Corps de l’article

Introduction

Les dernières années ont été le théâtre d’un revirement spectaculaire dans la réglementation du cannabis dans les Amériques. À l’inverse de l’approche longtemps dominante de guerre contre les drogues (war on drugs), on assiste à une multiplication des politiques publiques cherchant à encadrer plutôt qu’à bannir l’usage et la vente du cannabis. Ainsi, la légalisation du cannabis à des fins récréatives[3] adoptée au Colorado et dans l’État de Washington en 2012 et en Uruguay en 2013 est désormais en oeuvre dans une vingtaine d’États des États-Unis ainsi que dans les treize provinces et territoires du Canada. Cette rupture avec le paradigme prohibitionniste attire l’attention de nombreux pays, curieux des effets de cette expérimentation politique inédite.

Cela étant, les recherches en analyse des politiques publiques ont souligné à plusieurs reprises que l’annonce d’un changement politique ne signifie pas pour autant sa mise en oeuvre réelle. Depuis l’ouvrage de Pressman et Wildavsky (1973), les travaux portant sur l’étape de la mise en oeuvre soulignent quasi systématiquement un implementation gap, c’est-à-dire un phénomène de distorsion entre les politiques officielles et celles réellement produites. Autrement dit, les décisions prises au sommet de l’État se trouvent ensuite confrontées à l’épreuve du terrain, étape propice à « des activités de reformulation (au profit des intérêts et rapports de pouvoir d’acteurs) et de résistance (réduire la portée de l’instrument ou le contourner par des alliances paradoxales) » (Lascoumes et Simard, 2011, p. 20). Ces opérations d’adaptation, d’altération, voire de blocage des politiques semblent particulièrement susceptibles de se produire lorsque la décision est controversée, comme c’est le cas de la légalisation du cannabis. Par sa nature morale, opposant des conceptions du bien et du mal qui devraient ou non prévaloir dans nos sociétés, la légalisation représente en effet un idéal-type de décision polémique (Schwartz et Tatalovich, 2018, p. 190). En outre, des résistances sont susceptibles de survenir lorsque la politique requiert pour son application la collaboration de plusieurs ordres de gouvernement – comme c’est le cas dans un régime fédéral comme le Canada. Au-delà de la rhétorique de rupture que représente la légalisation du cannabis, on peut ainsi s’interroger sur les processus concrets de mise en oeuvre de cette décision et les obstacles et contraintes qu’elle rencontre.

Le phénomène étant récent, peu de travaux ont jusqu’à présent exploré cette question. Quelques exemples provenant des États-Unis sont néanmoins révélateurs. Plusieurs des États fédérés qui ont légalisé le cannabis ont délégué aux échelons locaux une marge de manoeuvre importante dans la mise en oeuvre. Ainsi, bien que la légalisation ait eu lieu en 2012 au Colorado, 41 de ses 64 comtés ont interdit les détaillants sur leur territoire (Gandilhon et al., 2018, p. 79). De même, dans l’État de Washington, certaines villes et certains comtés ont adopté des directives locales qui limitent, voire interdisent complètement, la vente et la consommation. Dilley et ses collègues estimaient ainsi qu’en 2016, 30 % de la population de l’État vivait dans des endroits où le commerce de la substance est interdit (2017, p. 102). Une dynamique similaire est observée en Californie, où la légalisation officialisée en 2018 s’est accompagnée de plusieurs décisions de gouvernements locaux de bannir ou de réglementer fortement la vente et la consommation sur leur territoire (Rose et Goelzhauser, 2018, p. 329). Ce manque d’uniformité législative nous indique que, dans une fédération particulièrement, il n’est pas suffisant pour un gouvernement d’édicter la légalisation du cannabis pour que cela se concrétise véritablement sur l’ensemble du territoire. Au contraire, les politiques de légalisation apparaissent plutôt se caractériser par une mise en oeuvre de style patchwork ou courtepointe, où approches permissives et prohibitives se côtoient au sein d’un même territoire.

On pourrait toutefois présumer que la situation au Canada est différente de celle des États-Unis, où la légalisation a le plus souvent suivi une logique ascendante (bottom-up) par l’entremise de référendums d’initiative populaire qui ont mené certains États à légaliser, tandis que le cannabis demeure illégal à l’échelle fédérale. Cela a ainsi induit une dynamique de courtepointe. À l’inverse, au Canada, la légalisation a obéi à une logique descendante (top-down), la décision du gouvernement central d’Ottawa s’appliquant à l’ensemble du territoire canadien. Est-ce à dire que la légalisation a donc été uniformément mise en oeuvre ? Bien que peu de temps se soit écoulé depuis la légalisation d’octobre 2018, rien n’apparaît moins sûr. S’il est vrai que la décision fédérale s’applique à l’ensemble du pays, les provinces conservent d’importantes prérogatives sur la question, notamment quant à l’encadrement de la vente et des lieux où il est possible ou non de consommer du cannabis. Ce contexte est propice à une multiplication des modèles de réglementation à travers le pays (par exemple sur le modèle de vente entre public, privé ou mixte, ou sur l’âge légal pour consommer), mais aussi à des stratégies de distorsion et de blocage de la part des gouvernements provinciaux. L’altération de cette politique est d’autant plus probable que, comme nous le détaillerons dans le présent article, Ottawa a usé d’un style de fédéralisme dit coercitif, prompt à générer du mécontentement chez les provinces. Dans ce contexte, les provinces peuvent utiliser leurs compétences non seulement pour adapter la politique de légalisation à leurs préoccupations, mais plus encore pour résister à son application sur leur territoire.

