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Introduction

Le système universitaire québécois tel qu’il est envisagé aujourd’hui dans sa relation avec l’État prend appui, d’une part, sur les interventions publiques qui ont découlé des travaux de la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec (commission Parent), notamment l’adoption de la Loi sur l’Université du Québec, la création du Conseil des universités et les modifications à l’organisation des structures de l’enseignement supérieur (Lucier, 2006 ; Corbo, 2016 ; Larouche et Savard, 2016 ; Doray, 2017). Il repose, d’autre part, sur les fondements du modèle des universités dites à charte privée, établis avant les réformes issues de la commission Parent, selon lequel l’État assumait un rôle plus secondaire en enseignement supérieur, davantage en soutien aux initiatives privées et au clergé (Corbo, 2016).

Depuis la commission Parent, les universités ont fait l’objet de discussions au sein de divers forums institutionnels (Doray, 2017). À titre d’exemples, mentionnons l’opération Objectifs généraux de l’enseignement supérieur (1972, 1973 et 1976), la Commission d’étude sur les universités (1977-1979), les opérations sectorielles (sciences sociales, génie, éducation) (1985, 1986 et 1989), la Commission des États généraux sur l’éducation (1996) et le Sommet sur l’enseignement supérieur au Québec (2013). Certaines de ces réflexions ont donné lieu à des interventions formelles de l’État, au moyen de lois ou de règlements, comme la Loi sur les établissements d’enseignement de niveau universitaire adoptée en 1995. D’autres initiatives ont été développées de façon indépendante au sein des instances internes des universités ou dans des structures de collaboration entre les universités, sans requérir une action directe de l’État, mais étant reconnues par celui-ci, contribuant ainsi à la légitimation du rapport entre l’État et les universités basé sur l’autonomie de ces dernières. Nous pouvons citer comme exemples le Programme québécois d’échanges étudiants (PQÉÉ) et l’évaluation de la qualité des projets de nouveaux programmes par la Commission d’évaluation des projets de programmes du Bureau de coopération interuniversitaire (BCI).

Dans le cadre de cet article, nous proposons une analyse de l’évolution de la conception de l’autonomie institutionnelle des établissements universitaires au regard de différentes politiques gouvernementales universitaires instaurées au Québec. Le choix de notre objet d’analyse s’est porté sur le contexte québécois en raison des particularités de son système universitaire, où les établissements demeurent des institutions à caractère public, mais dotés de chartes et de lois constitutives qui leur sont propres et qui leur permettent d’avoir une autonomie d’action (Lucier, 2006). Cette autonomie constitue un trait fort de la configuration institutionnelle et organisationnelle du système universitaire québécois et de sa gouvernance, comme l’a souligné Jamet (2010 ; 2014). Cette configuration résulte des travaux de la commission Parent, dont le rapport recommandait de mettre en place des établissements universitaires autonomes ayant le pouvoir de déterminer le contenu des programmes d’études, de nommer les professeurs et d’admettre des étudiants sans ingérence externe, établissements qui seraient gérés de façon collégiale afin d’éviter une prise de contrôle par un groupe en particulier, que ce soit des groupements privés ou l’État (Lucier, 2006). Cette autonomie repose, d’une part, sur l’indépendance intellectuelle des universitaires (communément appelée « liberté académique ») et, d’autre part, sur la « collégialité », c’est-à-dire la conception d’une gouvernance où les membres de la communauté universitaire participent aux décisions de l’institution. La Loi sur l’Université du Québec a confirmé ce principe en établissant un statut de personne morale et de corporation autonome pour la nouvelle université et ses constituantes (Lucier, 2006). Ainsi, même si l’État assume en grande partie le financement des universités et que des outils réglementaires et législatifs encadrent leurs activités, il leur accorde la marge de manoeuvre nécessaire pour prendre des décisions sans ingérence gouvernementale, dans une forme d’indépendance légitime balisée par un cadre réglementaire souvent qualifié de souple. Selon Jamet (2010, 2014), la notion d’autonomie des universités au Québec se rapproche davantage d’une conception dite « fédérale », où l’État prend les décisions dans certains domaines, par exemple la répartition des ressources financières, alors que les universités conservent leur libre arbitre dans leur domaine de responsabilité, soit l’élaboration et la transmission des connaissances. Aussi, il constate que la conception de l’autonomie institutionnelle inscrite dans le rapport Parent a évolué, surtout depuis les années 1980, avec la mise en oeuvre d’actions plus directes du gouvernement fédéral, en particulier pour le financement de la recherche, et du gouvernement provincial, à travers les processus de reddition de comptes et les règles de financement.

