriver. Ce sont souvent des clichés issus du langage familier, chargés d’affects ou de jugements qui n’ont pas été remis en cause. Par souci d’économie, de temps ou de mots, l’on va recourir à des expressions qui transforment le sujet de nos soins en objet d’étude, le dépossédant de sa subjectivité. C’est ainsi que perdure l’usage d’appellations rébarbatives, disgracieuses ou franchement méprisantes : c’est une authentique TPL, c’est un toxico endurci, un obsessionnel désespéré, un cas très lourd, un dépressif récalcitrant, un narcissique assumé, parmi d’autres vocables qui, si je les entendais en tant que personne en attente d’être rencontrée, me feraient détaler à toute vitesse du bureau de consultation.

Ces raccourcis de langage contribuent à perpétuer des représentations négatives de la santé mentale. Ils constituent de véritables condensés de stigma, des étiquettes faites d’un nom emprunté souvent à un diagnostic (ou un diminutif de diagnostic) auquel on accole un qualificatif exprimant un jugement négatif ou peu flatteur, réprobateur ou méprisant. En guise de justification de la part des intervenants qui continuent de les utiliser sans remise en cause de cet usage, on entend dire : c’est un langage commun entre professionnels, on ventile, on se comprend entre nous… Certains croient que cela n’a aucun impact sur les patients ou les clients. Ils ont peut-être raison, mais je crois plutôt que pour réussir à déstigmatiser la santé mentale, nous devons rétablir le respect que nous portons aux personnes qui craignent d’être jugées si elles viennent nous consulter, par l’usage même des mots que nous utilisons pour en parler. Je crois que pour déconstruire les clichés et éviter d’alimenter les préjugés, je dois personnellement prendre conscience de la nature des représentations que transportent les expressions que j’utilise. En continuant de banaliser l’impact de ces raccourcis de langage, nous faisons l’économie d’une réflexion sur leur origine tout en minimisant le risque qu’ils peuvent entraîner, à savoir la perpétuation de jugements de valeur qui font énormément de tort, soit aux personnes qui nous consultent, soit à la valeur même que nous accordons à la santé mentale dans notre société. Il faut se rappeler que le chemin qui mène du préjugé à la généralisation, puis au rejet et à l’exclusion, se trace souvent insidieusement. L’histoire de l’évolution du racisme et de l’antisémitisme est extrêmement instructive à cet égard (Sibony, 1997). Ma recommandation est très simple : rappelons-nous que derrière chaque patient, client, usager, cas clinique – expressions bien connues et utilisées couramment par les intervenants de différents champs de pratique, il y a d’abord une personne humaine, avec un parcours singulier et un visage unique. C’est une grande responsabilité d’accueillir des personnes alors qu’elles se sentent vulnérables. Leur vulnérabilité ne diminue en rien leur valeur ni leur identité, elle ne doit donc pas être un prétexte à des raccourcis de langage qui ne font que perpétuer le stigma entourant la santé mentale en plus d’entretenir la crainte de consulter et d’être jugé. De plus, les raccourcis de langage peuvent nuire à l’expression de l’empathie et à son maintien, de même qu’à la profession de psy et à la promotion de la santé mentale dans notre société.

Dans l’optique d’alimenter des représentations positives de la santé psychologique et mentale et de ses représentants (psychiatres, psychologues, médecins, autres), je suggère de nous exprimer comme si la personne dont on parle était toujours présente, de ne jamais oublier qu’elle voudra peut-être un jour lire ce que nous écrivons sur elle dans son dossier, savoir comment nous avons décrit ses difficultés et quels jugements nous avons posés. Ne jamais oublier non plus que des bribes d’échanges derrière les portes ou dans les corridors peuvent être entendues, malgré les précautions prises (j’ai reçu quelques tristes témoignages à ce sujet). Enfin, on prendra soin de ne pas omettre de mentionner les forces, qualités, atouts et compétences des personnes qui nous consultent, car fort heureusement, notre conception de la santé mentale a évolué depuis quelques décennies : une personne n’est jamais uniquement un amas de problèmes, de même qu’une condition psychologique et mentale ou un état de souffrance est bien plus qu’une défaillance de l’humeur ou du comportement.

LA SANTÉ MENTALE C’EST QUOI AU JUSTE?

