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INTRODUCTION

Le Québec s’est récemment doté d’une Stratégie numérique en prévention du suicide (SNPS). Cet article vise à : 1) présenter le processus, issu de la science de l’implantation, qui a été mis en place pour faciliter son élaboration et son implantation ; 2) décrire le modèle d’action ainsi que la Stratégie numérique en prévention du suicide.

1. PROBLÉMATIQUE

1.1 La problématique du suicide au Québec

Au Québec, près de 3 personnes s’enlèvent la vie chaque jour, et ce, même si l’on observe une baisse depuis 1999 (Levesque et coll., 2021). En positionnant le taux global québécois de suicide (12,6 décès par suicide pour 100 000 habitants) sur le plan international, on constate que ce taux s’avère supérieur à plusieurs pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques dont, par exemple, le Canada (11), la Suède (11,4) et l’Autriche (12,4) (Levesque et coll., 2021). De plus, il est possible d’observer une hausse marquée des hospitalisations pour tentative de suicide chez les 15 à 19 ans depuis une dizaine d’années (Lévesque et coll., 2020).

Face à cet enjeu important de santé publique, plusieurs acteurs institutionnels et communautaires sont engagés dans la prévention du suicide et plusieurs initiatives ont permis de contribuer à la réduction des taux de suicide, dont l’implantation des réseaux de sentinelles en prévention du suicide, la ligne d’intervention en prévention du suicide, les stratégies de communication de l’Association québécoise de prévention du suicide (AQPS), l’implantation des bonnes pratiques en prévention du suicide, etc.

Malgré le travail intense, des efforts supplémentaires sont nécessaires pour soutenir davantage les personnes vulnérables au suicide non rejointes par les services actuels (p. ex. certaines communautés des premières nations) (Levesque et coll., 2021). Plusieurs pays ont mis en place des technologies numériques pour mieux atteindre ces personnes. Ces technologies sont de plus en plus utilisées dans l’évaluation et l’intervention en santé mentale et se rassemblent sous le terme de « cybersanté mentale » qui réfère à l’utilisation d’Internet et d’autres technologies numériques pour appuyer et améliorer les soins (Wozney et coll., 2017). Depuis les 20 dernières années, une multitude de technologies numériques en prévention du suicide ont vu le jour à travers le monde (Mishara et Kerkhof, 2013) dont l’intervention par texto et clavardage, les logiciels d’autogestion, le repérage d’internautes suicidaires en ligne, etc. Le Québec, malgré certaines initiatives ponctuelles mises en place à partir de 2010 (p. ex. intervention par courriel dans certains centres de prévention du suicide), accusait un certain retard dans l’utilisation de telles technologies (Mishara et Kerkhof, 2013).

Déjà en 2014, le rapport Utiliser les nouvelles technologies pour prévenir le suicide :Perspectives d’avenir pour le Québec (Bazinet, 2014), commandé par le ministère de la Santé et des Services sociaux (MSSS), mettait en lumière que le Québec devait aller de l’avant avec l’implantation des technologies numériques en prévention du suicide.

1.2 L’historique de la stratégie numérique en prévention du suicide

En mai 2017, l’AQPS a reçu du MSSS un financement pour élaborer une SNPS qui devait favoriser le développement d’interventions en ligne, et de technologies permettant d’informer à propos du suicide, de repérer les personnes suicidaires, d’offrir de l’aide aux personnes suicidaires qui répondent moins bien aux ressources traditionnelles et d’augmenter la visibilité de certaines ressources.

Dès le début des travaux, l’AQPS a souhaité ancrer le développement de la SNPS dans un processus de prise de décisions fondée sur des preuves scientifiques, contextuelles et expérientielles. Un processus, issu de la science de l’implantation, a ainsi été mis en place afin d’actualiser cette intention.

1.3 La volonté de rigueur au coeur de la conception et de l’évaluation de la SNPS

La science de l’implantation est définie comme la science favorisant la mise en oeuvre de programmes en contexte réel (Fixsen et coll., 2005). Développée pour faciliter l’implantation des pratiques fondées sur les données probantes, elle s’intéresse à l’adoption des résultats de la recherche dans la pratique courante (Bauer et coll., 2015). La science de l’implantation est maintenant reconnue comme contribuant au succès de l’implantation de nouvelles innovations tout en favorisant une évaluation rigoureuse de leurs impacts et retombées (Smith et Polaha, 2017).