Pour mener notre analyse, nous avons ciblé trois interventions étatiques à l’égard du système universitaire québécois parmi les plus significatives, à savoir : (i) la Loi sur l’Université du Québec et la création du Conseil des universités (1968), (ii) la Politique à l’égard des universités (2000) et (iii) les directives gouvernementales liées à la pandémie de la COVID-19 (2020-2021), que nous examinons en fonction du modèle des cycles d’action publique de Pierre Muller (2015 ; 2018). Selon cette perspective, les politiques publiques s’inscrivent au sein d’une configuration globale qui définit le fonctionnement des sociétés. À l’aide d’une analyse documentaire, nous suggérons que chacune de ces interventions de l’État, envisagées sous l’angle de la gouvernance universitaire, s’inscrit dans la reconfiguration globale des cycles d’action publique définis par Muller (2015 ; 2018).

1. Cadre d’analyse

Notre démarche s’inscrit dans la lignée des approches sociocognitives, qui structurent l’analyse des politiques publiques sous l’angle des acteurs et de leurs interactions. Nous nous référons d’emblée au concept de référentiel des politiques publiques et à la théorie des cycles d’action publique (Jobert et Muller, 1987 ; Muller, 1995 ; 2005 ; 2015 ; 2018). Le référentiel d’une politique s’inscrit dans un cycle d’action publique et représente une vision du monde portée par des acteurs, sur laquelle ces derniers souhaitent intervenir (Lessard et Carpentier, 2015). La vision du monde, traduite par le référentiel, établit le cadre des confrontations entre les acteurs et les relations de coopération ou d’affrontement qui vont se cristalliser dans les différents forums du secteur (Muller, 2005). Les travaux de Muller ont distingué deux types de référentiels : le global et le sectoriel. Le premier concerne les valeurs et les croyances d’une société, ainsi que les normes qui établissent le rôle de l’État et les rapports entre celui-ci et les groupes. Le second constitue une représentation que se font les acteurs d’un secteur, d’une discipline ou d’une profession, et qui y définit leur place. Selon Muller, la relation entre les référentiels global et sectoriel constitue le rapport global-sectoriel (RGS). Une politique intervient dans le RGS en ajustant le fonctionnement du secteur par rapport au global et en agissant sur les déséquilibres et les tensions qui surviennent entre les deux espaces d’action. Un des objectifs d’une politique publique est donc de gérer les déséquilibres qui proviennent des secteurs et d’assurer la mise en ordre de la société par une médiation entre le global et le sectoriel. Dans ce cadre, les politiques publiques s’inscrivent dans un cycle d’action publique, celui-ci constituant une configuration globale qui définit le rôle et la place des politiques publiques dans le fonctionnement des sociétés. Ces configurations sont organisées suivant quatre dimensions au sein desquelles les sociétés exercent leur action, d’après Muller : i) un régime marchand, qui définit les conditions de production de la richesse et de sa répartition ; ii) un régime de globalisation, qui définit « l’état du monde » et des relations internationales ; iii) un régime de citoyenneté, qui définit le rapport entre les individus et l’espace civique ; et iv) un régime d’action publique, qui définit le rôle de l’État dans la société. Un changement de cycle survient lorsqu’apparaissent des décalages entre les différents régimes, ce qui entraînera une reconfiguration de la dimension globale. Aussi, un tel changement constitue un processus d’ajustement entre les pratiques sectorielles et les orientations globales, à l’issue duquel un nouveau cadre d’interprétation du monde sera établi. Ce processus d’ajustement implique que des médiateurs du secteur mettent en mots cette nécessité de changement, et la vision nouvelle qui en émerge de la place et du rôle du secteur dans la société.

Cette conception de l’analyse des politiques publiques cherche à saisir l’État à partir de l’action publique et des processus de médiation et de représentation sur lesquels s’appuient les acteurs (Doray et Maroy, 2008 ; Lessard et Carpentier, 2015 ; Lessard, 2016). Selon cette approche, l’action publique ne se limite pas aux interventions de l’État, et concerne plus largement l’action des acteurs des politiques publiques, leurs idées et leurs intérêts, qui se construisent et se manifestent au sein des réseaux globaux, nationaux, sectoriels ou locaux (Lascoumes et Le Galès, 2012 ; Lessard et Carpentier, 2015 ; Lessard, 2016 ; Hassenteufel, 2021).

