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C’est en effet de pouvoir qu’il s’agira ici, indirectement mais obstinément. L’“innocence” moderne parle du pouvoir comme s’il était un : d’un côté ceux qui l’ont, de l’autre ceux qui ne l’ont pas; nous avons cru que le pouvoir était un objet exemplairement politique; nous croyons maintenant que c’est aussi un objet idéologique, qu’il se glisse là où on ne l’entend pas du premier coup, dans les institutions, les enseignements, mais en somme qu’il est toujours un. Et pourtant, si le pouvoir était pluriel, comme les démons? - Roland Barthes, Leçon

1978 : 450

“Comment vivre ensemble” : le titre du premier cours donné par Roland Barthes au Collège de France en 1976-1977 se présente comme un programme de recherche qui est au plus près du “fantasme” d’enseignement énoncé dans la leçon inaugurale qu’il donne le 7 janvier 1977 : le fantasme d’une parole déjouée de son pouvoir, au sein même de l’institution, ou plutôt de l’ensemble des institutions, dont le principe est précisément, à l’inverse, de maîtriser, en le “ressassant”, le langage. “Comment vivre ensemble” (?) peut ainsi se lire également comme une question intime et réflexive; portant tout autant sur l’inscription et la reconnaissance de Barthes comme l’auteur d’une parole de maîtrise, que, de manière articulée, sur la place de la sémiologie au sein de l’institution académique, d’une part, et de la société, d’autre part.

Les deux temps de la xeniteia

De fait, l’une des principales “figures” du “comment vivre ensemble” apparaît à la fin du cours (le 27 avril 1977) comme une clausule paradoxale, destinée à boucler la recherche de l’“idiorrythmie” en recourant aux vertus de l’échappée. Elle prend le nom grec de “xeniteia”. Elle ramasse ainsi tout le champ sémantique de l’extranéité, mais aussi de l’exil. Inscrite dans le champ spirituel et ascétique, elle désigne cette motion nécessaire qui tend vers une prise de distance avec soi, ses habitudes, ses scléroses. Mais, de manière encore plus vitale, elle correspond à un réflexe de “fuite” face à un milieu qui, par son figement, devient asphyxiant. En cela, elle s’anime d’un mouvement négatif, d’abord fondé sur un “fantasme triste” : “Se sentir étranger dans son pays, dans sa classe, dans sa caste, au sein des institutions dans lesquelles on est placé”. Jusqu’à ce que cette claustration se convertisse, dans un second temps, en un “fantasme actif” : “le besoin de partir, dès qu’une structure a pris”.

Il est difficile de ne pas faire le lien avec la triple implication “institutionnelle” de la structure en train de prendre dont il s’agit ici : la sémiologie, le cours et son auctorialité! D’autant plus que ce double mouvement “négatif et actif” coïncide très exactement avec le projet intellectuel que Barthes formule dans la même leçon inaugurale de 1977, en rupture complète avec les premières phases de “ l’aventure sémiologique” qu’il narre dans son célèbre article de 1974. À tel point que l’on peut se demander si la sémiologie, anciennement définie comme “praxis critique”, ne s’érige pas, dès lors qu’elle se voit renouvelée dans les cours au Collège de France, contre ce premier mouvement, en y décelant la tentation totalisante et “fasciste” d’une analyse devenue “métalangage”.

La xeniteia condense les ferments d’une double postulation : se montrer disponible à l’altérité, tout en cultivant les ressources de l’ailleurs. A l’image du double devoir de l’écrivain, qui est de “s’entêter et se déplacer”, c’est-à-dire de “se porter là où l’on ne vous attend pas, ou encore et plus radicalement, [d’]abjurer ce qu’on a écrit (mais non forcément ce qui qu’on a pensé), lorsque le pouvoir grégaire l’utilise et l’asservit.” Avant qu’elle ne se résorbe à son tour en Neutre, cette double postulation est au coeur du fonctionnement réflexif qui anime Barthes depuis le début des années 1970 jusqu’à l’évènement du Roland Barthes par Roland Barthes, qu’il est également possible de lire, en l’espèce, comme le début d’une “abjuration”; autrement dit : un Roland Barthes contre Roland Barthes.

