Corps de l’article

L’anthropologie du développement est installée dans le paysage disciplinaire français et francophone depuis près de 40 ans grâce aux initiatives et à l’esprit d’animation collective de Jean-Pierre Olivier de Sardan[1]. L’oeuvre anthropologique à la fois générale, africaniste et développementiste de ce dernier, est considérable surtout si on y ajoute les nombreux travaux collectifs publiés sous son autorité directe ou indirecte[2]. L’Association euro-africaine pour l’anthropologie du changement social et du développement (APAD) qu’il a fondée en 1991 a confirmé brillamment l’efficacité de son esprit d’entreprise et la célébration des 30 ans de cette dernière par un numéro Hors-Série de sa revue, Anthropologie et Développement (Roy et al. 2021), auquel ont contribué 35 chercheuses et chercheurs, en est une preuve tangible[3]. Sylvie Ayimpam fait partie des co-rédactrices de ce numéro en tant que secrétaire générale adjointe de l’APAD et il faut garder ce contexte en tête en lisant l’ouvrage collectif, Aux marges des règles et des lois, préfacé justement par Jean-Pierre Olivier de Sardan, qu’elle a dirigé en 2019[4].

Cet ouvrage dévoile tout un vocabulaire spécifique qui s’efforce de saisir analytiquement les réalités à la fois implicites, aléatoires et temporaires qui ne rentraient pas dans les cadres de la macro-sociologie ou de l’anthropologie classique du développement. Certes, l’anthropologie sociale, notamment britannique, avait depuis déjà presqu’un demi-siècle abordé les fissures et les faux-semblants de l’action politique et des fonctionnements organisationnels officiels. Ainsi l’informalité, les discordances, les écarts, les normes pratiques (plutôt orales) ont fini par constituer « un arrêt sur images » mobilisant la curiosité des sciences sociales. On pourrait même penser que l’anthropologie sociale du développement s’est de plus en plus consacrée depuis les années 1970 à l’élucidation de ce que Frederick George Bailey qualifiait de manière paradigmatique de stratagèmes et de dépouilles, et que j’ai généralisé dans ma traduction par l’expression des règles du jeu politique (Bailey 1971)[5]. La manipulation et le non-respect des règles prennent, tant sur le plan empirique que conceptuel, le pas sur la description formelle des agencements reconnus et admis publiquement. Cette préoccupation avait d’ailleurs été mise en avant dès la fin des années 1990, en France, dans un colloque de l’Office de la recherche scientifique et technique outre-mer (ORSTOM) auquel Olivier de Sardan et ses collaborateurs avaient participé (Winter 2001).

Dans sa préface d’Aux marges des règles et des lois, Olivier de Sardan esquisse très sommairement l’histoire intellectuelle et anthropologique de ces notions et conclut que la notion de « normes pratiques » est une avancée pour approfondir le degré d’informalisation des relations sociales, politiques et administratives africaines. Les anthropo-sociologues africanistes, européens comme africains, devraient d’ailleurs laisser de côté cet ethnocentrisme « continental ». L’africanisation excessive des études française sur le développement est un phénomène très ancien qui tend d’ailleurs progressivement à disparaître (Copans 2011).

Dans Aux marges des règles et des lois, un autre problème plus ordinairement empirique apparait alors : l’échantillon des huit pays d’où proviennent les études de cas sont à une exception près (Kenya) des états francophones des parties occidentales et centrales du continent. Ou bien les critères de sélection des cas pertinents pour conceptualiser les « normes pratiques » sont tous couverts par ces exemples ou bien ces derniers s’expliquent tout simplement, comme c’est souvent le cas, par l’identité des chercheurs mobilisables personnellement par l’éditeur, ce qui n’a, en soi, aucune portée épistémologique. La moitié des auteurs sont d’origine africaine et plusieurs sont des doctorants, voire des postdoctorants, ce qui est peu courant dans ce genre de publication d’autant qu’on leur doit parmi les meilleurs textes. Les thèmes traités sont en fait assez classiques : le foncier (trois textes), les marchés, les transporteurs et les violences, en l’occurrence le lynchage (chacun deux textes). Les thèmes de la pêche, du code de la famille (ici sénégalais) et enfin la manière de traiter les réfugiés en Italie complètent ce tableau.

Malgré la plus ou moins grande insistance à examiner la pertinence conceptuelle ou notionnelle des normes pratiques par la grande majorité des auteurs, il y a un domaine de la recherche qui est à peine évoqué, tant par l’éditeur symbolique (Olivier de Sardan) que réel (Ayimpam) de l’ouvrage, c’est celui des conditions et des méthodes d’enquête. De fait, les textes les plus réussis, par la qualité de la restitution aussi bien temporelle que concrète du cheminement du recueil des informations, nous confirment très concrètement les mécanismes d’observation et de collecte, d’enregistrement et de synthèse des informations. Toutefois et paradoxalement, ces textes explicitent à peine leur démarche ce qui est regrettable tant sur le plan réflexif que pédagogique.

