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Introduction

La démocratisation ségrégative liée à l’origine sociale est une conséquence de l’expansion scolaire commune à de nombreux pays. En France, cette dernière résulte de politiques publiques volontaristes, comme la création du baccalauréat professionnel en 1985, répondant à l’objectif de mener 80 % d’une classe d’âge au niveau du baccalauréat, le diplôme de fin de cycle du secondaire. L’objectif est nettement dépassé en 2020 avec 87 % d’une génération diplômée du baccalauréat, dont près d’un quart de bacheliers professionnels[1]. Corollaire de cette généralisation du baccalauréat, le nombre d’étudiants augmente en provenance de tous les baccalauréats, y compris le baccalauréat professionnel, pourtant pensé au départ comme un diplôme destinant au marché du travail (Maillard, 2015). La poursuite d’études de ces bacheliers professionnels s’arrête néanmoins pour la majorité d’entre eux après deux années dans les filières techniques courtes du supérieur. Le diplôme le plus fréquemment obtenu est le BTS (brevet de technicien supérieur) préparé en section de techniciens supérieurs (STS), dont ils constituent désormais près d’un tiers des effectifs diplômés[2]. Pour les autres bacheliers, technologiques et plus encore généraux, la poursuite d’études va fréquemment au-delà. Ainsi, 33 % des personnes âgées de 25 à 34 ans ont un niveau de diplôme supérieur à bac +2[3], contre 13 % de celles âgées de 55 à 64 ans (INSEE, 2019).

Si cet essor du nombre de diplômés de l’enseignement supérieur au-delà de bac +2 s’inscrit dans des stratégies nationales, il se superpose, depuis la fin des années 1990, à un processus européen qui renforce les dynamiques d’expansion à l’oeuvre (Goastellec, 2014). Portée par la volonté de faire de l’Europe « l’économie de la connaissance la plus compétitive du monde », la stratégie de Lisbonne (2000) accentue la dynamique initiée à Bologne, avec le projet d’uniformiser les niveaux de sortie de formation (mise en place du système LMD : licence-master-doctorat) et d’augmenter la part de diplômés de l’enseignement supérieur. Notons qu’en France, ce dernier objectif a été élevé à 60 % en 2015 dans le cadre de la « stratégie nationale de l’enseignement supérieur ».

Cette dynamique a été nettement renforcée dans les années 2000 sous l’impulsion du ministère, qui a accrédité nombre de masters. Ainsi, en seulement dix années, de 2000 à 2010, le nombre de diplômés de master a presque doublé[4]. Or, l’accès au master ne s’effectue pas uniquement par la voie du parcours « classique » en France, soit après trois années de licence universitaire. Par exemple, pour l’autre filière du supérieur technique court, les Instituts universitaires de technologie (IUT) délivrant le diplôme universitaire de technologie (DUT), près des trois quarts des diplômés poursuivent leurs études immédiatement après l’obtention du diplôme, et 50 % jusqu’à un niveau master (bac +5) (Marlat et Perraud-Ussel, 2020). Si le DUT est rapidement devenu propédeutique, c’est parce qu’il s’agit d’une filière sélective où s’orientent des bacheliers généraux et les meilleurs élèves issus de baccalauréats technologiques. Ces étudiants relativement performants vont alors poursuivre leurs études, plus encore évidemment dès lors que l’offre de places en formation de niveau bac +5 augmente.

L’IUT n’est pas la filière postbac la plus sélective; ce sont plutôt les grandes écoles à bac +5, une spécificité française. L’accès aux plus prestigieuses d’entre elles s’effectue principalement sur concours après deux années de formation en classe préparatoire aux grandes écoles (CPGE) (Darmon, 2015). Toutefois, certaines de ces écoles recrutent directement après le bac, toujours de manière très sélective. Beaucoup combinent plusieurs modes d’intégration pour les meilleurs élèves : postbac, après une CPGE, et sélectionnent aussi les meilleurs diplômés de DUT et parfois de BTS. Dans le même temps, des jeunes issus de CPGE intègrent l’université en cours de cursus de licence[5].

On l’aura compris, les trajectoires d’études qui mènent aux différentes certifications de bac +5 en France sont diverses et susceptibles de s’être diversifiées encore avec la récente expansion scolaire à ce niveau d’études. Ainsi, les formations techniques de premier cycle du supérieur mènent de plus en plus au niveau bac +5, une évolution commune au Québec, par exemple (Doray, Laplante et Prats, 2022). Une spécificité française demeure toutefois : la diversification des trajectoires des jeunes issus de CPGE. Plus généralement, la diversification des parcours d’études invite à examiner non plus seulement, comme le font la grande majorité des études, la seule transition du secondaire au supérieur et au diplôme final, mais aussi à considérer l’ensemble des étapes vers ce diplôme final, y compris dans le supérieur (Haas et Hadjar, 2020; Lemistre et Ménard, 2019).

Nous nous intéresserons donc particulièrement aux ségrégations associées à l’origine sociale et au genre suivant les trajectoires des diplômés de bac +5, selon qu’elles intègrent un diplôme professionnel du supérieur court (BTS, DUT) ou le passage par une CPGE. En effet, si l’expansion scolaire permet aux classes populaires et aux femmes d’accéder davantage aux filières et spécialités du supérieur, y compris celles où elles étaient jusqu’alors très minoritaires, elles le font avec des parcours spécifiques. L’analyse des parcours étudiants doit donc être resituée dans une temporalité passée et tenir compte des dimensions sociales, économiques, culturelles et cognitives des individus acquises avant et pendant leurs études supérieures, dont les principales sont le genre, l’origine sociale et les expériences scolaires antérieures (Picard, Trottier et Doray, 2011).

