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Les communautés francophones [minoritaires du Canada] créent leur propre espace géographique ou, dit autrement, leur territoire, consciemment et inconsciemment par l’action de leurs membres et de leurs institutions. Elles le font dans un milieu porteur de leurs mémoires, qu’elles utilisent et qu’elles transforment selon leurs moyens et leurs stratégies, leurs motivations et leurs aspirations pour l’avenir. Ce milieu, fruit de leur engagement et de leur mobilisation, infléchit les possibilités qu’elles ont de transmettre leur langue et leur culture, bref de se reproduire.

Gilbert 2010 : 11-12

Introduction

Les territoires de l’identité, c’est le beau titre que deux historiens de l’Acadie, Maurice Basque et Jacques Paul Couturier, donnent à l’ouvrage collectif qu’ils publient en 2005. Les textes de l’ouvrage invitent « à une lecture plurielle du phénomène identitaire [qui] privilégie deux grandes aires d’investigation, soit l’espace territorial et l’espace culturel » (Basque et Couturier 2005 : 12). Dans cette lignée, le travail que nous proposons ici souhaite permettre une meilleure compréhension critique de la mobilisation de la notion de territoire lorsqu’il s’agit de lui assigner une identité et surtout, lorsqu’il s’agit d’inscrire une identité dans un territoire.

Bien que conscients des apories de ces deux notions (Brubaker 2001), nous proposons, en les saisissant comme catégories de pratique, de nous intéresser à leur articulation en Acadie, alors même qu’elles font toutes deux l’objet d’un important travail discursif particulièrement actif en certaines occasions. Le Congrès mondial acadien est l’une de ces occasions.

Pour envisager le complexe territorial acadien, le cas pratique que nous étudions est celui du Congrès mondial acadien (désormais CMA, évènement qui sera présenté plus bas). Nous nous arrêtons plus spécifiquement, à l’édition de 2019[1]. Ces activités que sont les CMA nous paraissent particulièrement emblématiques d’un processus contemporain d’« alter-territorialisation », c’est-à-dire d’une manière autre de territorialiser les identités que par des frontières administratives formelles définies à travers un appareil de revendications conduisant, invariablement, à une forme plus ou moins satisfaisante, pour les communautés concernées, de reconnaissance politique. En effet, au regard de l’évènement que constitue en Acadie le CMA, le territoire semble pouvoir être perçu d’abord comme le lieu dans lequel un processus de représentation communautaire est non seulement possible, mais retravaillé en permanence à travers les délibérations, les actions collectives, les commémorations, les mouvements socioculturels qui vont s’en saisir. Dans ce processus, le CMA semble jouer un rôle singulier dans la cristallisation d’une représentation tout à la fois diasporique mais située de l’Acadie, et ce, en dépit d’une absence de reconnaissance politique territorialisée.

Nous débutons en présentant les données sur lesquelles se fonde notre propos. Nous clarifierons ensuite notre approche : celle de questionner le « rôle géographique de la fête » (selon l’expression de Lefebvre 2012), et en particulier les nécessaires (ré)articulations entre territoire et identité qui sont susceptibles de s’opérer dans la mise en branle récurrente d’un évènement tel que le CMA. Enfin, nous partons à la recherche de cette réarticulation en en repérant les traces, au sein de diverses productions discursives : des traces qui nomment, qui inscrivent, qui se souviennent, en somme qui « font Acadie ».

Des données et de leur utilisation

Les données[2] à la base de notre réflexion sont de diverses natures. Parce que la construction des identités, y compris de l’identité territoriale est avant tout le fruit d’un travail discursif (Bourdieu 1980), ce sont des discours au sens large que nous mobilisons. Ces discours relèvent de sources variées, ils peuvent avoir été produits par des instances institutionnelles, médiatiques ou des individus. Nous avons aussi cherché à tirer parti d’artefacts produits à l’occasion de l’évènement CMA. En effet, le CMA comme évènement à promouvoir a fait l’objet d’une production publicitaire et informative importante : affiches, pamphlets et autres fascicules. Les textes des chansons-thèmes, ainsi que les noms donnés aux régions hôtesses ont aussi retenu notre attention.