La santé mentale est une composante essentielle de la santé. C’est un équilibre dynamique entre les différentes sphères de la vie : sociale, physique, spirituelle, économique, émotionnelle et mentale. Elle nous permet d’agir, de réaliser notre potentiel, de faire face aux difficultés normales de la vie et d’apporter une contribution à la communauté. Elle est influencée par les conditions de vie, les valeurs collectives dominantes ainsi que les valeurs propres à chaque personne

Mouvement Santé mentale Québec

Cette définition de la santé mentale se rapproche de celles formulées par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et par l’Agence de la santé publique du Canada. Toutes rendent compte des multiples facteurs ou variables à considérer quand on veut la comprendre, l’analyser, l’évaluer, en prendre soin et la soigner. Cependant, il est étonnant et désolant que la réalité sur le terrain ne lui rende pas toujours justice, une réalité marquée par la réduction du temps de consultation dans plusieurs milieux de soins. Un état de fait qui contribue à court-circuiter l’écoute du sujet et l’exploration de son savoir expérientiel, lequel englobe les expériences de vie et celles reliées au parcours de soins, en tant que demandeur de services ou de patient (AQRP, 2016; Briand et al., 2016). La complexité de la santé mentale se retrouve donc très souvent confinée dans l’étroitesse d’un angle d’analyse réduit (ou réductionniste) ou de critères diagnostiques qui font perdre de vue ses multiples composantes et perspectives.

Il m’apparaît tout aussi important de rappeler que ces définitions de la santé mentale décrivent les besoins d’une personne humaine tels que définis par notre société contemporaine. Ces définitions comportent des caractères culturels marqués par la valorisation, surtout dans notre société occidentale, de l’autonomie et de l’indépendance, de l’accomplissement personnel et de la réalisation de soi par l’investissement dans des projets qui permettent de se sentir utile et de s’intégrer dans la société (études, travail, autres). Pour que la santé mentale soit maintenue, ces besoins doivent être suffisamment comblés ou satisfaits. C’est une conception de la santé mentale qui implique qu’une personne acquière et développe tout un pan de connaissances et de compétences (cognitives, émotionnelles, affectives, relationnelles, communicationnelles) qui lui permettront de s’adapter face à l’adversité. Considérant les facteurs émotionnels, relationnels et psychosociaux qui entrent en jeu dans le maintien de la santé mentale dans notre société, il semble logique que pour en prendre soin, la soigner ou traiter les problèmes quand ils surgissent, nous devions favoriser une approche holistique ou globale. Une approche qui permet d’identifier les besoins en souffrance, de stimuler les forces, les compétences et la créativité des personnes et de leur environnement proche, et non seulement ou exclusivement de viser au soulagement des symptômes par le biais d’une prise en charge médicalisée qui se concentre trop souvent sur la pointe de l’iceberg.

Le grand défi des prochaines années ne sera pas seulement de tenter de repousser les frontières des connaissances sur le cerveau et le comportement humain, mais bien d’intégrer l’ensemble des connaissances et des habiletés sur les plans psychologique, éthologique, social, génétique et neurologique (St-André, 2003). L’omnipraticien traitant peut déjà intégrer ces différents niveaux d’intervention à sa pratique en expliquant au patient et à sa famille que l’évaluation a pour but non seulement d’établir le diagnostic, mais également d’évaluer les différents enjeux qui pourraient avoir une influence sur les symptômes.

Tellier et Boivin, 2009, p. 31

Je partage l’avis de ces pédopsychiatres qui ont aussi réfléchi sur les avantages, désavantages et risques d’une approche qui serait axée principalement sur la recherche d’un diagnostic, avec les dilemmes éthiques que cela peut engendrer. Afin de favoriser une telle approche clinique ou posture professionnelle, il conviendra de rétablir une qualité d’accueil et d’hospitalité qui permet à la personne qui consulte d’élaborer des aspects de son histoire, sans trop de contraintes et avec le sentiment d’être entendue. L’identification de ses besoins en sera facilitée et l’alliance thérapeutique renforcée.

LA NÉCESSAIRE HOSPITALITÉ

La perte de l’hospitalité. Le recul, voire la disparition du sens et de la valeur de l’hospitalité dans notre culture et nos institutions est l’un des signes d’un glissement dans l’oubli de l’humanité. Ce n’est pas qu’on ne sait plus accueillir l’étranger. Peut-être y sommes-nous mieux disposés que jamais dans l’histoire? Mais c’est comme si, d’un côté, nous étions trop occupés pour être disponibles et, de l’autre, nous avions perdu le sens même de l’humanité.