Les effets de l’origine sociale et du genre sur les parcours d’études se traduisent de fait par des décisions d’orientation différenciées dans le secondaire, de même que lors de la transition entre secondaire et supérieur, et au sein du supérieur. Si chacune des orientations successives est liée aux précédentes (Brinbaum, Hugrée et Poullaouec, 2018), les étapes intermédiaires du supérieur dans les filières techniques courtes ou élitistes du premier cycle pourraient avoir un rôle spécifique susceptible de renforcer les distinctions sociales, ou peut-être parfois de les atténuer.

Nous proposons d’explorer cette hypothèse pour 3 générations de diplômés de bac +5, sorties du système éducatif en 1998, en 2004 et en 2010. À cette fin sont mobilisées trois enquêtes Génération du Céreq (2001, 2007 et 2013), couvrant la période de forte expansion scolaire du bac +5.

La première partie présente le cadre d’analyse théorique, celui de la démocratisation ségrégative (Merle, 2000), en interrogeant ses présupposés concernant le classement des filières en fonction du marché du travail. Ensuite, les données et méthodes sont exposées, ainsi que les principales évolutions en effectifs des 26 trajectoires constituées vers cinq grands types de diplômes de bac +5.

Dans la seconde partie, les trois enquêtes sont mobilisées simultanément (empilées), de sorte que nous disposions d’effectifs suffisants pour les analyses qui suivront. Le premier développement vise à caractériser chacune des trajectoires selon le genre et l’origine sociale, afin de mettre à l’épreuve la thèse de la démocratisation ségrégative dans le système éducatif selon la trajectoire d’études. L’accès à la qualification-cadre est ensuite décliné par trajectoire afin, d’une part, d’interroger l’habituelle hiérarchisation reposant sur le seul type de diplôme final (écoles/université, sciences humaines et sociales/sciences et techniques). D’autre part, les ségrégations par le parcours dans le système éducatif sont confrontées à leur prolongement ou non sur le marché du travail et à la reproduction sociale. À cette fin, des analyses descriptives sont réalisées, puis validées et complétées par des régressions multiples.

1. De la démocratisation ségrégative aux trajectoires de bac +5

1.1 Démocratisation ségrégative et insertion professionnelle : aller au-delà de l’implicite

Démocratisation ségrégative : du secondaire au supérieur

Facilitant l’accès au supérieur, l’expansion scolaire est allée de pair avec une nouvelle forme de sélectivité sociale des publics : c’est la démocratisation ségrégative (Merle, 2012). Les enfants des classes sociales supérieures se distinguent par le choix de filières et de spécialités dont sont en partie exclus les enfants des classes populaires, alors qu’auparavant ils se distinguaient par des durées de scolarité plus longues (Peugny, 2013). Aux distinctions quantitatives se substituent alors des dimensions qualitatives ségrégatives. Même si les classes populaires se sont nettement converties aux enjeux scolaires (Poullaouec et Lemêtre, 2009), elles demeurent alors fortement ségréguées. En effet, les « initiés », dont les parents sont diplômés du supérieur par exemple, sont mieux à même d’appréhender les informations relatives aux hiérarchies (filières et spécialités) et également les différents modes d’accès à ces filières (Draelants, 2014), la familiarité avec le système éducatif faisant partie de l’héritage culturel (Van Zanten, 2010).

Dans la plupart des pays ayant connu un allongement des scolarités dans le supérieur, une démocratisation ségrégative est à l’oeuvre. Les constats partagés sont tout d’abord, pour les jeunes des classes populaires, une préférence pour les filières professionnelles et des candidatures nettement moins fréquentes dans les programmes sélectifs que pour les enfants issus de milieux privilégiés (Shavit, Arum et Gamoran, 2007; Blossfeld et al., 2016; Winkler et Sackmann, 2020). Ensuite, le domaine de spécialité des études s’avère un facteur clé de la ségrégation sociale dans l’enseignement supérieur au sein de nombreux pays (Ayalon et Yogev, 2005; Reimer et Thomsen, 2019). Ainsi en France, s’il s’est ouvert aux classes populaires (Albouy et Tavan, 2007), l’enseignement supérieur demeure fortement segmenté (Verley et Zilloniz, 2010) sur le plan « horizontal » (Duru-Bellat et Kieffer, 2008). Par exemple, en fonction du type de baccalauréat et de la performance lors de son obtention[6], la hiérarchie des filières postbac évoquée plus haut en ce qui a trait à leur sélectivité serait CPGE, écoles postbac, IUT, STS et université.

Dans ce domaine, la transition entre secondaire et enseignement supérieur comme les transitions dans le supérieur ont fait l’objet de nombreux travaux internationaux, mais il en existe peu sur le dernier aspect en France. Aux États-Unis, S. Lucas démontre pour les années 1990 qu’une fois dans l’enseignement supérieur, l’effet de l’origine sociale sur les trajectoires scolaires ne diminue pas avec la durée des études si l’on tient compte des filières d’études. Plus globalement, une fois que l’expansion scolaire a atteint un très haut degré, la démocratisation ségrégative aboutit à des situations d’« inégalités effectivement maintenues » (Lucas, 2001)[7].