Le fédéralisme coercitif se caractérise selon John Kincaid (1990, 2018) par une asymétrie du pouvoir entre l’État fédéral et les États fédérés qui, en pratique, se reflète par la capacité du fédéral à faire fi de la voix des États et à leur imposer des politiques (par voie constitutionnelle, légale, fiscale, judiciaire, budgétaire, etc.). Cela s’accompagne souvent d’une élaboration unilatérale des politiques publiques, unilatéralisme qui renvoie dans le cadre d’un régime fédéral à un « choix de politique par lequel [l’]État [fédéral] décide et agit délibérément sans concertation ni négociation avec ses partenaires [fédératifs] » (Nay, 2014, p. 599). En réaction, les États fédérés peuvent mobiliser des stratégies de résistance afin d’exprimer leurs désaccords au regard de la politique qui leur est imposée, et même à chercher à en diminuer ou à en annuler les effets.

Dans le cas de la légalisation du cannabis à des fins récréatives au Canada, le présent article défend la thèse que cette politique pancanadienne s’est heurtée à des réticences de la part des provinces et, au sein de certaines d’entre elles, à des stratégies de résistance enrayant la décision imposée par l’État canadien. Plus précisément, nous mettrons en lumière les stratégies de résistance défensives et offensives mobilisées par les provinces lors de l’étape de la formulation de la loi par le fédéral, puis lors de sa mise en oeuvre confiée aux États fédérés. Le Québec étant la province ayant le plus fait preuve de résistance (avec le Manitoba), il se trouvera au centre de l’analyse. La résistance des autres provinces sera néanmoins relevée à de multiples reprises, particulièrement lors de l’étape de la formulation.

Cet article repose sur une analyse documentaire des débats qui ont jalonné le processus de formulation et de mise en oeuvre de la légalisation du cannabis à des fins récréatives. Outre les différentes versions des projets de loi déposés par le gouvernement fédéral et les gouvernements québécois concernant la légalisation (projet de loi C-45 au fédéral, projets de loi 157 et 2 au Québec), notre corpus est formé de sources écrites primaires provenant des principaux acteurs partisans et institutionnels ayant participé aux débats. Plus spécifiquement, ont été consultés : les débats parlementaires à la Chambre des communes et à l’Assemblée nationale du Québec ; les débats et les rapports produits par le Sénat ; ainsi que les communiqués de presse et les documents officiels publiés par les institutions s’étant prononcées sur le déroulement de la fabrication de la politique fédérale. Une analyse documentaire a également été menée à partir d’une revue de presse de médias francophones pancanadien (Radio-Canada) et québécois (Le Devoir, La Presse) ayant couvert le processus politique de la légalisation. Cette analyse de données secondaires nous a permis une observation accrue des rapports de force entre les acteurs fédéraux et provinciaux, les déclarations de ces derniers aux médias lors des mêlées de presse étant moins « contrôlées » que celles émises dans les documents officiels.

Après une présentation des recherches et des débats concernant les rapports de force dans l’élaboration des politiques publiques en régime fédéral (section 1), nous aborderons le style globalement coercitif qui a caractérisé l’adoption de la légalisation du cannabis ainsi que les stratégies de résistance utilisées par les provinces lors de l’étape de la formulation de la politique (section 2) et par le Québec en particulier lors de sa mise en oeuvre (section 3).

1. Les politiques publiques en régime fédéral : entre impératif de coordination, volonté de supervision et phénomènes de résistance

Le fédéralisme est un régime politique dans lequel les compétences sont réparties entre deux ordres de gouvernement, l’État fédéral et les États fédérés, et dont l’existence et les prérogatives respectives sont garanties par la Constitution. Il y existe donc simultanément une division du pouvoir entre des gouvernements relativement autonomes les uns des autres et une appartenance commune à un ensemble national qui nécessite une cohérence de la gouverne politique. Dans le cadre de la fabrique des politiques publiques, il apparaît nécessaire que les gouvernements fédéral et fédérés collaborent afin d’atteindre les objectifs communs et transversaux à l’ensemble du pays et d’assurer la cohérence de l’action publique (Bakvis et Brown, 2010, p. 484). Quoiqu’indispensable, cette coordination politique est également source de frustration puisque cela implique des « mutual adjustment[s] that caus[e] states to pursue different policies than they would have chosenhad policy-making been unilateral » (Webb, 1995, p. 11). Autrement dit, l’exercice du pouvoir en fédération est contraignant, puisque les gouvernements doivent négocier entre eux pour en arriver à un résultat acceptable pour tous, mais souvent sans qu’aucun en soit pleinement satisfait.

Ces pratiques de concertation renvoient à une conception du fédéralisme dit collaboratif, qui rejette l’idée d’une hiérarchie entre le fédéral et les provinces et défend celle d’une relation de partenariat entre des gouvernement égaux, autonomes et interdépendants qui décident ensemble des orientations politiques nationales (Bakvis et Brown, 2010, p. 492 ; Cameron et Simeon, 2002, p. 49). Or, d’après Bakvis et Brown (2010, p. 484), cette coordination des politiques publiques ne va pas de soi et serait l’un des plus grands défis auxquels sont confrontées les fédérations modernes. Un défi que le Canada ne réussirait pas toujours à relever, selon Benz et Sonnicksen (2017, p. 15), pour qui « more often than not, intergovernmental coordination fails due to divergent policies pursued by provincial governments reflecting different economic and societal conditions in their constituency ».