Simard, 2011, p. 27

Le choix de travailler dans un centre de jour offrant divers services aux jeunes en situation de très grande précarité allait de pair avec ma conception holistique et intégrative du soin et de l’hospitalité, de pair aussi avec la définition multifactorielle de la santé mentale et du bien-être psychologique. Je me reconnaissais (encore aujourd’hui) dans les approches inspirées de certaines missions humanitaires, de l’ethnopsychiatrie, de l’éthologie, de la phénoménologie et de la psychosociologie (Rugira, 2008), puis dans ce qu’on appelle la psychoécologie, une notion élaborée il y a quelques années par le psychologue américain James J. Gibson et reprise plus récemment par Boris Cyrulnik (2019). Celui-ci nous rappelle que les jeunes confrontés à trop d’adversité ont besoin de bénéficier de tuteurs de résilience et de niches affectives ou sensorielles pour reprendre le cours de leur développement. Des bases de sécurité sont nécessaires afin de débloquer les noeuds qui embourbent leur coeur, leur esprit et leur cerveau, empêchant leur corps de respirer à fond et d’aller de l’avant. La structure même du centre de jour où j’ai travaillé, avec sa qualité d’hospitalité et en tant que milieu de vie, offrait de multiples possibilités d’exploration de leurs besoins et de leur créativité, des occasions renouvelées quotidiennement de découvrir des facettes de soi inexplorées, de revisiter leur rapport à eux-mêmes et aux autres (Aubin, 2008). Des lieux d’accueil qui n’imposent pas l’expression d’une demande d’aide pour y avoir accès, qui prennent en compte l’écoute de la demande implicite, celle qui passe aussi par le corps, tout autant sinon plus que par la parole (Aubin, 2009). Des intervenants qui acceptent de porter la demande, le temps que celle-ci soit apprivoisable et qu’elle ne représente plus un fardeau supplémentaire ajouté au poids des exigences de la survie (Aubin, 2009, 2013).

À mon arrivée en 1997, mes premiers contacts avec les jeunes qui fréquentaient le centre de jour se sont réalisés sur leur terrain. Plusieurs des jeunes y venaient pour combler leurs besoins de base dans un premier temps : manger, se procurer des vêtements chauds, soigner des blessures dans le bureau de l’infirmière habituellement très sollicitée. Plusieurs bénéficiaient du soutien d’une équipe d’intervenants toujours présente sur le plancher, selon l’expression consacrée. Certains jeunes se dirigeaient vers la salle d’art près de la cafétéria, d’autres vers le local de musique situé au sous-sol, puis un petit nombre montait à l’étage vers la classe, pour y revêtir avec une certaine appréhension ou de la fierté leur statut d’étudiant. J’allais vers eux ou me positionnais de manière à me rendre disponible. J’observais, j’écoutais… Ils et elles m’observaient aussi. Je me sentais invisible pour d’autres qui ne semblaient accorder aucune importance à ma présence. Puis, j’ai échangé avec quelques-uns qui me manifestaient un certain intérêt, pour aller peu à peu vers les autres apparemment réfractaires à toute forme d’aide et dont l’état inquiétait beaucoup les intervenants. Ces échanges impromptus, au gré des allées et venues dans le centre de jour, étaient parfois très déstabilisants, voire troublants. Je leur démontrais mon intérêt à les connaître, sans jamais forcer la rencontre ni la confidence, mais en accusant réception des messages non verbaux, véhiculés par leur corps blessé ou meurtri, exposé devant tout le monde dans une apparente indifférence à l’autre (Aubin, 2009). Je m’intéressais à ce qu’ils créaient et apprenaient de même qu’aux activités qui suscitaient leur intérêt : art, musique, matières scolaires, activités sportives ou de plein air qui leur étaient offertes. Afin de me laisser apprivoiser, j’ai animé des ateliers d’improvisation suivis d’échanges sur ce qui avait émergé dans le jeu – esquisses de récits intimes parfois très troublants et qui avaient besoin d’être entendus, partagés, expulsés hors de soi, dans un espace sécurisant et sans jugement. Grâce à leurs récits, je comprenais que plusieurs d’entre eux étaient victimes des failles d’un système, familial ou institutionnel, qui n’avait pas réussi à répondre à leurs besoins, quand ils n’avaient pas été amenés eux-mêmes à rejeter ou à se méfier de ce même système ou des autres, pour diverses raisons. Leur parcours était marqué par l’adversité et des ruptures à différents niveaux. Pour plusieurs, les avenues d’inscription sociale s’étaient rétrécies, favorisant l’exacerbation de leur vulnérabilité et l’augmentation des risques de se marginaliser davantage ou d’être marginalisés malgré eux, voire exclus.