Si la ségrégation quantitative est toujours présente socialement aux plus hauts niveaux, elle l’est moins au regard du genre. En effet, bien que les filières de bac +5 concernent toujours principalement les classes supérieures, elles comptent de plus en plus de femmes. Celles-ci sont aujourd’hui plus diplômées que les hommes en France (Couppié et Epiphane, 2019). Cette démocratisation quantitative favorable aux femmes, commune à d’autres pays, s’est néanmoins accompagnée à nouveau, comme pour celle liée à l’origine sociale, d’une stagnation ou d’un accroissement des ségrégations qualitatives dans le supérieur (Kriesi et Imdorf, 2019). En France, les filières masculines le deviennent encore plus, celles féminines également (Jaoul-Grammare, 2018), qu’il s’agisse de la faible présence des femmes dans les filières scientifiques (Blanchard, Orange et Pierrel, 2016), ou au contraire de leur poids considérable au sein des humanités (Rossignol, 2022).

La démocratisation ségrégative : de multiples composantes et un lien à établir avec le marché du travail

Établir la démocratisation ségrégative, c’est nécessairement hiérarchiser les formations. La hiérarchie s’établit souvent à des niveaux très agrégés, particulièrement pour les études internationales, avec une perspective binaire (sélective/non sélective, formation professionnelle/formation générale, etc.), où les critères sont rarement croisés, sachant qu’ils se superposent à d’autres, par exemple les effets du territoire (position relative dans une offre locale de formation), dont une différenciation accrue s’observe en France entre les établissements, en particulier dans le supérieur (Frouillou, 2017; Avouac et Harari-Kermadec, 2021). Étudier statistiquement les ségrégations en articulant l’ensemble des dimensions s’avère souvent impossible, faute d’effectifs suffisants. Par exemple, à l’université, les hiérarchies internes à un domaine disciplinaire sont fortes. L’université est donc un espace fortement ségrégué horizontalement, sans que l’on puisse en saisir toutes les dimensions, du moins statistiquement (Bodin et Orange, 2013).

En clair, les enquêtes statistiques révèlent diverses logiques ségrégatives en fonction du niveau d’études et de différents critères, mais les constats effectués à partir de données agrégées peuvent être nuancés à l’aide d’analyses plus fines[8], ou si l’on prend en compte un critère supplémentaire. C’est ce dernier objectif qui est envisagé ici en focalisant l’attention sur l’effet du parcours postbac sur la démocratisation ségrégative pour les diplômés de bac +5. L’effet parcours est susceptible alors de révéler des ségrégations internes pour un même type de diplôme final et de bousculer les hiérarchies établies sur ce seul critère pour des diplômés finaux agrégés.

La seconde limite de nombreuses études sur la démocratisation dans le système éducatif est l’hypothèse d’un prolongement des ségrégations vécues dans le système éducatif sur le marché du travail. Or, ce n’est manifestement pas toujours le cas, notamment pour les ségrégations de genre (Couppié et Epiphane, 2006). Un lien plus systématique doit donc être fait entre ségrégations dans le système éducatif et sur le marché du travail, ainsi que le propose J. Goldthorpe dans ses travaux traitant simultanément la démocratisation ségrégative et les questions de reproduction sociale (Goldthorpe, 2013). Comme ce dernier, nous privilégierons l’accès à la qualification comme indicateur d’insertion, un indicateur plus adapté à l’analyse sociologique des inégalités (Goldthorpe, 2013).

1.2 Données et méthodes

Les enquêtes Génération du Céreq

Les enquêtes Génération sont des enquêtes nationales rétrospectives et représentatives d’une génération de sortants du système éducatif. Par « sortant », on entend tout individu de la génération inscrit en formation initiale qui ne s’est pas réinscrit l’année suivante. Les individus sont interrogés sur l’ensemble de leur parcours lors des trois années qui suivent la date de sortie du système éducatif. Les enquêtes sont effectuées tous les 3 ans, mais seule une sur deux est dotée d’effectifs suffisants et d’un questionnaire long, les autres étant des enquêtes intermédiaires destinées principalement à la production d’indicateurs. Les enquêtes mobilisées sont les plus récentes de la première catégorie (enquêtes Génération 1998, 2004 et 2010 avec observation jusqu’en 2001, 2007, 2013). Les analyses menées ici s’effectuent pour les seuls diplômés de niveau bac +5. Pour obtenir le maximum de précisions sur les trajectoires (sections 2.2 et 2.3), les enquêtes sont empilées en un seul fichier de 11 913 individus diplômés bac +5 représentatifs d’une population de 214 960 individus (les diplômés bac +5 en 1998, en 2004 et en 2010).

Construction heuristique des trajectoires selon les spécificités françaises

Le questionnaire comprend des questions sur le parcours antérieur à la sortie du système éducatif, dont les diplômes de formation initiale qui ont jalonné le parcours d’études, ainsi que la filière d’inscription postbac.

Les diplômes de sortie ou finaux ont d’abord été subdivisés selon la filière (masters universitaires, diplômes d’écoles de commerce ou d’ingénieur niveau bac +5, autres bacs +5) et en deux grands domaines disciplinaires pour les masters universitaires (LSHS pour lettres, sciences humaines et sociales, et ST pour sciences et techniques). Les trajectoires ont ensuite été construites à partir des diplômes intermédiaires obtenus ou de l’orientation postbac (pour repérer les passages en CPGE). Est également pris en compte le type de baccalauréat par une distinction des trois filières (professionnelle, technologique et générale), et des domaines de spécialité pour la dernière (S [scientifique], ES [économique et social] et L [littéraire]).