Certains décideurs fédéraux ont utilisé ces constats de défaillance des politiques pour pratiquer un style de fédéralisme plus coercitif que collaboratif. En effet, si la répartition des pouvoirs entre différents ordres de gouvernement est présentée par certains comme un mécanisme vertueux limitant le pouvoir fédéral et permettant à la diversité des préférences politiques de s’exprimer au sein d’un même ensemble national (Pickerill et Chen, 2008, p. 26), cette séparation est considérée par d’autres comme un facteur entravant l’efficacité de la mise en oeuvre des politiques édictées par le pouvoir fédéral (voir Kincaid, 1990, p. 144-145 ; 2019). Cela renvoie à une conception hiérarchique du fédéralisme, où le véritable gouvernement est celui central, tandis que les États fédérés y sont considérés comme des subalternes desquels on attend une certaine obéissance.

Ces représentations concurrentes de ce que devrait être le fonctionnement du fédéralisme ne constituent pas que des débats théoriques : récemment, plusieurs conflits ont émergé entre Ottawa et certaines provinces concernant explicitement les limites du pouvoir fédéral et l’unilatéralisme qu’il peut légitimement exercer. Le cas de l’adoption par le fédéral de la Loi sur la tarification de la pollution causée par les gaz à effet de serre, dont la constitutionnalité a été contestée par des provinces et sur laquelle la Cour suprême s’est prononcée en mars 2021, est particulièrement révélateur. Les juges du plus haut tribunal du pays ont rendu un jugement partagé dans cette affaire, ce qui indique bien le caractère litigieux des différentes interprétations du fédéralisme, même lorsque l’analyse est effectuée par des personnes expertes du partage des compétences. La majorité des juges ont acquiescé à la demande du gouvernement fédéral de pouvoir imposer unilatéralement, au nom de l’intérêt national, sa propre taxe carbone dans un champ de compétences pourtant exclusivement provincial. Pour ces juges majoritaires, bien que la loi ne respecte pas la jurisprudence produite par le Comité judiciaire du Conseil privé sur la séparation étanche des pouvoirs, cela favorise « une vision souple du fédéralisme, que décrit très bien l’expression fédéralisme coopératif moderne, qui permet et encourage les efforts de coopération intergouvernementale » (Cour suprême du Canada, 2021). Pour le juge dissident Rowe, au contraire, la loi fédérale « n’est pas une initiative en matière de fédéralisme coopératif ; elle constitue plutôt le moyen de mettre en oeuvre un fédéralisme de supervision », qui « place le gouvernement fédéral en position dominante et lui donne le dernier mot ». Le second juge dissident, le juge Brown, y voit également la création d’un « modèle de fédéralisme de supervision par lequel les provinces peuvent exercer leur compétence comme elles le veulent, tant qu’elles le font d’une manière autorisée par les lois fédérales ». Plus encore, il anticipe que ce nouveau modèle de fédéralisme approuvé par la Cour suprême « donnera forcément lieu à de graves tensions au sein de la fédération, et tout cela sans bonne raison, puisque le Parlement aurait pu atteindre ses objectifs de façon constitutionnellement valide ».

Cet exemple de fédéralisme coercitif au Canada fait écho à de nombreux travaux sur les États-Unis, où le style dominant de fédéralisme emprunterait de plus en plus à la logique hiérarchique qu’à la logique collaborative. La thèse émise dès 1990 par Kincaid et régulièrement reprise depuis, selon laquelle les États-Unis sont passés d’un fédéralisme coopératif en vigueur de 1954 à 1978 à un fédéralisme dit coercitif, se serait confirmée au cours des trois dernières décennies. Cela se manifesterait notamment par le choix du gouvernement central de délaisser les incitatifs fiscaux encourageant les États fédérés à appliquer les politiques nationales, pour leur préférer des outils réglementaires qui les obligent à obtempérer aux volontés de Washington (Kincaid, 1990, p. 139). Ainsi, plutôt que de négocier avec les États, le gouvernement fédéral utilise des programmes accompagnés de conditions qui, en cas de non-respect, conduisent au retrait du financement fédéral. En outre, Shelly note que de 1978 à 2008, les interventions fédérales dans des champs relevant de la responsabilité des États fédérés ont explosé, en dépit des protestations de ces derniers (2008, p. 444).

Cette tendance est aussi observable au Canada, suivant une chronologie assez similaire : les relations intergouvernementales y étaient jugées relativement harmonieuses jusqu’aux années 1970, moment où l’état des finances publiques fédérales a généré des négociations de plus en plus conflictuelles, jusqu’à ce qu’Ottawa impose unilatéralement au milieu des années 1990 une réduction drastique de ses transferts budgétaires aux provinces (Brock, 2008, p. 144). Les coûts croissants en éducation, en santé et en services sociaux – tous des champs de compétence provinciale – ont accru la dépendance des provinces face à Ottawa. Le pouvoir de dépenser, qui autorise le fédéral à intervenir financièrement dans des domaines qui ne sont constitutionnellement pas les siens, est l’outil qui lui a permis de court-circuiter (bypass) à de nombreuses reprises la réticence des provinces à ses volontés politiques (Broschek, 2010, p. 17).

