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Ce livre, qui comprend sept chapitres, une trop brève conclusion de deux pages, une bibliographie (p. 199-222) et trois index – auteurs, références bibliques et sources anciennes – (p. 223-238), est le fruit d’une thèse de doctorat présentée à l’Université de Durham en 2016, sous la supervision de Stuart Weeks, Robert Hayward et Walter Moberly (p. vii).

Dans le premier chapitre (« Introduction », p. 1-11), Kumiko Takeuchi présente ses objectifs, rappelle brièvement quelques interprétations de l’épilogue du livre de Qohélet et aborde la question de la datation du livre. Selon lui, le livre de Qohélet aurait été rédigé à Jérusalem (p. 85), entre la fin du 4e siècle et le début du 3e siècle, au moment de la transition entre la période perse et la période hellénistique (p. 11). Pour justifier cette date, il évoque la présence de mots d’origine perse (p. 6) et suppose que Ben Sira, qui a rédigé son livre entre 200 et 175, connaissait le livre de Qohélet (p. 7). Il estime aussi que l’absence de trace d’une conscience nationale et le ton individualiste du livre indiquent que celui-ci aurait été rédigé à un moment où le peuple a perdu son identité nationale (p. 9-10). En outre, tout en refusant de voir dans certains passages du livre des allusions à des circonstances historiques propres à un moment particulier de l’histoire, Takeuchi affirme que le livre a été rédigé à une époque instable du point de vue politique et économique, alors qu’émerge une nouvelle idéologie philosophico-religieuse (p. 7-8). Cependant, il est d’avis que rien dans le livre de Qohélet, du point de vue aussi bien de la langue que de la culture, ne témoigne d’une influence grecque (p. 145). Par ailleurs, il justifie sa datation par le fait que Qohélet et la littérature démotique partagent, d’une part, le même scepticisme à propos du destin et de la vie dans l’au-delà et, d’autre part, le même avis à propos du caractère inscrutable de l’activité divine (p. 59). Bien sûr, maints exégètes estimeront que ces arguments ne permettent pas de dater le livre de Qohélet avec précision.

Intitulé « Contexte historique », le chapitre 2 vise à présenter une synthèse des diverses conceptions de la mort, de la vie post-mortem et du jugement divin dans le Proche-Orient ancien, plus précisément l’Égypte (p. 13-22), la Mésopotamie (p. 22-29), le monde syro-palestinien (p. 29-31), la Grèce (p. 32-39) et Israël (p. 39-59). Malheureusement, cette synthèse est superficielle et n’a guère de lien avec les thèses défendues dans les chapitres suivants. En outre, l’auteur ignore quelques travaux incontournables sur le livre de Qohélet et les traditions anciennes du Proche-Orient. Par exemple, en ce qui concerne l’Égypte, il aurait eu intérêt à lire Stefan Fischer, Die Aufforderung zur Lebensfreude im Buch Kohelet und seine Rezeption der ägyptischen Harfnerlieder (Wiener Altestamentliche Studien 2), Frankfurt am Main, Peter Lang, 1999. Pour la Mésopotamie et le monde syro-palestinien, l’article de Christoph Uehlinger, « Qohelet im Horizont mesopotamischer, levantinischer und ägyptischer Weisheitsliteratur der persischen und hellenistischen Zeit », dans Ludger Schwienhorst-Schönberger (Hrsg.), Das Buch Kohelet : Studien zur Struktur, Geschichte, Rezeption und Theologie, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1997, p. 155-257, pour ne nommer que celui-ci, lui aurait permis d’être un peu plus critique. Quant aux pages consacrées au monde grec, elles sont trop brèves pour rendre compte de la complexité et de la richesse des nombreuses conceptions de la mort, de l’au-delà et du jugement divin chez des auteurs comme Homère, Xénophane, Pythagore, Platon et Épicure. La synthèse portant sur la Bible hébraïque est classique, sauf en ce qui a trait à la conception du shéol. En effet, Takeuchi est d’avis que le shéol n’est jamais associé à la mort naturelle, c’est-à-dire la mort à un âge avancé, et qu’il désigne un lieu et un état où seuls les méchants et les impies sont emprisonnés. Autrement dit, dans la Bible, le destin des pieux n’est pas identique à celui des impies et, par conséquent, il ne faut pas confondre le shéol avec l’au-delà (p. 46-53). Cette interprétation, qui n’est pas nouvelle, ne résiste pas à un examen des 66 emplois du mot shéol dans la Bible hébraïque. Par exemple, le Ps 89,49 rappelle bien que le shéol est le destin de tous les humains. Job, en 21,7.13, déclare que les méchants vivent vieux, achèvent leur vie dans le bonheur et descendent en paix au shéol ; en 3,17b.19b, Job déclare que la mort permet aux épuisés de se reposer et à l’esclave d’être libéré de son maître ; il n’est donc pas étonnant que l’espoir de Job soit d’habiter au shéol (17,13) ! Ces quelques passages, celui de Qo 9,10 et même ceux de Ben Sira (14,12.16 hb ; 17,27 gr ; 41,4 hb) indiquent bien que le shéol est conçu non comme un lieu associé au péché et à la désobéissance, comme l’affirme Takeuchi, mais comme « la maison de rendez-vous de tout vivant », pour reprendre une expression de Jb 30,23. En outre la distinction que fait Takeuchi entre la tombe et le shéol ne résiste pas à un examen attentif des textes bibliques. En effet, maints textes montrent qu’il n’y a aucune distinction claire entre tombe et shéol (Gn 37,35 ; 47,30), fosse et shéol (Ps 16,10), perdition et shéol (Jb 26,6 ; Pr 15,11 ; 27,20) et tombe et perdition (Ps 88,12). En somme, contrairement à ce que déclare Takeuchi, il n’est pas exagéré de dire que le shéol, dans les textes bibliques produits jusqu’à la fin du 3e siècle avant l’ère chrétienne, est la destination de tous les morts, à l’exception de trois personnages : Hénoch (Gn 5,24), Élie (2 R 2,1-2.11) et le psalmiste (Ps 49,16 ; 73,24).