Trois articles sortent du lot. D’abord, ceux de Jacky Bouju puis d’Aymar Nyenzi Bisoka et An Ansoms sur les problèmes fonciers au Mali et au Burundi qui mettent chacun en lumière les subtilités des arrangements et des contournements des transmissions et des cessions de parcelles en ville ou à la campagne. On notera toutefois que la qualité de ces analyses tient au fait de l’importante tradition de l’enquête foncière en anthropologie, notamment africaniste, et de l’importance de ce domaine dans les projets de développement. La contribution la plus impressionnante, à nos yeux, nous vient d’Albert Malukisa Nkuku qui se penche sur la régulation et la gestion des parkings publics à Kinshasa. La complexité de l’espace social concerné, la durée et la méticulosité de l’enquête forcent l’admiration. On regrettera, cependant, que l’auteur ne dévoile que très peu les dessous pratiques de sa réussite tant dans l’observation factuelle que dans la présentation et l’analyse des données, mais on peut penser que ce chercheur a peut-être raison de protéger ses secrets de fabrication. On peut d’ailleurs comparer ce texte avec celui d’un autre chercheur congolais, Patrice Mukulu Nduku, se réclamant de la science politique et portant sur les tracasseries policières toujours à Kinshasa, pour conforter cette appréciation.

Si le foncier est un des fondements de l’anthropologie pratique du développement, l’analyse des marchés et de tous les types d’acteurs qui les fréquentent est un classique tout aussi ancien d’au moins un demi-siècle de l’anthropologie. Le chercheur danois Ebbe Prag nous offre, à l’instar de l’étude des parkings de Kinshasa, une analyse très fouillée du marché Dantopka de Cotonou, non seulement le plus grand de la capitale du Bénin, mais aussi un noeud commercial international décisif. L’intérêt de ce texte, comme de celui sur les parkings, vient de la problématique qui articule de façon très claire l’approche micro (le fonctionnement local au niveau des acteurs sociaux) et l’approche macro (les implications politiques et étatiques tant à l’échelle municipale que nationale). Cette façon de « construire » les objets confirme notre point de vue sur la structuration dynamique du soi-disant secteur informel auquel on pourrait assimiler ces grands lieux publics de brassages et de négociations. La directrice du volume, Ayimpam, aussi autrice d’un ouvrage réputé sur L’économie de la débrouille à Kinshasa (2014), contribue à l’analyse de ce domaine sous l’angle de la créance et de la dette dans le secteur du commerce des tissus, là encore, à Kinshasa. Il s’agit d’une étude de cas d’une vendeuse observée sur la longue durée et cette enquête confirme les qualités d’observation ethnologique de la chercheuse.

On regrettera, cependant, la faiblesse des contributions portant sur les violences populaires que ce soit à Bangui ou à Nairobi dans le célèbre « bidonville » de Kibera. La première, de Sylvain Battianga-Kinzi, part d’un cas de violence conjugale pour soulever le problème bien plus large de la « justice populaire ». Les explications avancées me paraissent trop globales pour emporter l’adhésion. Quant à l’étude de cas kenyane, il est évident que l’auteure Madgdalena Chulek, chercheure polonaise, est un peu perdue en opposant les valeurs locales aux valeurs « occidentales » (la Pologne ferait-elle partie de l’Occident ?). Elle ne fournit aucune référence bibliographique sur l’étude des lynchages populaires et de la justice expéditive, alors qu’il s’agit d’une préoccupation des plus anciennes tant pour la recherche kenyane qu’internationale[6]. Elle semble penser qu’il s’agit d’un phénomène récent, alors que lors de mon séjour à Nairobi entre 1985 et 1989, il n’y avait quasiment pas un jour sans l’annonce d’un tel évènement dans les journaux[7]. Citons, enfin, avant de conclure le texte de Marième N’Diaye dont les travaux sur les codes de la famille sont appréciés depuis longtemps. Toutefois, son approche générale et peu empirique dans ce texte le place en porte-à-faux avec les autres contributions plus localisées[8].

Aux marges des règles et des lois se place sur une ligne de crète : il propose un point de vue qui n’est pas si novateur que ne le pensent sa directrice ou son préfacier, mais en même temps, plus de la moitié des contributions méritent un détour attentif. C’est souvent le cas des ouvrages collectifs d’autant que le contenu semble avoir une histoire complexe dans la mesure où Ayimpam prend la peine de remercier, à divers titres et sur la durée d’une décennie, près de 200 personnes.

En tant que compagnon de route d’Anthropologie et Sociétés depuis sa fondation, je ne puis qu’en appeler aux sentiments tout aussi engagés de longue date de mes collègues québécois pour qu’ils se tournent un peu plus vers la nébuleuse de l’APAD où ils retrouveraient des débats qui leur sont familiers, des débats non seulement français et francophones mais aussi européens et internationaux[9].