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Roland Barthes est aujourd’hui unanimement célébré, de la manière la plus chaude et la plus admirative, à la fois comme critique et sémiologue, voire philosophe — mais aussi comme écrivain. Le caractère tragique de sa mort accidentelle, alors qu’il venait d’entrer au Collège de France et semblait au sommet de sa gloire académique comme éditoriale (les Fragments d’un discours amoureux furent un immense succès), en a fait une figure quasi-christique. D’autant que, n’ayant pas survécu aux années 1980, il n’aura pas dû faire amende honorable ni eu à s’expliquer (comme certains de ses anciens camarades) sur l’audace politique de ses positions dans les années 1960 et 1970. Il n’aura pas non plus vécu la débandade des avant-gardes, et le reflux de la théorie dont ont souffert d’autres intellectuels. Bien au contraire, à jamais inachevée, son oeuvre paraît porteuse de possibilités prometteuses : les deux dernières années, ne prétendait-il pas lui-même être au seuil d’une Vita Nova?[1] Récemment, la publication des cours a en tout cas fini d’achever le procès par lequel ce n’est pas tant le Barthes héroïque des années structuralistes, que celui, fragile et sensuel, des années de deuil, qui est l’objet d’une forme de dévotion — internationale, critique, universitaire et même grand public.

Une telle réception comporte malgré tout un risque : non seulement celui de faire de l’auteur un classique, un écrivain du canon (voire de figer son oeuvre dans une forme de sacralité dont tout son travail, depuis les Mythologies, s’est pourtant voulu la déconstruction), mais, plus encore, de se méprendre sur la nature de ce que Barthes offrait à son lecteur et sur le type d’attention qu’il attendait, en retour, de sa part. En l’occurrence, plutôt qu’un grand écrivain réclamant déférence et admiration de la part de doctes universitaires, il se présentait lui-même en pervers, exposant des “déchets” à un lecteur lui aussi pervers — un voyeur. C’est la manière dont il définit, dans les années 1974-1978, à ce moment charnière qui précède juste la “Vita Nova”, la “poétique de la complaisance” (sans utiliser cette expression), dont je voudrais ici présenter le fonctionnement, les justifications ainsi que la critique. De Roland Barthes par Roland Barthes (où on le voit exposer ses complexes avec une coquetterie que les procédures de déconstruction exacerbent encore) au seuil de la Préparation du roman (où le grand théoricien avouera au terme de sa brillante carrière n’être qu’un praticien raté), en effet, on assiste à un étrange cycle de livres violemment complaisants. Si la “complaisance” semble habituellement davantage une valeur morale qu’une catégorie critique, elle signale dans le cas de Roland Barthes un dispositif poétique, et pragmatique (dont l’analyse n’a pas besoin de s’embarrasser de moraline) d’autant plus identifiable qu’il intervient comme la solution consciente à un problème explicité par l’auteur lui-même. De ce problème, le Roland Barthes par Roland Barthes est à la fois l’énoncé et une tentative de solution (c’est pourquoi ce livre sera au centre de mon analyse). Une solution, comme je tâcherai de le montrer dans un dernier temps, en fait impossible.

I. Qu’est-ce que la complaisance?

Avant de comprendre en quoi la complaisance se présente explicitement comme une solution à un problème poétique, il faut d’abord comprendre de quoi il retourne : de quoi parle-t-on, et en quoi cela peut-il faire une “poétique” ?

A. Le plaisir coupable

La “complaisance” peut signifier plusieurs choses. Elle désigne d’une part un rapport à autrui : chercher à “complaire”, c’est chercher à faire plaisir, ou, comme on dit de manière imagée, “brosser dans le sens du poil” . Être “complaisant” c’est aussi faire preuve d’une trop grande bienveillance ou libéralité avec des objets pourtant médiocres (“être complaisant avec les productions d’autrui” ). La complaisance implique aussi un rapport à soi-même, comme lorsqu'on dit de quelqu’un qu’“il se complait dans son malheur” ou que “son autobiographie est bourrée de complaisances”. L’amphibologie (puisque Barthes aime “qu’un même mot, dans une même phrase, [veuille] dire en même temps deux choses différentes” (2002 IV : 651)) n’empêche pas ici que, dans tous les cas, la complaisance nomme le fait de produire du plaisir (pour soi ou pour autrui) avec des choses qui ne devraient pas en produire : la poétique de la complaisance, si elle existe bien, est celle du plaisir coupable.

Il n’est pas anodin qu’elle concerne en priorité les années 1974-1978, c’est-à-dire celles qui sont postérieures à la publication du Plaisir du texte. Le fait que Barthes se soit explicitement penché, pendant tout un traité, sur le rapport de l’écriture au plaisir, indique que la question que je veux traiter n’est pas étrangère à ses propres préoccupations. On trouve en effet dans cet essai des réflexions qui préparent théoriquement ce qui sera mis en pratique ensuite. Ainsi de cette remarque : “Ce lecteur, il faut que je le cherche (que je le ‘drague’)” (2002 IV : 220). Ici, c’est surtout la complaisance envers le lecteur (celle dont le lecteur est objet, pour qu’il en devienne le sujet) qui est cherchée. Mais dans le livre suivant, Roland Barthes par Roland Barthes, la recherche du plaisir est dès les premières pages assumée par l’écrivain : “Voici, pour commencer, quelques images : elles sont de la part du plaisir que l’auteur s’offre à lui-même en terminant son livre” (2002 IV : 581). Le plaisir n’est pas ici dans l’écriture, le travail ou dans la composition du livre : “le plaisir que l’auteur s’offre à lui-même”, c’est la petite récompense, la gâterie, que l’on s’accorde à l’issue d’un travail pénible. Un plaisir qu’on ne s’accorde qu’à la toute fin parce qu’il est coupable, sans doute du fait ici qu’il soit solitaire (le lecteur ne prend évidemment pas un plaisir de même nature que celui de Barthes à contempler ses photos).