Réflexivité, récursivité, réfragabilité

La réflexivité est une vertu épistémologique à laquelle Roland Barthes ne cesse, en effet, de se livrer - explicitement - à partir du début des années 1970, période qui coïncide avec le moment où la sémiologie se voit consacrée comme un “discours qui prend”. Le fait est que Roland Barthes incarne désormais la sémiologie en tant qu’“aventure” intellectuelle et sociale. Il en est la figure de proue. Cela est encore vérifiable maintenant, plus de soixante ans après la parution du texte des Mythologies (1957), lui-même devenu emblématique d’une oeuvre, d’un regard et d’une méthode analytique visant à débusquer les constructions idéologiques derrière les signes que produit et fait circuler la société. Incarnation, figure, mythologie, emblème : voilà les données du problème intimement réflexif de cette trajectoire dont Barthes a lui-même très vite senti poindre les dangers. À savoir devenir le signe, devenir le mythe, devenir le maître d’une démarche d’émancipation paradoxalement vouée à la réification.

Tout au long des travaux qui parcourent les années 1970, deux notions apparaissent ainsi comme les repoussoirs de la prise sémiologique, l’“imago” et la “cause”. Barthes est travaillé par cette double menace :

La société intellectuelle peut faire de vous ce qu’elle veut, ce dont elle a besoin, ceci n’est jamais qu’une forme du jeu social, mais moi, je ne puis me vivre comme une image, l’imago de la sémiologie. Je suis à l’égard de cette imago dans un état double : de disponibilité et de fuite.

1974 : 522

On retrouve le double mouvement typique de la xeniteia. Ceci explique sans doute la grande dissension interne relativement à la question des images et de leur puissance. Ne pas être dupe de leur construction mythologique est la devise de la première partie de la recherche sémiologique triomphante de Barthes. Ne pas devenir mythe soi-même, y compris comme figure mythique de la démystification : telle l’autre urgence bio-graphique de la seconde partie de sa recherche embarquée vers le Neutre et, donc, vers la neutralisation de sa propre montée en “paradigme”.

De même, la “Cause” a un double sens : l’origine d’une “chose” et sa transformation en but, en objectif, en doctrine. Barthes précise ce second sens en recourant au terme de “Télos”. La cause redouble l’imago en ce sens qu’elle confère à la pratique du sens un statut d’image pleine, qui épouse, qui traduit, qui réduit, qui replie, qui rabat l’analyse sur le fonctionnement d’un métalangage. La trahison de l’aventure sémiologique s’achève en fixité idéologique : celle de la causalité comme linéarité et, par extension, comme ligne (ainsi que l’on parle d’une doctrine ou d’un parti). Il s’avère, alors, nécessaire pour lui de produire une mise à distance selon une double logique de suspension et d’éclatement de la linéarité, et de mobiliser contre le flux parlé du cours (cursus), les ressources du dis-cours (dis-cursus) et de l’“excursion” (ex-cursus).

L’activité réflexive est concomitante de l’intérêt pour l’image photographique (qui aboutira à la publication en 1980 de La Chambre claire) et de sa conversion à l’écriture par fragments, les deux orientations étant fortement liées pour l’auteur. Dans le cheminement “vers le Neutre” (Comment 2003), la réflexivité se mue alors en récursivité : le cours qui y est consacré expose une théorie en marche du fragment qui porte sur la figure de l’auteur et une théorie de la figuration qui désire sa neutralisation en tant qu’image. L’instrument de cette double opération congruente tient dans le primat accordé aux “figures” qui ne consacrent pas seulement le principe de la forme courte et de l’écriture brève, mais engagent l’auteur à “briser” le cours de la parole de maîtrise et à multiplier les “amorces” dans le but de ne jamais plus proférer le “dernier mot”.

Le dernier mot représente, en effet, à la fois la “clausule”, le satisfecit de ce qu’il fallait démontrer et la réduction de l’interprétation à l’explication monologique. À rebours, l’écriture “scintillante” des figures permet de “tenir un dis-cours” dans la “moire” et le “miroitement” du dialogisme : “Ou du moins, ce que le plaisir suspend, c’est la valeur signifiée : la (bonne) Cause” (Barthes 1973). Le plaisir du texte rejoint le désir de l’écriture qui adosse la récursivité du Neutre à la réfragabilité des images.