Ce recours grandissant à un style unilatéral et coercitif n’est pas sans provoquer le mécontentement des États fédérés. Aux États-Unis, un corpus de recherche croissant se développe d’ailleurs autour du phénomène de state resistance. En effet, en réaction au fédéralisme coercitif, les États fédérés ne resteraient pas passifs, mais adopteraient différentes stratégies afin d’altérer, de minimiser, voire de bloquer les politiques imposées par le fédéral. Ces phénomènes de résistance ne sont pas nouveaux, mais les chercheurs remarquent une croissance récente du recours à cette tactique aux États-Unis (Regan et Deering, 2009 ; Shelly, 2008), croissance qui coïncide avec l’avènement du fédéralisme coercitif. Parmi ces stratégies de résistance, l’on dénote celles plus traditionnelles, où les États fédérés tentent de négocier soit un amenuisement de la substance de la politique afin d’en réduire l’ampleur, soit une altération des conditions de la mise en oeuvre qui leur sont imposées par le fédéral. Se classent dans cette catégorie le lobbying exercé auprès des institutions fédérales ; les demandes de dérogations ou d’exemptions ; les requêtes pour repousser les délais d’implantation ou pour revoir à la baisse les objectifs de performance ou de reddition de comptes exigés ; les doléances pour l’obtention de fonds supplémentaires, etc. (Regan et Deering, 2009 ; Shelly, 2008, 2012). À cette résistance défensive – où les gouvernements fédérés sont réticents, mais tentent de négocier – peut s’ajouter une résistance offensive, où les gouvernements se placent en confrontation directe avec la politique fédérale à laquelle ils s’opposent. Cela peut se traduire concrètement par des déclarations officielles et publiques de l’État fédéré exigeant la modification de la loi fédérale ; par l’adoption par l’État fédéré de lois ou de directives invalidant la législation fédérale (nullifying legislation) ou entrant en opposition frontale avec elle ; ainsi que par le recours aux tribunaux pour contester la loi fédérale (Balla et Deering, 2015 ; Rose et Goelzhauser, 2018 ; Shelly, 2008, 2012). Selon Shelly (2008), le recours à de telles stratégies de résistance offensives est sans précédent dans l’histoire des États-Unis, ce qui suscite l’intérêt des chercheurs.

À notre connaissance, le concept de stratégies de résistance n’a pas été employé pour étudier le cas canadien. Dans le présent article, nous désirons contribuer à ce chantier de recherche en mobilisant ce concept dans le cadre de l’analyse des politiques publiques dans la fédération canadienne. Il nous apparaît particulièrement pertinent pour étudier l’élaboration de la légalisation du cannabis à des fins récréatives au Canada et sa mise en oeuvre effective ou altérée par les provinces. Nous montrerons que cette décision s’inscrit dans un style de fédéralisme globalement coercitif, puisque si certaines négociations intergouvernementales ont eu lieu, les provinces ont néanmoins été mises devant le fait accompli, sans avoir été consultées lors de l’élaboration de la loi fédérale. Ce contexte s’est révélé propice au recours à la fois à des stratégies de résistance défensives lors de la formulation de la politique (section 2) et, dans le cas du Québec et du Manitoba, à des stratégies de résistance offensives lors de la mise en oeuvre (section 3).

2. Légaliser le cannabis : fédéralisme coercitif et résistance défensive des provinces

La décision de légaliser le cannabis à des fins récréatives au Canada constitue une véritable rupture. Contrairement à l’Uruguay et à certains États américains dont la démarche a été progressive – vague de décriminalisation dans les années 1960-1970, diminution des sanctions pénales, etc. (Gandilhon et al., 2018, p. 74-75) –, au Canada le cannabis est passé du jour au lendemain d’un statut de substance illégale à un statut de substance légale. Un régime d’accès au cannabis à des fins médicales a bien été instauré en 2001, mais le règne du Parti conservateur de 2006 à 2015 s’est caractérisé par un renforcement de la prohibition, avec notamment l’imposition de peines minimales obligatoires de prison pour la production et la vente de cannabis. Cette approche prohibitive a d’ailleurs été affirmée deux fois plutôt qu’une, à la fois par la Stratégie nationale antidrogue de 2006 et par la Stratégie canadienne sur les drogues et autres substances de 2015. Ainsi, lorsque le Parti libéral a été élu à l’automne 2015, bien que la légalisation du cannabis ait figuré sans équivoque dans sa plateforme électorale, la rapidité avec laquelle le processus s’est amorcé et la détermination du nouveau gouvernement à mener à terme cette réforme en ont surpris plusieurs, dont les gouvernements provinciaux.