Dans le chapitre 3 (p. 60-86), Takeuchi présente les interprétations bien connues de trois auteurs, à savoir Childs, Sheppard et Fox (p. 60-74), et défend ensuite les quatre thèses suivantes : 1) la meilleure façon de comprendre le livre de Qohélet est de le lire dans sa forme finale, comme l’oeuvre d’un seul auteur ; 2) contrairement à ce que pense Fox, le narrateur du récit-cadre (1,1-2 ; 12,8-14) et l’auteur implicite sont identiques et c’est la relation entre Qohélet et ce narrateur qui explique les apparentes contradictions, ainsi que les propos énigmatiques du livre ; 3) le long monologue de Qohélet sert essentiellement de prélude aux derniers mots du narrateur, qui correspondent au point culminant de son message. Autrement dit, le personnage Qohélet ne joue pas le rôle d’un protagoniste (un porte-parole de l’auteur) mais plutôt celui d’un antagoniste (une sorte de témoin hostile) s’opposant au véritable message de l’auteur, lequel joue le rôle d’un outsider, puisqu’il correspond au narrateur présent en Qo 1,1.2 ; 7,27 ; 12,8.9-14 (p. 83 ; 178 ; 196). 4) Quant à savoir pourquoi les propos de Qohélet occupent la quasi-totalité du livre, alors qu’ils ne correspondent pas au point de vue de l’auteur, la réponse de Takeuchi est plutôt étonnante : les propos de Qohélet sont le reflet de ce que les gens de la société ressentaient et disaient, de manière plus ou moins aléatoire, incohérente ou même contradictoire. Ces thèses en laisseront plus d’un dubitatif.

Dans le chapitre 4 (p. 87-125), Takeuchi examine les passages du livre qui portent sur la mort et le jugement divin. En ce qui concerne le jugement divin, il est d’avis que Qohélet, en 3,17 et 11,9, partage le même point de vue orthodoxe que le narrateur, en 12,14, et que Qo 8,5-6 fait écho, aussi bien du point de vue du vocabulaire que du contenu, à Qo 3,17 (p. 108-113). En somme, Takeuchi est d’avis que le point de vue de Qohélet sur le jugement de Dieu correspond à celui de la sagesse orthodoxe israélite (p. 113). Bien entendu, plusieurs exégètes se poseront la question suivante : où se trouvent les textes qui résument la soi-disant sagesse orthodoxe israélite ? En outre, plus d’un exégète contestera l’interprétation de l’ensemble de ces textes portant sur le jugement divin. Par exemple, une critique structurelle de Qo 3,17-19 montre que les verbes « juger » et « éprouver » sont des synonymes et que l’originalité de Qohélet réside précisément dans le fait que le jugement divin n’est plus une rétribution : il ne signifie plus que la mort, comme l’indiquent clairement les v. 19-20. Quant au jugement divin en 11,9, qui est à venir dans une période indéterminée et selon une modalité non définie, il vise d’abord à rappeler l’importance d’accueillir le don divin qu’est la joie de vivre ; c’est du moins ce qu’une analyse méticuleuse du passage permet de constater. De même, une étude de Qo 8,5-6 montre que le v. 5 traite d’un cas particulier, soit celui de la conduite à tenir à la cour royale, tandis que le v. 6 a une portée universelle. C’est pourquoi l’expression ‘t wmšpṭ n’a pas la même signification aux v. 5b et 6a. Ainsi, au v. 5, connaître le temps et le jugement, c’est savoir quand et comment agir à la cour royale et c’est connaître la conséquence de son agir. Par contre, au v. 6, la déclaration voulant qu’il y ait pour toute affaire un temps et un jugement signifie que le temps de la mort s’impose de manière universelle, sans aucune distinction morale entre les diverses manières de se conduire. C’est pourquoi le v. 6 se termine par ce triste constat : « oui, le mal(heur) de l’être humain est grand sur lui ».

