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Introduction

[D]es images extrêmement pauvres et tronquées … peuvent avoir pour moi un sens riche et profond.

Sartre (1986 [1940] : 29)

Dans une interview de mai 1956 peu citée – et une des premières dans la carrière de Roland Barthes – le jeune mythologue avait donné un aperçu de la portée sociologique et même politique de son livre Mythologies qui devait sortir en février 1957 :

Moi, je crois que l’une des raisons de la séduction actuelle que la sociologie peut exercer sur nous c’est que précisément elle se pose franchement, ouvertement, comme une exigence d’explication; et c’est parce qu’elle veut être une explication qu’elle peut prendre place dans un certain courant polémique, dans un certain courant d’engagement [...]. Elle correspond à la situation d’hommes qui veulent expliquer [...] ou démystifier l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels ils se trouvent.

Barthes, mai 1956a

Cette interview marquait la fin de la période 1946-1956 pendant laquelle Barthes se réclamait du marxisme. En 1954 il lisait L’idéologie allemande de Marx et Engels, très peu après sa parution en français – la date suprêmement tardive de la traduction en français étant 1952, cent ans après sa rédaction. Citant ce texte posthume de Marx de façon régulière dans “Le mythe, aujourd’hui”, l’essai qui clôt Mythologies, Barthes semble cautionner la métaphore de “la chambre noire” (Barthes 1957 : 229n20), afin de rendre compte du renversement, de l’abus idéologique dans le changement de l’histoire en phénomène naturel.

La camera obscura signale une image à l’envers ou un sens dessus dessous, voire celle d’une “illusion”. Pour Marx, ce renversement idéologique – ce que Barthes va appeler “idéologisme” – cache la réalité matérielle de la vie humaine qui est caractérisée par “les hommes qui, en développant leur production matérielle et leurs rapports matériels, transforment […] et leur pensée et les produits de leur pensée” (Marx 1982 [1952] : 78). Cependant, l’illusionisme occultant cette réalité matérielle et engendré par l’idéologie n’est toutefois pas nécessairement un signe de culpabilité; comme un critique de Marx l’a souligné (Tucker 1961 : 181), la pensée idéologique qui fausse et inverse l’image réelle du monde, peut être tant inconsciente que consciente, et n’implique pas que la personne soit une “cyniquement à la solde” de la classe dirigeante qui en bénéficie. C’est une attitude de critique impersonnaliste qui se manifeste dans le travail de Barthes sur les mythes des années 1950.

I. Impersonnalisme

Au lieu de désigner des coupables, l’engagement marxien de Barthes dans Mythologies fait appel à des actes d’explication; comme il l’a résumé en 1953, au tout début de la période des premières “Mythologies” : “introduire l’explication dans le mythe est pour l’intellectuel la seule façon efficace de militer” (Barthes 1953 : 108). Un bon exemple est peut-être sa “petite mythologie du mois”, “Poujade et les intellectuels” publiée le mois précédant l’interview avec Jean Amrouche, dans laquelle Barthes attaquait le poujadisme et surtout son anti-intellectualisme lequel rejete “toute forme de culture explicative, engagée” et renforce “la culture ‘innocente’”, dont la naïveté laisse “les mains libres au tyran” (Barthes avril 1956 : 640). Une fois recueilli dans Mythologies, ce commentaire vient dans le tout dernier paragraphe de la dernière mythologie avant l’essai final, “Le mythe, aujourd’hui” (Barthes 1970 [1957] : 189). En revanche, cette mythologie sur Pierre Poujade est peut-être un mauvais exemple, car, dans les pages qui suivent, nous allons considérer Mythologies comme une critique impersonnaliste, critique qui nomme des opérations plutôt que des agents idéologiques.

L’impersonnalisme dans le marxisme à cette époque des années 1950 est à retrouver dans le travail des épigones de Georg Lukaćs, tel Lucien Goldmann qui, dans Le dieu caché (1955) relie la Weltanschauung des franges de la classe dirigeante du XVIIe siècle en France à ses manifestations théâtrales et philosophique.[1] Dans un autre contexte, l’oeuvre romanesque “concentrationnaire” de Jean Cayrol, avec qui Barthes est en contact régulier entre 1951 et 1954, lui suggérait ce qu’il appelait, dans une lettre de 1954 adressée au romancier, “un ordre où l’homme absorbe entièrement la personne” (2015 [1954] : 169). Qui plus est, c’est Cayrol qui soutenait la publication aux éditions du Seuil de Michelet par lui-même en 1954, dans lequel nous trouvons un exemple frappant d’impersonnalisme historiographique. “Michelet marcheur”, y affirme Barthes, déploie “[c]ette double saisie” qui permet à l’historien “magistrat” d’être celui qui marche avec les acteurs de l’Histoire – le “peuple” –, tout en étant aveugle (pour ainsi dire), quant à l’aboutissement de leurs actions, montrant ainsi “ou bien le malaise du cheminement, ou bien l’euphorie du panorama” (1954 : 20). Quadrature du cercle qui permet à l’historien d’être simultanément ici et là-bas, la “double saisie” alimentera notre discussion de la phénoménologie sartrienne, tout en suggérant, pour rendre compte de la méthode dans Mythologies, les rapports entre impersonnalisme d’une part, et fonctionnalisme d’autre part.