Les arbitrages concernant la précision retenue ont été effectués selon le principe suivant : les effectifs sont examinés par palier, de manière descendante. Par exemple, si pour un type de diplôme de bac +5 les effectifs sont suffisants au premier palier (100 minimum par sous-catégorie)[9], les parcours BTS et DUT sont séparés; sinon, ils sont regroupés. Au palier suivant, selon le même principe, la séparation est effectuée ou non entre les types de bacs ou les domaines de spécialité du bac général. Ainsi, pour les diplômés de master LSHS, parcours BTS et DUT sont séparés, et les effectifs ont permis de distinguer pour les DUT la trajectoire avec bac S d’une trajectoire regroupant les autres types de bac. Cela donne les 3 trajectoires suivantes : BACS_DUT_L3_M2LSHS; AUTBAC_DUT_L3_M2LSHS; TOUSBAC_BTS_L3_M2LSHS. La mention L3 signale le fait que les sortants de BTS, de DUT et de CPGE intègrent le cursus universitaire en troisième année de licence avant d’obtenir ce diplôme, tandis que les parcours universitaires « classiques », soit baccalauréat suivi de trois années de licence et entrée en master, sont signalés par la mention L1A3. Ainsi, une trajectoire bac S, licence, puis master LSHS est décrite BACS_L1A3_M2LSHS[10]. Ces arbitrages ne sont pas seulement des commodités statistiques conduisant à des agrégations distinctes, mais reflètent la réalité du parcours où dominent ou non certains types d’étapes antérieures[11].

Méthodes

Notre mise à l’épreuve se réalise en trois temps. Le premier (section 2.1) s’appuie sur des statistiques descriptives avec application de la pondération construite par les concepteurs de l’enquête afin de tenir compte des non-réponses et du taux de sondage de l’enquête. Le second mobilise successivement trois modèles logistiques imbriqués (modèles 1, 2, et 3 dans le tableau 2 de la section 2.2) estimant la probabilité d’avoir la qualification-cadre trois ans après la sortie du système éducatif pour les diplômés de bac +5 en emploi. En plus des 26 trajectoires, 3 blocs de variables sont intégrés successivement, afin de dégager les effets propres des trajectoires.

Le premier modèle contrôle les effets moyens du sexe et du territoire (région de l’établissement de formation et fait de résider au moment de l’enquête en milieu rural) et ceux des variables sociodémographiques (lieu de naissance du jeune et de ses parents, origine sociale : voir cote sociale, annexe 2). L’effet de la trajectoire sur l’accès au statut-cadre est donc estimé en prenant en compte les spécificités individuelles sociodémographiques et territoriales. Est saisi notamment l’effet direct de l’origine sociale.

Le deuxième modèle ajoute au précédent deux variables proximales des performances antérieures (retard en 6e, âge à la date d’enquête)[12] et les spécificités du diplôme final (diplôme préparé en apprentissage, spécialités de formation du diplôme final en 50 modalités détaillées en annexe 3). Si l’effet des trajectoires sur l’accès à l’emploi-cadre était avant tout le reflet d’une ségrégation liée aux spécialités dominantes au sein de chacune d’elles, aux performances antérieures et à la filière apprentie ou non, il devrait être inférieur à celui estimé dans le précédent modèle.

La dernière estimation intègre des variables relatives à l’emploi occupé et à la trajectoire professionnelle (région d’emploi, quotité de travail, taille de l’entreprise employeuse, secteur d’activité, nombre de mois au chômage durant les trois années de vie active; voir détails en annexe 3). L’intérêt de cette estimation est de donner une indication sur la logique qui détermine les écarts entre trajectoires pour l’accès à l’emploi de cadre. En clair, une diminution importante des effets des trajectoires sur l’accès à l’emploi de cadre entre les modèles 2 et 3 révélerait que l’effet trajectoire est surtout lié aux logiques de recrutement (sectoriel, selon le parcours, la taille de l’entreprise, etc.).

1.3 Les trajectoires des diplômés de bac +5 : principales évolutions et vue d’ensemble

Une rapide comparaison est effectuée entre les générations 2004 et 2010 pour rendre compte de l’impact considérable des politiques publiques mises en oeuvre sur la période postérieure à 1998. De fait, entre les générations de sortants de 1998 et de 2004, les effectifs évoluent peu pour l’ensemble des diplômes agrégés retenus. Les éléments descriptifs figurent en annexe 1.

Les effectifs de sortants diplômés de niveau bac +5 sont multipliés par près de 1,6 de la génération 2004 à celle de 2010. Les effectifs de masters universitaires ont particulièrement augmenté dans les années 2000, et presque doublé pour les sortants de 2010 par rapport à ceux de 2004 (multiplication par 1,8), essentiellement en LSHS (x 2,1, contre x 1,3 pour les ST).