L’approche d’Ottawa dans ce dossier reflète une vision assez hiérarchique des rapports entre les ordres de gouvernement. Considérant l’ampleur du tournant que la légalisation représentait, les provinces n’ont pourtant pas participé à la formulation de la politique, tandis que son opérationnalisation leur est en bonne partie déléguée. La décision de légaliser revient, il est vrai, entièrement au fédéral (le Code criminel étant sa prérogative), mais la réglementation de la vente et de la distribution du cannabis, c’est-à-dire la mise en oeuvre concrète de la légalisation, relève des provinces. En outre, comme ces dernières sont les principales responsables en matière de santé et ont le contrôle de la majorité des corps policiers au pays, il apparaît clair qu’elles constituent des intervenantes de premier ordre dans l’implantation de cette décision. Or, le leadership exercé par Ottawa s’est caractérisé par un style plus intransigeant que collaboratif, tangible d’abord par l’absence de consultation des provinces dans la préparation du projet de loi. Ainsi, dès avril 2017, le premier ministre québécois Philippe Couillard (qui s’était par ailleurs prononcé plutôt en faveur de la légalisation) jugeait « regrettable que les provinces et territoires n’aient pas été engagés en amont dans un dialogue en profondeur sur les conséquences dans les juridictions provinciales de l’adoption éventuelle de ce projet de loi » (Assemblée nationale du Québec, 2017a). De même, le Conseil de la fédération (2017, p. 44), organe réunissant les premiers ministres des provinces et territoires du Canada, soulignait en novembre 2017 que puisque ces derniers « n’ont pas été consultés officiellement sur les dispositions du projet de loi C-45 avant son dépôt, plusieurs questions et préoccupations concernant la loi demeurent et des précisions seront nécessaires ».

L’unilatéralisme du gouvernement fédéral est également perceptible dans le fait qu’il avait prévu dès 2017 un mécanisme explicite de court-circuitage des provinces qui se montreraient récalcitrantes à l’application de la légalisation. En effet, dans un document public (Gouvernement du Canada, 2017), Ottawa annonçait que les citoyens habitant dans une province qui refuserait d’assurer l’offre du produit (la vente étant une compétence provinciale) auraient la possibilité d’acheter du cannabis en ligne auprès d’un producteur autorisé par le gouvernement fédéral.

À cette dynamique coercitive et unilatérale, les gouvernements provinciaux ont opposé différentes stratégies de résistance défensives correspondant à celles relevées par les chercheurs étasuniens, synthétisées dans le tableau 1.

Tableau 1

Stratégies de résistance défensives des provinces et réactions du fédéral

Stratégies de résistance défensives des provinces et réactions du fédéral

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Les responsabilités considérables attribuées aux gouvernements provinciaux en ont conduit plusieurs à demander à Ottawa de retarder la date d’entrée en vigueur prévue de la légalisation (stratégie 1.a), arguant qu’une période supplémentaire était nécessaire afin de prévoir la gouvernance de la vente du cannabis de même que les contrôles policiers sur ce qui demeurera illégal (la conduite automobile après avoir consommé, par exemple). L’Assemblée nationale du Québec (ANQ) a ainsi voté à majorité (97 pour ; 2 contre) une motion demandant au fédéral de reporter d’un an l’entrée en vigueur de la légalisation (de juillet 2018 à juillet 2019) [ANQ, 2017c]. Lors des débats entourant cette motion, l’opposition officielle arguait que « le gouvernement fédéral ne respect[ait] pas ses partenaires fédératifs » (ANQ, 2017b). Une affirmation que la ministre déléguée à la Santé publique a semblé approuver en mentionnant qu’elle avait fait une telle demande de report auprès de son homologue fédérale dès avril 2017, sans succès, et que « les ministres des Finances de toutes les provinces du Canada ont aussi manifesté le désir de reporter la mise en oeuvre [du projet de loi], et [que] ça a été encore un non catégorique, et [que] c’est M. Trudeau lui-même qui l’a dit » (ANQ, 2017b). Cette demande maintes fois effectuée par plusieurs provinces s’est en effet heurtée à une fin de non-recevoir du gouvernement fédéral. Il est vrai que la légalisation a bien été repoussée du 1er juillet au 17 octobre 2018, mais en conséquence de l’action du Sénat et non en réponse aux provinces.

Deux provinces, le Manitoba et le Québec, ont aussi cherché à amenuiser la portée de la légalisation en tentant d’obtenir un pouvoir de dérogation (stratégie 1.b) leur permettant d’interdire la culture de cannabis à domicile sur leur territoire, tandis que le projet de loi fédéral autorise jusqu’à quatre plants par résidence. Dès février 2018, les deux provinces ont plaidé d’un commun accord que leur « encadrement va dans le même sens que les objectifs poursuivis par le projet de loi fédéral C-45, lequel prévoit prohiber la culture de plus de quatre plants de cannabis à domicile pour consommation personnelle, ce qui laisse aux provinces l’opportunité d’établir une limite inférieure », y compris « le choix d’établir ce nombre à zéro » (Secrétariat du Québec aux relations canadiennes, 2018a). Par cette déclaration commune, il s’agissait ainsi de présenter cette interdiction comme respectant – plutôt que s’opposant à – l’esprit du cadre réglementaire fédéral. Ottawa ne voyait pas les choses de cet oeil, et le premier ministre fédéral lui-même a rétorqué en mars 2018 que la culture à domicile « était un élément clé de la volonté de son gouvernement de démanteler le marché noir et qu’il comptait garder cet élément dans le projet de loi » (Radio-Canada, 2018). Les pressions des deux provinces ont continué de s’accentuer. Ainsi, l’Assemblée nationale du Québec (2018) a adopté en mai 2018 à l’unanimité une motion exigeant « du gouvernement fédéral de reconnaître et respecter l’autonomie du Québec quant à la réglementation du cannabis sur son territoire ». Dans des lettres ouvertes publiées dans les médias, le ministre québécois responsable des Relations canadiennes dénonçait le refus du fédéral d’accorder aux provinces cette marge de manoeuvre dans l’application de la loi, démontrant ainsi « le peu d’égard et de reconnaissance qu’il accorde aux volontés d’un partenaire provincial, indispensable à la réalisation de son engagement électoral ; un partenaire qui a démontré sa collaboration pour gérer une problématique née de la seule intention fédérale » (Fournier, 2018). Si les autres provinces ne partageaient pas la volonté d’interdire la culture à domicile, elles ont néanmoins pris position commune en rappelant « l’importance que les compétences provinciales en matière de décisions réglementaires soient respectées par le gouvernement fédéral, incluant, pour le Gouvernement du Québec et celui du Manitoba, l’imposition de limites supplémentaires concernant la culture à domicile » (Secrétariat du Québec aux relations canadiennes, 2018b).

