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Dans ses Considérations politiques sur les coups d’États[1], Gabriel Naudé, ce théoricien de la raison d’État du XVIIe siècle (1600-1653), se dédouane, dès un long premier chapitre, d’exposer et de réfléchir sur des actes, événements ou gestes politiques connotés négativement par la morale, réprouvés officiellement par les institutions de son époque et, probablement encore aujourd’hui, dans certains milieux du moins.

Le protocole qu’il met en place est complexe. Il le truffe de citations d’auteurs anciens pour soutenir son geste et son propos de leur autorité ou pour s’en écarter discrètement ou ironiquement, à la Montaigne. Propos qui se veut « authentique » et transparent sur la complexité du politique alors même qu’il s’agira de penser le « secret », les déplacements de la simulation, de la dissimulation en politique comme ailleurs dans la société[2]. La présente note n’entend pas le délier et l’expliciter ou l’interpréter, ce serait trop long. Elle n’a pour but que de présenter un détail. Mais un détail, est-ce que cela vaut même une notule ?

Un détail, ce n’est pas rien. Un détail, ça importe car le « diable » s’y cache[3]. Un détail ne cadre pas, ne colle pas avec l’ensemble. Il interroge. Il alerte. Il relève d’une certaine économie du visible, du visuel, de l’apparition et de ce qui est regardé et vu. Il ne doit pas être gommé, simplement réintégré paisiblement dans un système. Car, un détail propose quelque chose de propre, de spécifique, d’inattendu peut-être, et on doit lui conserver, dans l’explication même, quelque chose de son caractère incongru, de l’anomalie qu’il présente. En histoire de l’art, Daniel Arasse l’a bien montré[4].

Le détail anormal ici sera l’apparition et l’inscription de Thomas d’Aquin dans le protocole mis en place dans ce premier chapitre. D’une part, dans tout l’ouvrage, il s’agit du seul endroit qui en appelle à cette autorité du saint docteur dominicain du XIIIe siècle. D’autre part, dans ce premier chapitre, c’est une citation en deux temps qui se suivent et chacune isolément est plus longue – et de beaucoup – que les autres citations de l’ouvrage. En ce sens, elle saute aux yeux, déjà simplement à titre typographique. Elle déborde, en longueur, toutes les autres citations de l’ouvrage entier. Graphiquement, en quelque sorte, le détail anormal insiste, persiste comme voix autre que celle de Naudé et elle le fait autrement que les autres citations intégrées directement à la prose naudéenne. Elle ressort et retient l’attention d’autant plus qu’elle est suivie d’une petite phrase – ironique[5] – qui aura alors – et certainement encore aujourd’hui dans certains milieux – choqué par l’association qu’elle implique. Voici la phrase : « Voilà des préceptes bien étranges en la bouche d’un saint, qui ne diffèrent en rien de ceux de Machiavel et de Cardan…. »[6] Thomas d’Aquin et Machiavel écrivant les mêmes choses, se copiant presque[7]. Le diplomate florentin déjà décrié à l’époque serait en collusion avec l’autorité des autorités doctrinales catholiques ! Étrange couple : comment oser les associer ? Et que vient faire Cardan dans cette équation ? Il vient rendre le rapprochement encore plus sulfureux ou rédempteur, selon l’optique du lecteur : Cardan, selon Naudé, est un des plus grands auteurs de son temps[8]. Il le cite, l’exploite, écrit sa vie[9], le défend de diverses accusations, celle de sorcellerie entre autres[10]. Étrange apparition donc de ce théologien dominicain sous la plume d’un libertin du XVIIe siècle, en étrange compagnie sur un sujet – les coups d’État, mode de gouvernement baroque – auquel fort peu de personnes d’alors ou d’aujourd’hui l’associerait spontanément et, même, après réflexion !

Mettons donc en contexte cette phrase qui réagit à la citation d’un passage du commentaire aux Politiques d’Aristote par Thomas d’Aquin.