Mais en réalité tout le Roland Barthes par Roland Barthes est innervé par ces “petits plaisirs” que s’accorde Barthes, coupables d’abord parce qu’ils flattent sa vanité. Parmi ceux-ci, le plus grand est sans doute bien sûr le fait de se citer, de se commenter. Ainsi, de ce fac-similé d’une épreuve de concours dont le sujet est tiré du Degré zéro de l’écriture (2002 IV : 729). Ou, un peu plus loin, d’une longue citation, reproduite in extenso, sans commentaire, pour toute l’entrée “la valeur et le savoir” (2002 IV : 732). Comme si c’était parfait, qu’il n’y avait rien à ajouter ni à ôter. Ou encore, les commentaires lapidaires accompagnant les photographies ouvrant l’ouvrage, qui transforment en “Mythologies” (parce qu’ils les naturalisent) les catégories proposées dans ses précédents ouvrages : “D’où vient cet air-là? La Nature? le Code?” (2002 IV : 614). Il y a du kitsch, dans une telle légende (qui consiste en cette seule ligne) : mobiliser des concepts difficiles, longuement élaborés, avec un air de dire “mon oeuvre a tellement infusé la société qu’ils vont de soi, n’est-ce pas?”.

À première vue, la complaisance a donc affaire avec une forme de vanité, de plaisir pris à l’idée de son importance. Le fait de parler de soi à la troisième personne, ici comme plus tard dans les Fragments d’un discours amoureux, semble en être encore un symptôme. Barthes s’en défend dans une notule intitulée “Moi, je” (2002 IV : 740). Essayant de casser l’identification subjectivité / narcissisme, il avance que “le ‘il’ est épique” (2002 IV : 741) au sens de Brecht : il s’agirait d’opérer une forme de distanciation. C’est en réalité dans cette dialectique même de la vanité et de la distanciation que se joue la complaisance : car Barthes ne prend pas tant plaisir à s’exposer comme sujet glorieux, qu’au contraire comme sujet défaillant. La complaisance a moins pour objet l’idée de sa propre gloire, qu’une langueur prise à la contemplation de sa propre médiocrité (surtout dans les Fragments d’un discours amoureux, où l’auteur se présente tour à tour faible, obscène, fébrile, odieux, etc.). Elle relève donc moins de la vanité que de la perversion. Là aussi, l’affaire est parfaitement consciente et avait été exposée dès le Plaisir du texte : “Dans la perversion (qui est le régime du plaisir textuel)…” (2002 IV : 223)

B. Complaisance et perversion

La manière dont la perversion et la complaisance s’articulent dans le choix du pronom personnel se remarque bien dans les deux textes qui ouvrent, dans les Oeuvres complètes IV, la section “Textes 1975” . Le premier, publié dans la Quinzaine littéraire, s’intitule “Barthes puissance trois”, et consiste en une critique par Barthes lui-même de son Roland Barthes par Roland Barthes. Le second, intitulé “En sortant du cinéma”, fut publié dans Communications, et se présente comme un ensemble de Fragments sur le dispositif cinématographique. Voici l’incipit de cet article : “Le sujet qui parle ici doit reconnaître une chose : il aime à sortir d’une salle de cinéma” (2002 IV : 778).

Plusieurs choses arrêtent, dans cette phrase — et donc bien sûr, d’abord, son sujet (au sens grammatical). Car selon son contenu locutoire, il semble d’abord évident qu’il eût été équivalent d’écrire : “J’aime à sortir d’une salle de cinéma”. À quoi sert de souligner “sortir”, comme le fait Barthes, et surtout de remplacer le pronom “je” par cette étrange périphrase : “Le sujet qui parle ici doit reconnaître une chose : il…”? Si l’on en restait aux italiques, il pourrait s’agir d’énoncer un paradoxe, qui aurait la signification suivante : “Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’auteur de ces phrases aime sortir d’un cinéma, alors que tout le monde s’accorde à aimer y entrer”. Mais la périphrase qui précède (et plus précisément les verbes “devoir reconnaître”) oriente ce paradoxe vers autre chose : il ne s’agit pas simplement d’énoncer une bizarrerie ou de prendre le contre-pied d’une observation courante, mais de faire une confession. C’est la raison pour laquelle, aussi innocent soit l’objet d’investigation ici, on a affaire à la structure de la perversion (de la perversion pure, en quelque sorte, sans contenu moral). Mais il faut faire un pas de plus, car Barthes n’a pas écrit ici : “Je dois reconnaître que j’aime à sortir d’une salle de cinéma”, ce qui serait en effet la confession d’une perversion. Le premier membre de la phrase ajoute à cette confession le fait que celui qui parle n’est pas dans le rôle du confessé. Il n’est pas non plus dans le rôle du confesseur. Il est dans le rôle de l’observateur : en se mettant à distance (le fameux “il” épique) par l’artifice de la périphrase, Barthes expose une perversion (ou ce qui a la structure d’une perversion) non pas pour la juger ou pour l’absoudre, mais pour le plaisir pris à l’exposer.

C’est là que nous trouvons, me semble-t-il, la formule même de la complaisance, que nous avions déjà observée avec les photographies : l’auteur se contemple. En train d’exposer ses perversions (ses faiblesses). Dans ce cadre (c’est le lien entre les deux sens de complaisance, l’un dans un rapport à soi, l’autre dans un rapport à autrui), il invite le lecteur à occuper la position du voyeur, contemplant lui aussi la perversion de l’auteur qui s’expose. Une page du Plaisir du texte l’avait déjà théorisé :

Comment prendre plaisir à un plaisir rapporté? […] Comment lire la critique? […] Ce plaisir critique, au lieu d’accepter d’en être le confident —moyen sûr pour le manquer—, je puis m’en faire le voyeur : j’observe clandestinement le plaisir de l’autre, j’entre dans la perversion […] Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sans fonction), double et triple perversité du critique et de son lecteur, à l’infini”.

2002 IV : 228

Plaisir de l’écrivain à exposer ses perversions, plaisir du critique à les contempler — redoublé par cette perversion au carré qu’est le fait, dans Roland Barthes par Roland Barthes, d’être son propre critique, et au cube dans “Roland Barthes puissance trois” : si les deux sens de la complaisance (dans son rapport à soi et envers autrui) fusionnent, ou du moins, vivent ensemble, c’est peut-être que Barthes occupe lui-même en même temps les deux positions : en écrivant “il”, en commentant sa propre oeuvre.