La croissance en effectifs s’effectue logiquement par le parcours majoritaire « classique », soit le master obtenu après validation des trois années de licence. Pour cette trajectoire, c’est un parcours de licence précédé d’un baccalauréat technologique et professionnel qui connaît la plus forte expansion de 2004 à 2010 (BACTECHPRO_L1A3_M2LSHS x 2,9). Pour les trajectoires dotées d’un diplôme technique du supérieur court (BTS ou DUT), ce sont les parcours incluant des BTS qui ont connu la plus forte augmentation, et ce, par rapport à l’ensemble des parcours dans chaque domaine de spécialité (TOUSBAC_BTS_L3_M2LSHS x 3 et TOUSBAC_BTS_L3_M2SCT x 1,6). En somme, ce sont les trajectoires les plus professionnalisées, au sens de la présence d’un diplôme professionnel dans le parcours, qui voient leurs effectifs augmenter le plus.

Une autre évolution importante concerne le rôle des classes préparatoires aux grandes écoles. En effet, pour les diplômés de master LSHS, les deux parcours passant par les CPGE voient leurs effectifs multipliés par près de trois pour les sortants de 2010 par rapport à 2004. L’accroissement des effectifs en CPGE explique vraisemblablement en partie cette observation, les places en écoles demeurant limitées, même si les effectifs augmentent[13]. De plus, au sein même des écoles, pour ces diplômés de bac +5, la croissance des effectifs des parcours BTS et/ou DUT est plus importante que celle des parcours incluant une CPGE. Les diplômés des filières professionnelles du premier cycle du supérieur jouent donc ici aussi un rôle renforcé pour l’accès au bac +5 par l’intermédiaire des écoles.

Tableau 1

Trajectoires et ségrégations dans le système éducatif et à l’insertion

Trajectoires et ségrégations dans le système éducatif et à l’insertion

(1) Défavorisée, moyenne, favorisée, très favorisée : origine sociale selon la profession du père et/ou de la mère; voir cote sociale, annexe 2.

(2) L’origine sociale d’un père ou d’une mère cadre (cadre[s]) correspond à l’addition des catégories « favorisée » et « très favorisée »; les très faibles écarts constatés entre TF + F et cadre(s) sont liés au fait que les populations sont constituées, dans le premier cas, de tous les diplômés, et dans le second, seulement de ceux en emploi.

Note de lecture : dans cette trajectoire, 61 % sont des femmes, et 27 % sont d’origine sociale très favorisée; parmi les jeunes de cette trajectoire en emploi 3 ans après leur sortie du système éducatif, 72 % ont un père et/ou une mère cadre, et 82 % occupent un emploi de cadre; pour ceux dont un des deux parents au moins est cadre et ceux dont aucun n’est cadre, cette proportion de jeunes en emploi-cadre est respectivement de 87 % et de 71 %.

Source : enquêtes Génération du Céreq 1998, 2004, 2010 (observations : 2001, 2007, 2013). Calcul de l’auteur

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2. Diversification des parcours d’études et inégalités

2.1 Des trajectoires ségrégatives

Pour les diplômés de bac +5, la démocratisation ségrégative s’opère à travers l’intégralité du parcours. Ainsi, 72 % des diplômés de master en LSHS issus des deux filières les plus sélectives en amont, soit une CPGE et un bac S (BACS_CPGE_L3_M2LSHS), sont d’origine sociale favorisée ou très favorisée, contre 59 % pour le parcours universitaire classique (3 années de licence) après un bac S (BACS_L1A3_M2LSHS) et 29 % pour les jeunes issus d’un BTS (TOUSBAC_BTS_L3_M2LSHS). Quel que soit le diplôme final, le passage par une CPGE est associé à un niveau social élevé. Lorsque parcours BTS et DUT ont pu être distingués, on a vu que le parcours DUT occupait une place intermédiaire entre les CPGE et les BTS, avec une origine sociale proche des parcours universitaires classiques jusqu’en master. Ainsi, pour les seuls diplômés de BTS et de DUT qui accèdent au bac +5, on retrouve les très nettes hiérarchies sociales entre les deux filières que met en évidence Orange (2013) pour l’ensemble des diplômés. Concernant les écoles, l’origine sociale est toujours plus favorable au parcours le plus sélectif, particulièrement pour les écoles de commerce.

Quant au genre, on retrouve les clivages maintes fois observés entre filières et domaines de spécialité, avec 65 % de femmes sortantes de master en LSHS, contre 41 % de master sciences et techniques et seulement 27 % des écoles d’ingénieurs. On observe néanmoins des clivages internes importants avec, par exemple, 82 % de femmes pour le parcours universitaire classique du master LSHS précédé d’un bac L (BACL_L1A3_M2LSHS), contre 40 % pour le parcours où figurent un DUT et un bac S (BACS_DUT_L3_M2LSHS).

2.2 Déclassement professionnel et intergénérationnel : un effet parcours ?

Le prolongement, ou non, de ces ségrégations vécues dans le système éducatif sur le marché du travail est examinée à partir de l’accès à l’emploi-cadre. Si cette qualification n’est pas atteinte, le jeune est dit déclassé professionnellement ou en situation de suréducation, terme correspondant à la dénomination anglo-saxonne overeducation (Forgeot et Gautié, 1997).

La hiérarchie entre filières est nette. Ainsi, le taux de cadre à trois ans parmi les diplômés d’écoles d’ingénieurs atteint 89 %, il descend à 72 % parmi les titulaires d’un master de filière scientifique et technique, à 73 % pour les diplômés d’écoles de commerce et à 61 % pour les titulaires de masters en LSHS.