Pour collecter ces données, plusieurs techniques ont été mobilisées, d’abord une recherche au sein du matériel informatif et promotionnel produit par le comité organisateur du CMA. Cette documentation permet de décrire la programmation, les objectifs poursuivis ainsi que les moyens mis en oeuvre par les organisateurs et organisatrices. Ensuite, nous possédons une série de textes médiatiques issus d’une revue de presse qui donnent surtout à entendre les perceptions du public et des acteurs communautaires envers les activités du CMA. Nous mobilisons aussi les résultats d’un sondage mené lors de la dernière édition (auprès de 191 répondants et répondantes). Ce sondage a été élaboré dans le but de saisir les perceptions des festivaliers et festivalières au sujet de leurs expériences au CMA 2019. Le sondage était constitué de deux parties : la première comptait une dizaine de questions sur les activités du CMA ; et la seconde comptait quelques questions pour dresser le portrait sociodémographique du répondant ou de la répondante. Dans un premier temps, les questions concernant le CMA visaient à retracer le parcours des personnes participantes lors des activités de l’évènement à l’aide de questions fermées. Dans un second temps, elles visaient à connaître les motivations à assister aux activités et l’appréciation de celles-ci par les participants et participantes à l’aide de questions ouvertes combinées à des échelles descriptives[3]. Le sondage était disponible sur le site Internet de l’ICRML, en plus d’avoir été administré en personne par des membres de notre équipe de recherche durant certaines activités où nous avons mené une observation participante. Nous avons donc aussi réalisé plusieurs observations participantes documentées (par des notes et des photos) afin de saisir sur le vif le déroulement de certaines activités. Des entretiens semi-dirigés ont enfin été menés pour nous permettre de comprendre l’expérience vécue par les visiteurs et les visiteuses. Ce type d’entretien permet de mettre en lumière le sens des actions et des expériences des participants et participantes en analysant leur trajectoire individuelle, leur positionnement et leurs intérêts. Des entretiens ont aussi été conduits auprès du personnel organisateur. En tout, nous exploitons 30 entretiens d’une durée moyenne de 45 minutes répartis comme suit : six avec des bailleurs de fonds et des agents ou agentes gouvernementaux et 12 avec des participants et participantes. Les 12 autres sont avec des personnes organisatrices d’évènements ou impliquées dans le comité organisateur du CMA[4]. Chaque rôle, représenté par trois répondants ou répondantes, possédait un schéma d’entretien différent avec des questions adaptées à la catégorie de l’intervenant ou de l’intervenante. Certains sondages et entretiens avec des personnes participantes ont donc été effectués pendant le CMA, alors que d’autres ont été faits à la suite de celui-ci. La majorité d’entre eux sont constitués de personnes nous ayant laissé leurs informations personnelles après avoir rempli le sondage pour approfondir certaines questions et de revenir sur leur expérience du CMA. En somme, nos données discursives sont de deux types : d’une part, des discours suscités par l’évènement lui-même ; et d’autre part, des discours initiés par l’équipe de recherche. À ceci s’ajoutent quelques documents complémentaires mobilisés, non sur l’évènement CMA 2019 lui-même mais sur les CMA qui l’ont précédé (chansons-thèmes et brève revue de presse essentiellement).

L’utilisation de plusieurs types de données recueillies selon des méthodes, des perspectives et des points de vue différents permet d’opérer des recoupements que nous jugeons féconds. Le recueil des données a eu lieu durant l’été 2019, le traitement a débuté en automne 2019 et se poursuit actuellement.

Bien que certaines données, comme celles issues du sondage puissent se prêter à une analyse de type quantitative, notre travail est essentiellement une analyse de discours de type qualitative, interprétative et critique. Plus précisément, nous travaillons ici à situer les discours relevés dans leur contexte social, politique, idéologique, alors même que ce contexte est lui-même discursif. Nous portons notre attention aux conditions qui rendent possibles la production, la diffusion et la réception du discours envisagé. Nous nous intéressons aussi aux formes langagières en tant que telles (choix de mots, de formules, etc.).

Le Congrès mondial acadien est une activité à grand déploiement qui mise sur l’identité acadienne. Il est également un moment et un lieu de production de discours sur l’identité qu’il redéfinit. Afin de mieux comprendre pourquoi le CMA, évènement visant la célébration d’une collectivité de type nationalitaire tout à la fois diasporique et territorialisé, est une activité hautement discursive, nous proposons de nous arrêter brièvement sur les grands débats en tension quand il s’agit de définir l’Acadie (Qui est Acadien ? Qui peut parler au nom de ? Etc.).