2. MÉTHODOLOGIE

Cette section expose le cadre de référence Knowledge to action (KTA) de Straus, Tetroe et Graham (2011) qui est au coeur de la conception et de l’évaluation de la SNPS. Elle décrit également les multiples méthodes de collectes de données utilisées à chacune des phases du processus de développement et d’évaluation de la SNPS.

2.1 Le cadre de référence Knowledge to action (KTA) pour actualiser la volonté de rigueur

Ce cadre a été élaboré à la suite de l’analyse d’une soixantaine de cadres de référence et théories (Graham et coll., 2006). Il est à la base de divers programmes et projets internationaux (Curran et coll., 2011). Il est reconnu pour être clair, facile d’utilisation, garant de l’implication des parties prenantes, respectueux du contexte local, etc. (Peters et coll., 2020).

Ce cadre (voir la figure 1 qui représente une traduction libre du cadre de référence de Graham et coll., 2006) propose un processus cyclique en 7 phases itératives. Au centre du processus se trouve « l’entonnoir des connaissances » qui représente le processus par lequel les connaissances sont créées et adaptées aux besoins des futurs utilisateurs. Les connaissances peuvent être issues de recherches, de synthèses des connaissances ou d’outils (p. ex. guides de pratique).

Figure 1

Traduction libre du cadre de référence KTA de Graham et coll. (2006)

Traduction libre du cadre de référence KTA de Graham et coll. (2006)

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Autour de « l’entonnoir », le processus se décline en phases nécessaires pour que les connaissances produisent le changement souhaité chez les personnes ciblées. La phase « Déterminer le problème et l’écart entre les connaissances et les pratiques » vise à identifier les besoins de connaissances ou un problème qui mérite une attention particulière. Elle vise également à identifier les connaissances disponibles sur le sujet et à analyser l’écart entre ces connaissances et les pratiques actuelles sur le terrain. La phase « Adapter les connaissances au contexte local » permet d’adapter, en impliquant les personnes visées par le changement, les connaissances pour qu’elles deviennent pertinentes et utilisables. La phase « Évaluer les facteurs qui font obstacle ou qui contribuent à l’utilisation des connaissances » permet d’identifier les facteurs qui peuvent freiner ou faciliter l’utilisation des connaissances. La phase « Choisir, adapter et mettre en oeuvre les interventions » permet de choisir et adapter les interventions en fonction des facteurs précédemment identifiés et selon celles qui sont réputées plus efficaces pour faciliter l’utilisation des connaissances. La phase « Surveiller (monitorer) l’utilisation des connaissances » s’actualise en analysant l’utilisation des connaissances et les changements (p. ex. au niveau des comportements). La phase « Évaluer les résultats » met de l’avant une méthodologie explicite et rigoureuse, qualitative et quantitative pour une évaluation au niveau structurel (p. ex. culture organisationnelle), du processus (p. ex. activité du personnel de soins) ou des résultats (p. ex. bien-être des patients). La phase « Pérenniser l’utilisation des connaissances » permet de vérifier, par des mécanismes de surveillance ou de soutien, que les changements produits se maintiennent dans le temps.

2.2 Les multiples méthodes de collectes de données

En cohérence avec ce cadre de référence KTA, de multiples méthodes de collectes de données ont été utilisées à plusieurs des phases du processus de développement et d’évaluation de la SNPS (p. ex. synthèses de connaissances, sondages en ligne, entrevues individuelles et de groupe). Les détails méthodologiques de ces méthodes seront présentés dans la prochaine section en lien avec la phase du processus KTA où elles ont été utilisées.

3. RÉSULTATS : Les phases du processus pour concevoir et évaluer la SNPS

Cette section illustre les actions concrètes et les collectes de données réalisées pour chacune des phases du processus KTA (Straus et coll., 2011) et présente la SNPS.

3.1 Déterminer le problème et l’écart entre les connaissances et les pratiques

Afin de déterminer le problème et l’écart entre les connaissances et les pratiques, 2 démarches structurantes ont été réalisées : une synthèse des connaissances scientifiques et un portrait des pratiques actuelles et des besoins au regard de l’utilisation des technologies numériques en prévention du suicide.