Par ailleurs, un certain nombre de ces jeunes défiait les représentations et les clichés associés aux jeunes de la rue. Je découvris que certains avaient des parents inquiets et des familles bienveillantes, qu’ils s’étaient retrouvés à la rue pour diverses raisons, en lien avec des conflits non résolus ou la fragilisation de leur santé mentale. Ces jeunes étaient particulièrement vulnérables et à risque d’itinérance si rien n’était mis en oeuvre rapidement pour leur venir en aide. Je constatais que parmi ces jeunes marginalisés, ce sont ceux et celles qui souffraient de difficultés de santé mentale ou dont l’intensité de la détresse débordait leurs capacités adaptatives qui étaient le plus à risque d’intimidation, de rejet ou d’abus divers. Le stigma entourant la santé mentale était bien vivant, au sein même de cette population comme au sein de la société.

Malgré les nombreux obstacles qui jonchaient leur parcours, plusieurs de ces jeunes démontraient un courage surprenant et une sensibilité exceptionnelle. Ils m’ont appris à ne jamais sous-estimer leur intelligence et leur capacité à détecter l’inauthenticité et les faux-semblants. Ils sont particulièrement sensibles à nos actions, beaucoup plus qu’à nos paroles d’adultes. En particulier celles et ceux qui ont subi l’injustice, les mauvais traitements ou la négligence, ou dont la sensibilité est aiguisée par la méfiance envers les adultes et la crainte du système de soins en santé mentale. Ils observent nos gestes, nos attitudes, notre langage non verbal, et sont donc extrêmement sensibles aux écarts entre nos comportements et nos paroles. Ils ont des antennes qui leur permettent de se protéger des dangers ou des menaces à leur intégrité, physique ou psychologique. C’est grâce à l’expression de leur scepticisme, leurs critiques et leurs questions très pertinentes que j’ai été amenée à expliciter les valeurs et les principes sur lesquels s’appuient ma pratique et mon éthique professionnelle.

AVANTAGES ET RISQUES DE CONSULTER

Parler à livre ouvert est une expression. Cela signifie se laisser deviner, accepter de se dévoiler, sans artifices, de manière authentique. Cela demande certainement une bonne dose de confiance et la possibilité de se sentir en sécurité, car se dévoiler, lorsqu’il s’agit de sa propre santé psychologique ou mentale, c’est encore trop souvent prendre le risque d’être jugé ou stigmatisé.

Aubin, 2019

À diverses occasions, nous avons interrogé les jeunes, sur ce que signifiait pour eux la santé mentale et s’ils s’autoriseraient à consulter un ou une psychologue. Les obstacles à une telle démarche : leurs propres préjugés sur la santé mentale (p. ex., la peur de passer pour fou ou d’être jugé comme tel), la crainte de découvrir qu’ils vont plus mal qu’ils ne le pensent, la peur de souffrir davantage, la crainte que cette démarche et la constitution d’un dossier leur nuisent, soit pour accéder à un emploi, soit pour entreprendre des études dans certains domaines, soit pour obtenir un permis de conduire ou une assurance-vie! Oui, plusieurs de ces jeunes qualifiés de marginaux se préoccupent de ce qui pourrait nuire à leur intégration sociale et à l’actualisation de leur potentiel.

Parmi les jeunes qui avaient eu un parcours en centre jeunesse, plusieurs cumulaient déjà des diagnostics psychologiques ou psychiatriques qui pesaient lourd dans leur historique de santé, et ils s’inquiétaient de l’impact que cela pouvait avoir sur leur futur. Leurs excellentes questions, si elles étaient laissées sans réponse, pouvaient alimenter le stigma entourant la santé mentale et entretenir leur hésitation à consulter. Il devenait impératif de ne pas aborder seulement les bénéfices à consulter, mais de discuter aussi avec eux, en toute transparence, des risques associés à la démarche de consultation. Nous avons validé la très grande pertinence de leurs questions, mais sans pouvoir répondre à toutes. Dans l’optique de déstigmatiser la santé mentale, il semble incontournable d’entretenir une réflexion éthique sur les avantages et les risques perçus et parfois bien réels associés à la démarche de consultation, à l’impact de certains diagnostics sur la sphère du travail ou des études, à celui relié au cumul de diagnostics en bas âge ou avant l’entrée dans la vie adulte (Aubin, 2008; Tellier et Boivin, 2009), à la façon de formuler la notion de risque du côté des compagnies d’assurances, et à la nature souvent très intrusive de certains questionnaires (d’assurance et d’emploi) qui invitent à exposer sur papier ce que le principe de confidentialité avait pourtant promis de protéger. Ce sont des questions sur lesquelles nous devons réfléchir collectivement, car laissées sans réponses ni solutions, elles peuvent certainement contribuer au maintien de la stigmatisation de la santé mentale.