Quant au concept de “perversion”, il est bien sûr d’origine psychanalytique — discipline avec laquelle Barthes entretenait, on le sait, un “rapport indécis et ludique” (Marciniak 2017). Il revendique malgré tout explicitement le recours à cette discipline lorsqu’il retrace les fondements du Plaisir du texte : “Je dirais, déclare-t-il dans un entretien, que l’on ne peut traiter comme ça de notions telles que celles de plaisir et de désir, actuellement d’une façon sérieuse sans recourir à une interprétation de type psychanalytique […]” (2002 V : 533). D’ailleurs, dans l’usage qu’en fait Freud, la perversion désigne un usage non fonctionnel de la sexualité et c’est le sens repris par Barthes dans une citation donnée plus haut : “Perversité de l’écrivain (son plaisir d’écrire est sans fonction)” . Or, ce concept n’a pas seulement une opérativité sexuelle biographique (longtemps l’homosexualité a été considérée par les psychanalystes comme une perversion du fait de son absence de “fonction” biologique). D’une manière plus proprement littéraire, montrer la perversion s’oppose à ce que Barthes appelle l’héroïsme : “Beaucoup trop d’héroïsme encore dans nos langages”, écrit-il dans le Plaisir du texte (2002 IV : 236). Il s’agit donc pour lui, à l’inverse de cet héroïsme, de tirer “jouissance d’un singulier théâtre : non celui de la grandeur, mais celui de la médiocrité” (2002 IV : 252).

C. Poétique du déchet

En cela, la complaisance est bien un programme poétique ou poétologique : exposer ce qui est non-héroïque en tant qu’il est médiocre, c’est-à-dire sa perversion comme telle, inassimilable au grand récit héroïque. Les Fragments d’un discours amoureux, à ce titre, en sont la réalisation la plus extrême : Barthes s’y montre sous ses plus côtés les plus ridicules, s’expose dans ses failles et dans sa misère, et jouit de cette exposition. La reconstitution de l’imaginaire de l’amoureux, opéré à partir des symptômes ressentis par Barthes lui-même, aboutit à la contemplation complaisante de son propre ridicule — Barthes angoissé, jaloux, dépendant du téléphone… Dans sa biographie, Tiphaine Samoyault rapporte d’ailleurs que Foucault se moquait “des Fragments qu’il considérait comme bêtifiants et impudiques” (Samoyault : 645). Même chez les amis de Barthes, il provoque le malaise : pour Sollers c’est un “livre extraordinaire qu’on ne put lire sans malaise et sans émotion” (Samoyault : 671). Ce malaise est moins lié à l’intimité en tant que telle qu’à 1. l’exposition de ce qui n’a pas de noblesse et reste habituellement refoulé non seulement de l’exposition de soi mais de l’investigation intellectuelle tout simplement : “l’amour-passion, l’amour romantique, n’est pas pris en charge par les savoirs de l’époque. Il est laissé aux romans du passé, aux bluettes ou aux magazines féminins” (Samoyault : 672), et 2. le fait que cela se fasse dans le cadre d’un “je” reconnaissable : “Les amis n’avaient jamais entendu Barthes parler de lui aussi ouvertement. Ils ne voient que l’homme qu’ils connaissent dans le ‘je’ du dispositif” (Samoyault : 670). En cela, cette complaisance est l’expression d’un véritable programme de renversement des valeurs.

Car Barthes est tout à fait conscient de ce dégoût qu’il encourt, et il le provoque consciemment — chez autrui, mais d’abord chez lui : “Ce que j’écris, suis-je sûr de pouvoir le supporter huit jours plus tard, à jeun? (...) Comment interroger mon dégoût (le dégoût de mes propres déchets)?” (2002 IV : 686). Ainsi déjà Roland Barthes par Roland Barthes avait-il été une volontaire mise en danger, par l’exposition de situations qui ne sont pas celles que l’on attend du critique “glorieux”. Par exemple, avouer qu’il n’a pas lu Hegel ni l’Anti-Oedipe (2002 IV : 678), produire la liste, pathétique pour un brillant théoricien structuraliste (car c’est le degré zéro de la critique), des “j’aime, je n’aime pas” (2002 IV : 692) ou détailler son programme des vacances qui “n’a aucun intérêt” (2002 IV : 659). Ce refus de ce qui est intéressant, ce goût pour le bas, pour le vulgaire, est au coeur même du dispositif de Roland Barthes par Roland Barthes. On pourrait dire que c’est l’objet même de son investigation : la “contemplation de mes déchets” (2002 IV : 672).

Il ne faut pas oublier qu’il ne s’agit pas d’une autobiographie, mais d’un livre de critique littéraire appliquée à sa propre oeuvre. Or “toute critique, écrivait-il dès 1963, doit inclure dans son discours (fût-ce de la façon la mieux détournée et la plus pudique qui soit) un discours implicite sur elle-même; toute critique est critique de l’oeuvre et critique de soi-même” (1964 : 254). Du fait de cette réflexivité (le critique est l’écrivain même), l’oeuvre critique en vient à énoncer sa propre loi. La voici donc : “L’effort vital de ce livre est de mettre en scène un imaginaire” (2002 IV : 681). Or, qu’est-ce que cet imaginaire? C’est l’idéologie, pour donner un synonyme ou, plus précisément pour un individu, ce qui relève de ses “déchets”, et qui ne peut donc se formuler que dans une double complaisance. Celle de l’écrivain à soi — puisqu’il jouit de l'exposition du déchet — et celle de la complaisance, cherchée, du lecteur :

Dans son degré plein, l’Imaginaire s’éprouve ainsi : tout ce que j’ai envie d’écrire de moi et qu’il me gêne finalement d’écrire. Ou encore : ce qui ne peut s’écrire sans la complaisance du lecteur. Or, à chaque lecteur sa complaisance; de là, pour peu qu’on puisse classer ces complaisances, il devient possible de classer ces Fragments eux-mêmes : chacun reçoit sa marque d’imaginaire de cet horizon même où il se croit aimé, impuni, soustrait à la gêne d’être lu par un sujet sans complaisance, ou simplement : qui regarderait).