Nous savons bien que la sémiologie et puis le structuralisme sont très vite critiqués pour avoir évacué le rôle de l’humain, et nié, selon Jean-Marie Domenach en 1967 (772), “l’activité autonome de la conscience : je ne pense pas, je suis pensé; je ne parle pas, je suis parlé; je n’agis pas, je suis agi”. Mais ici nous sommes, en 1957, au tout début de cette première vague saussurienne; et le nouvel éléatisme du structuralisme que le philosophe Henri Lefebvre (1971) voit à l’oeuvre en 1966 ne bat pas encore son plein.[2]

II. Pouvoirs du fonctionnalisme et de l’impersonnalisme?

[D]émystifier est toujours réjouissant, sauf, bien sûr, pour les profiteurs de la mystification.

Barthes (juillet 1956b : 81)

Si l’impersonnalisme et le fonctionnalisme se conjuguent très facilement dans l’analyse de la tragédie et de l’historiographie, ils émergent aussi, au moins chez le Barthes des années 1950, de ce que Julien Greimas avait nommé “la supra-individualité”, approche anonyme qui utilise “les caractères durkheimiens” de la langue comme “institution” dans une “dimension sociale autonome” (Greimas 1983 [1956] : 17).[3] Dans les termes de Durkheim, la langue sociale – pour Barthes, le mythe – révèle “les représentations collectives”. Les “fonctions” dans les théories du langage de Louis Hjelmslev nonobstant (1968 [1943] : 53-61), c’est la fonction du mythe dans les sociétés primitives telle quexaminée par Claude Lévi-Strauss qui semble marquer l’approche fonctionnaliste de Barthes et que nous allons explorer; mais nous restreindre au fonctionnalisme structuraliste de Lévi-Strauss ce serait oublier la charge politique des Mythologies.

Dans son compte rendu paru dans Les Lettres Nouvelles – revue mensuelle dans laquelle Barthes avait publié la majorité de ses analyses – le romancier suisse Yves Velan louait “le pouvoir détersif” si puissant des Mythologies, comme une “poche-revolver” utilisable à “à tout propos” (Velan 1957 : 113). Comme on va le voir, le fonctionnalisme de Barthes dans Mythologies relève d’une approche critique, politique, qui vise l’idéologie, diffuse mais toute puissante, de la bourgeoisie et de sa version minorée de la petite-bourgeoisie.

Cette idéologie, l’ennemie de l’explication engagée fondée sur le naturel, est représentée dans Mythologies par quatre figures principales : le bon sens, l’ordre (ou l’Ordre), le statu quo et l’alibi. Et ces quatre termes y reviennent avec une régularité remarquable, nuançant de manière abrupte la citation qui commence cette section. Car, bien que le mythologue s’amuse à exposer les mythes, il est rare en effet que “les profiteurs” soient clairement nommés : l’ennemi idéologique circule de façon impersonnelle. Si Poujade est nommé c’est surtout son idéologie due “bon sens” (Barthes 1970 : 87), “bon sens” lequel opère même dans le théâtre racinien, tapit derrière “la guerre contre l’intelligence” (97). Ainsi, si les Martiens menacent la Terre, c’est le refus de l’altérité caractéristique du “bon sens” qui rôde (44); il en est de même pour la Conseillère du coeur qui bénéficie d’une “science, réelle et modestement cachée” mais “sublimée” par ce même “contentieux moral bourgeois” (126); enfin, pour les lecteurs du Figaro, la grève c’est “attenter … au fondement philosophique de la société bourgeoise, ce mixte de morale et de logique, qu’est le bon sens” (134).

L’anti-intellectualisme, le refus d’expliquer, est renforcé par “la morale du statu quo social” qui montre l’amour plus fort que la gloire dans le cas de Miss Europe 1953, Sylviane Carpentier (48). Barthes décrit une opération similaire utilisant une autre métaphore pour ce monde déformé et mythifié, un monde d’absence, voire même d’abdication, dans la figure de “l’alibi”. Dans une utilisation rare du “je”, l’essayiste mythologue met fin au regard tendre et ironique porté sur la destitution sociale en se demandant “si la belle et touchante iconographie de l’Abbé Pierre n’est pas un alibi dont une bonne partie de la nation s’autorise […] pour substituer impunément les signes de la charité à la réalité de la justice” (56). Dans “Jouets”, ce même alibi est celui “d’une nature qui a créé de tout temps des soldats, des postiers et des vespas” (59). Finalement, c’est “l’Ordre” – souvent déployé avec une majuscule dans Mythologies – qui illustre l’impersonnalisme de la critique idéologique.