3.1.1 Synthèse des connaissances scientifiques

Dès le début des travaux en 2017, afin d’obtenir une synthèse actuelle des connaissances liées à l’utilisation des technologies numérique en prévention du suicide, le Centre de recherche et d’intervention sur le suicide, enjeux éthiques et pratiques de fin de vie (CRISE) a été mandaté par l’AQPS pour produire cette synthèse (Labelle et coll., 2018). Elle visait à identifier le profil de l’internaute suicidaire et sa recherche d’aide en ligne et les pratiques et technologies numériques reconnues et prometteuses en prévention du suicide. Une actualisation de cette synthèse, via une étude de portée, a aussi été réalisée récemment (Rassy et coll., 2021).

Du côté du profil de l’internaute suicidaire, Labelle et coll. (2018) mentionnent que les internautes suicidaires apparaissent plus vulnérables que les personnes suicidaires qui n’utilisent pas Internet. Ils expliquent que ces internautes tendent à être plus isolés socialement, à avoir des symptômes plus sévères de troubles de l’humeur et à faire plus de recherches sur des moyens de se suicider.

En ce qui a trait aux pratiques et programmes reconnus et prometteurs, l’étude de portée a permis d’identifier de nombreuses études portant sur les pratiques et programmes de prévention utilisant les technologies numériques (Rassy et coll., 2021). Pour ce faire, les études ont été classées dans 3 groupes, les études adoptant des stratégies universelles, sélectives ou ciblées de prévention du suicide. Il ressort d’abord très peu d’études portant sur des stratégies de prévention du suicide universelle. Neuf catégories de programmes sélectifs utilisant des technologies numériques ont aussi été identifiées. Ces derniers visent notamment le repérage, l’autogestion en ligne ou la formation et sont, pour la plupart, compris dans des programmes plus larges impliquant des contacts directs entre des personnes en détresse et des professionnels de la santé. Onze catégories d’applications des technologies numériques en prévention ciblée du suicide ont aussi été identifiées (p. ex. évaluation du risque et triage, psychothérapies et soutien à l’intervention en face à face). Ces dernières visent les personnes ayant été identifiées comme présentant un risque suicidaire. Les auteurs soulèvent qu’elles semblent prometteuses pour soutenir l’intervention auprès de personnes suicidaires, mais ne semblent pas pouvoir se substituer à des interactions directes (Rassy et coll., 2021). Ils soulèvent également que les études recensées ont principalement fait état de la faisabilité et l’acceptabilité d’implanter des interventions numériques, mais que les données provenant d’évaluations d’impact sont encore peu nombreuses.

3.1.2 Portrait des pratiques et des besoins

Afin de dresser le portrait des pratiques actuelles et des besoins quant à l’utilisation des technologies numériques en prévention du suicide au Québec, les travaux de la SNPS ont aussi mis en place une vaste démarche de consultation. Plus de 4 000 répondants aux profils variés (p. ex. gestionnaires, intervenants, médecins, bénévoles, chercheurs) issus de milieux variés (p. ex. réseau de la santé et des services sociaux, réseau de l’éducation, organismes communautaires) ont été consultés à travers la collecte de données réalisée afin d’obtenir ce portrait (Bazinet et coll., 2018). Plusieurs méthodes de collectes de données ont été utilisées pour réaliser ce portrait : sondage en ligne destiné aux gestionnaires et intervenants qui oeuvrent auprès de clientèle suicidaire (883 répondants) ; 47 entrevues individuelles auprès de gestionnaires et intervenants qui oeuvrent auprès de clientèle suicidaire ; 7 entrevues de groupe régionales réunissant des partenaires intersectoriels en prévention du suicide (total de 138 partenaires) ; une entrevue de groupe avec 16 directeurs généraux des centres de prévention du suicide ; un sondage auprès de la population (3 239 répondants) ; une entrevue de groupe auprès de 20 jeunes du 2e cycle du secondaire.

Plusieurs éléments marquants se dégagent de cette vaste consultation. Les auteurs soulignent notamment que la majorité des acteurs clés de la prévention du suicide n’utilisaient pas les technologies numériques pour intervenir en prévention du suicide. Cette situation s’explique par plusieurs raisons. Ainsi, les acteurs consultés se disaient favorables à informer la population via les technologies, à repérer les personnes suicidaires sur Internet et à implanter de technologies numériques au Québec. Toutefois, ils ont aussi exprimé certaines préoccupations concernant l’accès limité au réseau Internet et cellulaire de certaines communautés autochtones et régions (alors que l’accès à des technologies pourrait réduire l’impact de l’éloignement sur l’accessibilité des ressources). Les acteurs consultés ont également souligné l’importance de : développer les nouveaux services numériques en misant sur les services déjà en place ; recourir à un site Internet centralisé qui permettrait de répondre à plusieurs objectifs (p. ex. informer, sensibiliser, intervenir par clavardage) ; former et encadrer les intervenants dans ce changement de pratiques.

