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Dans cet ouvrage, l’anthropologue Gilles Bibeau aborde la colonisation de l’histoire du Québec et tente de montrer que l’avenir des relations entre Autochtones et Québécois, ainsi que le sens même de la Nation du Québec dépendent intimement de la « réécriture à parts égales » de cette histoire (p. 325). Pour repenser la genèse de l’identité québécoise dans ses liens avec les Premiers Peuples, l’auteur revient ainsi sur les traces des premiers contacts entre les Français et les Autochtones sur le territoire renommé dès lors la « Nouvelle-France ».

Bibeau situe son étude dans le champ de l’ethnohistoire (p. 34), une approche anthropologique qui vise à bousculer l’interprétation qui a structuré, jusqu’ici, le récit national du Québec. Pour mettre en lumière la « situation de contact » entre les sociétés distinctes, une bonne partie de son ouvrage est dédié à lire entre les lignes ou « à rebours » (Bertrand 2011) les archives coloniales. En effet, s’il aspire à faire une histoire « à parts égales » (p. 11), l’auteur admet lui-même, dès l’introduction de son ouvrage, qu’il existe une importante asymétrie documentaire entre les sources écrites coloniales et européennes, et les sources orales provenant des Premiers Peuples. Pour combler les lacunes et compléter les récits oraux que les conteurs autochtones ont conservé au fil des générations, il recourt à des écrits littéraires d’auteurs issus des Premiers Peuples rédigés à la fin du XXe siècle et au début du XXIe siècle. Cette démarche fait en sorte que se parlent et s’enrichissent mutuellement deux univers de pensée, l’un basé sur les récits oraux et les écrits autochtones contemporains et l’autre, sur les écrits des premiers explorateurs et missionnaires français.

Si l’histoire du Québec débute classiquement avec l’arrivée du colonisateur, Bibeau modifie le cadrage historiographique et consacre le deuxième chapitre de son ouvrage au peuplement du territoire par les Premiers Peuples, bien avant l’arrivée des Français. Les autres chapitres se concentrent toutefois sur l’époque de la colonisation française. Bibeau se base alors sur plusieurs textes qui constituent les plus importants monuments littéraires de la Nouvelle-France, lesquels ont fourni un canevas de base qui a inspiré l’historiographie de la fondation de la Nouvelle-France, mais également les représentations des Autochtones qui ont prévalu et prévalent encore largement au Québec (p. 75 ; 112). Entre autres, les Relations de missionnaires français comme Paul Le Jeune et les récits des explorateurs Jacques Cartier et Samuel de Champlain sont revisités pour mettre en lumière la manière dont les Français ont perçu et jugé à l’époque les sociétés autochtones. En dialogue avec les récits autochtones, ces récits permettent de mieux comprendre les premières interactions et la nature des relations entre les arrivants en provenance du « Vieux Monde européen » et les habitants du « Nouveau Monde américain ». L’auteur réussit à jeter un éclairage nouveau sur certaines représentations et certains symboles nationaux populaires tels que les saints martyrs canadiens et Kateri Tekakwitha, « la petite sainte iroquoise », en soulignant le manque de décentrement qui affecte toujours l’imaginaire national (p. 226 ; 262). Bibeau (p. 322) s’attarde également au métissage et aux processus de transformation identitaires qui se sont produits à la suite de la rencontre entre colons français et Autochtones, réalités trop souvent occultées dans le récit de l’histoire du Québec et preuves de l’effacement d’une altérité faisant partie de l’identité des Québécois.

Dans le sixième et dernier chapitre avant la conclusion, l’auteur revient sur des évènements et éléments marquants de la période contemporaine, comme le Livre blanc de Jean Chrétien, la crise de Kanesatake, l’adoption par l’ONU de la Déclaration sur les droits des peuples autochtones, etc. L’auteur insiste alors sur l’idée que seule une pensée fondée sur la décolonisation des cartes mentales pourra donner une chance à la réconciliation (p. 307 ; 316).

Si Bibeau, dans son essai, a voulu concentrer son attention sur les premiers contacts et la période couvrant les XVIe et XVIIe siècles, soit l’époque coloniale française, le lecteur ou la lectrice se met à espérer que l’anthropologue dédiera un autre ouvrage à l’historiographie de la période, allant des années 1760 au milieu du XXe siècle, qui a vu la Conquête anglaise et l’entrée graduelle du Québec dans la modernité. En effet, il reste une grande part du récit historique national à décoloniser en donnant la place qui leur revient aux Premiers Peuples.

Cet ouvrage résulte d’un travail colossal de lecture et de recherche. Dans son essai, Bibeau fait notamment référence aux travaux de plusieurs anthropologues, incluant ceux de quatre grands piliers de l’anthropologie québécoise consacrée aux peuples autochtones et décédés récemment : Serge Bouchard, José Mailhot, Rémi Savard et Sylvie Vincent. L’auteur souligne comment leur contribution a fait de la place aux voix des Premiers Peuples en considérant l’oralité comme source historique sérieuse et fiable et en accordant une attention particulière à leurs différents régimes d’historicité. Bibeau (p. 34) montre ainsi que depuis longtemps, plusieurs anthropologues ont activement travaillé à décoloniser, décentrer et rééquilibrer notre vision de l’histoire nationale en travaillant très étroitement avec les membres des Premiers Peuples.

En plus de s’adresser aux anthropologues et aux historiens qui s’intéressent aux enjeux de décolonisation, la lecture de l’ouvrage de Gilles Bibeau s’avère plus que pertinente pour tous les lecteurs et lectrices intéressés par l’histoire du Québec, une histoire décentrée qui rompt avec l’eurocentrisme encore trop souvent prévalant.