2002 IV : 682

Les deux sens du terme “complaisance” s’articulent ici dans le projet, ô combien conscient, de Barthes : chercher la complaisance du lecteur pour jouir de lui exposer ses déchets. Mais pourquoi adopter une telle poétique? Là aussi, Barthes comprend remarquablement bien ce qu’il est en train de faire et pourquoi.

II. Solution à un problème de poétique

La poétique de la complaisance n’est en effet pas seulement un état de fait qui lui serait tombé dessus : c’est la solution temporaire qu’il a trouvé à un problème de poétique, dans le cadre d’un projet général de subversion de la doxa.

A. Vers le suicide

L’écriture de la perversion, ou poétique de la complaisance — jouir à exposer ses déchets au voyeurisme d’un lecteur qu’on imagine complaisant — est présentée, déjà dans le Plaisir du texte, comme relevant du suicide :

Le Plaisir du texte n’est pas forcément de type triomphant, héroïque, musclé. Pas besoin de se cambrer. Mon plaisir peut très bien prendre la forme d’une dérive. La dérive advient chaque fois que je ne respecte pas le tout, et qu’à force de paraître emporté ici et là au gré des illusions, séductions et intimidations de langage, tel un bouchon sur la vague, je reste immobile, pivotant sur la jouissance intraitable qui me lie au texte (au monde). Il y a dérive, chaque fois que le langage social, le sociolecte, me manque (comme on dit : le coeur me manque). Ce pour quoi un autre nom de la dérive, ce serait : l’Intraitable – ou peut-être encore : la Bêtise.

Cependant, si l’on y parvenait, dire la dérive serait aujourd’hui un discours suicidaire. (2002 IV : 229). À cette dérive, Barthes n’est pas encore parvenu à l’époque du Plaisir du texte : “si l’on y parvenait”, prend-il soin de noter. Il n’empêche que ce programme — celui de la destruction de l’écriture héroïque dans une dérive inassimilable par les valeurs de la société — est bien ce que Roland Barthes par Roland Barthes, puis les Fragments d’un discours amoureux, vont s’employer à effectuer. Le premier de ces deux livres, du reste, reprend cette idée de l’écriture comme dérive, “décomposition” (2002 IV : 942) et même suicide, pour couper court à l’interprétation de l’autographie relevant d’une prétention encore “héroïque”. “Écrire sur soi, écrit-il, peut paraître une idée prétentieuse; mais c’est aussi une idée simple : simple comme une idée de suicide” (2002 IV : 637, je souligne).

Or, ce concept du suicide, outre son outrance dramatique, nous dit quelque chose d’important : le suicide n’est pas simplement le terme d’une dérive ou d’une décomposition du moi. C’est aussi la solution (paradoxale, sans doute, mais déterminée) apportée par son auteur à un problème : le suicide apparait comme la solution impossible (impossible, car elle nie la solution en niant le suicidé) d’un problème. C’est justement la situation poétique dans laquelle se trouve — ou se perçoit — l’auteur du Plaisir du texte lorsqu’il écrit Roland Barthes par Roland Barthes.

B. L’énoncé d’un problème

Il est en effet un passage, justement célèbre, dans ce livre, où Barthes propose la clé de son oeuvre apparemment disparate. Il s’agit du refus de la doxa :

Formations réactives : une doxa (une opinion courante) est posée, insupportable; pour m’en dégager, je postule un paradoxe; puis ce paradoxe s’empoisse, devient lui-même concrétion nouvelle, nouvelle doxa, et il me faut aller plus loin vers un nouveau paradoxe.

2002 IV : 649-650

Comme le rappelle Tiphaine Samoyault, Roland Barthes a relu, pour préparer Roland Barthes par Roland Barthes, toute son oeuvre (et “relire ne va pas sans lassitude” [Samoyault 2016 : 620]). C’est que, conformément au cahier des charges de la collection “Écrivains de toujours”, il s’agissait moins de parler d’un homme (de faire oeuvre d’autobiographe), que d’une oeuvre (et faire oeuvre d’auto-critique). Roland Barthes critique doit donc se promener dans les livres de Roland Barthes écrivain. Et ce fragment sur la doxa est justement celui dans lequel il reformule le plus clairement son cheminement :

Refaisons ce parcours. À l’origine de l’oeuvre, l’opacité des rapports sociaux, la fausse Nature; la première secousse est donc de démystifier (Mythologies); puis la démystification s’immobilisant dans une répétition, c’est elle qu’il faut déplacer : la science sémiologique (postulée alors) tente d’ébranler, de vivifier, d’armer le geste, la pose mythologique, en lui donnant une méthode; cette science à son tour s’embarrasse de tout un imaginaire : au voeu d’une science sémiologique succède la science (souvent fort triste) des sémiologues; il faut donc s’en couper, introduire, dans cet imaginaire raisonnable, le grain du désir, la revendication du corps : c’est alors le Texte, la théorie du Texte.

2002 IV : 650

Ce paragraphe est remarquable à cause de l’économie avec laquelle des livres a priori très différents sont ramenés à une seule figure, au fond : la mise en mouvement, le refus de la stase. Démystifier, déplacer, ébranler et vivifier, couper. Mais alors que le premier objet sur lequel l’opération portait était la Nature, c’est peu à peu lui-même, ou du moins la manière dont ses disciples figent ses propres travaux (en répétant la démystification, en systématisant la science), qui se retrouve l’objet de cette mise en mouvement. La versatilité de Barthes apparait donc tenue par son opiniâtreté même : le refus constant d’être figé. Et comme cette mise en mouvement des certitudes lui apporte du succès, et donc de plus en plus de disciples — qui en figent de plus en plus les résultats dans une doctrine — il est parfaitement compréhensible que cette déconstruction qui est le moteur de l’oeuvre doive s’appliquer à ses propres résultats, dans une fuite en avant déconstructrice. Là où cette manière de faire apparait comme un véritable problème, c’est que rien ne dit que ce contre-pied que Barthes applique aux propres fruits de son travail puisse être opéré indéfiniment : on ne peut sans doute pas inventer une infinité de perspectives critiques. Et c’est précisément où Barthes se rend compte qu’il en est, en 1974. Voici en effet la suite du passage cité :

Mais de nouveau le Texte risque de se figer : il se répète, se monnaye en textes mats, témoins d’une demande de lecture, non d’un désir de plaire : le Texte tend à dégénérer en Babil. Où aller? J’en suis là.