Faire congrès mondial acadien : la (ré)articulation récurrente entre territoire et identité

Marie Lefebvre, dans une étude consacrée à l’édition du CMA 2009 (Lefebvre 2012) avait travaillé sur le « rôle géographique de la fête » et proposé de voir le « CMA comme catalyseur identitaire et inhibiteur de frontières » (c’est son titre). Dans la lignée de ce travail, il nous semble utile de mettre à jour la façon dont un évènement tend à se ritualiser, à s’ancrer à l’image d’une communauté diasporique (au fondement même de la conception du CMA), en occupant un territoire mouvant auquel le congrès contribue, par son organisation, à donner corps.

Comme plusieurs autres évènements collectifs, le CMA joue un rôle dans l’expression d’une identité collective tout en travaillant à la réinterprétation de cette identité. Sa singularité réside cependant dans la rencontre quelque peu paradoxale entre une mobilisation tous azimuts d’une acadianité déterritorialisée et clairement perçue comme transnationale, tout en ancrant l’évènement et son organisation dans un lieu intentionnellement affirmé comme constitutif de cette même acadianité. Or, ce paradoxe apparent n’en est peut-être pas un. Le CMA peut, en effet, être perçu comme un acte collectif participant de la considération (Pelluchon 2018) et de l’habilitation (Léger 2014) d’une communauté acadienne qui ne parvient pas encore, certes, à choisir entre sa dimension diasporique et localisée, et qui, à travers des évènements tels que le CMA, choisit… de ne pas choisir en s’inventant une manière bien à elle d’affirmer dans le temps et l’espace, dans un « ici » et un « maintenant », une Acadie de partout mais en quête d’une reconnaissance politique territorialisée.

Par ailleurs, puisque l’évènement est surtout organisé en Acadie des Maritimes[5], il finit par dessiner les contours d’une récurrence territorialisée : à défaut de territoire, l’Acadie est, de plus en plus, un lieu que l’organisation des CMA tend à circonscrire et à réinvestir, par un travail cyclique d’actions et de réflexions, de représentations et de revendications tel qu’il maille l’organisation de ces rassemblements. Le point nodal de la convergence entre territoire et identité est la délimitation d’un site permettant la rencontre[6]. De fait, cet évènement se définit avant tout comme une occasion de retrouvailles entre les Acadiens et les Acadiennes de la diaspora[7] et des Maritimes. Le CMA rassemble des individus en même temps qu’il assemble des lieux.

Avec un premier CMA, en 1994, et une tenue régulière depuis lors à chaque cinq ans, le congrès « est devenu une institution et une tradition en Acadie » (Massicotte 2011 : 255). Il s’est donné pour mission de « [d]évelopper des liens plus étroits entre les Acadiens et Acadiennes de partout dans le monde » (Extrait du site Web du CMA 2009, cité par Massicotte 2011 : 256). Le slogan de l’édition de 2009 était d’ailleurs : « L’Acadie rassemble ». Dix ans plus tard, l’ambition du CMA n’a pas changée. Le Guide de planification pour l’organisation de votre réunion de famille (2019) pose la question « Qu’est-ce que le Congrès mondial acadien ? » et y répond comme suit :

Le Congrès mondial acadien (CMA) est un grand évènement de culture acadienne et canadienne, organisé tous les cinq ans. Il a pour objectif de rassembler la diaspora acadienne répartie aux quatre coins du monde lors de retrouvailles et donnent lieu à une série de rassemblements familiaux[8], de conférences et de spectacles qui durent pendant une dizaine de jours.

Documentation CMA 2019, Guide de planification pour l’organisation de votre réunion de famille (nous soulignons).

On comprend donc qu’il s’agit d’une activité de rencontres, de retrouvailles d’Acadiens et d’Acadiennes qui demeurent en divers lieux au Canada ou ailleurs. Il y a, au fondement du CMA, l’idée de revenir au pays et d’être parmi les siens « Enfin retrouvés ! » (titre de la chanson-thème de l’édition de 2009[9]) et nous verrons, en effet, que pour les participants et participantes de notre étude, c’est une dimension capitale. Toutefois, dans un contexte où l’on interroge non seulement l’acadianité d’un territoire, mais aussi celle de personnes, ce grand rassemblement festif essuie parfois certains reproches.