Appliquée au système universitaire, l’action publique est à considérer au regard des fondements de l’institution universitaire (autonomie institutionnelle, gouvernance collégiale et liberté académique) et d’une configuration d’acteurs internes et externes (corps professoral, communauté étudiante, syndicats, associations étudiantes, administrations, ordres professionnels, milieux de stage, BCI, Conseil supérieur de l’éducation [CSE], etc.). Il existe certes des politiques publiques institutionnelles visant les universités qui sont établies par l’État et prennent la forme de documents officiels, de règlements ou de lois, et dont le contrôle et la responsabilité des différentes étapes lui incombent. Toutefois, reprenant ici les constats de Hassenteufel (2021), nous retenons que les ambiguïtés et les imprécisions des politiques entraînent des incertitudes octroyant une marge de manoeuvre aux acteurs chargés de leur mise en oeuvre. Cette dernière, moment fort d’une politique, ne peut être considérée comme une simple étape technique et exécutoire. Elle devient alors un exercice de remodelage et de négociation par les acteurs selon leur vécu, leurs croyances, leurs valeurs et leurs visions (Lessard et al., 2008 ; Lessard et Carpentier, 2015). Dans ce cadre, Lessard et Carpentier (2015) soutiennent que les réseaux, forums ou communautés de politiques publiques où se réunissent les acteurs participent à la construction du sens des politiques. Suivant ces observations, la construction du sens peut être liée au principe de gouvernance collégiale, représenté, d’une part, par les instances formelles de décision prévues et encadrées par des statuts, des règlements ou des dispositions législatives selon un processus de représentativité des membres de la communauté universitaire (commissions, conseil d’administration, comités consultatifs, etc.). D’autre part, il existe des communautés externes de concertation ou de prise de décision partagée entre l’État, les universités, les associations étudiantes et d’autres partenaires (BCI, regroupements d’associations étudiantes, CSE, ordres professionnels, etc.). Ces acteurs, envisagés ici à titre de médiateurs du secteur comme définis par Muller (2018), interagissent dans un espace d’action fondé sur le principe d’autonomie des universités, qui apparaît comme un référentiel sectoriel, dominant et stable dans le temps, et qui donne sens aux actions des membres de la communauté universitaire. Il cristallise leur vision de leur rôle et de leur place dans la société.

Dès lors, l’utilisation de la notion de référentiel dans l’analyse des politiques éducatives au Québec, notamment par Lessard et Carpentier (2015), puis Doray (2017), permet de caractériser l’évolution des systèmes éducatifs selon un découpage temporel. Lessard et Carpentier (2015) distinguent un premier référentiel, celui de la modernisation et de la démocratisation de l’éducation, qui a été dominant de 1945 à 1973. Cette première période est marquée par la montée de l’État-providence et la mise en place d’un système éducatif de masse suivant les principes de l’égalité des chances. La seconde période, qui débute au début des années 1990, est caractérisée par l’émergence d’un nouveau référentiel en éducation : la production efficace et efficiente des connaissances et des compétences. Pour les auteurs, cette période est caractérisée par l’institutionnalisation d’une nouvelle régulation en éducation, la montée de l’évaluation des apprentissages, l’économie du savoir et la nouvelle gestion publique. Une période de transition entre les deux référentiels s’est étendue de 1970 jusqu’en 1990 et a été marquée par une remise en question de l’État-providence.

De son côté, Doray (2017) distingue deux périodes marquantes dans l’évolution des politiques universitaires. La première période se situe de 1960 à 1982 et s’inspire du référentiel social-démocrate, lequel met de l’avant la croissance de l’enseignement supérieur et l’accès élargi aux études supérieures. La seconde période, qui débute en 1982, est marquée par un référentiel fondé sur l’influence du nouveau management public (NMP), de la montée de la société du savoir et de l’éducation et de la formation tout au long de la vie. Toutefois, Doray soutient que le référentiel de démocratisation et d’accessibilité à l’éducation qui a été dominant jusqu’au début des années 1980 n’a pas disparu au nom des principes d’efficacité et de concurrence. Au contraire, ce principe a même été renforcé par différents acteurs, à son avis, notamment lors du Printemps érable de 2012.