2002 IV : 650

La manière dont Barthes caractérise le risque qu’a le Texte de se figer n’est pas évidente à comprendre : “textes mats” doit s’entendre, sans doute, par opposition à “brillants”. Mais que signifie la suite? Pour le comprendre, il faut revenir au concept de Babil développé dans un fragment du Plaisir du texte : “le babil du texte, c’est seulement cette écume de langage qui se forme sous l’effet d’un simple besoin d’écriture. On n’est pas ici dans la perversion, mais dans la demande” (2002 IV : 220). Autrement dit, le babil est le contraire même de la complaisance : le “désir de plaire”, voilà ce que doit chercher le texte (de perversion), le Babil n’est lui qu’un “texte frigide” (2002 IV : 220). Quand Barthes demande “Où aller?”, cela signifie donc : comment faire pour de nouveau être dans la subversion de la doxa? Il vient de donner la solution : en cherchant à plaire et à se plaire — poétique de la complaisance. C’est ce que Sollers perçoit parfaitement à la lecture des Fragments : “un livre scandaleux, comme vous l’avez voulu, par rapport à tout ce qui fait désormais l’institution ou l’académie du scandale… Décidément, cher Roland, vous avez le génie du contre-courant” (Samoyault : 671). Comment mieux dire que la poétique de la complaisance est conçue comme la nouvelle solution au problème du figement du paradoxe (c’est-à-dire “l’académie du scandale” ), énoncé dans Roland Barthes par Roland Barthes?

C. La subversion et ses risques

Notons avant d’aller plus loin que c’est une logique politique qui anime le projet de Barthes : faire valoir l’improductif contre l’héroïque, le minoritaire contre le majoritaire, le pervers contre le petit-bourgeois. Sa poétique de la complaisance apparaît comme un instrument de subversion de l’ordre social. On le voit dans la forme même choisie par Barthes dans ces années 1973-1978 — le fragment — et le rejet de l’oeuvre qu’elle exprime. La “perversion” de l’écriture est en effet d’après lui le refus même de l’oeuvre, et il oppose l’écriture perverse, qui cherche à jouir de sa propre improductivité (celle que j’appelle “complaisante” ) et l’objet fini valorisé par “notre société mercantile” :

Je jouis continûment, sans fin, sans terme, de l’écriture comme d’une production perpétuelle, d’une dispersion inconditionnelle, d’une énergie de séduction qu’aucune défense légale du sujet que je jette sur la page ne peut plus arrêter. Mais dans notre société mercantile, il faut bien arriver à une “oeuvre”; il faut construire, c’est-à-dire terminer une marchandise. Pendant que j’écris, l’écriture est de la sorte à tout instant aplatie, banalisée, culpabilisée par l’oeuvre à laquelle il faut bien concourir. Comment écrire, à travers tous les pièges que me tend l’image collective de l’oeuvre? — Eh bien, aveuglément.

711, il souligne

S’il y a renversement des valeurs (et non nihilisme), c’est que Barthes ne se contente pas de refuser l’oeuvre et d’écrire aveuglément : à partir du moment où il s’agit non seulement de performer la fuite en avant de l’écriture improductive, mais — parce qu’il est mis, dans Roland Barthes par Roland Barthes, dans la position de critique de son propre travail — d’écrire sur elle, de la commenter, celle-ci se trouve nécessairement placée dans une position d’oeuvre. Le texte barthesien devient une sorte d’“oeuvre de l’absence d’oeuvre”, et donc une valorisation mécanique de ce qui se présentait comme l’invalorisable : une défense et illustration de la perversion, de l’improductif, du fragmentaire. Le Roland Barthes par lui-même est ainsi de part en part traversé par cette question de la valeur, et un simple mot, comme il l’énonce lui-même, “peut être bon ou mauvais” (2002 IV : 641). Ce renversement non seulement poétique mais moral s’exprime par exemple dans ce fragment :

Le pouvoir de jouissance d’une perversion (en l’occurrence celle des deux H : homosexualité et haschisch) est toujours sous-estimé. La Loi, la Doxa, la Science ne veulent pas comprendre que la perversion, tout simplement, rend heureux; ou pour préciser davantage, elle produit un plus : je suis plus sensible, plus perceptif, plus loquace, mieux distrait, etc. et dans la vie ce plus vient se loger dans la différence (et partant, le Texte de la vie, la vie comme texte). Dès lors, c’est une déesse, une figure invocable, une voie d’intercession.

2002 IV : 643

Il s’agit donc bien pour Barthes de défendre ce que la société rejette — et d’opposer à la loi majoritaire la défense de la valeur du minoritaire, de la perversion comme telle, de l’improductif, du fragmentaire. Ce faisant, il risque d’opposer une loi à une loi — plutôt que d’échapper simplement à la loi, c’est-à-dire d’opposer un héroïsme à un autre héroïsme, ou de “faire oeuvre” avec ses Fragments :

J’ai l’illusion de croire qu’en brisant mon discours, je cesse de discourir imaginairement sur moi-même, j’atténue le risque de transcendance; mais comme le fragment (le haïku, la maxime, la pensée, le bout de journal) est finalement un genre rhétorique et que la rhétorique est cette couche-là du langage qui s’offre le mieux à l’interprétation, en croyant me disperser, je ne fais que regagner sagement le lit de l’imaginaire.

2002 IV : 672

De là, la poétique de la complaisance, comme projet littéraire et politique (de politique littéraire) oscille entre deux risques, l’un par excès et l’autre par défaut : par excès, celui de la “majorité” regagnée (c’est-à-dire de l’oeuvre unanimement célébrée, dont la loi s’est substituée à la loi précédente : publication médiatisée de ses moindres carnets de notes, colloques admiratifs sur les Fragments, réédition en Oeuvres complètes, etc.), et par défaut celui du simple narcissisme — si l’absence d’oeuvre ne se fait plus le prétexte que de la vaine contemplation de soi. Du reste, Barthes s’est éloigné de cette poétique de la complaisance, qui n’aura été qu’une des figures “paradoxique” de son trajet : après la mort de sa mère, il se lancera dans la quête du “roman”, et derrière de la Vita Nova. Or ceci n’est peut-être pas sans lien : on pourrait en effet s’appuyer sur certains passages du Plaisir du texte pour dire que la complaisance, au fond, celle de l’auteur pour soi comme celle qu’on cherche chez le lecteur, relève d’une écriture pratiquée comme rapport à la Mère : on écrit à celle à qui l’on veut faire plaisir, à celle qui nous passe tous nos caprices. Celle qui nous aime même lorsque nous nous montrons absolument médiocre. La mort de la mère aimée en 1977 a peut-être contribué à imposer un nouveau rebondissement.