La majorité des répondants de la population affirmait avoir accès aux technologies numériques et être à l’aise de les utiliser. Ils affirmaient avoir déjà fait des recherches sur Internet à propos de la santé mentale, de la prévention du suicide ou du suicide, tout en étant partagés quant à la fiabilité des informations sur le suicide. Le fait de s’inquiéter pour un proche représentait leur principale motivation pour effectuer ces recherches, bien que plusieurs faisaient ces recherches pour eux-mêmes. Alors qu’une forte majorité des répondants considèrent qu’il est très important d’obtenir rapidement de l’aide via Internet (24 h/24 h), environ la moitié ont mentionné qu’ils souhaiteraient pouvoir clavarder avec un intervenant s’ils avaient besoin d’aide en prévention du suicide.

Afin de favoriser l’équité, la diversité et l’inclusion dans le développement de la SNPS, il importe également de préciser qu’à travers le sondage en ligne destiné à la population, plusieurs informations concernant certains sous-groupes plus vulnérables au suicide (p. ex. personnes bisexuelles, personnes d’origine autochtone, personnes qui considèrent ne jamais pouvoir se confier, personnes ayant songé au suicide au cours des 12 derniers mois) ont été recueillies afin d’explorer leur utilisation des technologies numériques, leurs perceptions à l’égard de la prévention du suicide sur Internet et leurs préférences par rapport aux services.

Les conclusions de cette recension ont ainsi permis : 1) d’identifier les pratiques en place sur le territoire québécois ; 2) de déterminer les besoins exprimés par les intervenants et la population ; 3) de cerner les facteurs facilitant ou freinant l’implantation de l’éventuelle SNPS.

3.2 Adapter les connaissances aux contextes locaux

Afin de permettre une adaptation des connaissances identifiées à la première phase liée aux contextes, plusieurs actions ont été mises en oeuvre. Tout d’abord, dès le début des travaux de la SNPS, un comité aviseur a été mis en place pour favoriser la coconstruction de la SNPS. Ce comité était composé de 14 personnes aux expertises variées, dont 4 personnes de l’AQPS impliquées dans le développement de la SNPS, 2 représentants de Centres de prévention du suicide, 1 représentant du MSSS, 1 spécialiste en marketing numérique, 1 spécialiste en gestion numérique, 1 représentante d’un centre intégré de santé et de services sociaux, 3 chercheurs et 1 personne endeuillée par le suicide de son fils. Entre 2017 et 2018, les membres de ce comité se sont rencontrés à 7 reprises. Ces rencontres visaient à discuter des faits saillants qui se dégagent de la synthèse des connaissances scientifiques et du portrait des pratiques et des besoins. Ce mode de fonctionnement a permis de favoriser la prise de décisions fondée sur des preuves menant à la SNPS.

La démarche de consultation de Bazinet et coll. (2018) a également permis d’identifier des éléments contextuels qu’il importait de garder à l’esprit pour le développement de la SNPS. Par exemple, les entrevues de groupe régionales réunissant des partenaires intersectoriels ont permis de mieux saisir le profil de leurs usagers moins enclins à utiliser les services traditionnels (p. ex. jeunes, hommes, personnes issues des Premières Nations, aînés isolés, joueurs compulsifs, agriculteurs) et qui pourraient être d’éventuels utilisateurs de la SNPS. De plus, le sondage en ligne destiné à la population a également permis de cibler les besoins de certains sous-groupes plus vulnérables au suicide. Ces différentes informations ont permis de développer la SNPS en l’adaptant à ces différents besoins (p. ex. en proposant des informations accessibles et sur différents sujets rejoignant leurs besoins, en proposant des outils d’autogestion de la santé mentale, en proposant de l’intervention par clavardage).

D’autres acteurs avec des expériences variées ont aussi été consultés et mobilisés au fur et à mesure du développement de la SNPS afin d’alimenter le développement de l’intervention par clavardage et texto (p. ex. experts pour soutenir le développement des sections du site qui exposent des informations, experts pour soutenir la traduction et la validation de l’outil de repérage).