En dépit de cette autonomie, l’institution universitaire reste soumise à diverses pressions et tensions du fait de l’action de l’État, qui, à l’occasion, remet en question son autonomie. Nous suggérons ainsi qu’une partie de ces pressions résulteraient d’une tension entre le référentiel sectoriel et les référentiels globaux. Aussi, une politique publique universitaire doit-elle inclure une dimension d’intervention sur les tensions entre la dynamique sectorielle et le référentiel global, et assurer une médiation entre eux. Trois référentiels globaux décrits par Muller (2015 ; 2018) nous permettent d’appréhender ces tensions. Ils se situent chacun au sein d’un cycle politique d’action publique à laquelle une politique publique universitaire est associée. Le premier est le référentiel modernisateur, associé à la création de l’Université du Québec et du Conseil des universités, et qui s’inscrit dans le cycle global de l’État-providence. La Politique à l’égard des universités basée sur la gestion axée sur les résultats correspond quant à elle à un second référentiel global, celui de l’efficience publique caractérisant le cycle de l’État-entreprise. Plus récemment, en observant un changement des cadres cognitifs et normatifs globaux, Muller (2015 ; 2018) soumet l’hypothèse qu’un nouveau cycle politique d’action publique s’est ouvert à partir du milieu des années 2010 : celui de la gouvernance durable, avec le référentiel de l’efficacité globale. Nous proposons que la crise sanitaire liée à la pandémie de la COVID-19 et les prescriptions de l’État appliquées à l’enseignement supérieur renforcent cette hypothèse de Muller d’un nouveau référentiel global. Cette crise a, en effet, modifié le rapport entre l’État et les universités en suspendant au moins momentanément l’autonomie relative du secteur au nom d’exigences de la santé publique et en vertu d’une déclaration d’état d’urgence sanitaire.

2. Le référentiel de l’État modernisateur et la création de l’Université du Québec et du Conseil des universités

Relevons d’abord que la mise en oeuvre des politiques entourant la création de l’Université du Québec et du Conseil des universités en 1968 rend compte d’un décalage entre le référentiel sectoriel, l’autonomie institutionnelle, et le référentiel global de l’État modernisateur. D’un côté, le rapport de la commission Parent a été le catalyseur d’une profonde transformation du système éducatif québécois par une réforme de l’organisation scolaire qui visait la démocratisation et l’accessibilité à l’éducation selon les principes de l’égalité des chances (Lessard et Carpentier, 2015 ; Doray, 2017). Selon Rocher (2004), le rapport Parent demeure un essentiel référent de l’évolution sociale du Québec puisqu’il représentait une double aspiration : l’entrée du Québec dans la modernité et la démocratisation de la société québécoise. Ainsi, les politiques éducatives devant réguler les secteurs primaire, secondaire ou collégial ont été impulsées par la volonté de l’État d’assurer un plus grand contrôle et d’intervenir plus directement dans le secteur de l’éducation, notamment avec la création du ministère de l’Éducation (Doray, 2017). D’un autre côté, avec la création de l’Université du Québec et de ses constituantes ainsi que celle du Conseil des universités en 1968, l’État fait le choix de confirmer le principe de l’autonomie institutionnelle des établissements universitaires et de préserver un système qui assurait une distance entre ceux-ci et l’État (Doray et Pelletier, 1999 ; Lucier, 2006). L’État rejette ainsi certaines des propositions du rapport dont les visées étaient plus interventionnistes, parmi lesquelles la création d’un Office pour le développement de l’enseignement supérieur, l’uniformisation des pratiques et des programmes d’études ainsi que des politiques d’admission et d’attribution des diplômes (Doray et Pelletier, 1999). Il privilégie plutôt la mise en place du Conseil des universités, un organisme intermédiaire dont la structure permettait aux universités et au gouvernement de conserver leur autonomie respective (Gingras, 2016). L’abolition du Conseil des universités, en 1993, s’est traduite par une redéfinition des rapports, devenus plus directs, entre les universités et le gouvernement, et un repositionnement de la CREPUQ, qui a repris certaines des responsabilités du Conseil.

Cette position sur l’autonomie institutionnelle a ouvert la porte à une prise en charge par le milieu d’un certain nombre de questions sur lesquelles l’État n’a pas voulu s’engager. Dès lors, des mécanismes interuniversitaires de régulation avec la CREPUQ (devenue le BCI) ont émergé, comme la coordination des programmes et de la recherche entre les universités, l’évaluation des nouveaux programmes ou divers partenariats ou ententes (Gingras, 2016 ; Doray, 2017).

Toutefois, l’État ne se désengage pas totalement des affaires universitaires. Les règles qui encadrent le financement des universités lui permettent de conserver un certain contrôle sur les établissements en définissant les critères d’octroi du financement et des processus de reddition de comptes qui en découlent. Aussi, avec les politiques associées à la création de l’Université du Québec et du Conseil des universités, deux tendances cheminent parallèlement et illustrent la tension qui s’opère entre les visées de l’État modernisateur et la préservation de l’autonomie institutionnelle. Dès la commission Parent, une différenciation s’observe sur la question de la gouvernance, que l’État refuse de prendre en charge bien qu’il le fasse à d’autres niveaux d’éducation. Nous pourrions l’expliquer par le souci de l’État de s’inscrire dans la continuité de la configuration antérieure des universités et de la liberté de ses acteurs afin de préserver le fragile équilibre entre la centralisation et l’autonomie institutionnelle, qui reposait sur un certain consensus auprès des acteurs. À titre d’exemple, concernant la proposition du gouvernement de standardiser les méthodes comptables et de normaliser les dépenses des universités, le CSE estimait qu’une telle disposition « aurait comme effet de réduire sensiblement la liberté et l’autonomie de la pensée, de la recherche et de l’expression indispensables au maintien d’un authentique enseignement supérieur » (CSE, 1970 : 194). Ainsi, nous soulignons, à la lumière de ces éléments, que la mission dévolue aux établissements universitaires d’élaboration et de diffusion des connaissances dans une perspective de service et de bien publics est à la source de (et légitime) la décision de conférer aux établissements universitaires un statut autonome, qui permet d’éviter leur contrôle par un groupement privé ou encore par l’État (Lucier, 2006).