Un des reproches récurrents adressé au CMA est qu’il met de l’avant des personnes ne vivant plus en Acadie et ne participant pas, selon cette lecture, au projet de société commun que cherchent à élaborer les tenants d’une définition civique, linguistique et territorialisée de l’acadianité. L’une des activités phares des CMA, les rencontres de famille, exacerbent la critique, et ses tenants sont régulièrement accusés de privilégier un « projet ethniciste » (fondé sur une définition ethnique de l’identité acadienne et privilégiant de ce fait une identité par filiation) plutôt qu’un « projet sociopolitique » (basé sur une identité par socialisation), selon des expressions empruntées à Landry (2015). Corollairement, une autre critique répétée envers l’initiative du CMA est que les francophones des Maritimes d’origine non-acadienne peuvent se sentir exclus de la fête. À chaque édition, les mêmes débats reviennent. Le CMA de 2009 a d’ailleurs pris en compte cette objection en mettant en scène dans sa chanson-thème l’apport des « nouveaux arrivants francophones » (à travers la figure de l’artiste acadienne d’origine malienne Oumou Soumaré[10]). En somme, et au regard de ces critiques, la dimension diasporique de la retrouvaille occulte les efforts politiques visant à définir une Acadie d’ici et maintenant. Voyons comment ces deux conceptions s’articulent.

Assembler, nommer, inscrire et se souvenir ensemble au CMA : vivre l’Acadie en Acadie

Le CMA rassemble des acteurs divers : organisateurs, bénévoles, décideurs, financeurs, intervenants, professionnels, participants, spectateurs, etc. Ces acteurs, à travers leurs pratiques et leurs représentations, articulent, à leur manière et souvent à leur image, une « certaine idée » de l’Acadie qu’ils célèbrent et des lieux qui accueillent cette célébration. C’est cette articulation que nous explorons ici, à travers les paroles et les témoignages de ces acteurs et de ces actrices. Nous commençons par illustrer la coexistence définitoire qui permet de situer malgré tout une Acadie. Nous exposons ensuite comment le CMA participe à une forme de territorialisation, notamment par la construction discursive d’une certaine image de marque des régions hôtesses. Enfin, pour clore cette analyse sur la question du territoire acadien vu au prisme du CMA, nous proposons de commenter la façon dont les prises de position relevées dans nos données disent l’importance physique du territoire, le fait d’être présent lors du CMA, de revenir sur les lieux d’origine ou d’occuper l’espace, l’Acadie devenant alors un lieu habité, un lieu à habiter.

Situer, malgré tout, une Acadie de partout

La revue de presse conduite pendant la durée du CMA 2019 nous révèle déjà plusieurs topoï quant à l’identification d’un territoire lorsqu’il est question d’Acadie. Premier topos : l’Acadie suit, en quelques sortes, les Acadiens et les Acadiennes là où ils sont. Il existe, en effet, nombre de personnes d’origine acadienne vivant ailleurs. Outre la diaspora issue du Grand dérangement[11], ainsi que des migrations acadiennes des XIXe et XXe siècles (Frenette, Rivard et St-Hilaire 2012), il y a aussi celle formée par les Acadiens et les Acadiennes qui, nés en Atlantique, sont partis vivre ailleurs (Bruce 2018). Un motif discursif largement mobilisé implique alors que toutes ces personnes portent l’Acadie dans leur coeur. Le 10 aout 2019, par exemple, durant le CMA, le quotidien L’Acadie Nouvelle propose un portrait de la chanteuse Édith Butler, « plus Acadienne que jamais », selon le titre donné à ce portrait :

Dans le cadre du 6e Congrès mondial acadien, l’Acadie Nouvelle publie une série de portraits sur des artistes de l’Acadie ayant marqué la scène musicale depuis 25 ans. Sur sa terre de 125 acres dans les Cantons-de-l’Est au Québec, Édith Butler a recréé une petite Acadie. Depuis plus de 50 ans, la chanteuse originaire de Paquetville « charrie son pays » avec elle partout où elle va.

Revue de presse (nous soulignons)

L’article se poursuit par un verbatim du même acabit :

Je suis plus Acadienne que jamais parce que maintenant pour moi l’Acadie, c’est là où je suis. Je charrie mon pays avec moi. J’ai 125 acres de terre et j’ai mes drapeaux acadiens tout le tour de la terre. Quand le monde entre sur mon terrain, c’est l’Acadie. Ils ne peuvent pas l’oublier parce que mes drapeaux sont là », a déclaré en entrevue la chanteuse.