Ces travaux ont permis d’élaborer une proposition innovante pour le développement d’une plateforme numérique dédiée à la prévention du suicide, et ce, à partir des connaissances récentes, des pratiques actuelles, des besoins ainsi que de l’expertise d’acteurs variés.

3.3 Évaluer les facteurs qui font obstacle ou qui facilitent l’utilisation des connaissances

Afin de prendre en considération les facteurs qui peuvent faciliter ou freiner l’implantation et l’utilisation de la SNPS, différentes actions ont été mises en oeuvre. La démarche de consultation de Bazinet et coll. (2018) a également identifié des facteurs qui pourront faciliter l’implantation et l’utilisation de la SNPS (p. ex. consensus à propos de la pertinence et de la nécessité de développer des services numériques pour répondre aux besoins des personnes plus vulnérables et des usagers moins enclins à utiliser les services d’aide traditionnels, l’adoption d’une approche collaborative et participative qui permet aux acteurs consultés de s’impliquer dans le développement de la SNPS) et les facteurs qui pourront les freiner (p. ex. certaines perceptions négatives de certains acteurs clés de la prévention du suicide à l’égard de la qualité des services numériques, l’accessibilité réduite aux technologies chez certaines populations).

Les rencontres du comité aviseur ont également permis d’identifier certains facteurs qui pourront faciliter l’implantation et l’utilisation de la SNPS (p. ex. les liens de collaboration entre l’AQPS et les partenaires, l’appui du MSSS) et les facteurs qui pourront les freiner (p. ex. l’évolution rapide des technologies, l’échéancier très serré). L’identification de ces facteurs a permis de miser sur les facteurs facilitants et d’identifier des stratégies pour rapidement composer avec les facteurs susceptibles de freiner l’implantation de la SNPS. À titre d’exemple, l’équipe de développement des contenus de la SNPS s’assurait que les informations soient arrimées aux besoins des personnes plus vulnérables et des usagers moins enclins à utiliser les services d’aide traditionnels. De plus, elle a développé la SNPS en s’assurant de faciliter son accès (p. ex. par ordinateur ou téléphone intelligent).

3.4 Choisir, adapter et mettre en oeuvre les interventions

Plusieurs interventions ont été élaborées et mises en oeuvre pour favoriser le déploiement et l’implantation de la SNPS.

3.4.1 La théorie globale du programme de la SNPS : les composantes de la SNPS

Graduellement, la théorie de programme de la SNPS a été élaborée. Selon la conceptualisation proposée par Chen (2005, 2015, 2016), la théorie du programme de la SNPS est formée de 2 modèles : le modèle d’action et le modèle de changement (voir figure 2) qui sont imbriqués. Le modèle d’action illustre la planification systématique du personnel, des ressources, des lieux, des organisations et des conditions nécessaires pour rejoindre une clientèle cible et lui offrir une intervention. Le modèle de changement illustre les changements attendus à la suite de l’implantation d’un programme. Le modèle d’action de la SNPS contient 6 composantes qui sont illustrées à la figure 2 :

  1. La capacité de l’organisation représente l’AQPS qui pilote les travaux (p. ex. gestion de budgets) et les 5 secteurs autour desquels sont organisées les équipes de travail qui collaborent à la conception de la SNPS : la performance Web (conception de l’infrastructure technologique et optimisation des contenus de la plateforme de la SNPS afin qu’elle se positionne favorablement dans le référencement Web), la qualité clinique (développement de bonnes pratiques cliniques numériques), la gestion des opérations (coordination et gestion des travaux), la gouvernance (orientation du développement de la SNPS), la communication et promotion (élaboration des stratégies de communication). Les personnes impliquées dans ces secteurs collaborent via un processus de production des contenus. Enfin, des réunions régulières permettent à toute l’équipe d’effectuer une analyse transversale de la performance de la SNPS, à l’aide de plusieurs indicateurs.

  2. Le comité clinique est composé de l’équipe clinique de l’AQPS et de plusieurs représentants des centres de prévention du suicide partenaires du service d’intervention par clavardage et texto de Suicide.ca. Ce comité établit et développe les pratiques cliniques du service d’intervention, en assure le suivi en continu et les ajuste au besoin.