Le dé-jeu de Roland Barthes

En dépassant la dualité de la xeniteia, le Neutre dessine en ses premières figures un fantasme, celui de l’atopie plutôt que de l’ailleurs : “le lisse, le vide, la discrétion, le principe de délicatesse, tout ce qui esquive ou déjoue ou rend dérisoire la parade, la maîtrise l’intimidation”. Pour ce faire, le neutre se présente comme une esquive consentie du paradigme et de l’injonction à choisir : “tentation de lever, déjouer, esquiver le paradigme, ses comminations, ses arrogances ----> exempter le sens ----> ce champ polymorphe d’esquive du paradigme, du conflit = le Neutre”. L’esquive du Neutre succède, en cela, à la fuite de la xeniteia. Esquiver la violence paradigmatique du langage passe par une mise en question de la pratique analytique et de la notion même de méthode. À la méthode qui marche droit vers un but précis où “le sujet abdique ce qu’il ne connaît pas de lui-même et s’interdit l’errance”, Barthes préfère la “bifurcation”. En renonçant à être “trop savant”, il emprunte un chemin, celui du plaisir où il titube entre les bornes du savoir : “Chaque figure : comme si on établissait une tête de pont : ensuite que chacun s’égaille dans la campagne, sa campagne. Principe assumé de non-exhaustivité : créer un espace projectif, sans loi du syntagme” (Barthes 2002 : 36). Comme on le voit à chaque occasion, le jeu de Roland Barthes prend systématiquement les traits d’un dé-jeu.

À se retrouver régulièrement tout au long de son oeuvre, le “déjouer” constitue ce que Barthes décrit ailleurs comme un “mot-valeur” : “déjouer la parole”, “déjouer la maîtrise”, “déjouer le vouloir-saisir”, “déjouer le paradigme”, “déjouer tout discours qui prend”, etc. Telle est la leçon théorique, existentielle et épistémologique de la recherche bio-graphique qui se (dé)joue alors. Il lui est impossible, en effet, de nier totalement la “Méthode”. Il ne lui est possible que de la désamorcer en lui préférant la “Culture”, c’est-à-dire la nuance infinie des mots et des valeurs. En écho, on entendrait presque la définition que donne Michel Foucault de sa recherche comme écriture impérieuse de la vérité, au sens où “ce qui s’oppose à la vérité, ce n’est pas le mensonge, mais la mort” (Foucault 2011 : 54). La mort vivante, voilà l’autre nom possible du Neutre ou de la culture, si l’on lui restitue sa pleine signification. Pour Barthes, il s’agit, au fond, de revivifier par les figures la sémiologie et de remotiver la force imaginaire du discours, alors même que celui-ci est en proie à la fixité de son métalangage :

Et pour finir, une remarque sur cette introduction : on y a dit JE. Il est bien entendu que cette première personne est imaginaire (au sens psychanalytique du terme); si elle ne l’était pas, si la sincérité n’était pas une méconnaissance, il ne vaudrait plus la peine d’écrire, il suffirait de parler. L’écriture est précisément cet espace dans lequel les personnes de la grammaire et les origines du discours se mêlent, se brouillent, se perdent jusqu’à l’irrepérable : l’écriture est la vérité, non de la personne (de l’auteur), mais du langage.

Barthes 2002 : 526

Si l’analyse sémiologique est une traversée du sens, celle-ci doit se faire selon une perspective transversale et “traversière” (chère à Louis Marin) et non plus térébrante comme un forçage. Si l’on compare, en effet, la leçon de 1977 avec la démarche “mythologique” de 1957, l’abjuration de Barthes peut, à cet égard, se lire comme une palinodie.

Les “démons” de la sémiologie

Vouée à l’origine à porter un projet d’émancipation et d’ouverture, la démystification se présente comme une démarche de plus en plus conquérante, dominante et réductrice. En miroir des propres “démons” qu’elle était censée conjurer, la sémiologie prend toujours plus corps comme une doctrine et une idéologie, soit un discours de pouvoir, que Barthes se met à dénoncer selon trois griefs principaux : la “forclusion” du sens, le “ressassement” du métalangage et le “surmoi” de la science.

Rien ne le montrerait mieux que le contexte dans lequel le texte même de “l’aventure sémiologique” a été écrit et prononcé.