Quoi qu’il en soit, du haïku à Guerre et Paix, sa recherche sera ensuite bien celle d’une forme à même d’enclencher la possibilité d’une oeuvre : “C’est entre des Formes qu’il faudra choisir l’oeuvre que je veux faire” (2003 : 255).

III. Barthes sans complaisance

La psychologie ne fait pas tout : Barthes a lui-même identifié, on vient de le voir, un problème de poétique dans son recours au fragment. Si bien qu’à l’intérieur même de sa poétique de la complaisance on trouve les éléments d’une critique, qu’il me semble possible de développer. Non seulement pour comprendre pourquoi Barthes n’en est pas resté là, mais plus généralement, pour mettre en évidence quel problème est en jeu dans cette manière d’écrire, qui obscurcit les tâches réciproques de l’écrivain et du critique.

A. Une aporie

Comment critiquer Barthes? A priori, cela ne semble pas facile. Non parce que son oeuvre serait parfaite, bien sûr, mais parce qu’elle passe en permanence d’un état à un autre. Qui plus est, du fait de sa recherche explicite du paradoxe ou de la subversion comme de la déconstruction de l’imaginaire social, elle rend dénuée de sens toute critique qui se recommanderait de la morale, de valeurs majoritaires ou même de la logique. On pourrait alors proposer une autre critique, qui reposerait cette fois sur une évaluation pragmatique, en montrant que les livres de Barthes ne sont pas efficaces. Mais là encore, le coup porté semblerait dérisoire, puisque c’est une poétique du déchet : “Roland Barthes puissance trois” ne présente-t-il pas le livre juste publié comme un échec? Puisque des livres tels que Roland Barthes par Roland Barthes assument tout simplement la posture de la perversion improductive, il semble absurde de vouloir en produire la critique : depuis quelle norme, quelle valeur, ou l’autorité de quel auteur, pourrait-il être légitime d’attaquer cette tentative? De la même manière, cela n’aurait aucun sens d’attaquer l’incomplétude des livres de Kafka ou le défaut d’intrigue des romans de Beckett : l’échec de Barthes serait le signe même de sa modernité.

Il me semble pourtant qu’il est une place pour une critique qui ne soit ni morale ni pragmatique, mais qui tire les leçons de l’aporie dans laquelle Barthes reconnait se trouver. En disant la chose suivante : ou bien le fragment relève bien d’une (autre) rhétorique, et la subversion recherchée n’a pas lieu; ou bien le fragment est effectivement la non-forme qu’on cherche en lui, mais alors le livre en cours ne sera plus qu’un vulgaire journal :

Sous l’alibi de la dissertation détruite, on en vient à la pratique régulière du fragment; puis du fragment, on glisse au “journal” . Dès lors le but de tout ceci n’est-il pas de se donner le droit d’écrire un “journal”? […] Production de mes Fragments. Contemplation de mes Fragments (correction, polissage, etc.). Contemplation de mes déchets (narcissisme).

2002 IV : 672

Ce que perçoit Barthes ici, me semble-t-il, des rapports entre la forme (ou la non-forme) et le contenu (lorsqu’il est identique au sujet écrivant) est en réalité quelque chose de très profond, une double loi concernant à la fois la critique (entendue au sens barthesien comme méta-langage) et l’écriture (dans son acception minimale, formelle, de composition linguistique digne d’intérêt pour la critique). Double loi que je formulerai ainsi : la critique (l’écriture sur l’écriture) est un corps-à-corps avec l’altérité (l’écriture autre), alors que la littérature est un corps-à-corps avec la forme. Si bien que le texte critique peut être informe, mais doit nécessairement se porter sur une altérité; réciproquement, le texte littéraire peut ne pas porter sur une altérité, mais il doit nécessairement se débattre avec une forme. C’est ce que je voudrais avancer pour finir : qu’un texte ne peut pas être à la fois fragmentaire et prendre son propre auteur pour objet. Raison pour laquelle Barthes échoue sur les deux tableaux : la poétique de la complaisance ne produit ni des textes de critique, ni des textes d’écrivain.

B. Critique et altérité

La critique est un corps-à-corps avec une oeuvre, qui implique son altérité, et même son altérité radicale. C’est cette altérité qui, dans sa version mystique, peut lui donner une apparence de sacralité : “l’oeuvre d’art est comprise, écrit Chryssoula Kambas commentant Walter Benjamin, comme quelque chose de sacré et l’interprète ne peut que s’en approcher” (Kambas 2011 : 16). On voit mal comment le critique pourrait avoir un tel rapport à sa propre oeuvre. Mais peut-être “sacré” est-il trop fort : ce qui est en jeu, c’est une altérité qui peut, par exemple, avoir simplement pour origine une distance temporelle, un recul historique, quand l’oeuvre dont s’occupe le critique a été créée à une époque antérieure, dans laquelle nous ne vivons plus. Alors la critique est l’opération d’un aller-retour entre le monde de l’oeuvre et notre réalité propre, dans laquelle on se sert de celui-là pour éclairer celle-ci : “Analyser, c’est distancier, c’est rendre possible la perception de notre temps. Walter Benjamin appelle ‘histoire’ ce processus” (Rüdiger 2010 : 3). C’est par exemple le sens de la remarque préliminaire de Benjamin dans ses “Notes sur les Tableaux parisiens de Baudelaire” :

Mettons qu’une science attachée au devenir social soit en droit de considérer certaine oeuvre poétique — monde se suffisant à soi-même, en apparence — comme une sorte de clé. Cette oeuvre se verrait revêtue d’une signification toute nouvelle à partir de l’époque où un lecteur, mieux, une génération de lecteurs nouveaux, s’apercevraient de cette vertu-clé. Pour eux, les beautés essentielles de cette oeuvre iront s’intégrer dans une valeur suprême. Elle leur fera saisir, à travers son texte, certains aspects d’une réalité qui sera non tant celle du poète défunt que la leur propre.