Qu’est-ce qui amène donc ce long passage cité ? Il intervient au milieu d’une réplique à une objection que se fait Naudé et dont il se fait l’écho, selon laquelle il ne serait « pas à propos de discourir de ces choses » ? « Ces choses » : quelles choses ? Des choses « viles et abjectes »[11] liées à des tromperies, violences, actions injustes, cruelles et fourbes[12]. Mais, réplique Naudé, le prince « bien sage et avisé », grand politique, doit savoir tant hausser que baisser, produire ou resserrer, condamner ou absoudre, faire vivre ou mourir, ceux qu’il jugera expédient de traiter de la sorte, pour le bien et le repos de l’État[13]. Ce politique doit donc connaître le bien comme le mal, connaître la « malice et la dépravation des hommes »[14]. Accolé aux noms de Lipse et de Charron, surgit Aristote[15], le logicien et le métaphysicien – Naudé renvoie aux Analytiques et à la Métaphysique – et Aristote le philosophe du politique traitant des divers régimes politiques, tant des « vicieux » que des « légitimes »[16]. De là, une suite : « En quoi il a été suivi par saint Thomas ». Voilà l’apparition. Voici sa raison d’être : « (il) donne néanmoins les avis et les règles communes pour l’établir (la tyrannie), au cas que quelqu’un soit si méchant que de le vouloir faire »[17]. Dans le protocole naudéen, cette phrase sert de point tournant. L’argument est le suivant : si Thomas d’Aquin, un saint, une autorité théologique et philosophique révérée, le fait, il m’est donc aussi loisible de le faire. Mieux, le faire, c’est-à-dire parler des règles pour de l’injustice, de l’injustice réussie, est faire une bonne chose.

Cependant, à la relire, cette phrase, quelque chose surprendra. Thomas donnerait des avis à des méchants qui voudraient devenir tyrans. Naudé pèse ses mots. Et, discrètement, il suggère de dissimuler le caractère de commentaire d’un texte pour le faire lire comme un proto-Prince machiavélien, comme un guide avisé, présentant des règles d’actions habituelles, « communes » à des praticiens potentiels de la politique. Et pourtant, Naudé nuance, pour ne pas choquer immédiatement. Thomas n’est pas le conseiller de méchants mais avise le public, un peuple, des individus à reconnaître ces règles à l’oeuvre si et seulement si « quelqu’un soit si méchant que de le vouloir faire ». Manière de faire disparaître, presque, la possibilité que cela arrive. Peut-il vraiment exister quelqu’un de « si méchant » pour vouloir tyranniser un peuple ? Mais au cas, si cela arrivait, il faudrait comprendre, interpréter ces gestes comme formant un tout d’une volonté méchante à un point presque inimaginable… et s’en protéger si possible. Donc un savoir est présenté comme anticipation d’un geste violent pour s’en parer. Pas pour encourager le recours à ces choses terribles.

Mais quels sont ces préceptes thomistes et en quoi sont-ils si « étranges » ? La citation est longue et est coupée en deux, chaque section étant introduite par une petite phrase de Naudé assurant explicitement qu’il s’agit des « propres mots » de Thomas d’Aquin et ce « qu’il enseigne », histoire de marquer l’authenticité de ce long texte, disproportionné par rapport aux citations d’autres auteurs[18].

Avant d’entrer dans le détail du contenu et des enjeux de cette longue citation appelée par le nom de Thomas d’Aquin, elle doit elle-même être détaillée un peu plus. Car si on se rapproche encore plus d’elle, que voit-on ?

Premièrement que la longue citation n’est pas de Thomas d’Aquin ! La citation provient d’une partie du commentaire des Politiques d’Aristote qui a été complétée par un Pierre d’Auvergne, après la mort de Thomas d’Aquin. Naudé est cependant excusable car les éditions de son époque ne mentionnaient pas ce détail[19].

Deuxièmement, un regard encore plus rapproché de la citation la fait apparaître comme une réécriture du texte. Les « propres mots » y sont bien. Il ne s’agit pas d’une ré-écriture qui ajouterait des éléments que l’enseignement de « Thomas d’Aquin » n’aurait pas autorisés. Mais je crois que par souci littéraire et pour mieux marquer le coup, Naudé retranche du texte tout l’appareillage logique lié au découpage herméneutique du texte d’Aristote pour n’en conserver, à chaque fois, que les éléments conclusifs. Cela n’en change pas la teneur, certes, mais, cela intensifie le choc avec le nom de « Machiavel » ou avec l’imaginaire politique lié à ce nom[20] et ajoute au choc de retrouver ces propos sous la plume d’un « saint ».