À travers ces métaphores impersonnalistes, Barthes traque les figures idéologiques qui opèrent la déformation mythique. Des sept figures du mythe que Barthes énumère (1970 : 238-243) – la vaccine; la privation d’Histoire; l’identification; la tautologie; le ninisme; la quantification de la qualité; le constat – c’est la vaccine qui semble être la figure la plus puissante, la plus insidieuse insidieuse aussi, car elle demande la participation du lectorat aux mythes. C’est le cas surtout dans “l’Opération Astra” qui est lancinante contre l’armée française. À force d’“[i]nsinuer dans l’Ordre le spectacle complaisant de ses servitudes […] [o]n inocule un mal contingent pour prévenir ou guérir un mal essentiel” (44-45), de sorte que “l’ordre n’est plus qu’un mixte manichéen, donc fatal, gagnant sur les deux tableaux et par conséquent bénéfique” : ainsi, “l’Ordre vous délivre de vos préjugés progressistes” (46). Cet “ordre” – “votre ordre” écrit Barthes, s’adressant directement mais ironiquement aux femmes[4] – donne une liberté aux femmes … “à condition de dépendre” de l’ordre de l’homme (58). Dans “Le Guide bleu”, l’“ordre” est lié dans l’Espagne fascisante de Franco à “l’application loyale de solides principes …de hiérarchie” (125). Puis, toujours dans le monde politique, Barthes expose la “convention photographique” du “regard pensif” typique du portrait photographique électoral qui est “noblement fixé sur les intérêts occultes de l’Ordre” (163). Enfin, dans “Astrologie” encore, les astres, silencieux sur notre vie atomisée et sur toute “idée d’une aliénation totale”, “ne postulent jamais un renversement de l’ordre” (166). Pour Barthes en 1957, il semble que l’“ordre” est un vaccin malin avec lequel “on” inocule la population, mais qui n’est attribuable ni à des personnes ni à des personnes spécifiques.

Par conséquent, toutes ces figures relèvent du naturel, du “ce qui va de soi”; et celle-ci c’est l’expression qui souligne le plus l’impersonnalisme dans la création des mythes. Ce n’est pas le lectorat du courrier du coeur, ni Miss Europe, ni “les lecteurs du Figaro”, ni même “une bonne partie de la nation” qui est responsable; c’est plutôt un “Ordre” social impersonnel, souvent occulté, fatal et “innocent”, aussi atomisant que tentant, qui nous invite à déformer le réel de notre monde; et s’il y a en jeu quelque individu dans ces travestissements, c’est nous – Barthes, vous et moi – qui les actualisons. C’est cette prise de conscience, semble-t-il, qui amène le mythologue à un regard, à une explication, fonctionnaliste. Tout en évitant toute sorte de théories du complot, le fonctionnalisme a le mérite de prendre en compte la nature diffuse et labile du mythe.

Barthes avait déjà prôné le fonctionnalisme dans Le degré zéro de l’écriture en 1953[5]; et pour Greimas, dans son essai de 1956 célébrant le quarantième anniversaire de la sémiologie de Ferdinand de Saussure, “l’originalité de l’apport” de ce premier essai de Barthes était justement d’avoir montré que “l’écriture … a pour fonction d’‘imposer un au-delà du langage qui est à la fois l’Histoire et le parti qu’on y prend’” (2000 [1956] : 386). Et il revient à Greimas d’émettre des réserves quant au rôle des individus au sein du fonctionnalisme. Citant l’idée de Lévi-Strauss, selon lquelle les individus ou les sociétés humaines ne créent qu’à partir “de certaines combinaisons dans un ‘répertoire idéal’”, Greimas voyait des limites dans l’approche fonctionnaliste en se demandant si “la notion de répertoire idéal peut être conciliée avec la conception de l’histoire comme procès créateur” (382).

Ce commentaire pose la question de la contradiction dans l’approche fonctionnaliste dans les Mythologies, car, d’une part Barthes veut insister sur “l’Histoire” comme opposée au mythe, tout en analysant, d’autre part, la fonction anhistorique du mythe. Cette contradiction apparente est renforcée par un durcissement du ton barthésien en 1954 selon lequel le fonctionnalisme devient plus politisé.

Dans une des “petites Mythologies du mois” qui n’a pas été retenue dans Mythologies, “Phénomène ou mythe?”, critique acerbe, publiée en décembre 1954, d’un article de presse sur Rimbaud (de Georges Duhamel), Barthes suggérait la centralité du fonctionnalisme dans ses démystifications :

Seule compte la réalité générale de l’Histoire dans laquelle le mythe prend place; c’est au nom de cette Histoire que nous devons juger le mythe, et nullement au nom d’une essence de Rimbaud : nous jugeons la nocivité du mythe, non son erreur.