2006 : 303

On perçoit bien ici la fonction de l’altérité dans la critique : on étudie une oeuvre pour faire apparaître quelque chose — quelque chose comme une idée, ou ce que l’on pourrait appeler sa “teneur en vérité” en reprenant un autre concept de Benjamin — que l’on ne voyait ni à l’époque dans cette oeuvre, ni dans notre monde avant d’avoir lu cette oeuvre. Ce qui nécessite une altérité radicale. Car dans ce cadre, la tâche du critique, c’est de faire un geste, et un geste brutal, qui fait violence et au monde de l’oeuvre, et à notre monde : celui d’arracher une idée à une oeuvre, pour la faire travailler dans notre réalité, et obtenir donc des effets de déplacement, de fracture, de sidération.

C’est en ce sens que la forme du fragment n’est pas problématique, pour le critique : n’ayant pas tant à produire une oeuvre, qu’à arracher une idée à une oeuvre autre (et il faut donc entendre “autre” ici au sens fort), il peut se contenter d’un ensemble de Fragments qui documentent cette lutte ou ce corps-à-corps. Car, comme l’arracheur de dents, il lui faut esquisser des gestes qui ne donneront rien, manier le scalpel dans toutes les directions, varier les vitesses, prendre son objet par surprise. Le fragment critique n’est pas une “dissertation détruite” pour reprendre l’expression de Barthes citée plus haut, mais plutôt la trace d’une lutte qui a lieu ailleurs (dans les marges du texte littéraire étudié) : le texte du critique n’est que l’archive d’un ensemble de gestes difficiles voire improvisés. Il pourra bien sûr prendre la forme plus académique d’une dissertation, mais dans un deuxième temps seulement : le fragment critique n’est pas d’abord une dissertation (ensuite détruite) car l’écriture critique nait toujours de la note fragmentaire, dans la lutte avec la forme d’une oeuvre. C’est bien plutôt la dissertation en bonne et due forme qui est un maquillage, une amélioration (inessentielle et à des fins rhétoriques) du fragment premier. La critique, lutte avec l’altérité, n’est pas un travail de la forme.

Or, dans Roland Barthes par Roland Barthes, comme dans les Fragments d’un discours amoureux, le fragmentaire n’est pas la conséquence d’un travail sur l’altérité. Car Barthes endosse à la fois la position de critique et celle d’objet de la critique : il y a une immanence (tout à fait consciente et voulue : c’est le dispositif même de ces textes) du méta-discours au discours objet. Ce qui interdit le geste le plus basique, le plus brutal, le plus élémentaire de la critique : celui d’arracher violemment une idée (jusque là invisible ou mal perçue) à un texte. L’immanence du méta-discours au discours-objet, le fait que Barthes occupe les deux positions du critique et de l’objet de la critique, rend impossible cette violence — puisque l’humiliation est consentie par l’objet. Autrement dit, la complaisance est la relance paradoxale (prétendant dériver, il se tient en bride) de la mainmise de l’objet sur son discours, parce qu’elle concourt à empêcher que la violence critique lui soit faite.

C. L’écriture face à la forme

C’est la raison pour laquelle, sans doute, Barthes eut-il tendance à revendiquer le statut et à se constituer comme écrivain davantage que comme critique : “vous vous constituez fantasmatiquement en ‘écrivain’” (2002 IV : 659). Mais ce faisant il veut, qu’on me pardonne le recours à cette expression, le beurre et l’argent du beurre — ce dont il est encore une fois parfaitement conscient : “Car ce que le fantasme impose, c’est l’écrivain tel qu’on peut le voir dans son journal intime : c’est l’écrivain moins son oeuvre : forme suprême du sacré : la marque et le vide” (2002 IV : 656, il souligne). Il commet alors sa deuxième faute, contre l’écriture cette fois : le refus d’un corps-à-corps avec la forme. Car autant le métalangage du critique peut ne pas s’occuper de la forme parce qu’il fraye dans l’altérité d’un texte pour lui arracher une idée, autant l’écrivain ne peut parler de lui-même (et ne pas se soucier de l’altérité de son objet) que parce qu’il est pris dans un corps-à-corps avec la forme. Ce corps-à-corps, plein d’expérimentations, de tentatives, de doutes, de lectures aussi, on le voit d’ailleurs à l’oeuvre dans la Préparation du roman. Comme l’écrit Bakhtine, “la forme, il faut que je l’éprouve comme étant ma relation active et axiologique au contenu, pour pouvoir l’éprouver esthétiquement : dans la forme et par la forme je chante, je raconte, je représente, au moyen de la forme j’exprime mon amour, ma certitude, mon adhésion” (2004 : 70).

Qu’entend-on ici par “forme”? Il ne s’agit ni de la question du genre littéraire (“épopée”, “roman” ), ni de l’apparence formelle (calligramme, sonnet) d’un texte. La forme, c’est le principe de l’unité d’une oeuvre en tant que celle-ci est le prisme par lequel le contenu est généré, ou, pour le dire autrement, sa “loi” : ce qui implique que l’oeuvre soit comme ceci ou comme cela. Ce dont l’apparence formelle est la phénoménalisation pour le lecteur. Suivons de nouveau Bakhtine :

L’unité d’un ordre fondé sur la récurrence de ce qui est analogue, ne seraient-ce que des éléments sémantiques analogues, est l’unité d’une activité revenant à elle-même, se ressaisissant elle-même […]. L’unité de tous les éléments compositionnels réalisant la forme et avant tout l’unité de l’ensemble verbal de l’oeuvre, cette unité, dans son aspect formel, suppose non dans ce qui est dit, ou ce dont il est question, mais dans la manière de le dire, le sentiment d’une activité de locution signifiante […].