QUELQUES REPÈRES CLINIQUES

Malgré notre impuissance à rassurer les jeunes par rapport à certaines de leurs préoccupations et inquiétudes, nous avons tout de même pu faire en sorte que l’espace de consultation au centre de jour réponde à plusieurs exigences, afin de favoriser leur confiance, stimuler le sentiment de sécurité et la réciprocité dans l’échange. Au fil de nos interactions et discussions avec les jeunes et les intervenants qui les accompagnent au quotidien, des principes clés se sont dégagés au fil du temps. Ces principes ont été articulés de manière à servir de repères entre le psychologue et le jeune qui accepte de le rencontrer; ils favorisent l’instauration de la confiance nécessaire à l’exploration de sa propre santé psychologique, stimulent l’alliance thérapeutique et contribuent à diminuer le stigma associé à la santé mentale et au rôle du psychologue. C’est en s’appuyant sur ces principes que nous avons façonné, au cours des années, un Service de psychologie accessible et convivial pour les jeunes. Je tiens à préciser que ces repères sont toujours d’actualité et très pertinents dans ma pratique clinique, bien que je travaille maintenant dans d’autres contextes.

Aller vers… c’est se montrer disponible aux jeunes et aux intervenants qui les accompagnent, afin de rendre accessible la figure du psychologue et démystifier son rôle. Se présenter, se laisser apprivoiser, se faire connaître afin que la personne sache à qui elle a à faire. Ne pas hésiter à faire des mouvements de reconnaissance (j’ai emprunté ce terme aux missions humanitaires en territoire de guerre), à nous déplacer hors de l’espace de notre bureau, si le lieu de travail ou le dispositif de services le permet. Être créatif… en proposant d’animer des ateliers, en interrogeant les jeunes sur ce qui les intéressent ou préoccupent, offrir d’accompagner d’autres intervenants dans leurs interventions, ou tout autre initiative permettant de faire émerger des discussions et des échanges (utilisation de tableaux ou d’autres outils). Afficher ses couleurs (Glaize et Aubin, 2018)… dans la salle d’attente et aux alentours, énoncer les valeurs et principes au nom desquels j’interviens, les approches privilégiées et les langues parlées, mentionner la possibilité d’être accompagné.e ou d’avoir accès à des interprètes, l’ouverture à accueillir les personnes transgenres, non-binaires ou autres, etc. Introduire un tiers… en permettant et même en suggérant de venir accompagné.e d’une autre personne au premier entretien (intervenant, professeur ou autre personne significative, pair-aidant, ami.e ou proche). Au centre de jour, cette façon de faire a permis une augmentation de la présence aux premiers rendez-vous, grâce à la transmission de la confiance ressentie envers l’intervenant ou le pair-aidant vers le psychologue. Prendre en compte l’ambivalence à consulter, en la validant et en la normalisant : cela permet de faire diminuer le niveau de stress que peut stimuler une première rencontre et de contrer l’évitement ou l’annulation du rendez-vous. Rappelons-nous que notre premier objectif est d’abord de ne pas nuire, en assurant que l’espace de rencontre soit sécuritaire et bienveillant.