Revue de presse (nous soulignons)

Le même jour, le quotidien montréalais, Le Devoir commente un documentaire diffusé aux alentours de la fête nationale de l’Acadie. L’article est intitulé « Un royaume perdu [cette section du titre fait référence à un autre documentaire commenté] et une nation éparpillée », la section sous-titrée « L’Acadie du coeur et de l’avenir » traite du film Le prince d’Acadie : « un film très personnel de Julien Robichaud, [qui] donne à réfléchir sur l’avenir de la nation acadienne et sur ce qui définit de nos jours l’identité acadienne […] alors que de plus en plus de jeunes de ce coin de pays s’expatrient ». La journaliste choisit, par ailleurs, de rapporter le propos suivant placé en incipit du documentaire :

L’Acadie, c[e n]’est pas une province, c’est peut-être un territoire, c’est un héritage qui me suit partout [...] C’est une culture qui m’a été donnée, [dont] je questionne la pertinence. Je me demande si c’est correct de dire que simplement j[e n]’en veux pas... ».

Revue de presse (nous soulignons)

Cet extrait, ainsi que l’article sur Butler, illustrent bien cette oscillation entre divers critères définitoires de l’Acadie et des Acadiens et des Acadiennes qui se jouent tout autant au sein du CMA et en marge du CMA. Il dessine aussi les contours d’un ici et d’un ailleurs, d’un lieu difficile à dire ou à décrire, mais pourtant dit et décrit : qui donc mériterait d’être le prince de l’Acadie et où serait son royaume ?

L’enjeu du territoire, du lieu, du pays, de l’ici est central. Comme déjà avancé, différentes conceptions coexistent. Ainsi, si on s’arrête, par exemple, sur les paroles de la chanson-thème de l’édition 2014 (Mon tour de te bercer), il est à la fois question de « terres défrichées, labourées et semées » et de « prendre de large » car l’Acadie est « partout à la fois », à la fois ancrée dans des terres travaillées, mais également à proximité d’un littoral qui invite au voyage, au départ mais aussi aux retours et aux installations évoquées dans « Enfin retrouvés » (CMA 2009).

Cette vision ne nie pas le territoire, bien au contraire : elle tend à faire de ce territoire d’origine, de cet « icitte » (« ici », avec l’accent québécois) la condition sine qua non de la résilience acadienne ailleurs, d’une représentation de l’identité acadienne qui s’ancre dans un espace et un territoire, mais qui, en même temps peut s’emporter avec soi, dans des pérégrinations migratoires ou touristiques, faisant de l’Acadie tout à la fois une « destination », et un « pays qui n’existe pas »[12]. Une participante ayant déménagé en Nouvelle-Zélande depuis plusieurs années nous explique que revenir dans le territoire acadien tous les cinq ans pour le CMA permet aux Acadiens et aux Acadiennes de partout de se rassembler.

C’est toute à propos de qui on est [le CMA], qui on était, qui on est et aussi qui on veut être parce que nous, on [n’]a pas de frontière hein, on [n’]a pas de frontières les Acadiens. [Il n’]y a pas une belle frontière qui nous entoure là comme, tu sais, comme par exemple, je [ne]sais pas, comme la France, tu sais, la France. La France a sa frontière et je pense que ça nous tient ensemble, c’est comme it keeps the fire burning, c’est ça l’expression en anglais et c’est [ce sont] des rassemblements, des rassemblements parce qu’on vient de partout en fait, hein ? Moi, j’ai ma meilleure amie de la Colombie Britannique qui était avec moi pendant pratiquement toutes les activités que j’ai faites, elle était là. On avait un ami du Québec qui était avec nous autres aussi, c’est un Acadien qui vit à Montréal.

P09

L’enjeu de territoire s’articule à différents niveaux et si le territoire de l’Acadie est malaisé à circonscrire, comme le montrent ces exemples, le CMA, dans la mesure où il s’agit d’une activité itinérante, a pour vocation de se promener sur ce territoire, de le jalonner, d’en proposer les balises, de l’arpenter. À chaque édition, il élit domicile en un tel lieu dont il contribue à rehausser un putatif « coefficient d’acadianité » par des pratiques de nominations auxquelles nous nous intéressons maintenant.