1954 : 952[6]

Jauger le mythe par ses effets est une facette du fonctionnalisme, l’autre (comme on l’a vu plus haut), consiste à impersonnaliser son origine et donc ses responsables. Selon Barthes, discute de Rimbaud comme d’un “phénomène” d’“inspiration” poétique – plutôt que de considérer la façon dont le lectorat depuis l’a “mangé” comme “mythe” – était la “conduite [la] moins “humaniste””, car c’est “celle qui refuse l’Histoire” :

Pour Les Nouvelles littéraires, le soleil a dû s’arrêter il y a fort longtemps, quand le Poète était un “phénomène” (selon l’expression de Georges Duhamel) sans cause et sans fin, dégagé de toute Histoire précédente ou conséquente, fonctionnant à la façon d’une voix céleste qui viendrait frapper l’oreille tout individuelle d’un lecteur dépourvu lui-même d’histoire et de société.

1954 : 52

Or, cette explication fonctionnaliste offre au mythologue un autre problème, aussi moral que politique, aussi explicatif qu’intellectuel :

Mais dénoncer ne peut être ici qu’expliquer et me voilà plus que jamais lié à mon temps dans une véritable dialectique d’amour. Car dans la mesure où toute mythologie est la surface palpable de l’aliénation humaine, c’est l’homme qui m’est présent dans toute mythologie : je hais cette aliénation, mais je vois bien qu’aujourd’hui, c’est en elle seulement que je puis retrouver les hommes de mon temps.

1954 : 953

Nous reviendrons plus loin à cette “dialectique d’amour” dans notre discussion sur Marx et Nietzsche. Il suffit de noter, pour l’instant, que la perspective fonctionnaliste est un moyen non pas d’excuser ou de désigner du doigt, mais plutôt de rendre compte des conditions dans lesquelles le mythe prend racine. Or, dans chacune des quatre figures d’impersonnalisme mentionnées plus haut rôde la vaccine.

Car cette métaphore médicale qui décrit la fonction de dissimulation du mythe esr toujours de circonstance. C’est ainsi que le site ‘Mediapart’ fustige le silence qui entoure le colonialisme français encore aujourd’hui. Se trouve ainsi illustré – contre Langlet (2002) – l’actualité permanente des Mythologies, qu’il s’agisse de considérer la langue de la propagande (Hazan 2006), le “devenir roman” (Recherches & Travaux 2010), ou encore les démarches “vaccinales” pour faire la “part du feu” en contexte post-colonial.[7] Les origines de la métaphore sont peut-être surprenantes. La “vaccine de la vérité” est l’expression géniale [...]” de Michelet selon Barthes dans une lettre à Georges Canetti du 20 1945 (2015 : 72-73), expression qui décrit une “perfidie jésuite” de “molle objectivité”. Dans “L’ouvrier sympathique”, sa critique du film d’Elia Kazan, Sur les quais, écrite dix ans plus tard, Barthes va directement au sujet :

[I]l s’agit encore une fois de cette vaccine de la vérité, dont j’ai déjà indiqué le mécanisme tout moderne […] : on dérive sur un petit groupe de gangsters la fonction d’exploitation du grand patronat, et par ce petit mal confessé, fixé comme une légère et disgracieuse pustule, on détourne du mal réel, on évite de le nommer, on l’exorcise.

1957 : 68

Cette lecture fonctionnaliste – qui consiste à exposer les opérations idéologiques de la bourgeoisie au service du statu quo, de l’“Ordre”, dans un alibi qui confirme “le bon sens” – est déjà distancée, impersonnelle, voire même anonymisée, car il s’agit ici d’une critique d’un film de fiction. D’autres exemples dans les Mythologies sont néanmoins au prise avec le réel. “Le bifteck et les frites” situe d’abord sa critique de la nourriture national(ist)e par rapport à un “film ancien” – Deuxième Bureau contre Kommandantur (Robert Bibal 1939), mais bifurque aussitôt au fait divers rapporté par Paris-Match du Général Castries, qui, après la déroute militaire des forces coloniales françaises à Dien Bien Phu au Viêt-Nam, aurait dévoré un bifteck-frites devant les caméras, ce qui, pour Barthes, “n’était certes pas un vulgaire réflexe matérialiste, mais un épisode rituel d’approbation de l’ethnie française retrouvée” (1970 : 79). Même si sa cible est bien choisie – “Le général […] savait que la frite est le signe alimentaire de la ‘francité’” – il s’agit moins d’une attribution de culpabilité par le mythologue au militaire rusé, que d’une concentration sur l’espace fonctionnaliste qui lie lectorat français au signe alimentaire, tout en escamotant, au deuxième niveau de signification, toute individualisation du mythe. C’est le signe – sans origine précise – qui parle; autrement dit – et Barthes avait cité ce mot de Paul Claudel comme exergue de sa DES de 1941 sur le théâtre ancien grec – “Ce n’est pas un auteur qui parle, c’est une parole qui agit” (Claudel 1929 : 87).