Co-construire une réflexion… en explorant leurs appréhensions ou leur méfiance, mais aussi leurs intérêts, en faisant preuve de souplesse et de flexibilité, en suscitant la curiosité pour leur propre personne, en les conviant à nous instruire, en s’intéressant à leur propre expérience de vie. Favoriser une relation de coopération… plutôt qu’une relation de type expert-patient : en proposant de faire équipe, la personne qui consulte – experte de son propre vécu, la personne accompagnatrice et moi la psy curieuse d’apprendre. Prendre en compte « le degré zéro » de l’objectif (Aubin, 2009, p.19)… en n’exigeant pas qu’un objectif soit formulé dès le premier entretien ni qu’une demande d’aide soit clairement exprimée. En effet, des besoins peuvent être mis à mal sans qu’une demande d’aide ne soit formulée ou formulable, car certaines souffrances peuvent entrainer des niveaux de détresse de nature à bloquer l’élaboration d’une demande explicite, tel qu’on l’observe pour certains traumatismes, le syndrome d’auto-exclusion ou d’abandon de soi, parmi d’autres types de souffrance (Aubin, 2009; Furtos, 1994).

Utiliser ou créer un outil d’autoréférencement… pour favoriser l’appropriation de la démarche de consultation, faciliter l’identification des besoins et favoriser le déroulement des premiers entretiens. En tenant compte des commentaires des jeunes et des intervenants, mon collègue psychologue et moi-même avons élaboré et bonifié une fiche contact au fil des ans (Glaize et Aubin, 2014-2017). Son format ne faisait qu’une seule page recto-verso, les quelques questions posées étaient formulées de manière non intrusive et une échelle analogique permettait de graduer l’intensité des besoins en souffrance (les items couvraient des aspects psychosociaux contributifs de la santé mentale et psychologique). Cet outil d’autoréférencement s’est avéré fort utile et pertinent pour favoriser l’esquisse d’une demande d’aide et le premier contact avec nous, en plus d’être très apprécié des jeunes et des intervenants. Valider la pertinence d’une phase d’apprivoisement mutuel… en ne précipitant pas le déroulement des premiers entretiens, en vérifiant si la personne (peu importe son âge) a mangé et s’est hydratée avant de se présenter, si elle a aussi dormi suffisamment (les réponses à ces questions sont souvent surprenantes, et pas seulement chez les jeunes en situation de grande précarité). Leurs réponses vont permettre d’aborder aisément comment le sommeil et l’alimentation contribuent au maintien de la santé mentale et à l’équilibre émotionnel, à l’exercice des fonctions cognitives et à la régulation du stress.

Faire preuve d’humilité et de transparence… en informant la personne de ses droits et des limites de notre rôle, en explicitant les notions abordées par des explications claires et des exemples, en l’invitant à poser des questions sur le consentement libre et éclairé, le droit d’accès et de correction à son dossier, les avantages et les risques de la transmission d’informations à des tiers. Élaborer une cartographie (via une illustration graphique) du réseau personnel et de soins… en identifiant les repères relationnels, culturels, spirituels (incluant les animaux de compagnie, les intérêts, les personnes significatives), en explorant la qualité des relations (nuisibles, enrichissantes, etc.) et en situant la place que la psychologue peut prendre sur cette carte. Identifier les besoins en souffrance… tels que le manque de sécurité ou de confiance, le besoin d’appartenance ou d’affirmation, le besoin de se sentir utile et valorisé, de s’accomplir ou d’apprendre, en explorant les intérêts, les goûts, les atouts et les forces, les désirs, les projets ou les rêves. Privilégier une approche intégrative… axée sur les besoins et la recherche de solutions plutôt que sur la recherche d’un diagnostic à tout prix; récolter des informations, mais ne pas précipiter le processus d’évaluation psychologique sans que la personne y ait consenti.

Conserver un regard explorateur et curieux… en alimentant nos connaissances et en ne prenant jamais pour acquis que nous avons les mêmes repères culturels, ni le même rapport à la normalité. Évaluer le niveau et la qualité de la détresse ressentie… en identifiant ensemble les facteurs de risque et les facteurs de protection, de même que les sources d’espoir et d’apaisement. Ne pas oublier d’introduire un ou des tiers : identifier ensemble les partenaires (réseau personnel et réseau de soins), les alliés réels ou potentiels, les alliances positives et celles qui pourraient s’avérer nuisibles. Interpeller la conscience éthique… en stimulant leur lucidité, leur capacité d’empathie et de coopération, leur conscience (mesurer les désavantages et les bénéfices de l’action choisie ou du comportement), chez les jeunes (et moins jeunes) dont le niveau de détresse les tourne vers des conduites à risque, pour eux-mêmes ou pour les autres. Prendre en compte les repères fournis par la culture et les arts… car de nombreux jeunes désaffiliés, blessés ou esseulés, peinent à retrouver des points d’ancrage et de ressemblance avec le reste de l’humanité sous le seul angle de la normalité. L’accès aux arts et la culture s’avère d’un grand secours, stimule notre créativité collective et nous aide à tracer quelques racines signifiantes qui peuvent les aider à mieux grandir et éprouver qu’ils ont une place en ce monde.