Dans ce chapitre maints autres passages sont examinés trop rapidement. Par exemple, dans son analyse de Qo 4,1-3, Takeuchi ne se demande pas qui est le consolateur (116-117). Pourtant, une telle question lui aurait permis de découvrir que le consolateur qui n’intervient pas face aux injustices n’est nul autre que Dieu. À mon avis, Takeuchi n’a pas raison lorsqu’il affirme que la déclaration de Qohélet au sujet du shéol, en 9,10, ne correspond pas aux descriptions du shéol dans les autres textes bibliques (122-123). Par exemple, Job reconnaît qu’il n’y a aucun savoir chez les morts (Jb 14,21 ; cf. aussi Ps 88,13) et Ben Sira est d’avis qu’au shéol il n’y a ni plaisir (14,12.16 hb), ni louange (17,27 gr), ni leçons de vie (41,4 hb).

Le chapitre 5 est surtout consacré à la théologie de Qohélet (p. 126-149). Takeuchi affirme que le Dieu de Qohélet n’est en rien distinct du Dieu d’Israël et que l’invitation de Qohélet à craindre Dieu correspond au thème de la crainte de Yhwh dans la littérature de sagesse (p. 130-131 ; 169-170). En outre, il estime qu’il y a trois raisons principales qui expliquent pourquoi Qohélet n’emploie pas le tétragramme Yhwh : premièrement, c’est à cause de la société corrompue dans laquelle il vit ; deuxièmement, c’est parce qu’il perçoit Dieu comme le créateur de l’univers et le juge ultime qui semble punir plutôt que de récompenser ; troisièmement, c’est parce qu’il écrit à une période où Yhwh n’est plus reconnu comme le dieu des seuls Israélites, mais comme un Dieu universel (p. 131-132). Aucune de ces affirmations n’est convaincante. Premièrement, il est simpliste de réduire le Dieu de Qohélet au soi-disant Dieu d’Israël, car il n’y a pas une théologie de la Bible hébraïque ni même un point archimédien à partir duquel les nombreux discours théologiques pourraient se faire entendre comme une seule voix. Deuxièmement, il est réducteur d’assimiler la crainte de Dieu en Qohélet à la crainte de Yhwh dans la littérature de sagesse. Par exemple, en Qo 3,14, la crainte n’est pas un don divin pour éclairer l’intelligence, comme c’est le cas en Pr 1,7.29 ; 2,5-6 et 9,10. Au contraire, dans ce verset, la crainte est provoquée par l’ignorance et l’impuissance de l’être humain ; c’est pourquoi elle traduit plutôt l’idée de résignation qui se fonde sur la représentation d’un Dieu omnipotent et incompréhensible. Troisièmement, le verbe šp, « juger », n’est pas réservé à Dieu (’lhym) ; en effet, ce verbe a très souvent Yhwh pour sujet (Ps 7,9 ; 10,18 ; 26,1 ; 96,13 ; 98,9 ; Is 2,4 ; Ez 7,3.8 ; etc.). De même, Yhwh est souvent le sujet du verbe br’, « créer » (Is 40,26.28 ; 42,5 ; 45,7.8.12.18 ; etc.). Quatrièmement, le livre de Ben Sira montre qu’il n’était aucunement nécessaire d’éviter le nom de Yhwh si l’on cherchait à promouvoir une théologie universaliste. En effet, sachant que le mot kurios traduit habituellement Yhwh et que le mot theos rend ’lhym, on pourra noter que le livre de Ben Sira comprend 205 attestations de Yhwh et 24 seulement de ’lhym. De même, l’emploi massif du nom de Yhwh n’empêche pas le livre des Proverbes d’être un illustre représentant de la sagesse universaliste. En résumé, la façon dont Qohélet nomme Dieu est singulière et doit donc correspondre à une théologie qui lui est propre.