Cette attitude militante envers la fonction idéologique bourgeoise de la vaccine justifie une technique pour la contrer – ce que l’on pourrait appeler “le mythe heureux”. Dans “Paris n’a pas été inondé” par exemple, Barthes peint avec plaisir “la suspension des fonctions” (62). Mais le fonctionnalisme – chez le Barthes des Mythologies au moins – vise principalement à démonter l’idéologie justifie les injustices. L’ explication marxienne, sinon matérialiste, de l’abus idéologique du réel – “[E]n société bourgeoise contemporaine, le passage du réel à l’idéologique se définit comme le passage d’une anti-physis à une pseudo-physis (Barthes 1970 : 229) – comprend l’assertion que “la fonction essentielle du mythe” est celle de la “naturalisation du concept” (217).

Toutefois, il y en a qui considéreraient le fonctionnalisme des Mythologies comme dangereux. Pour le marxiste italien Antonio Gramsci, le fonctionnalisme réduit toute manifestation culturelle au “système social” et ne fait que renforcer le statu quo (Lears 1985 : 572-573); ce qui suggère que le sens positif du “bon sens” populaire chez Gramsci ne permet pas une parenté critique entre la notion de “conscience contradictoire” gramscienne d’une part, et celle de “dialectique d’amour” barthésienne d’autre part.

L’analyse critique fonctionnaliste qu’applique Barthes aux mythes bourgeois et petit-bourgeois a néanmoins le grand mérite d’intégrer toute notion de “nature humaine”, toute singularité apparente, au sein d’une nature humaine sociale, ce qui rejoint la notion dialectique de Marx dans la sixième des “Thèses sur Feuerbach”, pour qui “l’essence de l’homme n’est pas une abstraction inhérente à l’individu isolé” mais plutôt “l’ensemble des rapports sociaux” (Marx et Engels 1968 : 33). Barthes veut bien suivre l’idée du jeune Marx des années 1840 selon laquelle il n’y a pas d’“homme”, mais seulement des classes dans cette analyse socialisée et “dépersonnalisée” (Tucker 1961 : 166); en même temps, dans “Le mythe, aujourd’hui”, Barthes veut bien modifier toute notion de médiation dans l’approche marxienne du mythe.

III. Le cerisier de Marx et le bûcheron de Barthes

[C]’est parce que les hommes sortent d’un milieu physique évidemment informe, qu’ils sont déjà démystifiés.

Barthes (1959 : 21)

Dans sa méthode fonctionnaliste-impersonnaliste Barthes n’hésite pas à déployer une analyse de classe. En effet, dans une mythologie de 1955 non publiée dans le recueil de 1957, “Enfants-copies”, Barthes avait suivi cette démarche dépersonnalisée en proposant une détermination marxienne de la classe petite-bourgeoise :

[La petite bourgeoisie est] une classe intermédiaire qui connaît encore la dure loi du salariat, mais ne conçoit sa propre promotion que sous la forme d’une copie mécanique des libertés bourgeoises.

1955 : 316 / 2002 : 551[8]

Cette détermination matérialiste est équilibrée dans “Le mythe, aujourd’hui” deux ans plus tard par “un certain ordre” de la bourgeoisie qui, comme fait idéologique, ne se nomme pas : “elle disparaît complètement” (1970 : 224). Ce “phénomène remarquable” tient non seulement au fait que cette classe sociale dirigeante se nomme facilement dans le discours économique, même si elle peine à l’être dans le discours politique dans la politique; mais aussi à ce que la bourgeoisie, comme idéologie, puisse aussi “s’ex-nommer sans frein” (226). L’impersonnalisme vient de la réalité, de “l’idéologie anonyme” qui est partout : “tout, dans notre vie quotidienne, est tributaire de la représentation que la bourgeoisie se fait et nous fait des rapports de l’homme et du monde” (227).

Ainsi, Barthes oppose le monde politique à celui du mythe, le premier étant l’“ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale et dans leur pouvoir de fabrication du monde” (217). Comme Mepham (1972), Barthes trouve l’origine de la déformation idéologique opéré par le mythe dans le “phénoménal” lui-même :

Ces formes “normalisées” appellent peu l’attention […] leur origine peut s’y perdre à l’aise; elles jouissent d’une position intermédiaire : n’étant ni directement politiques, ni directement idéologiques, elles vivent paisiblement entre l’action des militants et le contentieux des intellectuels; plus ou moins abandonnées […] elles rejoignent la masse énorme de l’indifférencié, de l’insignifiant, bref de la nature.

1970 : 227

Et ceci est également vrai pour le mythe :

[T]out comme l’idéologie bourgeoise se définit par la défection du nom bourgeois, le mythe est constitué par la déperdition de la qualité historique des choses : les choses perdent en lui le souvenir de leur fabrication.

230

Et de là découle la dépolitisation (231-233), dépolitisation qui, elle aussi, bénéficie de l’ex-nomination, de la déperdition. Comme le résume bien Ambre Bragard (2009), cette “fabrication du monde” est attaquée par le mythe : “D’une part, l’homme agit le monde, d’autre part, le monde conduit les hommes”. Pour Marx dans L’idéologie allemande cet argument est résumé par sa métaphore du “cerisier” – laquelle est citée par Barthes (230) – qui lui sert d’exemple d’une “nature” apparente mais qui n’est en fait qu’un produit de la cultivation – la fabrication – humaine du monde (Marx 1982 : 83).