1. La forclusion du sens

Les fragments inédits du séminaire consacré à la rédaction du Roland Barthes contre Roland Barthes rendent très explicitement compte du mouvement de rejet qui gagne Barthes à ce moment-là. L’“aventure sémiologique” est, en effet, le titre de l’intervention que Barthes prononce lors du premier congrès de sémiologie qui a lieu en 1974 à Milan. L’article vise ainsi à rendre compte des trois temps de la sémiologie telle qu’elle lui est “advenue” (au sens donc premier de l’aventure) : l’euphorie, la science, le texte. Très nettement, ces trois temps marquent à la fois une fondation, une tentation et un détachement. Or, les fragments inédits intitulés “Ce que devient la sémiologie” nous révèlent que, de manière auto-validante ou auto-réalisatrice, l’expérience même de ce congrès a conforté l’auteur dans les craintes qu’il nourrit dans le texte de sa communication :

Au premier Congrès international de sémiologie (Milan, 1974), j’ai pu voir ce qu’est devenue la sémiologie de masse (700 participants) et prendre conscience de ce qu’elle n’est plus pour moi. Tout d’abord ceci : le sémiologue semble croire qu’à chaque signifiant correspond un signifié […] il forclôt la signifiance. Ensuite, notre sémiologue continue de croire au métalangage, en toute innocence […] d’où une nouvelle forclusion, celle de l’énonciation…

Barthes 2010 : 299-300

Comme le signale ce texte, Barthes construit ici une contre-imago “du” sémiologue représentatif du champ scientifique qui se fixe alors et qui est en train de scléroser l’analyse en forclusion du sens. Au fond, la sémiologie est en passe de se constituer comme une nouvelle mythologie, une nouvelle stéréotypie et une nouvelle “machine ressassante” (Barthes 1973).

2. Le ressassement

Il ajoute à la fin de ce fragment : “Enfin le sémiologue tient volontiers un discours philosophique aussi empressé qu’indigent […] Tout cela s’énonce, se répète, s’applique à mille objets (musique, littérature, image)…” (Barthes 2012 : 299-300). La sémiologie fonctionne dès lors comme une clé universelle et une discipline “officielle”, à l’image des “appareils de contestation [qui] se multipliaient” dans la période post-Mai 68 : “le pouvoir lui-même, comme catégorie discursive, se divisait, s’étendait comme une eau qui court partout, chaque groupe oppositionnel devenant à son tour et à sa manière un groupe de pression et entonnant en son propre nom le discours même du pouvoir, le discours universel” (Barthes 1978 : 440).

Ce renversement est le symptôme de la transformation de la sémiologie comme “fête du sens” en ordonnancement et en mise en ordre du discours. Dans une perspective là aussi très proche de Michel Foucault et de la propre leçon inaugurale qu’il prononce au même Collège de France en 1969 sous le tire de L’Ordre du discours¸ Barthes distingue l’ordre comme effet de pouvoir (“nous oublions que toute langue est un classement, et que tout classement est oppressif : ordo veut dire à la fois répartition et commandement”) (Barthes 1977) et le classement comme effet de jouissance : “moins le projet de fonder la sémiologie en science, que le plaisir d’exercer une Systématique : il y a, dans l’activité de classement, une sorte d’ivresse créative qui fut celle de grands classificateurs comme Sade et Fourier”. Et d’ajouter immédiatement : “le plaisir du Système remplaçait en moi le surmoi de la Science”. Voilà précisément ce que “le sémiologue du Congrès de Milan” n’a pas pu – ou voulu- endiguer.

3. Le surmoi de la science

Pour résumer, Barthes voit la sémiologie devenir un champ. Un champ soumis au surmoi de la science, au métalangage de la méthode et au ressassement du discours de maîtrise. Malgré son propre refus du paradigme, il en vient invariablement à partir de là (dans les textes édités, prononcés ou inédits) à creuser l’opposition entre une “sémiologie positive” et ce qu’il appelle une “sémiologie négative”. À la première, correspondent tous les tics et les travers de la science en tant que champ de pouvoir : “science positive des signes, et qui se développe dans des revues, des associations, des universités et des centres d’études”. À la seconde, correspondent les figures d’un désir impur et pluriel du sens :

La sémiologie serait dès lors ce travail qui recueille l’impur de la langue, le rebut de la linguistique, la corruption du message : rien de moins que mes désirs, les craintes, les mines, les intimidations, les avances, les tendresses, les protestations, les excuses, les agressions, les musiques, dont est faite la langue active.

Barthes 1978 : 440

La négativité ne relève pas de la négation ni de la contradiction mais du négatif, au sens quasi photographique du terme, celui qui hantera de ses “poignances” la fin de l’oeuvre (La Chambre claire). Ce qui s’oppose à la positivité, ce n’est pas le moins, mais le neutre. En cela, la sémiologie doit être “apophatique” : “non en ce qu’elle nie le signe, mais en ce qu’elle nie qu’il soit possible de lui attribuer des caractères positifs, fixes, anhistoriques, acorporels, bref : scientifiques” (Barthes 1978 : 441-442).