Toutefois, dès lors que l’on décline le taux de cadre pour chaque type de bac et selon le parcours postbac, une forte dualité dans la dualité liée au type de bac +5 apparaît. Par exemple, selon le parcours, le taux d’occupation d’un emploi de cadre varie de 35 à 36 points pour les titulaires de masters universitaires (parcours TOUSBAC_CPGE_L3_M2SCT/AUTBAC_L1A3_M2SCT : 85 %-50 %) et les diplômés d’écoles de commerce (parcours BACS_CPGE_EC/AUTBAC_EC : 89 %-54 %), mais de 10 points pour les diplômés d’écoles d’ingénieur (TOUSBAC_CPGE_ING/TOUSBAC_BTS_ING : 90 %-82 %). Même si l’on peut invoquer deux causes possibles à cette situation, soit une moins grande diversité d’offres de formation au sein des écoles d’ingénieurs, associée à une reconnaissance plus forte du titre dans les conventions collectives – diplômes et qualification de l’emploi étant de plus souvent confondus sous le même vocable (ingénieur) –, de même que la faible féminisation de la filière, tant du côté du système éducatif que sur le marché du travail, qui limite les disparités internes, ce moindre écart pour les écoles d’ingénieur demeure à expliciter.

Sans entrer dans le détail, concernant les taux bruts d’accès à l’emploi de cadre, on peut établir non seulement de nombreuses équivalences entre des trajectoires de diplômes finaux habituellement hiérarchisés, mais aussi inverser les hiérarchies entre université et écoles. Par exemple, les parcours CPGE des diplômés de master présentent un taux de cadre de 76 % (AUTBAC_CPGE_L3_M2LSHS) à 85 % (TOUSBAC_CPGE_L3_M2SCT), tout à fait comparable, voire supérieur à celui de certaines trajectoires des écoles (par exemple : 72 % BACS_EC; 78 % AUTBAC_CPGE_EC; 82 % TOUSBAC_BTS_ING).

Quant aux hiérarchies internes pour chaque type de diplôme final, on observe une constante concernant les effets des parcours postbac comprenant un passage par une CPGE ou un diplôme du technique court (BTS ou DUT), à savoir un avantage pour les trajectoires CPGE et un désavantage plus ou moins important pour les trajectoires BTS par rapport aux parcours CPGE ou DUT, lorsque ces derniers ont pu être distingués. Comme les parcours BTS sont toujours ceux où l’origine sociale est la plus modeste, un lien semble pouvoir être établi. Or, une telle logique n’est pas du tout systématique. Par exemple, si les diplômés de master en sciences et techniques dotés d’un BTS ont l’origine sociale la plus modeste pour ce diplôme final (28 % d’enfants de cadre[s]), bien plus modeste que celle des jeunes qui ont intégré l’université directement après le bac (enfants de cadre[s] : 46 % bac S et 51 % autres bacs), le taux de cadre pour les diplômés de BTS est supérieur de 8 à 17 points par rapport à ces derniers. Autre exemple, la trajectoire CPGE n’est pas la plus favorable pour l’accès à l’emploi-cadre au sein des écoles d’ingénieurs, alors qu’y dominent nettement les classes supérieures (63 % d’enfants de cadre[s] dans le parcours TOUSBAC_CPGE_ING) et que 90 % des sortants de ce parcours occupent un emploi-cadre. Or, la trajectoire IUT, moins dotée socialement (51 % d’enfants de cadre[s]), atteint un taux équivalent et même légèrement supérieur d’emploi-cadre (92 %). Enfin, pour les masters, les trajectoires DUT présentent toujours un taux d’emploi-cadre proche ou plus élevé que les trajectoires par la licence, ainsi qu’une origine sociale systématiquement moins favorable.

Nous proposons de confronter démocratisation ségrégative et reproduction sociale en associant le fait d’occuper un emploi-cadre trois ans après la sortie du système éducatif à la présence d’au moins un ascendant (père, mère) ayant le statut professionnel de cadre (tableau 1, deux dernières colonnes). Un enfant de cadre(s) qui ne serait pas lui-même cadre subit alors une mobilité sociale descendante (ou déclassement intergénérationnel), une situation de plus en plus fréquente en France (Peugny, 2013). À l’inverse, un enfant de non-cadre(s) qui occupe un emploi de cadre bénéficie d’une mobilité sociale ascendante[14].

Un premier constat se dégage : la mobilité descendante est fréquente, voire très fréquente puisque que concernant de 10 % (écoles d’ingénieurs : 90 % de cadres) à 35 % (masters LSHS : 65 % de cadres) des enfants de cadre(s). Pour les enfants de non-cadre(s), la promotion sociale est dominante, avec un taux de 56 % pour les détenteurs d’un master LSHS et de 87 % pour les diplômés des écoles d’ingénieurs. Il n’en demeure pas moins que, pour chaque type de diplôme, le taux de cadre est toujours supérieur pour les enfants de cadre(s). On retrouve ici la logique du plancher de verre pour les classes supérieures et du plafond de verre pour les autres (Bukodi, Gugushvili et Goldthorpe, 2017), même s’il s’agit surtout d’une appréciation relative, puisque les promotions sociales sont tout de même considérables chez les diplômés de bac +5. Ainsi, l’ascendance « cadre » limite le déclassement professionnel, de manière non significative néanmoins puisqu’à hauteur de 1 % pour les masters en sciences et techniques (72 %-71 %, tableau 1) et davantage pour les autres types de diplômes, particulièrement les masters en LSHS (9 % : 65 %-56 %). Là encore, les écarts diffèrent fortement selon la trajectoire. Le résultat le plus remarquable concerne l’ensemble des parcours où figure un BTS, pour lesquels le taux de cadre est toujours supérieur pour les enfants de non-cadre(s) par rapport aux enfants de cadre(s). En d’autres termes, non seulement ces trajectoires n’amplifieraient pas la reproduction sociale, mais auraient même tendance à la diminuer, soit à pallier le plancher de verre. Les causes sont à établir. Le fait que les jeunes les plus performants des classes populaires choisissent davantage le BTS que ceux des classes supérieures peut être un indice, au sens où ces meilleurs élèves qui poursuivent après le BTS accéderaient aussi aux meilleurs emplois[15].