Nommer les lieux : bien plus que du branding publicitaire

En élisant, à chaque édition, une région hôtesse, le CMA s’avère une occasion de travailler « au long cours » la construction identitaire à une échelle locale à partir d’un territoire, d’un terroir donné et réexploré, réinterprété, presque réinventé non seulement par les promoteurs de l’évènement, dans une logique de « re-branding » local[13], mais aussi par les communautés elles-mêmes. Dans les multiples débats territoriaux acadiens, il y a aussi le fait que certaines régions sont tenues pour « plus acadiennes » que d’autres. Selon des représentations assez répandues, on pose « un coefficient d’acadianité variable selon les régions […] des zones d’identification territoriale assez faibles et d’autres plus intenses » (Bouchard 2019 : 143). Les critères définissant le coefficient d’acadianité d’un lieu sont variables et dépendent des acteurs que se risquent à les définir. Ils peuvent être historiques (sites historiques de colonisation, ancienneté du peuplement), symboliques (zone peuplée avant la déportation), démographiques (densité de la population francophone, densité de la population d’origine acadienne), voire bien plus subjectifs, comme cette « fierté » acadienne, évoquée de moult manières à l’occasion des commémorations annuelles du 15 août, et à plus forte raison à l’occasion des CMA. Cela constitue autant de facteurs donnant lieu à débat et délibération tout autant au sein du CMA qu’à ses marges ou, plus largement, au sein de l’espace public acadien.

Quel rôle joue alors le CMA lorsqu’il s’installe pour une édition sur un territoire ? Contribue-t-il à cette mission de construction identitaire dont bien des acteurs et des actrices institutionnelles de la francophonie minoritaire canadienne ont fait leur mission ? Bien que, comme on l’a vu, le CMA soit en butte à plusieurs critiques, il nous semble que les congrès sont des occasions concrètes de susciter la fierté de la population, surtout en des lieux où l’acadianité ou la francophonie sont plus fragiles. Ainsi, la cinquième édition, en 2014, en territoire brayon vise à stimuler l’acadianité dans cette République dissidente ou distinguée de l’Acadie et force est de constater que ça a marché (Arrighi, Gauvin et Violette 2018), alors que la troisième édition, en 2004, dans la municipalité de Clare, en Nouvelle-Écosse, a été l’occasion de travailler à l’augmentation des services en français (Bruce 2018 : 109). En 26 ans d’existence et désormais six éditions, cet évènement a montré son potentiel mobilisateur pour les communautés qui l’ont accueilli (Lefebvre 2012).

Longtemps avant la tenue de l’évènement, la région choisie pour accueillir la prochaine édition du CMA se met à exister. Cela passe notamment par les noms dont se dotent ces régions hôtesses, le fait aussi que ces régions, inexistantes ou aux contours mal définis avant le projet CMA, se mettent en scène, se donnent à voir par la cartographie et les discours, notamment.

L’une des stratégies discursives que l’on retrouve dans les dernières éditions consiste à trouver un nom pour la région hôtesse. Nom et région ne préexistent souvent pas à leur conceptualisation par les promoteurs de la candidature et s’étayent alors l’un l’autre. Ce qui a la particularité d’être nommé présente, effectivement, en retour, la capacité d’être appréhendé et mobilisé aisément par les institutions comme par les individus. À partir du cinquième CMA en 2014, apparaissent des appellations chargées d’unifier (c’est l’une des fonctions du nom) en un ensemble cohérent une série de lieux auparavant disparates. Ces noms ont aussi pour fonction d’énoncer, de rappeler le caractère acadien du lieu qu’ils désignent. Pour l’édition 2014 du CMA est mise à profit et en circulation le nom (déjà existant comme titre d’un spectacle) Acadie des terres et forêts. Cet appellatif renvoie à l’espace que constitue la région hôtesse de ce congrès (nord-est de l’état américain du Maine, région du Témiscouata au Québec et nord-ouest du Nouveau-Brunswick, le Madawaska). Ce travail de nomination semble avoir fait son chemin puisque dans notre sondage réalisé lors du CMA 2019, nous avons relevé des identifications à ce nouveau toponyme. À la question posée : « Est-ce que ces expériences [seules vécues en participant à des activités du CMA 2019] vous ont fait vivre des émotions? », une participante répond : « je suis fière d’être née ici dans l’Acadie Des terres et des forêts et de continuer à me sentir acadienne même si je suis au Québec. Ma patrie demeure » (Sondage). Que cette appellation se soit diffusée dans le discours ordinaire est pour nous révélateur de la valeur performative que peut revêtir une opération de nomination.