  3. Les compétences et l’adhésion des intervenants responsables de l’implantation représentent toutes les personnes qui contribuent à la conception de la SNPS et qui relèvent directement de l’AQPS (le directeur général de l’AQPS, le conseiller à la stratégie numérique qui coordonne l’ensemble des travaux, la coordonnatrice clinique de la SNPS, la conseillère en éthique et responsabilité, la conseillère en communication) et celles qui ont été engagées à contrat par l’APQS (le consultant expert principal, la firme Nventive mandatée).

  4. La collaboration des organisations associées et des partenaires communautaires représente les partenaires qui contribuent au financement, à la conception, à l’implantation ou à l’évaluation de la SNPS dont : la Direction générale de la santé publique du MSSS qui finance la SNPS ; les centres de prévention du suicide mandataires (via leurs directeurs généraux, les intervenants du volet intervention et les conseillers cliniques) qui contribuent à déployer les services de la SNPS ; l’équipe de recherche responsable de l’évaluation.

  5. Le soutien de l’environnement écologique représente tous les éléments de l’environnement, tant micro (p. ex. les perceptions des usagers et des acteurs au regard de la SNPS) que macro systémiques (p. ex. la cohérence de la SNPS avec les orientations ministérielles, le soutien financier du MSSS), susceptibles d’avoir un impact sur le déploiement de la SNPS.

  6. Le protocole d’intervention et les modalités de livraison de services représentent l’offre de service de la SNPS dont les composantes de la plateforme Suicide.ca (qui seront détaillées dans la prochaine section). À cela, des modalités de livraison de service ont été ajoutées, notamment la formation et l’accompagnement clinique des intervenants à la plateforme Suicide.ca et les stratégies de sensibilisation et de communication pour les acteurs du RSSS et la population.

  7. Les caractéristiques de la population cible représentent le au groupe de personnes que la SNPS a pour but de desservir (les personnes vulnérables au suicide et les proches des personnes vulnérables au suicide).

Figure 2

Le modèle d’action et le modèle de changement de la SNPS

Le modèle d’action et le modèle de changement de la SNPS

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Le modèle de changement comprend 3 composantes, dont l’intervention et les résultats souhaités. Chaque composante de la plateforme de la SNPS est très complexe et comporte des changements attendus et résultats distincts. Ainsi, des modèles du changement ont été élaborés pour les différentes composantes de la plateforme Suicide.ca.

3.4.2 La plateforme Suicide.ca de la SNPS

La plateforme https://suicide.ca/ est un ensemble de services et d’outils numériques destinés à offrir de l’information, de l’aide et du soutien aux personnes qui pensent au suicide, qui sont inquiètes pour un proche ou qui sont endeuillées par suicide. Elle offre également des ressources aux professionnels de la prévention du suicide ou de la santé mentale. La plateforme regroupe un site Web et une application mobile (Mes outils). Plus précisément, la plateforme est composée :

  1. De pages qui proposent de l’information et guident l’utilisateur. Ces pages visent à :

    • Repérer les personnes qui font des recherches sur Internet en lien avec des facteurs de risque associés au suicide, les sensibiliser à l’existence de la plate-forme Suicide.ca, les outiller à surmonter leurs difficultés et les aider à identifier des services d’aide pertinents à leurs besoins (pages thématiques) ;

    • Outiller les personnes vulnérables au suicide à reconnaître leurs signes de détresse et de désespoir, et à mieux comprendre pourquoi elles pensent au suicide, les amener à faire un bilan de leur santé mentale et les encourager à se mobiliser pour améliorer leur situation (page Faire le point sur sa santé mentale) ;

    • Amener les personnes vulnérables au suicide à identifier leurs stratégies d’adaptation, leurs stratégies d’autogestion de leur santé mentale, les signes avant-coureurs de leur détresse et de leurs pensées suicidaires, et les encourager à faire un plan de sécurité (page Prendre soins de soi) ;

    • Amener les personnes vulnérables au suicide à mobiliser leur réseau de soutien, à identifier les personnes aidantes dans leur entourage et à mieux exprimer leurs besoins (page En parler à ses proches) ;

    • Informer les personnes vulnérables au suicide sur les ressources en santé mentale et leurs services, les outiller à identifier les ressources qui correspondent le mieux à leurs besoins, les encourager à entrer en contact avec les services d’aide et les aider à organiser leur demande d’aide (page Obtenir des services d’aide).