Le sens du mot hbl constitue un autre sujet important du chapitre 5 (p. 128 ; 133 ;139-143 ; 148). À ce sujet, Takeuchi est d’avis que ce mot ne peut être rendu par un seul terme ; c’est pourquoi il propose diverses traductions, comme « futile », « fugace » et « transitoire ». Toutefois, il opte pour le mot « futile » dans le cas de Qo 1,2 et 12,8. Bien entendu, comme il s’agit du mot clé du livre, cette interprétation ne fera pas l’unanimité.

Le chapitre 6 vise surtout à expliquer la relation entre le monologue de Qohélet et l’épilogue (p. 150-179). Pour ce faire, Takeuchi analyse Qo 11,9-12,7. Selon lui, ce poème qui clôt le livre n’est pas une allégorie sur le vieil âge, mais plutôt un poème eschatologique qui annonce la catastrophe finale d’ampleur cosmique et universelle ; plus précisément, il s’agit d’un poème qui s’apparente aux textes prophétiques qui annoncent le jour de Yhwh, c’est-à-dire le jour désastreux du jugement. Selon Takeuchi, ce poème laisse même entrevoir l’espoir que les malfaiteurs périront lors de ce jour du jugement, mais il ne dit rien au sujet de l’espoir des justes. C’est pourquoi, selon lui, ce poème ne correspond pas exactement à la pensée du narrateur. Toutefois, à son avis, il sert de pont entre le monologue de Qohélet et l’épilogue du narrateur, lequel permet une compréhension plus juste du jugement de Dieu. Autrement dit, le poème final est la clé d’interprétation du livre de Qohélet, car il permet au lecteur de réévaluer le monologue de Qohélet à la lumière d’une nouvelle compréhension du jugement de Dieu et, ainsi, de mieux comprendre ce que l’auteur tente de communiquer à son auditoire par le biais du monologue de Qohélet. Étonnamment, pour réfuter les exégètes qui estiment que ce poème final traite du vieil âge et de la mort, Takeuchi n’hésite pas à déclarer que leur interprétation n’est pas recevable, parce que ceux-ci n’arrivent pas à parvenir à un consensus (p. 156). Il n’hésite pas non plus à reprocher à certains auteurs de fonder leur interprétation sur le silence plutôt que sur le texte lui-même (p. 167). Il est à craindre que de nombreux exégètes lui fassent les mêmes reproches et bien d’autres encore.

Le dernier chapitre, qui comprend 17 pages (p. 180-196), vise à répondre à la question suivante : quel est le rôle du livre de Qohélet dans l’émergence de l’apocalyptique ? Pour répondre à cette question, Takeuchi présente trois principales thèses. Premièrement, le livre de Qohélet, contrairement au livre de Ben Sira, ne s’oppose pas à l’eschatologie apocalyptique, d’une part, parce qu’il témoigne de la nécessité d’une rétribution post-mortem et, d’autre part, parce qu’il ne semble pas encore y avoir un réel mouvement apocalyptique au moment de sa rédaction. Deuxièmement, le livre de Qohélet a plutôt servi de pont entre la sagesse israélite traditionnelle et l’émergence de l’eschatologie apocalyptique. Troisièmement, cette interprétation suppose que le monologue de Qohélet a été rédigé afin d’inciter l’auditoire à réagir face à la mort capricieuse et aux injustices et ainsi à accepter le vrai message du narrateur. Une fois de plus, ce chapitre en laissera plus d’un perplexe, notamment Jerome N. Douglas, dont le livre est étonnamment absent de la bibliographie de Takeuchi (cf. A Polemical Preacher of Joy : An Anti-apocalyptic Genre for Qoheleth’ Message of Joy, Eugene OR, Pickwick, 2014).

En définitive, bien que Takeuchi ignore d’importants travaux sur la mort et le jugement dans le livre de Qohélet et qu’il ne soit pas convaincant dans la manière dont il propose ses thèses, son ouvrage devra figurer dans les bibliographies de ceux et celles qui vont, à leur tour, tenter de décrypter ce petit livre énigmatique, qui se termine par un avertissement que trop peu d’exégètes prennent au sérieux : « mais plus qu’eux, mon fils, sache : faire des livres, beaucoup, n’a pas de fin(alité) et étudier beaucoup fatigue le corps » (Qo 12,12).