Le Québec a également effectué du lobbying auprès du Sénat (stratégie 1.c) afin qu’il apporte des amendements au projet de loi, incluant la possibilité pour les provinces d’interdire la culture à domicile. Cette tactique est plutôt inusitée, puisque contrairement à d’autres fédérations bicamérales où la chambre haute permet aux entités fédérées de participer aux débats qui ont cours au sein du gouvernement central, le Sénat canadien n’a jamais joué un tel rôle. Il ne dispose d’aucune légitimité démocratique, puisque les sénateurs ne sont pas élus ; d’aucune légitimité fédérative, puisque ces derniers sont nommés par le fédéral et non par les provinces ; et que de peu de légitimité politique, puisque les sénateurs ont traditionnellement été nommés selon leur degré de proximité partisane du parti politique au pouvoir. Ainsi, le Sénat canadien est souvent perçu comme une institution honorifique en désuétude, et de peu d’intérêt dans la conduite des politiques publiques au Canada (Docherty, 2002 ; Pellerin, 2005).

Cela étant, le Sénat s’est montré très actif dans l’étude du projet de loi sur la légalisation du cannabis[4], avec deux principaux effets sur le processus. D’abord, le travail du Sénat, qui s’est étendu de novembre 2017 à juin 2018, a fait en sorte que la date d’entrée en vigueur de la légalisation a dû être reportée, passant du 1er juillet au 17 octobre 2018. Ce délai s’explique notamment par les 46 amendements proposés au projet. L’un des plus importants accordait aux provinces le droit de « légiférer l’autorisation de la possession, la culture, la multiplication et/ou la récolte de plantes de cannabis dans des lieux déterminés, y compris le pouvoir de les prohiber » (Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, 2018, p. 11). Le Sénat se faisait ainsi le porte-parole des entités fédérées, et plus particulièrement du Manitoba et du Québec. L’amendement a toutefois été rejeté par la Chambre des communes, où le gouvernement libéral était majoritaire. Devant le comité sénatorial étudiant le projet de loi, la ministre fédérale de la Justice avait d’ailleurs été claire sur le sujet : « s’il y a conflit [entre une législation fédérale et provinciale], la loi fédérale prévaudra » (Comité sénatorial permanent des affaires juridiques et constitutionnelles, 2018, p. 8). Les stratégies de résistance déployées se sont donc soldées par un échec à en arriver à une entente.

De façon un peu étonnante, c’est sur la question du partage des recettes fiscales engrangées par les taxes sur les ventes de cannabis qu’une réelle négociation entre les deux ordres de gouvernement est survenue. Ottawa a d’abord offert une division à parts égales des revenus, que l’ensemble des provinces ont jugé « inacceptable » en insistant sur les coûts en matière de santé et de sécurité publiques qu’impliquerait la légalisation, coûts assumés majoritairement par les provinces. Le Conseil de la fédération a exigé (stratégie 1.d) un partage de la taxation qui « tiendrait compte des conséquences financières disproportionnées pour les gouvernements provinciaux et territoriaux qu’entraîne directement la décision du gouvernement fédéral de légaliser le cannabis » (Conseil de la fédération, 2017, p. 36). La ronde de négociations fédérale-provinciale qui s’est déroulée en novembre et décembre 2017 s’est finalement conclue sur un accord stipulant que 75 % des revenus provenant de la vente du cannabis reviennent aux provinces.

Dans l’ensemble, le processus de légalisation ne respecte pas un modèle de fédéralisme collaboratif, dans lequel les différents ordres de gouvernement auraient élaboré conjointement la politique, mais reflète plutôt une décision décrétée par le fédéral en faisant fi des gouvernements provinciaux. Une nuance s’impose cependant sur le partage des revenus, qui est aussi le seul enjeu où l’ensemble des provinces ont confronté Ottawa. L’on remarque d’ailleurs une variation importante entre les provinces quant à leur résistance à l’unilatéralisme du fédéral : toutes tentent certes de négocier (en premier lieu sur la dimension financière), mais sur certains enjeux seulement, et les stratégies mobilisées sont différenciées selon le degré de résistance. Ainsi, le Manitoba et le Québec sont les deux seules provinces à avoir utilisé les quatre types de résistance défensive. Ce sont aussi elles qui ont défié frontalement la loi fédérale lors de sa mise en oeuvre.