Tableau 2

Trajectoires et insertion 3 ans après la sortie du système éducatif

Trajectoires et insertion 3 ans après la sortie du système éducatif

Note de lecture : les diplômés de master en LSHS passés par une CPGE et détenteurs d’un bac S ont 2,87 fois plus de chances que les diplômés de master en LSHS au parcours classique précédé d’un bac S d’accéder à l’emploi-cadre (modèle 1). On note également 2,58 fois plus de chances pour ceux dont le père et/ou la mère n’est pas cadre, et 2,79 s’il et/ou elle l’est.

Source : enquêtes Génération du Céreq 1998, 2004, 2010 (observations : 2001, 2007, 2013). Calcul de l’auteur

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2.3 Une hiérarchie des trajectoires pour l’accès à la qualification peu sensible aux autres déterminants ?

Si les constats descriptifs précédents établissent une hiérarchie des trajectoires, celle-ci peut être liée en partie aux publics très spécifiques qui les composent. Ainsi, certaines sont plus féminines ou concernent des jeunes au profil social marqué. Leur classement peut alors davantage dépendre principalement de ces facteurs ou d’autres que de la trajectoire en soi. Les trois modèles exposés plus haut permettent donc de saisir l’effet propre des trajectoires.

Le premier résultat est le constat d’un effet direct non négligeable de l’origine sociale, indépendamment des aspects éducatifs saisis par ailleurs (tableau 2). L’ampleur des écarts confirme les observations de Ballarino et Bernardi (2016) concernant l’importance de cet effet pour la France en regard de 12 autres pays. En effet, quel que soit le modèle estimé, les jeunes d’origine très favorisée ont au moins 1,5 chance de plus que ceux d’origine défavorisée d’accéder à l’emploi-cadre; c’est de l’ordre de 1,2 pour les jeunes d’origine favorisée.

La prise en compte de cet effet direct de l’origine sociale modifie peu néanmoins la hiérarchie des trajectoires constatée en descriptif, laquelle est peu sensible à l’introduction de nouvelles variables dans le modèle. Le repérage des 13 trajectoires les plus favorables à l’accès à l’emploi-cadre (en gras) en témoigne (tableau 2, colonnes modèles 1, 2 et 3). Ces constats, en plus de donner une robustesse statistique aux hiérarchies brutes commentées précédemment, jettent un nouvel éclairage sur les écarts entre trajectoires ou leur proximité, selon le parcours. Par exemple, pour la trajectoire des diplômés de master LSHS étant passés par une CPGE et titulaire d’un bac S (BACS_CPGE_L3_M2LSLS, tableau 1) et le même parcours en école de commerce (BACS_CPGE_EC), les taux de cadre respectifs sont parmi les plus élevés, soit de 82 % et de 89 % (tableau 1). Une fois les autres déterminants de la probabilité d’occuper un emploi cadre pris en compte, cela se traduit par deux fois plus de chances d’accéder à l’emploi-cadre pour les étudiants d’écoles de commerce.

Pour les trajectoires DUT en master, les écarts constatés confirment leur proximité, voire leur supériorité (master sciences et techniques) par rapport aux trajectoires classiques pour accéder au statut-cadre. Le résultat le plus remarquable est que, dans l’ensemble des trajectoires, celle pour laquelle la probabilité d’accéder au statut-cadre est la plus élevée est une trajectoire où figure un DUT. Il s’agit des ingénieurs issus de DUT (ING_DUT) dont l’origine sociale est moins favorable que celle des parcours CPGE (tableau 1). À nouveau, comme certains constats descriptifs le suggèrent, les inégalités sociales vécues dans le système éducatif ne pénalisent pas systématiquement les moins dotés socialement sur le marché du travail.

Deux estimations complémentaires du modèle 1 sont proposées : une pour les enfants de cadre(s) et l’autre pour les enfants de non-cadre(s). Les deux modèles n’étant pas imbriqués, on ne peut les comparer terme par terme, mais on peut au moins constater que les hiérarchies demeurent et que l’effet positif de certaines trajectoires n’est pas défavorable aux enfants de non-cadre(s), bien au contraire. Un effet plus favorable des trajectoires BTS pour les enfants de non-cadre(s) est d’ailleurs confirmé (tableau 2, deux dernières colonnes, en gras).