  2. De questionnaires d’autoévaluation pour faire le point sur sa santé mentale (voir annexe 1). Des questionnaires permettent d’évaluer l’état de bien-être, de repérer la présence de signes de détresse psychologique et de faire le point sur les idées suicidaires. Si le résultat de cette première évaluation révèle que l’utilisateur présente des idées suicidaires ou de la détresse psychologique, il est invité à prendre contact avec le service d’intervention en ligne. Si les résultats révèlent qu’il pourrait présenter un trouble de santé mentale, d’autres questionnaires permettent ensuite d’approfondir sa situation et de repérer la présence de symptômes liés à des troubles de santé mentale plus précis. Un bilan est alors disponible et peut être partagé à un intervenant psychosocial ou un professionnel de la santé.

  3. Un espace connecté (ou le compte utilisateur privé) et une application mobile. Le compte utilisateur privé et l’application mobile donnent accès à différents outils visant à soutenir l’activation comportementale, l’autogestion de la santé mentale, l’élaboration d’un plan de sécurité, la gestion de l’anxiété, etc. L’application mobile possède également un bouton d’accès à l’intervention en ligne. L’utilisateur choisit comment et quand utiliser les différents outils à partir de son espace privé ou de l’application mobile.

  4. D’un bottin de ressources adaptées localement pour les utilisateurs de différentes régions.

  5. D’un service d’aide par clavardage ou texto assuré par des intervenants spécialisés qui pourront discuter de la situation de l’utilisateur, lui permettre d’exprimer ce qu’il vit sans jugement et l’aider à ne pas rester seul avec sa souffrance.

Enfin, les technologies implantées dans le cadre de la SNPS constituent un nouvel environnement de services et un nouveau contexte de travail pour les intervenants en prévention du suicide. Ces technologies ne sont pas neutres du point de vue éthique. L’AQPS souhaite assurer un standard de qualité élevé dans le cadre de ce service et implanter une culture de responsabilité, d’imputabilité et de transparence. C’est pourquoi, plusieurs mesures ont été mises en place par l’AQPS afin de protéger les utilisateurs, d’agir en cohérence avec les valeurs partagées par les acteurs en prévention du suicide et d’assurer la sécurité des données collectées par la plateforme Suicide.ca : l’embauche d’une personne conseillère en éthique, l’adoption et l’application de plusieurs politiques, protocoles, procédures et charte ainsi que la réalisation d’audits de sécurité par une firme externe (AQPS, 2020).

3.5 Surveiller (monitorer) l’utilisation des connaissances

Afin de monitorer le déploiement et l’utilisation de la SNPS, depuis 2020 le secteur d’analyse de la performance a pour mandat de se donner une vue du comportement des utilisateurs et d’évaluer les actions à mettre en oeuvre au besoin. Ce secteur est composé de représentants de chacun des secteurs de la structure de gouvernance décrite précédemment. Ce comité se réunit toutes les 4 semaines afin de : partager des indicateurs concernant le comportement des utilisateurs ; guider les équipes de travail pour ajustement en continu ; concentrer les ressources sur les éléments pertinents et fédérer les équipes sur les bonnes priorités.

3.6 Évaluer

Afin d’effectuer une première évaluation d’implantation et des retombées de la SNPS, des chercheurs de l’Université de Sherbrooke et l’Université du Québec à Montréal mènent une recherche qui permettra de répondre aux questions suivantes :

  • De quelle manière la SNPS est-elle mise en oeuvre ? L’évaluation d’implantation ciblera les composantes du modèle d’action de la théorie de programme. Elle permettra de vérifier dans quelle mesure le contenu de chacune des composantes a été implanté comme prévu et d’y proposer des ajustements à partir d’une meilleure compréhension des limites de la mise en oeuvre.

  • Est-ce que la SNPS produit les résultats escomptés chez les utilisateurs du service numérique ainsi que les intervenants du volet intervention de la SNPS à court terme ? L’évaluation des premiers effets à court terme permettra de vérifier dans quelle mesure la SNPS entraîne les résultats initialement anticipés.

Cette recherche s’inscrit dans le cadre de l’évaluation développementale de Patton (2010) qui propose une approche centrée sur la réponse rapide aux réalités émergentes. Elle reposera sur des données mixtes (qualitatives et quantitatives) qui seront obtenues auprès d’une diversité d’acteurs et à l’aide de divers outils : l’utilisation secondaire de données collectées par l’APQS ; une analyse documentaire des documents de la SNPS ; des observations non participantes d’activités et du matériel de formation à l’intention des intervenants de la SNPS ; des entrevues semi-dirigées auprès d’acteurs impliqués au sein de la structure de gouverne, des directions et intervenants des CPS mandataires du volet intervention de la SNPS et d’utilisateurs de la plateforme Suicide.ca.