3. Le référentiel de l’efficience publique et la Politique à l’égard des universités de 2000

Le NMP s’insère dans le réalignement idéologique des années 1990, qui établit de nouveaux rapports entre l’État et le système d’éducation par une reddition de comptes de type contractuel avec les établissements (Lucier, 2016). Suivant l’approche par les référentiels, la montée du NMP s’inscrit dans le cadre du passage du référentiel global de la modernisation sociale vers celui de l’efficacité et de l’efficience (Lessard et Carpentier, 2015). Pour Muller (2018), de nouvelles normes d’action publique issues du NMP sont alors établies dans l’objectif d’améliorer l’efficacité et l’efficience des politiques publiques. Selon Maillard et Kübler (2021), le NMP est constitué d’un système d’incitations et de sanctions avec des objectifs chiffrés, des indicateurs de classement et des budgets de performance, qui redéfinissent les conditions de mise en oeuvre des politiques et orientent le comportement des acteurs. Ainsi, les réformes des systèmes éducatifs sous l’approche managériale modifient le rôle de l’État et instaurent de nouvelles formes de pratiques et de cultures organisationnelles en remplaçant la gouvernance bureaucratique par une gouvernance en réseau, où la contractualisation des relations est forte (Ball, 2012). En enseignement supérieur, Shore et Wright (2017) soulignent que, depuis les années 1990, les gouvernements ont mis en oeuvre des réformes éducatives fondées sur les idées néolibérales. Selon ces auteurs, celles-ci visaient à réorienter l’enseignement supérieur vers la production des connaissances et des compétences afin de générer un avantage concurrentiel au sein des États. Aussi, ils ont relevé différentes caractéristiques issues du NMP définissant ces réformes en enseignement supérieur : i) le désinvestissement relatif de l’État dans les universités ; ii) la promotion de la concurrence fondée sur le classement des institutions, des disciplines et des individus ; iii) une culture de l’audit avec des mesures de performance ; iv) le déclin de la gouvernance collégiale ; v) l’essor de l’université entrepreneuriale impliquant des partenariats avec le secteur privé ; et vi) une remise en question de l’idée selon laquelle l’enseignement supérieur est un investissement public.

Au Québec, le mouvement s’est amorcé lors du deuxième mandat du Parti québécois, de 1998 à 2003, notamment avec l’adoption de la Loi sur l’administration publique en 2000, et s’est poursuivi avec l’élection du gouvernement du Parti libéral du Québec en 2003. Dans ce cadre, l’adoption de la Politique à l’égard des universités en 2000 rend compte d’une tension qui résulte de la volonté centralisatrice de l’État, lequel a entrepris des actions visant à assumer un plus grand contrôle sur la gouvernance et le financement des universités. S’inscrivant dans la mise en oeuvre de la gestion axée sur les résultats en éducation (Lessard et Meirieu, 2008 ; Lessard et Carpentier, 2015 ; Maroy, 2021), les contrats de performance entre les universités et le gouvernement et leurs cibles prédéfinies devaient assurer une plus grande performance des universités, en particulier en matière de persévérance et de réussite scolaire. Pour Doray (2017), les contrats de performance entre les universités et le gouvernement établis en 2000 constituent une médiation entre le référentiel global d’action publique (efficience et efficacité) et le référentiel sectoriel en éducation, qui est plus stable dans le temps (car moins sensible aux aléas du moment, compte tenu du statut de droit universel de l’éducation et de l’objectif d’un égal accès aux ressources éducatives pour tous, plus largement). Dès lors, le NMP remet en question la conception de l’université comme université de service public disposant d’une autonomie institutionnelle (Bernatchez, 2019). Selon Bernatchez (2019), l’influence du NMP s’est déployée au sein des universités par la mise en place d’outils de planification stratégique et d’évaluation des programmes suivant le principe de la gestion axée sur les résultats, de stratégies de recrutement d’étudiants et de diverses compressions budgétaires ayant entraîné un déficit du nombre de professeurs et d’employés. Dès lors, le NMP affecte les fondements de la gouvernance collégiale, selon lesquels les décisions de l’institution doivent être prises par les membres de la communauté universitaire, en fonction de valeurs et de normes partagées (Musselin, 2001 ; Larouche et Savard, 2016). D’une part, contrairement aux orientations de la commission Parent sur la gouvernance collégiale, le NMP favorise plutôt la nomination d’administrateurs avec des profils de gestionnaires et issus de l’extérieur du milieu de l’éducation (Lucier, 2016). D’autre part, la capacité des communautés universitaires à prendre les décisions pour leur institution est restreinte par l’émergence d’un discours dominant mis de l’avant par différentes organisations internationales, comme l’OCDE, et qui soutient une conception de l’éducation et de l’enseignement supérieur se rapprochant davantage des principes du secteur privé (Lessard et Carpentier, 2015 ; Bernatchez, 2019). De plus, une tendance s’observe selon laquelle les gouvernements provincial et fédéral s’engagent dans des actions plus directes au sein des universités, notamment dans la définition des programmes et des ressources allouées (Jamet, 2014). La gouvernance collégiale qui garantissait une reddition de comptes interne se voit donc affaiblie par les actions de l’État et les discours dominants des organisations internationales qui construisent le référentiel global de l’efficience publique.