Concernant le genre, selon le modèle 1, les hommes ont de 1,5 à 1,7 fois plus de chances que les femmes d’être cadre. S’ajoute à cela pour les femmes un désavantage lié aux trajectoires. En effet, parmi les 13 trajectoires sur 26 pour lesquelles les probabilités d’accéder à l’emploi-cadre sont les plus élevées (modèle 1, colonne, en gras), seules 5 sont féminines (tableau 2, première colonne, trajectoires masculines en gras). Ces trajectoires féminines représentent 12,8 % des sortants de bac +5 des trois générations, contre 34,6 % pour les 8 trajectoires masculines les plus favorables, alors qu’hommes et femmes sont à quasi-parité pour l’ensemble (tableau 1). Une autre spécificité forte de ces cinq trajectoires féminines est que les filles de cadre(s) y sont majoritaires de 59 % à 72 % pour les masters et écoles (AUTBAC_CPGE_EC puis BACS_CPGE_L3_M2LSHS, tableau 1). Parmi les 13 trajectoires les mieux classées, celles où les enfants de cadre(s) ne sont pas majoritaires (3) sont toutes masculines (DUT-L3_M2SCT, BTS_L3_ M2SCT, BTS_ING). En clair, les trajectoires les plus inclusives sont masculines.

Conclusion

Alors que le taux de poursuite en master tend actuellement à décliner en France (Ménard, 2022), la première décennie des années 2000 a vu les effectifs de master doubler, ou presque. Pour un même type de diplôme final de bac +5, les parcours se sont diversifiés : ceux intégrant un diplôme du premier cycle technique court du supérieur sont maintenant plus présents dans les écoles et à l’université, et les effectifs d’étudiants passés par les classes préparatoires aux grandes écoles se renforcent à l’université. C’est globalement dans les trajectoires où les jeunes d’origine sociale modeste dominent que les effectifs augmentent le plus. Pour le niveau bac +5 en France, l’expansion scolaire du début des années 2000 pourrait donc sembler vertueuse.

Toutefois, ces trajectoires distinctes dans le supérieur s’avèrent ségrégatives, en fonction du genre et de l’origine sociale. Ces distinctions transcendent les types de diplômes. Par exemple, les classes supérieures sont plus présentes au sein de certaines trajectoires de diplômés de master par rapport à des trajectoires des diplômés des filières les plus sélectives que sont les grandes écoles. Il y a donc une dualité (par les trajectoires) dans la dualité (entre types de diplômes), rendant socialement équivalentes ou inversant les hiérarchies sociales, habituellement saisies par le seul diplôme final.

La seconde question était de savoir si les ségrégations du système éducatif liées aux trajectoires de bac +5 se prolongeaient sur le marché du travail, se traduisant par une moins bonne insertion pour les moins dotés socialement. Cette hypothèse, souvent implicite dans les travaux sur la démocratisation ségrégative, est en partie invalidée. Ainsi, pour un type de diplôme final donné, par rapport à d’autres trajectoires où dominent davantage les classes supérieures, nombre de trajectoires comprenant un diplôme du technique court donnent un accès équivalent, voire supérieur, à l’emploi de cadre. C’est même ce type de trajectoire qui conduit à la plus forte probabilité d’accès à cette qualification. En outre, la croissance des effectifs de certaines de ces trajectoires permet à une proportion de plus en plus élevée et non négligeable de ces jeunes d’origine sociale modeste d’accéder à l’emploi de cadre, donc de connaître une mobilité sociale ascendante.

Reste qu’un classement des trajectoires à l’insertion révèle une ségrégation maintenue vis-à-vis des femmes puisque seules trois des treize trajectoires les plus favorables sont féminines. Quant aux trois trajectoires les plus favorables à l’insertion pour lesquelles l’origine sociale est relativement modeste, elles sont masculines.

Si les ségrégations de genre demeurent importantes, la diversification des trajectoires pour accéder aux diplômes de niveau bac +5 suggère que la France est peut-être devenue plus inclusive en matière d’origine sociale dans ce segment du supérieur, améliorant potentiellement la mauvaise place du pays dans les comparaisons internationales (Shavit, Arum et Gamoran, 2007). Toutefois, la diminution récente des inscriptions en master peut aussi signaler que l’expansion scolaire tend vers son maximum, ce que certains qualifient d’apogée des « inégalités effectivement maintenues » (Lucas, 2001), à savoir une démocratisation ségrégative parvenue « à maturité ».

Cette étude se constitue surtout de réflexions exploratoires, puisque les analyses proposées doivent être renforcées. Par exemple, les caractéristiques liées au diplôme final (filières, établissement, territoire), les parcours d’études à travers les spécialités et les performances successives devront être davantage détaillés. L’objectif est d’expliciter les constats effectués ici à un niveau agrégé des diplômes finaux, chacun pouvant être désagrégé non seulement par spécialité, mais aussi par établissement, filière, ou selon des hiérarchisations plus explicites pour les écoles (classées). Les parcours en spécialité révéleront des logiques internes plus ou moins ségrégatives. Quant à la performance, nul doute qu’elle joue un rôle dans la promotion relative des jeunes d’origine sociale modeste à travers le parcours (Lemistre, 2022).

De telles ambitions seront difficilement réalisables avec des données nationales pour l’ensemble des filières. Les données administratives exhaustives ou quasi exhaustives sur une partie des diplômés pourront certainement être une source précieuse. Toutefois, si les opérations d’appariement de ces bases sont en nette expansion, elles sont encore assez embryonnaires en France (Jugnot, 2021).

Les annexes de cet article sont consultables à l'adresse https://lsp.inrs.ca/article-lemistre.