Depuis les années 1970, Barthes voit ainsi s’affronter une sémiologie de l’échappée (négative, la sienne) et une sémiologie de pouvoir (scientifique et métalinguistique). Mû par un principe de réflexivité, il s’agit pour Barthes de favoriser les conditions d’un “dépouvoir”, face à cette nouvelle “science” qui se présente alors comme rien moins qu’une nouvelle idéologie “arrogante”.

Sémiologie contre sémiologie

Ce constat s’établit sur un mode prométhéen. La créature semble s’être retournée contre le créateur, et les armes de l’émancipation enchaîner l’esprit de contestation initial. Au fond, Roland Barthes se voit alors comme un docteur Frankenstein, ayant enfanté un monstre qu’il cherche désormais à désamorcer :

je ne puis croire aujourd’hui, et je ne souhaite pas, que la sémiologie soit une science simple, une science positive, et cela pour une raison primordiale : il appartient à la sémiologie, et peut-être, de toutes les sciences humaines, aujourd’hui, à la Sémiologie seule, de mettre en cause son propre discours : science du langage, des langages, elle ne peut accepter son propre langage comme un donné, comme une transparence, un outil, bref un métalangage.

Barthes Oeuvres complètes t4. 1974 : 525

Avec le temps, les démons de la sémiologie lui apparaissent plus clairement : la transparence de la méthode et de l’outil, la réduction de l’analyse à la “grille” de lecture et le modèle herméneutique qui se réduit à la révélation d’un sens enfoui et caché. Soit autant de facteurs favorisant l’émergence d’un discours monologique :

la sémiologie n’est pas une grille, elle ne permet pas d’appréhender directement le réel, en lui imposant un transparent général qui le rendrait intelligible; le réel, elle cherche plutôt à le soulever par endroits et par moments, et elle dit que ces effets de soulèvement du réel sont possibles sans grille : c’est même précisément lorsque la sémiologie veut être une grille qu’elle ne soulève rien du tout.

Barthes 1978 : 443

Au-delà de la grille comme procédure et comme opération de connaissance, c’est l’objectif même (la “(bonne) Cause”) du déchiffrement qui est en jeu :

Si donc, dans cet enseignement que, par son lieu même, rien n’est appelé à sanctionner, sinon la fidélité de ses auditeurs, si donc la méthode intervient à titre de démarche systématique, ce ne peut être une méthode heuristique, qui viserait à produire des déchiffrements, à poser des résultats. La méthode ne peut porter ici que sur le langage lui-même, en tant qu’il lutte pour déjouer tout discours qui prend : ce pour quoi il est juste de dire que cette méthode est, elle aussi, une Fiction…

Ibid. : 444

Le conflit n’est plus seulement de degré, mais d’objet et de nature. Articulé autour du choix de l’écriture par fragments, le débat se formule en termes gnoséologiques : sous quelle forme et jusqu’à quel niveau le principe de déconstruction doit-il se développer?

Notons que la réflexion de Barthes rejoint celle d’un auteur étonnamment peu présent dans sa réflexion et qu’il aurait, sans aucun doute, gagné à davantage côtoyer : Walter Benjamin, qui appelait déjà dans sa pratique du fragment et du “montage de pensée” le “caractère destructeur”, soit la “pulsion clastique” (Aïm 2014) de la production de sens propre au geste même de la “critique”.

Ambivalences “sémioclastiques”

Des textes plus anciens ouvrent, en effet, sur cet horizon de réflexion, sans toutefois l’approfondir et le déployer totalement. Moins connu dans le corpus barthésien, un texte passionnant est publié en 1971 dans la revue Esprit. Il a pour titre “Un nouvel objet” et prend acte, “quinze ans après” la publication des Mythologies, des premiers écueils que la pratique de démystification de l’idéologie (petit-)bourgeoise rencontre. Là encore, la question du ressassement et du métalangage est évoquée sous le terme encore plus cinglant de “catéchisme”. Ce catéchisme s’inscrit dans un type de pensée et de discours beaucoup plus large qui s’étend, écrit-il, de “Platon à France Dimanche”.