Enfin, dernier affinement du regard, il s’agit de voir l’effet traumatisant du rapprochement, du collage que Naudé propose de ces deux passages. Il s’agit d’un effet rhétorique pour soutenir l’argument général de ce premier chapitre des Considérations.

Mais que contient cette citation pour être si sulfureuse ? Elle porte sur le travail du tyran, sur deux aspects de cette entreprise tyrannique. Le premier extrait du chapitre 11 décrit les types d’interventions dans le tissu social par le tyran afin de diviser la société comme telle et les divers groupes la composant. Pour être précis, il ne s’agit pas simplement pour le tyran de diviser mais de causer de la dissension et des accusations et dénonciations internes à chaque groupe ainsi divisé. Des guerres intestines et internationales doivent être fomentées. Ce faisant, la position politique du tyran est assurée à l’interne : pendant que la population se déchire, croît dans la méfiance, personne n’est assez puissant pour s’en prendre au tyran lui-même. Puis, reprenant un geste « romain » sur lequel Machiavel travaillera dans ses Discorsi, le tyran veille à ce qu’un danger extérieur menace. Dans tous les cas, il peut apparaître comme un sauveur ou un arbitre. Ce travail en est aussi un d’élimination des écoles et du savoir ainsi que des richesses dans une tyrannie afin qu’elle dure et que le tyran soit conservé sain et sauf. En effet le savoir et la richesse sont deux sources de « pouvoir » : pouvoir critique du mode de gouvernement tyrannique et pouvoir de lier les gens les uns aux autres contre le tyran. En un mot, la confiance doit être bannie entre les membres et le tyran doit se méfier et défier de tous.

Comme si ce travail n’allait pas déjà suffisamment contre ce qu’on serait en droit d’attendre d’un saint, la citation continue avec un passage ultérieur de la lectio XII, le n. 6[21]. Là, tout relève d’un travail par le tyran sur son apparence, sur l’impression de vertu, sa simulation. Un vrai tyran dissimule son caractère tyrannique et « cruel », le conserve comme secret. Son geste politique en est un qui délie le principe selon lequel on reconnaît l’arbre à ses fruits ou selon lequel l’agir suit l’être. Il se présente comme un agneau camouflant un loup, pour reprendre une image biblique ou comme un berger joué par un loup pour imager les choses à la La Fontaine. Le tyran apparaît comme le vertueux alors qu’il fomente, sécrète discrètement, le désordre autour de lui, fait émerger les vices de ses citoyens pour que les uns apparaissent comme des dangers pour les autres… et le tyran comme le pôle protecteur, générateur de bien commun et de paix… Le secret tyran est aimé ou, à tout le moins, fait tout pour ne pas être odieux et se faire haïr.

Tout est alors prêt pour que surgisse le lien ironique|scabreux avec Machiavel[22] dont on ne peut pas ne pas entendre comme en un écho les propos du Prince, aux chapitres 15 à 19. L’effet recherché est atteint : Thomas d’Aquin couvre de son autorité et Machiavel et Naudé.

La figure de Thomas surgit via un passage habituellement ignoré par les thomistes traitant de politique jusqu’à aujourd’hui[23]. Elle permet, dans une même apparition, d’authentifier le geste de Naudé, de surprendre le lecteur, de proposer discrètement une quasi-apologie de Machiavel, différente par son approche de celle de Machon auteur d’une Apologie pour Machiavelle. La politique des Rois, et La science des souverains en faveur des Princes et des Ministres d’Estat[24]. La signature « Thomas d’Aquin » permet de discourir positivement sur du mal, sans déjà tomber dans le discours moralisateur, de valoriser la réalité bigarrée, violente, cruelle, de la scène politique et de ses arcanes et de délaisser les discours idéaux ou simplement orientés vers un devoir-faire le bien ! Mieux encore, l’enseignement de « Thomas d’Aquin » contribue à démasquer les tyrans en offrant la connaissance de leurs stratégies à qui veut bien étudier le politique ou, mieux encore, aux « sujets » du tyran[25]. Mais le texte offre un retournement ironique attendu avec la seconde raison qui fait paraître l’enseignement de saint Thomas « assez probable et légitime » sans différence par rapport à celui de Machiavel et de Cardan : il enseigne aux tyrans à être de bons tyrans stratégiques afin que le mal qu’ils causent et qu’ils ne peuvent éviter ne les rende pas odieux mais « beaucoup plus doux et supportables[26]. » Autrement dit, l’enseignement du saint docteur est utile tant aux sujets qu’aux tyrans[27] !