Dans cette perspective, les premières tentatives d’implanter la gestion axée sur les résultats dans les universités, par l’entremise des contrats de performance en 2000, ont été difficilement reçues, ces dernières y percevant une atteinte au principe d’autonomie institutionnelle (Bernatchez, 2005 ; Deniger, Brouillette et Canisius Kamanzi, 2008 ; Larouche et Savard, 2016). À terme, une plus grande latitude a été octroyée aux universités quant aux choix de leurs indicateurs de performance (Deniger, Brouillette et Canisius Kamanzi, 2008). Depuis, malgré le changement de gouvernement, en 2003, qui n’a pas reconduit les contrats de performance dans leur forme initiale, cette question mobilise les processus de reddition de comptes et d’évaluation des universités avec des indicateurs comme les taux de diplomation, les activités de recherche et leur financement, la productivité du personnel et les critères financiers (Larouche et Savard, 2016). Ces tentatives subséquentes de l’État d’intervenir dans la gestion et la gouvernance des universités après les contrats de performance ont aussi été des moments de tensions. À titre d’exemple, les enjeux financiers associés au projet immobilier de l’îlot Voyageur de l’UQAM, en 2006, ont entraîné différentes initiatives gouvernementales, notamment le projet de loi 38 sur la gouvernance des universités, qui n’a pas abouti, mais visait à resserrer la surveillance et les processus de gouvernance, comme la composition, le fonctionnement et les responsabilités des conseils d’administration des universités (Larouche et Savard, 2016). Le projet de loi 38 a été perçu, autant par le corps professoral, les organisations étudiantes que les dirigeants universitaires, comme une atteinte à l’autonomie institutionnelle. Ainsi, pour la Fédération étudiante universitaire du Québec (FEUQ), « l’impact d’une telle ingérence serait de réduire de manière importante et durable la qualité de nos universités » (FEUQ, 2009 : 3). Selon la Fédération québécoise des professeures et professeurs d’université (FQPPU), le projet de loi « remettait en cause l’autonomie de gestion des universités et les pratiques collégiales qui en assurent le plein exercice » (FQPPU, 2009 : 2). De son côté, la Conférence des recteurs et des principaux des universités du Québec (CREPUQ) rappelait « que le dynamisme du milieu universitaire dépend de son autonomie et de sa capacité à réagir rapidement et efficacement aux nouveaux besoins et aux nouvelles réalités » (CREPUQ, 2009 : 9).

Corollairement, la question du (sous-)financement universitaire et des demandes des administrations universitaires et de la CREPUQ en ce sens a aussi fait l’objet de différentes interventions, qui ont conduit entre autres à la décision du gouvernement du Parti libéral de procéder à une augmentation des frais de scolarité en 2012. Cette décision a suscité la mobilisation des associations étudiantes, a mené à la grève étudiante de 2012 et à l’élection du Parti québécois, qui s’était prononcé en faveur de l’annulation de cette hausse pour la remplacer par un processus d’indexation. Il ressort de tout cela que, durant ce cycle d’action publique, sous l’impulsion du NMP, différentes pressions institutionnelles remettaient en cause l’autonomie des institutions universitaires.