2004 : 76

La forme de l’oeuvre, c’est donc le principe unitaire qui garantit l’ordre de présentation du contenu. Ou, pour le dire cette fois avec Francis Goyet commentant Cicéron, c’est la manière dont le tout acquiert une phénoménalité : “on ne voit pas le tout, mais sa forme” (Goyet 2017 : 10). En ce sens, “la forme est l’intermédiaire imparfait qui donne l’espoir d’accéder à une visibilité de l’invisible, une visibilité elle-même imparfaite” (Goyet 2017 : 12).

Mais en ce sens, tout texte n’a-t-il pas par définition une forme (puisqu’il a un “tout”)? Et l’ordre alphabétique dans lequel sont présentés les Fragments du Roland Barthes par Roland Barthes, par exemple, ne fait-il pas une forme? Dans “Comment ne pas être bête? Roland Barthes et la question de la distance”, Vincent Jouve traite, à l’occasion d’un développement sur les stratégies de Barthes pour échapper à la bêtise, cette question : “c’est pour éviter la bêtise d’une composition que Barthes a recours à un ordre artificiel, écrit-il. L’ennui, c’est que, tout artificiel qu’il soit, l’ordre alphabétique n’en reste pas moins un ordre. Aussi Barthes le transgresse-t-il de temps en temps en nous proposant ses Fragments dans un ordre qui est simplement “quasi alphabétique” (Jouve 2017 : 217). Vincent Jouve qualifie cette manière de faire, la constitution d’un “discours indécidable” (216) destiné à faire échapper à “la bêtise d’un ordre” (217).

Plusieurs remarques doivent ici être faites, me semble-t-il : d’abord, que le caractère “artificiel”, c’est-à-dire sans rapport avec le contenu qu’il traite, de l’ordre alphabétique, fait qu’on ne peut pas le considérer comme une forme au sens que nous avons défini. Car l’ordre est ici imposé de l’extérieur à des Fragments qui n’ont pas été produits en fonction de lui : le contenu n’a pas été visé à travers lui. Cette forme n’est pas l’apparence phénoménale d’un tout, mais l’ordonnancement aléatoire de parties. Cette remarque ne s’applique pas à tout recours à l’alphabet : Jean-Claude Pinson a ainsi écrit un Alphabet Cyrillique qui repose sur ce dispositif. Mais celui-ci utilise l’alphabet de manière tout sauf artificielle : d’une part parce que la langue russe est l’objet même du texte (il y a donc une nécessité thématique), ensuite parce que la logique de l’alphabet, en venant perturber de manière immanente la logique du récit de voyage, est opératoire : elle créé des disjonctions dans les rapports entre la logique du récit (un alphabet) et celle de l’histoire (un voyage, avec son début et sa fin), et donc des grimaces narratologiques. Il n’en va pas de même chez Barthes où l’alphabet n’a ni rapport avec son thème, ni d’effet sur la conduite de son discours — qui ne s’effectue selon aucune logique.

Il faut s’arrêter ensuite sur “la bêtise de l’ordre” : cette expression fait écho à la manière dont Barthes critique la rhétorique. Or, il est deux manières de concevoir la rhétorique et ses traditions : on peut, comme Barthes le fait, y voir de simples conventions, un “code” se croyant “nature”, c’est-à-dire ultimement de la bêtise. Mais on peut aussi avoir une approche fonctionnelle de la rhétorique : la forme ne vaut pas en soi, elle ne vaut dans le texte que comme l’apparence phénoménale du tout. Or ce tout, c’est par définition l’objet du travail d’écriture : il s’agit toujours de faire advenir (dans la matière linguistique) quelque chose. L’écriture est un rite, une ordalie par laquelle l’écrivain essaie de faire apparaître un tout dans une forme. Et lorsque le sujet Roland Barthes s’attaque à l’objet Roland Barthes, cet objet est lui aussi un tout qu’il s’agit de travailler jusqu’à le révéler. Or le choix du fragment, de la perversion, ou de la dérive suicidaire, pour reprendre des expressions barthesiennes, travaillent au contraire comme des refus de présenter son objet comme un tout. Elles sont plutôt des tentatives, en appliquant sur lui la violence critique, de frayer en lui des béances et de le dés-organiser : de créer des déchets formels. De jouer Roland Barthes contre Roland Barthes.

On peut avoir l’impression que cette conception de l’écriture comme corps-à-corps avec la forme entendue comme phénoménalisation du tout, est trop classique, et que c’est précisément ce que la modernité aura battu en brèche. Ainsi Deleuze avance-t-il dans Critique et Clinique : “Écrire n’est certainement pas imposer une forme (d’expression) à une matière vécue. La littérature est plutôt du côté de l’informe, ou de l’inachèvement, comme Gombrowicz l’a dit et fait. Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue” (Deleuze 1993 : 11). Mais ici je ne parle pas d’imposer une forme (dans un deuxième temps) à une matière vécue. Je parle de l’expression comme corps-à-corps avec la forme. Or l’inachèvement, l’informe et le devenir sont les résultats même de ce corps-à-corps avec la forme. Il en va différemment avec Barthes qui choisit le fragment.

Conclusion

Si les livres des années 1973 à 1978 peuvent être décrits comme les résultats d’une poétique de la complaisance, celle-ci est volontaire, consciente et concertée. Après en avoir reconstitué les tenants et les aboutissants, j’ai tâché de montrer qu’elle était d’ailleurs la solution à un problème de fuite en avant dans le paradoxe, dans lequel Barthes était conscient de se retrouver lors de la rédaction du Roland Barthes par Roland Barthes — qui, à ce titre, apparait comme un véritable art poétique de la complaisance. Mais cette solution impliquait la confrontation avec un autre problème : ou bien Barthes faisait le critique, ou bien il faisait l’écrivain. Chaque pratique a ses avantages et ses défauts, mais tous deux doivent être un corps-à-corps. C’est la loi de l’écriture : la critique, avec l’altérité d’une oeuvre. La littérature, avec la forme. Dans l’écriture complaisante, faite de déchets tant dans la forme (Fragments sans ordre) que dans le contenu (déchets du moi), Barthes essaie et espère pouvoir échapper à chacun de ces corps-à-corps, pour se complaire dans une langueur suicidaire. Mais ce faisant, échappant à la fois à la critique et à la littérature, il tombe dans ce à quoi mène en effet le suicide : le néant.

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