Naudé aurait-il pu se contenter d’Aristote sans recourir au commentaire pseudo-thomasien ?

Au XVIIe siècle, l’autorité d’Aristote n’est plus ce qu’elle avait été un temps au Moyen Age[28]. D’ailleurs, Naudé n’apprécie pas Aristote autant que Sénèque[29]. Plus encore, rhétoriquement, l’autorité d’Aristote n’aurait pas couvert Naudé du point de vue ecclésiastique. Ce que peut faire le recours à « saint » Thomas d’Aquin ! Tout en présentant un Thomas d’Aquin autorisant un discours et une réflexion fort peu ecclésiale ou évangélique, au moins dans sa teneur théorique, il peut alors s’adresser à un cardinal qui connaît bien la pratique politique des rois et celle des ecclésiastiques, pratique qui n’était peut-être pas si éloignée des principes mis de l’avant dans les Considérations. Les oreilles de cette éminence, le Cardinal De Bagni, à qui l’ouvrage est offert et qui sert, dans ce premier chapitre, d’interlocuteur énoncé, n’en seront pas offensées car « l’entière connaissance que vous vous êtes acquise des affaires politiques, la longue pratique et expérience que vous avez de la cour des plus grands monarques, où ces machiavélismes sont assez fréquents, ne permettent pas que l’on vous prenne pour apprenti à les connaître[30] ».

Pour comprendre ce choix naudéen, il importe de se faire une idée de ce que représente pour lui la « sainteté » dans cet ouvrage, car c’est avec le qualificatif de « saint » qu’il introduit Thomas d’Aquin, sans avoir à décliner plus avant son autorité[31]. Premièrement, les ‘saints’ sont fort peu présents dans les Considérations et ce qui les rend « saints » n’est pas mentionné. Saint Antoine surgit au détour d’une phrase, sans plus[32] ainsi que saint Bernard comme prédicateur de la seconde croisade sans que cette prédication ne soit citée ; saint Paul et saint Barnabé sont mentionnés dans une citation des Actes des Apôtres[33], saint Jérôme avec deux très brèves citations, dont la seconde sur les feintes des moines[34]. Jamais rien de comparable au recours à saint Thomas d’Aquin en termes de longueur de citation et de rôle rhétorique et argumentatif joué par elle.

Alors, deuxièmement, il faut se résoudre à creuser le détail du contexte pour faire surgir la signification de la « sainteté » mise ici en scène. Selon le contexte même de l’insertion de la citation, le « saint » serait le personnage bon, juste, étranger au mal et à sa connaissance, qui ne devrait même pas en parler de peur que le mal « dit » ou énoncé n’incite autrui au mal, ne l’encourage. Ce type de « sainteté » est par ailleurs déconstruit par la citation du commentaire des Politiques d’Aristote dans lequel non seulement il y a récitation du « mal » mais il y a amplification, au sens rhétorique du terme. Naudé fait donc d’une pierre deux coups : il se protège en utilisant une certaine idée de la sainteté, une idée reçue et autorisante qu’il est donc bon d’imiter et il en déconstruit un aspect au nom même d’un « bonté » entendue au sens qu’il travaille à autoriser dans ce premier chapitre.

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Pour conclure rapidement cette note, je proposerai trois pistes de recherche. Premièrement, du point de vue de l’histoire du thomisme et de sa réception : l’usage de Thomas d’Aquin en politique en début de modernité et, plus généralement, l’approche du politique moderne à partir du corpus thomasien. Deuxièmement, le recours, chez les « libertins », à Thomas d’Aquin et aux détournements possibles de son autorité pourrait être exploré. Enfin, du point de vue de l’idée du politique, du recours à la violence, il pourrait s’avérer fructueux de suivre les transformations des recours à l’idée de tyran, la possibilité de prendre de ses traits anciennement connotés négativement pour en faire des outils légitimes de l’action politique.