4. Le référentiel de l’efficacité globale et la crise sanitaire de la COVID-19

Suivant les hypothèses de Muller (2015 ; 2018) sur le changement de cycle d’action publique à partir de 2015, Bernatchez (2019) soutient que l’expérience du NMP et du paradigme de l’efficience et de l’efficacité dans les universités soulève des anomalies et des ratés en raison de la conception même de l’université de service public. Selon Muller, des indices de changements des cadres normatifs et cognitifs chez les acteurs appuient l’hypothèse de l’émergence de ce nouveau cycle de la gouvernance globale qui viendrait redéfinir le rapport entre le global et le sectoriel. D’un côté, il souligne que les enjeux en émergence tels que l’insécurité, l’alimentation, l’environnement, la question migratoire, le genre ainsi que l’accroissement des inégalités entre territoires deviennent plus globaux et impliquent davantage d’acteurs non étatiques. Muller considère que ces nouveaux enjeux remettent en question la capacité des politiques publiques à assurer la cohérence entre le global et le sectoriel, ce qu’il définit par la notion d’État désectorisé. De l’autre côté, il insiste sur le fait que ces enjeux requièrent des interventions fortes de l’État, conduisant ainsi à des tensions entre le global et le sectoriel. Selon lui, l’émergence de nouveaux enjeux globaux et intersectoriels rend compte d’une confrontation entre deux visions du monde. Il en est ainsi du prolongement de la pensée néolibérale ou de la remise en cause de la croissance telle qu’on la connaît actuellement. Doray et Lessard (2016) signalent quant à eux qu’un autre modèle de développement serait en train d’émerger, dans lequel l’État (re)prend en charge des risques qui ne sont pas adéquatement gérés par le marché, notamment ceux liés à l’environnement ou à la mondialisation des conflits. Pour l’exprimer autrement, l’État (re)prend un rôle important dans la gestion de tels risques, à l’image de ceux liés à la crise sanitaire de la COVID-19. Des interventions plus fortes et centralisatrices sont constatées afin d’ajuster les déséquilibres causés par les crises.

Suivant les observations de Muller (2015 ; 2018) sur la question des changements de cycles, il appert qu’un cycle ne s’efface pas complètement et que certains des cadres d’interprétation peuvent demeurer. Dans le même sens, Hassenteufel (2021) mentionne que le passage du cycle de l’État-entreprise vers le cycle de la gouvernance durable ne remet pas en question le tournant néolibéral des années 1970. Il donne plutôt lieu à l’émergence de nouveaux acteurs et instruments ainsi que de nouvelles modalités d’interaction entre l’État et ces acteurs. La crise sanitaire donne un bon exemple de ce réalignement de l’État, appelé à mettre en place des actions rapides, comme la fermeture des frontières et les conditions de mise en quarantaine des voyageurs ou l’implantation de programmes d’aide financière lorsque les périodes de confinement ont entraîné la fermeture des commerces non essentiels.

Aussi, nous pouvons nous interroger à savoir si ce réalignement perdurera et restera stable dans le temps ou constituera un ajustement ponctuel au référentiel dominant. Dans ce cadre, les travaux de Hassenteufel et Saurugger (2021) sur les transformations de l’action publique en période de crise mettent en évidence l’articulation entre continuité et changement. Selon les auteurs, les crises constituent un contexte favorable au changement puisqu’elles remettent en question les cadres cognitifs, ébranlent les fondements des institutions et mettent au jour les vulnérabilités préexistantes. Toutefois, l’exemple de la crise économique de 2008 permet de constater que les changements dans les politiques publiques s’opèrent davantage sur le plan supranational, alors que, sur le plan national, des éléments de continuité s’observent. Les contraintes entraînées par cette crise ont ouvert de nouvelles possibilités de changement déjà à l’oeuvre auparavant, mais qui ont été saisies et renforcées par les acteurs. En résumé, le changement résulte de la façon dont les acteurs font usage d’une politique.