En plus de contribuer à l’avancement des connaissances sur l’utilisation de technologies numériques en prévention du suicide, cette évaluation permettra de consolider et rehausser la SNPS.

3.7 Pérenniser

Afin de s’assurer de la pérennisation de l’utilisation de la SNPS, plusieurs mesures, dont certaines explicitées précédemment, ont été mises en place dès le début du développement de la SNPS : le processus de développement qui permet de l’arrimer aux besoins et contextes locaux ; les soutiens financiers du MSSS ; les composantes de la SNPS décrites à la section 3.4.1 ; les mécanismes de surveillance mis en place décrits à la section 3.5 et l’équipe de recherche décrite à la section 3.6 qui permettent de suivre le déploiement de la SNPS afin de la réajuster de façon continue. Ces mesures sont réputées efficaces pour faciliter la pérennisation et la mise à l’échelle d’innovations (Palinkas, Chou, Spear, Mendon, Vilamar et coll., 2020).

4. DISCUSSION

L’implantation d’une innovation en milieu de pratique est complexe. Le RSSS québécois est très fertile en innovations. Toutefois, elles sont rarement appuyées sur des besoins et les connaissances actuelles, de même que conçues dans une perspective de pérennisation et évaluées. La science de l’implantation vise justement à développer et à tester des méthodes pour favoriser une implantation réussie, pérenne et une mise à l’échelle à la grandeur d’un réseau (Damschroder, 2020).

Le cadre de référence KTA de Straus, Tetroe et Graham (2011) qui est au coeur de la conception et de l’évaluation de la SNPS, a permis de collecter des données tout au long du processus proposé par ce cadre. Les résultats, qui découlent de l’analyse de ces données, ont permis de concevoir une SNPS à la fine pointe des connaissances recensées par Labelle et coll. (2018) et Rassy et coll. (2021) liées à l’utilisation des technologies numérique en prévention du suicide dans le monde entier. Ces résultats ont également permis de concevoir une SNPS arrimée aux pratiques actuelles québécoises et aux besoins documentés par la démarche de consultation de Bazinet et coll. (2018). Les résultats de cette consultation et les instances de gouvernance mises en place par l’AQPS ont également permis d’identifier les facteurs qui peuvent faciliter ou freiner l’implantation et l’utilisation de la SNPS et d’identifier des stratégies pour les contourner.

Il reste cependant du chemin à parcourir. Plusieurs décisions entourant le développement de la plateforme ont été le fruit de discussions animées entre des spécialistes de la santé mentale et des nouvelles technologies. La plupart de ces discussions étaient relatives aux caractéristiques de la plate-forme (p. ex. structure du parcours de navigation de l’utilisateur sur le site). Sur ces différents sujets, il n’était pas rare que les solutions privilégiées par les spécialistes de la prévention du suicide et des nouvelles technologies soient en contradiction, et ce, particulièrement en ce qui a trait à l’expérience utilisateur. Ce constat n’est pas sans rappeler les résultats des recherches indiquant que la qualité clinique des applications mobiles en santé mentale n’est pas nécessairement corrélée à l’appréciation des utilisateurs (Neary & Schueller, 2018). À ce sujet, il s’agit ici d’une des principales limites du processus de développement de la SNPS qui aurait pu mobiliser davantage d’utilisateurs de services en prévention du suicide dans le processus de développement.

Plusieurs pays ont implanté des stratégies numériques en santé mentale. Or, la SNPS est le premier exemple, à notre connaissance, d’une stratégie numérique de prévention du suicide qui revêt un caractère national. Enfin, la SNPS comporte l’ensemble des composantes d’une stratégie nationale de prévention du suicide recommandées par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS, 2014) et fût développée à l’aide d’une méthodologie issue de la science de l’implantation. La SNPS se distingue donc par sa cohérence et par la rigueur de la démarche qui a mené à son développement.

5. CONCLUSION

Le Québec s’est récemment doté d’une SNPS qui est le produit d’une recherche d’équilibre entre l’efficacité clinique et la qualité de l’expérience utilisateur. Les résultats de l’évaluation permettront d’apporter des améliorations et de partager l’expérience afin que d’autres organisations puissent bénéficier des apprentissages et mieux composer avec les défis de demain en matière de cybersanté mentale.