Contre – ou plutôt pour mettre à jour – cette idée matérialiste capitale, Barthes répond directement à la métaphore arboricole de Marx en invoquant le “bûcheron” (1970 : 233), l’humain qui agit directement, d’une façon non médiatisée (sauf l’usage de la hache, bien sûr), par rapport à la “contre-nature” qu’est le cerisier. Et, si, pour Marx, “le langage est la conscience réelle” – et dans un passage biffé, “Ma conscience c’est mon rapport à ce qui m’entoure”, ce qui nie “les rapports” chez les animaux (Marx 1982 : 89) – c’est ce qui permet à Barthes non seulement de considérer le mythe comme une parole “volée”, mais aussi, de manière plus optimiste, de proposer qu’il n’y a qu’un seul langage qui, proprement politique, puisse détruire le mythe :

[L]e langage proprement révolutionnaire ne peut être un langage mythique. La révolution se définit comme un acte cathartique destiné à révéler la charge politique du monde : elle fait le monde […]. C’est parce qu’elle produit une parole pleinement […] que la révolution exclut le mythe. […] Le mythe de gauche surgit précisément au moment où la révolution se transforme en “gauche”, c’est-à-dire accepte de se masquer, de voiler son nom, de produire un méta-langage innocent et de se déformer en “Nature”.

1970 : 234

Le “bûcheron” est celui qui, en utilisant un langage immédiat – direct et transformateur –, coupe le mythe, y compris le “mythe de gauche”. C’est une perspective qui relève du théâtre de Brecht – surtout dans sa représentation par la photographie de Roger Pic (Barthes 1959) – pour qui, selon Barthes, “le monde est maniable” (1964 [1955] : 52). Cependant, non seulement ne voit-il pas “la Terre promise”, mais le mythologue ne peut “parler” la D.S. 19 comme “[l]e mécano, l’ingénieur, l’usager même de cette automobile”; et, “condamné au méta-langage”, il est restreint dès lorsà l’idéologisme (1970 : 246). Et cette “exclusion”, une fois liée au fonctionnalisme, risque elle-même de créer des mythes.

C’est bien là le sens de la critique de la méthode dans les Mythologies qu’on trouve dans le compte rendu de Velan cité plus haut. Velan insiste sur la création d’un “mythe de gauche” évident chez Georges Sorel lorsque ses propos sur la “grève générale” sont envisagés depuis l’approche fonctionnaliste de Barthes :

Il me semble que tout le matériel est rassemblé: un “méta-langage” emprunté aux traditions ouvrières, un signe de la prise du pouvoir, devenu forme, où se glisse à son tour (amusons-nous un peu) le concept de “galvanicité”, et qui devient une signification nouvelle, laquelle a subi à l’usage le même transfert que “quoniam nominor leo”: de même que le lion rappelle en fait l’accord de l’attribut, la grève ne sert qu’à maintenir la cohésion des militants.

Velan 1957 : 118[9]

Or, en comparant Barthes et Sorel, Michael Tager (1986) a plutôt souligné ce qui les distingue à ses yeux, soit l’attitude surtout négative de Barthes envers le mythe. Mais nous allons néanmoins chercher à nuancer cette négativité dans notre conclusion. En effet Barthes ne déclare-t-il pas aimer ces objets “savoureux”.[10] Avec sa “dialectique d’amour” le mythologue semble accepter d’être tiraillé entre deux tâches : celle de critiquer, dénoncer, et celle de regarder s’évaporer la réalité. C’est une perspective qui, en mariant fonctionnalisme et idéologisme, hésite entre un matérialisme historique et un culturalisme phénoménologique.

Ainsi, la lutte anti-idéologique proposée par Barthes dans “Le mythe, aujourd’hui” insiste sur une “double saisie” qui va directement aux détenteurs du pouvoir social qu’il faut dénoncer dans ses deux dimensions : “[L]a bourgeoisie ne devrait se comprendre – propose Barthes dans une note en bas de la page – que comme synthèse de ses déterminations et de ses représentations” (226-227n17).

IV Double saisie?

Pour atteindre le réel, il faut d’abord écarter le vécu.