3. Mettre en oeuvre la légalisation : résistance offensive et réglementation quasi prohibitive du cannabis au Québec

Malgré le changement drastique que représente la légalisation en matière de politiques sur les drogues et l’unilatéralisme d’Ottawa dans le processus d’élaboration de la loi, la majorité des provinces se sont pliées à cette décision sans faire de vagues. À l’inverse, le Manitoba et le Québec ont poursuivi leur résistance au-delà de l’étape de la formulation de la législation fédérale, en s’opposant ouvertement à l’autorisation de la culture à domicile de cannabis[5]. Cet enjeu est au coeur des stratégies de résistance offensives utilisées par ces deux provinces, comme l’illustre le tableau 2.

Tableau 2

Stratégies de résistance offensives des provinces et réactions du fédéral

Stratégies de résistance offensives des provinces et réactions du fédéral

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Après avoir tenté de négocier avec le fédéral l’obtention du pouvoir d’interdire complètement la culture à domicile sur leur territoire et avoir fait du lobbying en ce sens auprès du Sénat, le Manitoba et le Québec ont adopté une déclaration commune rendue publique en juin 2018 (stratégie 2.a). Elles y soutenaient être « en droit de s’attendre à un respect réciproque de la part du gouvernement fédéral à l’égard de l’exercice de leurs propres compétences ». Selon elles, « [i]l revient en effet aux provinces d’encadrer la culture de cannabis, ce que font le Québec et le Manitoba en choisissant de ne permettre la culture que par des producteurs accrédités, ailleurs qu’à domicile » (Cabinet du ministre responsable des Relations canadiennes et de la Francophonie canadienne, 2018). Conformément à cet énoncé, ces deux gouvernements ont adopté des dispositions législatives interdisant la culture personnelle de cannabis sur leur territoire, en contradiction directe avec la loi fédérale (stratégie 2.c).

La réaction d’Ottawa a été de maintenir sa position quant au conflit constitutionnel se dessinant. Selon la ministre fédérale de la Justice, « lorsque la compétence provinciale se substitue à la compétence fédérale ou que l’objectif de notre législation est frustré par une autre loi, la prépondérance fédérale entre en ligne de compte » (Marquis, 2018). Face à ce flou législatif, les deux ordres de gouvernement ont affirmé la prépondérance de leur compétence respective, tout en refusant chacun de recourir aux tribunaux pour dissiper le litige. Autrement dit, le fédéral et les deux provinces ont reporté le fardeau de la contestation judiciaire sur les épaules des citoyens plutôt que d’assumer eux-mêmes le conflit de compétences constitutionnelles qui en est la cause. Un citoyen québécois a d’ailleurs déposé dès la fin de l’année 2018 une requête pour contester l’interdiction provinciale. La Cour supérieure du Québec lui a donné raison en septembre 2019 en déclarant comme « constitutionnellement invalides » les deux articles de la loi interdisant la culture à domicile, considérant leur effet comme « un retour en arrière, comme si la nouvelle Loi fédérale visant l’accessibilité et la légalisation du cannabis n’avait jamais existé » (Cour supérieure du Québec, 2019). Le gouvernement québécois a décidé en octobre 2019 de porter ce jugement en appel (stratégie 2.d).

Au-delà de ce jugement, l’intervention du pouvoir judiciaire dans le conflit de compétence soulevé par la légalisation du cannabis permet d’éclairer deux tendances importantes du fédéralisme canadien. D’abord, l’absence de volonté des élus des deux ordres de gouvernement de mettre en place des mécanismes politiques formels pour assurer une négociation lorsque des politiques impliquent des chevauchements de compétences. Conséquemment, cela signifie leur acceptation tacite du recours toujours accru au pouvoir judiciaire pour trancher les questions constitutionnelles litigieuses.

Outre ces stratégies de confrontation ouverte, une autre tactique employée par le gouvernement du Québec a été de s’éloigner le plus possible de l’esprit de la légalisation en adoptant une approche quasi prohibitive. À contre-courant de sa réputation de province parmi les plus progressistes sur le plan social, le Québec présente la réglementation la plus répressive au Canada sur cet enjeu. Outre l’interdiction de la culture à domicile déjà mise en place par le précédent gouvernement libéral, le gouvernement de la Coalition avenir Québec (CAQ), élu en octobre 2018, a relevé l’âge légal minimal de consommation du cannabis de 18 à 21 ans et interdit toute consommation dans les lieux publics. Le gouvernement a toutefois assoupli ce dernier aspect en autorisant les municipalités à prévoir certaines zones (ex. : parcs) où l’usage est permis. Cet enchevêtrement de limites et d’interdits émis par Québec génère un environnement réglementaire où, certes, le cannabis est légal, mais où il n’est pas possible d’en faire soi-même la culture, où une partie de la population pourtant majeure bafoue la loi si elle en consomme et où l’usage de la substance est fortement limité à l’extérieur du domicile. En réaction aux mesures instaurées par la CAQ, le premier ministre canadien a émis des réserves, mentionnant néanmoins qu’il s’agit d’une prérogative provinciale : « Ça soulève quelques questions, qu’un jeune de 18 ans puisse aller chercher cette semaine du cannabis de façon légale, mais que dans quelques mois il pourra peut-être seulement aller l’acheter chez les Hells. Ce sont des questions auxquelles le gouvernement devra répondre. Mais ils prendront leurs décisions comme ils ont le droit de le faire […] » (Bélair-Cirino et Vastel, 2018)

Tout comme cela a été observé dans certains États fédérés aux États-Unis, la légalisation du cannabis se produit donc au Canada selon un style courtepointe. Dans le cas du Québec, cette implantation amenuisée gagne à être analysée comme un autre type de stratégie de résistance. En multipliant les interdits et en autorisant des encadrements différenciés sur le territoire, les gouvernements québécois ont encouragé une illisibilité de la politique de légalisation qui en restreint la portée, et ce, de deux façons.