La crise sanitaire a eu un impact important sur plusieurs secteurs d’activités, y compris la gestion des établissements d’enseignement supérieur, commandant des changements rapides ainsi qu’une réorganisation et une adaptation des universités, autant sur le plan pédagogique qu’administratif, l’intervention de gestion de crise venant se substituer temporairement à la gouvernance traditionnelle. Des directives ministérielles (fermeture temporaire des établissements, transfert des activités d’enseignement en présence vers de l’enseignement à distance, maintien en présence des activités ou services jugés nécessaires, règles de distanciation ou utilisation des équipements de protection individuelle, etc.), laissant peu de latitude aux acteurs universitaires au nom de l’état d’urgence sanitaire, ont forcé la reconfiguration temporaire de la relation entre l’État et les universités. Avec son approche centralisatrice et descendante, la gestion de la crise sanitaire a révélé des visions en décalage avec la culture universitaire, confirmant ainsi une distorsion entre le rôle de l’État en matière de sécurité sanitaire et l’autonomie des universités. Les enjeux relatifs à la transformation de l’enseignement en lien avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication se sont ainsi reposés de manière encore plus frappante avec la crise sanitaire, accentuant, selon certains auteurs (Decuypere, Grimaldi et Landri, 2021), la plateformisation de l’éducation. Celle-ci apparaît par ailleurs comme un indice du changement de référentiel, lequel entraîne une transformation des relations entre l’État, l’école, la société civile, les acteurs philanthropiques et les entreprises privées (Ball, Junemann et Santori, 2017). D’ailleurs, Muller (2015) souligne que ce nouveau cycle ouvre la possibilité d’une citoyenneté en réseau, dans laquelle le rapport des individus à l’espace civique s’inscrit au sein de communautés virtuelles. À nouveau, l’exemple de la crise sanitaire rend compte d’une tension entre le référentiel global dominant qui se trouve être en contradiction avec le référentiel sectoriel, et met en exergue une remise en question des fondements de l’institution universitaire.

Conclusion

La relation entre l’État et les universités québécoises s’est traditionnellement établie selon les fondements de l’institution universitaire, à savoir l’autonomie institutionnelle, la liberté académique et la gouvernance collégiale. Ceux-ci ont été reconnus d’abord par la commission Parent, et confirmés lors de différentes interventions gouvernementales visant les universités. Les responsabilités qui ont été confiées aux universités en vue d’accomplir une mission de services publics et de démocratisation de l’éducation sont garantes de ces fondements. Dans ce cadre, la gouvernance collégiale devient un outil de médiation nécessaire qui garantit et légitime l’autonomie institutionnelle, mais qui suscite de la part de l’État des remises en question de façon régulière, comme ce fut le cas récemment avec la crise sanitaire de la COVID-19.

Notre hypothèse de travail reposait sur l’articulation de différents outils conceptuels issus de l’approche sociocognitive de l’analyse des politiques publiques, où la construction d’un rapport au monde prend sens dans et au regard des référentiels médiateurs des politiques. Nous suggérions ainsi que les pressions de l’État envers les universités, du moins une partie de celles-ci, résulteraient d’une tension entre le référentiel sectoriel, à savoir l’autonomie institutionnelle, et des référentiels globaux. Après avoir présenté et discuté deux tensions du passé que nous lions à cette confrontation, nous soulevions également l’idée que la mise en oeuvre des directives sanitaires en enseignement supérieur lors de la crise sanitaire de la COVID-19 renforçait l’hypothèse de Muller (2015 ; 2018) quant à l’émergence d’un nouveau cycle d’action publique de la gouvernance durable. Nous avons alors montré comment ce nouveau référentiel induisait une nouvelle tension dans la gouvernance universitaire. Aussi, compte tenu des tentatives d’ajustement du global et du sectoriel dans le secteur de l’enseignement supérieur au cours de la crise de la COVID-19, il nous apparaît que celle-ci pourrait constituer un indice supplémentaire du changement de cycle d’action publique dans le contexte d’une crise du rapport global-sectoriel.

Notre analyse indique toutefois que l’ajustement entre le global et le sectoriel s’est difficilement opéré, et témoigne ainsi d’un décalage entre les référentiels globaux et le référentiel sectoriel dans les trois périodes étudiées, sachant que le référentiel de l’autonomie institutionnelle s’est maintenu comme cadre cognitif et normatif du secteur. Cette réalité n’écarte pas d’emblée l’idée que le principe d’autonomie universitaire puisse s’affaiblir en raison des pressions exercées. Plus de 50 ans après la publication des recommandations du rapport Parent, dont la visée était de garantir l’autonomie institutionnelle des universités, les préoccupations du monde universitaire quant à l’affaiblissement de cette autonomie demeurent bien présentes, comme en témoigne d’ailleurs le rapport du scientifique en chef du Québec sur l’université québécoise du futur (Quirion, 2020). Dans ce rapport, trois phénomènes qui pourraient menacer l’autonomie institutionnelle des universités sont cernés : (i) certains encadrements législatifs, réglementaires, administratifs et gouvernementaux ; (ii) la complexité, l’ampleur et le caractère détaillé de l’imputabilité ; et (iii) les exigences de lobbys ou de groupes d’intérêt de tous genres, soit internes ou externes. Notre propos amène dès lors une série de questions qui mériteraient d’être l’objet d’éventuelles recherches, notamment en ce qui concerne les effets à plus long terme de pressions de ce type, ou d’autres tensions internes à l’institution universitaire remettant en jeu ses fondements, et qui perdureraient à travers les cycles d’action publique.