Lévi-Strauss, (in Lefebvre 1971 : 63)

Dans “Le mythe, aujourd’hui”, l’essai qui clôt Mythologies, Barthes offre une systématisation de sa critique sémiologique des communications de masse. Il ne s’agit plus, comme chez Marx, de consiférer les enjeux d’une représentation inversée du monde, mais plutôt d’insister sur notre incapacité de regarder deux choses à la fois. Le problème pour l’analyse idéologique du mythe est que le mythe est un “système double” selon Barthes, dans lequel le signifiant est déjà une structure de signification en lui-même, constituée “par une sorte de tourniquet incessant qui alterne le sens du signifiant et sa forme” (1970 : 208). Le mythe a une “double fonction : il désigne et il notifie, il fait comprendre et il impose” (202). Cette difficulté rappelle les analyses phénoménologiques de Sartre,[11] mais Barthes l’approfondit dans une critique à “double saisie” :

[S]i je suis en auto et que je regarde le paysage à travers la vitre, je puis accommoder à volonté sur le paysage ou sur la vitre : tantôt je saisirai la présence de la vitre et la distance du paysage; tantôt au contraire la transparence de la vitre et la profondeur du paysage; mais le résultat de cette alternance sera constant : la vitre me sera à la fois présente et vide, le paysage me sera à la fois irréel et plein.

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Ici donc, Barthes semble modifier la camera obscura de Marx, car cette difficulté à voir double, suggère-t-il, sert le mythe : en “amput[ant] à moitié” un “discours factuel”, le concept “enlève la mémoire […], déforme mais n’abolit pas le sens : [...] il l’aliène” (208).[12] L’exemple classique de cette “amputation”, c’est l’image à la une du Paris-Match du 5 juin 1955 qui montre un jeune noir en tenue militaire en train de saluer (201-202). Même si Barthes considère le signifié comme “un mélange intentionnel de francité et de militarité” (201) – “l’impérialité” (207-208) – il ne note enfin qu’“une présence du signifié à travers le signifiant”. Le fait que le message colonial s’immisce dans nos esprits relève moins d’une illusion, plutôt à la sous-liminalité, couplée avec une auto-persuasion très développée[13] : “l’Empire menacé” (210), image qui est “motivée” par l’analogie avec “le salut d’un soldat français” (212); de sorte que le mythe et l’illusion ne sont pas loin l’un de l’autre, mais dans la théorie de Barthes, le mythe possède toujours un alibi, un autre endroit pour résider. En fait c’est l’“innocence” de l’esprit humain (on ne peut pas voir deux choses en même temps) qui relie “Le mythe, aujourd’hui” à la forme d’une illusion, qui est une illusion de “surface”; et là, Barthes semble rejoindre, si ce n’est que de façon provisoire, le Marx de Lidéologie allemande, qui ironise sur les apparences et le rôle de la science : “nous ne connaissons qu’une seule science, celle de l’histoire”, déclare Marx dans un passage biffé (1968 : 45n1). Or, Barthes lui-même doit composer avec cette dualité : il doit aussi participer au monde. Voilà un bon exemple de l'incapacité de faire deux choses en même temps. Dans les Mythologies la difficile posture du mythologue consiste à se situer silmutanément du dehors (en train de critiquer) et du, dedans, (en train de l'aimer) d'un objet tel le vin :

Il est vrai que l’idéologisme résout la contradiction du réel aliéné par une amputation, non par une synthèse (mais le jdanovisme, lui, ne la résout même pas) : le vin est objectivement bon, et en même temps, la bonté du vin est un mythe : voilà l’aporie.

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Non seulement cet idéologisme demande-t-il le regard fonctionnaliste – “nous jugeons la nocivité du mythe, non son erreur” – il est obligé, d’abord, de dénoncer l’escamotage philosophique qu’opère le mythe; mais, en même temps, le mythologue qui en démystifient les déformations ou le travestissement n’est pas sommé, ni même capable, de les corriger ou de les rectifier, car “la dialectique d’amour” ne se résout pas, n’est pas résolue.

V Conclusion : Nietzsche plutôt que Marx?

N’y aurait-il pas une double saisie intellectuelle dans les Mythologies, saisie de Marx et de Nietzsche, tout comme, à la même époque, dans les écrits de Barthes sur la tragédie (Stafford 2019)? Contrairement à ce qu'énonce Tager (1986), Barthes semble aimer les mythes, ou plutôt leur capacité à révéler les “hommes de [s]on temps”. Par ailleurs, la “dialectique d’amour” dément le commentaire “plaisant” de Lefebvre (1971 : 19) qui proposait que “la pensée dialectique” de Barthes soit “un style cool”, et non pas “hot – tragique, heurté, souvent passionnel”.[14] C’est une attitude qui pourrait nous renvoyer à Sorel pour qui les “mythes sociaux” n’empêchent aucunement l’homme “l’homme de savoir tirer profit des toutes les observations qu’il fait”, pas plus qu’ils ne font “obstacle” à ses “occupations normales” (Sorel 1990 [1908] : 117-118); et qui considérait la grève générale – de façon fonctionnaliste, soulignons-nous – comme “le mythe dans lequel le socialisme s’enferme tout entier” (120). Mais ce serait ignorer, par exemple, la critique de Barthes dans “L’usager de la grève” de la manière dont “le bon sens” considère la grève; ce serait aussi oublier “la surface palpable de l’aliénation humaine” que Barthes voyait dans toute mythologie. C’est ici que Barthes semble rejoindre le jeune Nietzsche dans ses attitudes positives envers le mythe et dont Sorel ne discute qu’en fonction de l’hellénisme général et historisant du philosophe allemand (Sorel 233-235).