C’est ainsi qu’en empruntant une posture empreinte d’humilité et de curiosité authentique, en allant vers eux, en écoutant leurs récits, en s’intéressant à leurs idées, opinions et interrogations, en collaborant avec les intervenants qui les accompagnent au quotidien… au fil des années, les psychologues sont devenus des figures plus familières pour plusieurs. Le nombre de jeunes qui osait emprunter le corridor qui menait à la salle d’attente et à nos bureaux a graduellement augmenté. Ces jeunes étaient content.es d’aller rencontrer leur psychologue, de se poser et de retrouver le calme de notre petite salle d’attente. D’autres, qui ne venaient pas nous consulter individuellement, participaient activement aux ateliers que nous animions sur des thèmes qui les interpellaient, en petits groupes. En acceptant de moduler notre posture professionnelle, en allant vers eux, en s’intéressant à ce qui les captive et à leur créativité, en leur permettant de nous jauger et de nous remettre en question, nous avons contribué à stimuler un apprivoisement mutuel et à générer des représentations positives associées au prendre soin de soi, à la santé psychologique, émotionnelle, spirituelle et mentale.

LA RECHERCHE EN APPUI

Avec détermination et patience, en faisant preuve de créativité, un véritable Service de psychologie a été mis sur pied dans un centre de jour dédié à des jeunes en situation de très grande précarité, à risque de désaffiliation sociale et présentant des besoins complexes. Une approche de proximité déployée dans un tel dispositif ou un autre milieu de vie s’enrichit de la prise en compte des expertises de chacune des parties. C’est une condition incontournable au maintien du dynamisme des interactions, à la mise en sens des interventions, à la vitalité de l’accueil et à la qualité de l’hospitalité qui ne sont jamais statiques.

Ce projet novateur, s’il en est, s’est inscrit au cours des toutes dernières années dans ce qui est devenu le RIPAJ (Réseau d’intervention de proximité auprès des jeunes) – acronyme choisi pour désigner notre réseau de partenaires lors de notre entrée dans le projet de recherche ACCESS Esprits ouverts. Ce projet d’envergure nationale s’inspire de la théorie du changement et a pour objectif la transformation des services de santé mentale pour les jeunes canadiens âgés de 12 à 25 ans; une transformation qui ne peut s’actualiser sans l’inclusion, parmi les expertises rassemblées, de celles liées au savoir expérientiel des jeunes, de leurs proches et des familles. Le projet s’est déployé sur plusieurs sites de recherche à travers le Canada (Malla et al., 2018).

Les résultats de cette recherche rendront compte des obstacles et des avancées au sein des différents sites participants, dont le RIPAJ, seul site dont les services sont dédiés à une population de jeunes à risque d’itinérance. Le cadre de cet article ne me permettant pas d’élaborer les détails de la recherche, j’encourage le lecteur à explorer les textes qui ont déjà été produits pour documenter la démarche transformationnelle visée (Abdel-Baki et al., 2018; Morisseau-Guillot et al., 2019). Il faut aussi voir et entendre ce que des jeunes ayant fréquenté les organisations partenaires du RIPAJ ont à dire sur la stigmatisation de la santé mentale et le manque d’accès aux services en visionnant : 404 Erreur de système : je ne suis pas un défaut de fabrication - 404 System error, I am not defective; une vidéo co-construite avec Coups d’éclat et qui a été présentée au 5e congrès de l’International Association for Youth Mental Health (IAYMH) en 2019, en Australie.

CONCLUSION, MAIS PAS LA FIN

En tant que psychologue, mère et citoyenne, je fais partie des personnes qui sont plus que jamais convaincues de la pertinence et de la nécessité d’une transformation de culture de soins afin d’accélérer la déstigmatisation de la santé mentale et des phénomènes qui y sont très souvent associés. Dès les débuts de ma carrière comme psychologue, j’ai été inspirée par les principes qui découlent d’une éthique de proximité, de responsabilité et de coopération (Volant, 2003) et j’ai misé dans ma pratique sur l’intégration des identités et des « solidarités perçues comme complémentaires et non comme antagonistes » pour utiliser les mots d’Edgar Morin (2018, p. 87).