À cette époque, une solution est alors évoquée : contre le métalangage, passons à un méta-niveau d’analyse et de praxis sous le nom de “sémioclastie”. Le recours au terme de “sémioclastie” devient récurrent sous sa plume. Si “toute sémiologie doit être une sémioclastie” (comme il est dit dans la préface à la seconde édition des Mythologies de 1970 : 7), elle doit ainsi s’attaquer au régime du signe lui-même, tel qu’il prévaut dans l’ordre du discours occidental. Le recours à cette solution va, toutefois, s’avouer progressivement limité :

Cette sémiologie négative est une sémiologie active : elle se déploie hors de la mort. J’entends par là qu’elle ne repose pas sur une “sémiophysis”, une naturalité inerte du signe, et qu’elle n’est pas non plus une “sémioclastie”, une destruction du signe. Elle serait plutôt, pour continuer le paradigme grec : une sémiotropie : tournée vers le signe, elle en est captivée et le reçoit, le traite et au besoin l’imite, comme un spectacle imaginaire.

Barthes 1978 : 443

Même déplacée à un méta-niveau, l’analyse sémiologique est vouée à devenir un discours de pouvoir, dès qu’elle s’inscrit dans un processus de “révélation” : “Et c’est pour cela que la sémiologie (devrais-je préciser de nouveau : la sémiologie de celui qui parle ici) n’est pas une herméneutique : elle peint, plutôt qu’elle ne fouille, via di porre plutôt que via di levare” (Ibid. : 443). Au fond, les tentatives de résolution du problème sémiologique se heurtent à chaque fois à la question même de la “fouille”. Avec ce terme, Barthes touche du doigt les coordonnées de son aporie, sans en prendre réellement acte et en tirer toutes les conséquences. La sémiologie ne parvient pas à se déparer de sa passion “aléthique”. Le constat était pourtant déjà posé dans le travail préparatoire à S/Z. Dans les écrits inédits du séminaire, il écrit que le geste de la critique échoue parce qu’il procède de “l’opération historique qui consiste à passer de l’égalité et réversibilité des structures du texte à un ordre hiérarchisant, la voie aléthique du secret, la vérité du texte” (Barthes 2011 : 409). Tel est le “catéchisme” que la méthode de la démystification a ainsi reconduit et amplifié à l’époque de la reproductibilité médiatique.

Le démon du décryptage

En décrivant le “catéchisme” aléthique qui porte d’abord sur les textes littéraires, puis sur l’ensemble des médiums esthétiques, Barthes semble voir se profiler la réalité du monstre qu’il a lui-même enfanté : le décryptage médiatique. Les Mythologies sont, en ce sens, un premier manuel d’analyse des médias de masse en train de s’imposer dans la vie sociale des signes. Or, démystifier, déconstruire, décoder, déchiffrer et surtout décrypter sont devenus les “mots mana” d’une époque médiatique entièrement dévouée à la vision “surveillancielle” et paranoïaque du sens, portée par et sur les écrans (Aïm 2020). Ils recoupent les deux tendances que la sémiotique post-barthésienne, notamment italienne, a bien identifiées et érigées en vertus théologales de l’analyse : la sémiologie comme activité d’“espionnage et de contre-espionnage” (selon Paolo Fabbri) et la “guérilla sémiotique” (selon Umberto Eco).

Barthes a vu venir ces fléaux à travers le piège paradoxal et le cercle vicieux d’une démarche sémiotique figée en agonistique et en topologique du sens : soit la réduction aux intentions cachées et aux cryptes suspectes. De ce point de vue, le décryptage sémiologique est aussi le berceau des théories “complotistes” et de ce que l’on appelle actuellement le “conspirationnisme”. Soit la paranoïa érigée en motif, sinon en cause, de l’analyse, comme forme achevée du “dernier mot” (l’intention et la manipulation) et de “vouloir saisir” (le sens caché).

À ce titre, le décryptage consacre la grande ambivalence de la notion de contrôle : une nouvelle maîtrise et une nouvelle servitude. La sémiologie devient ainsi la langue de ceux qui veulent se faire maîtres du sens et “maîtres de vérité” (Détienne 1967). La sémiologie s’inscrit dans la longue histoire des techniques “aléthurgiques” dont parle Foucault. Elle en est, peut-être, même la plus forte et la plus agressive des manifestations à l’époque actuelle, sous ses formes académiques et sous ses formes médiatiques, diffusées et vernaculaires.