Barthes avait loué dans son article de 1942 “l’unité de style” que Nietzsche cherchait dans la culture hellénique, “l’énigme humaine dans sa maigreur essentielle” (2002 [1942] : 29). Si la tragédie l’avait fasciné en tant qu’étudiant inscrit à un DES en 1941, à partir de 1954 c’est le théâtre épique (non-aristotélicien, surtout) de Brecht qui s’impose chez lui.[15] Que reste-t-il alors chez Barthes du Nietzsche de La naissance de la tragédie, premier livre du philosophe, loué dans le premier texte publié par Barthes? Il suffit de lire les pages sur le mythe dans La naissance de la tragédie pour en saisir l’influence sur Barthes mythologue.

D’abord, nous voyons à l’oeuvre dans les Mythologies l’opposition nietzschéenne entre “tragédie” et “drame”, le drame étant une “fausse culture” des “masses corrompues” qui “permet de “s’apitoyer ” sur les petites particularités de leur propre malheur, de broder avec pathétique sur l’existence d’une injustice supérieure, qui écarte bien à propos toute responsabilité” (Barthes 2002 [1942] : 30). Mais c’est surtout l’attitude positive envers le mythe qui frappe. Pour Nietzsche, le mythe c’est “ce raccourci de l’univers qui ne peut se passer du miracle, puisqu’il est l’abrégé du monde phénoménal” (Nietzsche 1949 : 152); c’est un élément crucial pour le succès de la culture ancienne grecque : “Le contraire se produit quand un peuple commence à se considérer dans une perspective historique et à détruire les remparts du mythe autour de lui”; le “naufrage” de la tragédie, c’est le “naufrage du mythe” (155), “l’esprit Socratique, destructeur de mythes” (153).

Evidemment, Barthes ne suit pas Nietzsche dans son nationalisme mythique – “Faute de mythe cependant toute culture perd la saine fécondité de son énergie native” (152), perdant dans[l’]“histoire et [la] critique, l’aliment le plus substantiel et le plus salutaire” (153) – mais il est difficile d’ignorer le double regard de Nietzsche par rapport à la “double saisie” barthésienne. Tout en reconnaissant “le monde plastique du mythe” (140), et son impersonnalité – “l’apollinisme nous arrache à l’impersonnalité dionysiaque et nous enthousiasme pour les individus” (143) – Nietzsche semble proposer une “double saisie” : “nos esthéticiens […] n’ont rien voulu apprendre au sujet de l’antithèse du phénomène et de la chose en soi”, trône le philosophe allemand, tout en rejetant “l’antithèse vulgaire et tout à fait fausse entre l’âme et le corps” (145). Pour Nietzsche, le “mythe tragique […] participe de l’art apollinien par l’intégrité du plaisir qu’il prend à l’apparence et au spectacle, mais en même temps il nie ce plaisir et trouve une satisfaction plus haute à la destruction du monde visible des apparences” (158). Qui plus est, le fonctionnalisme de Nietzsche est immanquable dans le regard double sur “l’effet du tragique” : “N’est-il pas vrai que nous commençons à comprendre ce que cela signifie si dans la tragédie nous aspirons à la fois à voir et à dépasser le visible?” (160). La “double saisie” dans La naissance de la tragédie va jusqu’à valoriser l’“auditeur artiste” contre le “‘critique’” (“l’étudiant, le collégien …”) – contre “la masse des hommes socratiques et critiques” (152) – pour “comprendre l’oeuvre d’art” et “‘l’ordre moral’” au lieu de subir le “puissant sortilège esthétique qui aurait dû ravir l’auditeur authentique” (150). Le fameux rejet par Nietzsche de la dialectique – socratique, hégélienne, marxienne, ou autre – a dû fonder “la dialectique d’amour” et son double regard, sa “double saisie”, dans une dialectique “amputée”, non synthétisée.

De façon fonctionnaliste, Mythologies montre les mécanismes – les mythes et leur mode de fonctionnement – et, de façon idéologisante, ces mêmes vignettes essayistes ne peuvent pas (ne veulent pas?), ou au moins ont du mal à voir, dialectiquement, leur dépassement : “Le mythologue, déclare Barthes de façon pessimiste, n’est même pas dans une situation moïséenne” (1970 : 246). Le fonctionnalisme et l’idéologisme ne peuvent pas alors “expliquer [...] ou démystifier l’ensemble des rapports sociaux dans lesquels ils se trouvent”; le rejet de la dialectique et de la critique de Nietzsche aurait bien fermé dans l’optique politique barthésienne de 1957 la possibilité d’un vrai dépassement. “On ne peut peindre le monde d’aujourd’hui pour les hommes d’aujourd’hui, que si on le leur peint comme un monde modifiable” (Brecht 1955) est un mot de Brecht que Barthes avait, semble-t-il, oublié.