Premièrement, le gouvernement libéral a décidé de laisser la liberté aux municipalités d’encadrer à leur discrétion la consommation de cannabis sur leur territoire dans les lieux publics. Ce pouvoir a cependant été de courte durée puisque la CAQ a rapidement interdit l’usage dans les lieux publics dans l’ensemble de la province. Les municipalités peuvent désormais seulement permettre la consommation dans certains parcs municipaux. Ainsi, d’une mise en oeuvre en courtepointe sur cet enjeu particulier, le gouvernement est passé à une uniformisation (répressive) de la politique où seules des dérogations mineures sont possibles (Lévesque et Benoit, 2020).

Deuxièmement, le gouvernement a aussi laissé la possibilité aux propriétaires d’immeubles résidentiels d’interdire à leurs locataires de consommer du cannabis[6]. Étant donné que la majorité des classes paupérisées et des étudiants sont des locataires, un véritable enjeu de justice sociale est en cause ici : non seulement le droit de consommer un produit légal est bafoué, mais cela expose certains segments de la population plus que d’autres au risque de se retrouver en situation d’infraction en regard des réglementations publiques (provinciale et municipale) et privées (les baux de location). Si cette inégalité peut paraître théorique (les policiers vont-ils vraiment mettre des ressources pour contrôler ce type d’infraction ?), cela ouvre néanmoins le risque à un phénomène de profilage policier, qu’il ne faut pas écarter puisqu’il existait déjà auparavant, comme la surreprésentation des minorités visibles dans les délits reliés au cannabis le démontre (Owusu-Bempah et al., 2019).

En permettant à toute autorité publique (échelon municipal) ou privée (propriétaire d’immeuble locatif) réticente à la légalisation de restreindre les possibilités d’usage du cannabis, les gouvernements québécois ont généré autant de points de veto dans la mise en oeuvre de la loi fédérale. En somme, face au tournant officiel de la légalisation du cannabis décidé au sommet de l’État canadien, s’opposent des réglementations provinciales, locales et privées demeurant fortement teintées par l’approche prohibitionniste traditionnelle.

Conclusion

Plusieurs chercheurs s’intéressant au fédéralisme notent que la coordination des politiques publiques en est l’un des principaux défis. C’est d’ailleurs l’argument de la nécessité d’une efficacité et d’une cohérence accrues des interventions étatiques qui expliquerait la popularité du fédéralisme coercitif au Canada comme aux États-Unis. Or, ce qui ressort de l’analyse de la politique de légalisation du cannabis au Canada est que l’unilatéralisme du gouvernement fédéral dans la formulation d’un cadre réglementaire pancanadien n’assure en rien la cohérence de l’action publique. En pratique, l’on assiste à un processus de légalisation à géométrie variable à travers le pays, où la réglementation applicable au consommateur de cannabis sera fortement différenciée selon la province où il se trouve, la municipalité où il vit et même le logement où il habite.

Ce constat souligne l’importance de ne pas considérer simplement comme effective la rhétorique de rupture que représenterait la légalisation du cannabis en matière de politiques sur les drogues. Les rapports de force et les stratégies de résistance ne cessent pas après la promulgation de la légalisation, mais à l’inverse peuvent même être renforcés lors de l’étape moins visible et médiatisée qu’est la mise en oeuvre. Cela est particulièrement probable dans les régimes fédéraux, où plusieurs ordres de gouvernement sont impliqués dans la mise en oeuvre d’une décision. Si les actions entreprises par le Québec dénotent un affrontement direct, un autre type de résistance plus passive s’observe également dans la légalisation du cannabis au Canada lorsque les provinces se contentent d’effectuer le strict minimum, sans plus. En effet, lorsque Wesley et Salomons (2019, p. 588) ont interrogé différents décideurs provinciaux sur les mesures mises en place pour évaluer le succès de la légalisation sur leur territoire, la majorité a tout simplement répondu « rien ». Cette politique est très fortement perçue comme une « commande » du fédéral : « We’re responding to somebody else’s agenda, right ? » Conséquemment, pour ces décideurs provinciaux, c’est au fédéral que revient la responsabilité de toute action dépassant la stricte mise en oeuvre qu’il leur a imposée, y compris l’évaluation.

Si l’encadrement des drogues demeure un objet d’étude généralement dominé par les disciplines de la criminologie, du droit et des sciences de la santé, le tournant concrétisé par la vague de légalisation des dernières années dans les Amériques attire l’attention des politologues. Le croisement effectué dans la présente contribution entre cet objet, l’analyse des politiques publiques et l’étude du fédéralisme nous mène, pour notre part, à conclure à la pertinence pour la science politique d’investir ce champ de recherche.