Mais le combat n’est peut-être pas perdu. Prenons à notre tour Barthes à rebours, ou plutôt en spirale (2010) : de la Leçon comme contre contre-modèle, il est possible de revenir en boucle et de manière décalée à l’origine, pour en tirer une leçon de résistance et un contrepoison. À le lire dans les évolutions, les aggiornamentos ou les renoncements de sa méthode, la sémiologie barthésienne se présente à la fois comme le mal et le remède. Et le Neutre pourrait être une dernière fois paraphrasé comme le désir de suspendre la terrorisante dialectique entre “cacher” et “révéler”, entre “dissimuler” et “dévoiler”, entre “encrypter” et “décrypter”.

Mieux encore : c’est en cela que Roland Barthes doit nous accompagner de sa “maîtrise” (au double sens du terme) paradoxale, en réaffirmant, dans l’analyse culturelle, médiatique et visuelle de notre époque, les vertus humanistes de l’interprétation ouverte face aux diktats de la Vérité et de ses injonctions.

Aussi l’abjuration barthésienne peut-elle devenir pharmakos : à travers le chemin d’une remédiation possible puisant dans les réserves d’une contre-méthode, nourrie des figures de la dérive, du paragramme et de perspective. Dans certains travaux plus anciens, la question se posait déjà en termes heuristiques, ainsi que le traduisent les notes inédites du séminaire (de 1967 à 1969) sur S/Z. En opposition à la démarche sémiotique qui est en train de se systématiser en “méthode pour déchiffrer, pour expliquer, pour décrire exhaustivement”, Barthes proposait déjà de tester une approche différente, de type musical, destinée à favoriser les résonances, les “tablatures, les “mesures”, les “timbres”, pris dans leur dimension “stéréophonique”. La “monologie” peut alors céder la place à la polyphonie qu’il désigne du nom générique de “mise en perspective” :

Nature essentiellement perspective (stéréophonique), il désigne un champ, un espace, placé en horizon, en infini (au sens géométrique), en prospect, une perspective qui emporte un certain mirage : mirage des structures. […] Principe fondamental : il n’y a pas d’ordre, de préséances, de hiérarchie des codes, l’écriture est concours, non construction. Le texte déni de toute préséance d’un code, le texte est précisément fait pour circulariser les structures : entreprise paragrammatique, non monologique.

Barthes 2011 : 501

En pensant plus généralement, à partir du milieu des années 1970, contre la figure qu’il est lui-même en train de devenir, Barthes nous livre peut-être un contre-manuel de décryptage à travers le recours à des multiplicités de sens plus que jamais nécessaires : avant tout littéraires et poétiques. Et qui résonnent avec Gilles Deleuze, celui des lignes de fuite (face aux sommations des lignes de force), mais aussi aux approches braconnantes de Michel de Certeau, par exemple.

Suivant le même cheminement de la “spirale”, le principe de la xeniteia peut, comme le suggère Yves Citton dans un texte plus récent (1er avril 2016), , aider à résister aux nouvelles injonctions et aux impositions du paradigme du contrôle. Il nous semble même possible de raccorder la sémiologie négative de Barthes avec des formes expressives et médiatiques actuelles plus volontaristes au sein des espaces médiatiques où sévit ce que nous devons appeler le “démon du décryptage”. En tant que principe d’étrangification, la xeniteia peut renouer avec la notion d’ostranénie des formalistes russes, soit cette technique de soi qui consiste à rendre étrangers les discours et les messages afin d’en percevoir non plus les transparences radicales mais les opacités créatrices de sens et d’interprétation. Face à l’“idéologie de la transparence” qui prolonge l’injonction à rendre ouvertes toutes les cryptes, une écriture de l’opacité peut trouver des nouveaux espaces traversés par des procédures de recryptage.

En prolongeant Barthes avec et contre lui-même, toute une série de techniques de soi en ligne nous invitent ainsi à repenser le “comment vivre ensemble” numérique : le design de l’“obscurité” (Woodrow Hartzog), la “stéganographie sociale” (Danah Boyd et Alice Merwick) et l’“obfuscation” (Finn Brunton et Helen Nissenbaum). Ces opérations d’écriture de soi s’inscrivent dans une forme active de neutralisation de la société du contrôle, de la transparence et du décryptage qui renouvellent la suspension de l’ordre du discours en une nouvelle pragmatique de la visibilité et de la furtivité.

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