Déstigmatiser la santé mentale, ce n’est pas seulement la promouvoir, c’est aussi innover, remettre en question les a priori, inviter les personnes de tout âge à évaluer nos services afin de les bonifier ou de les transformer. C’est tisser une qualité d’hospitalité qui favorise l’accueil de l’autre (Gotman, 2001), la créativité (Aubin, 2008), un réel partage des responsabilités, une coopération réelle et continue, l’instauration d’espaces de réflexion qui permettent de co-construire, de réviser, d’ajuster, de remettre en cause, d’interroger nos pratiques avec courage et avec les personnes concernées en tant que véritables partenaires. Déstigmatiser, c’est faire preuve de transparence, afficher nos couleurs (valeurs, principes, approches, limites), valoriser et expliquer de manière accessible les principes inhérents à notre déontologie professionnelle, informer les personnes, jeunes et moins jeunes, de leurs droits. Déstigmatiser, c’est stimuler l’autonomie de pensée et d’action des personnes.

Le défi est important, car nous vivons dans une société qui aime les catégories, lesquelles s’avèrent bien utiles pour qualifier, décrire, classifier des particularités et des différences. Depuis plusieurs décennies, notre fonctionnement social est axé sur l’élaboration de structures hiérarchiques qui servent aussi à catégoriser, à circonscrire les rôles, les fonctions, les responsabilités. Certes, tout cela peut être bien pratique, toutefois, cette façon d’appréhender le monde comprend aussi le risque de générer des raccourcis de langage et des clichés, voire de produire des incivilités et des formes de violence institutionnalisées. Le « besoin de fixer l’autre, de l’encadrer » (Sibony, 1997, p. 18) est une tentation à laquelle il faut absolument résister, car la santé mentale a eu son lot de stigma au cours de notre histoire, et la place de la santé émotionnelle et du bien-être psychologique dans nos structures de soins demeure fragile, précaire ou incertaine.

Qui plus est, nous commençons à peine à reconnaître qu’il existe d’autres façons d’organiser les rapports entre les humains, d’autres formes de consensus social, d’autres façons d’être humain. La crise de confiance avec les peuples autochtones de notre pays, le savoir élaboré par d’autres peuples éprouvés par les guerres et les génocides, la richesse et la variabilité des savoirs, sonnent la mise en garde contre la tentation de l’hégémonie. Plus que jamais auparavant, il apparaît nécessaire de continuer à interroger les relations qu’entretient la santé mentale avec la notion d’individualité et les mécanismes d’adaptation sociale (Otero, 2021), d’adopter des approches qui intègrent la diversité des savoirs, dont ceux issus de l’expérience vécue (Rugira, 2008), car nous ne sommes pas les détenteurs de la vérité. Il existe des vérités, d’autres façons de vivre ensemble. Comme le mentionne Edgar Morin (2018, p. 89), « la grande menace est le renfermement ». C’est pourquoi il est urgent de conserver et d’entretenir une posture humble et ouverte sur le monde qui puisse nous permettre d’interroger nos façons de faire, de ne rien prendre pour acquis et d’éviter la production et la transmission des préjugés.

Il est aussi nécessaire de débattre de nos idées, de garder vivant notre esprit critique, d’entretenir notre ouverture à apprendre de l’autre. J’aime penser, comme Boris Cyrulnik (2018, p. 52), que « Cette nouvelle humanité qui est en train de naître doit être une humanité de débat. Cela est très fatigant, mais très passionnant, c’est la source de la vie. » Enfin, j’ose espérer qu’en réaction au déséquilibre occasionné par la crise sanitaire déclenchée par la pandémie de Covid et par toutes les autres crises qui se juxtaposent actuellement, que face à l’augmentation de la détresse, nous résisterons à la tentation du repliement sur nos certitudes et profiterons du déséquilibre « pour penser le monde », pour reprendre les mots de Léna Blou (2020). Nous avons une occasion extraordinaire d’accélérer le changement de culture de soins afin d’y intégrer la santé mentale et le bien-être psychologique comme une composante essentielle à la vie et à notre survie, individuelle et collective (Aubin, 2022). Enfin, reconnaître la composante dynamisante du déséquilibre peut permettre le décloisonnement des savoirs et des pratiques, de redécouvrir ce qui était caché derrière des habitudes rigidifiées, de se rappeler qu’il y a toujours un paysage insoupçonné derrière les contours d’un visage.