Cette opération de constitution d’un territoire, cette unification par la seule force du nom, va fonctionner à plein régime pour relier la côte occidentale de l’Île-du-Prince-Édouard au sud de la façade atlantique du Nouveau-Brunswick qui unissent leurs efforts pour proposer un CMA sous le thème de la « Mer rouge », un lien qui nous rassemble ».

Q : Le concept de la Mer rouge est-ce qu’on en parle plus aujourd’hui. Le territoire de la Mer rouge est-ce que c’est…

R : On l’a analysé de haut en bas. […] C’était un thème, c’était une vision, mais est-ce qu’on l’utilise plus, je pense que peut-être les gens sont conscients de ça, mais je [ne] pense pas qu’on l’utilise tant que ça. […] À la fin, on l’a analysé, p[u]is on a vu que peut-être, ça [ne] valait plus la peine d’avoir un autre nom.

B03

Le choix de ce nom « Mer rouge » s’est fait, entre autres, parce qu’il préexistait au CMA. Il désignait, jadis. le détroit de Northumberland entre l’Isle Saint-Jean (Île-du-Prince-Édouard) et le Nouveau-Brunswick à l’époque de la colonisation française. Cette unité de l’espace ainsi recréée est mise en image par la cartographie (Figure 1[14]).

Dans la documentation officielle du CMA 2019, on note la rémanence de cette carte d’un pamphlet à l’autre et on donne une identité visuelle à ce territoire ainsi créé à laquelle les participants et les participantes finissent par s’habituer (et les habitants par s’identifier ?). Pour inscrire ce territoire dans une historicité, toujours de bon aloi quand il est question de légitimité, on explicite sa valeur, son sens. Nous avons entendu conter plusieurs fois lors de notre participation à des évènements du CMA que cette édition, de part et d’autre du détroit de Northumberland, rendait hommage aux liens ancestraux entre les populations acadiennes des deux bords, liens surtout actualisés à une époque « où chaque famille acadienne de la côte avait une goélette » comme ce fut dit à la Journée communautaire à Miscouche, le 14 aout 2019. À cette occasion-là, il fut aussi expliqué que lors de la deuxième Convention nationale qui s’était tenue à Miscouche en 1884, bien des Acadiens du Nouveau-Brunswick s’étaient rendus sur place en bateau, comme ils avaient l’habitude de le faire étant donné les liens forts qui unissaient les communautés littorales. En guise de manifestation contemporaine de ce lien, rappelons que l’activité phare de l’ouverture de l’édition fut une marche à pied sur le Pont de la Confédération dont les 17 kilomètres relient les deux rives[15]. Deux responsables expliquent le rôle du CMA et du pont dans la capacité de rassemblement de ces communautés au travers des frontières provinciales abolies le temps de la fête :

M : À Richibucto, moi, j’étais comme représentant du CMA. J’ai vu des citoyens de Dieppe qui étaient bénévoles là.

R : Tu parles d’une fierté. [Il n’]y a pas de territoire pour représenter ta fierté.

M : [Il n’]y a pas de frontière. Fait que pour 10 jours, [il n’]y avait pas de frontière. C’était le congrès, p[u]is la fête de l’Acadie dans tout le grand sud-est et l’Île-du-Prince-Édouard, p[u]is le pont nous rattachait entre les deux.

B03

La prochaine édition, la septième en 2024, a lieu dans les régions de Clare et d’Argyle, dans le sud-ouest de la Nouvelle-Écosse. Elle vise, cette fois, à mettre en évidence les liens forts entre ces communautés acadiennes. Là encore, pour marquer l’unité de l’espace territorial, un travail sur la nomination de la région hôtesse a été accompli. Ici l’union est soulignée dans la forme même du nom choisi : Clargyle, mot-valise issu de la contraction du nom de chaque région initiale. Cette fusion formelle des noms est aussi une fusion symbolique. Sur le site Internet du CMA 2024, voici comment se présente la région hôtesse :

En invitant les Acadiens et les touristes[16] du monde entier, l’Acadie du Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse ouvre la porte sur plus de 400 ans d’histoire. C’est ici que tout a commencé ! Les paysages de la région ont été témoins de la force, de la résilience et de la détermination du peuple acadien. On retrouve dans les mots des gens d’ici toutes les couleurs d’un passé riche et la saveur d’une Acadie résolument moderne.

Située à proximité de la ville de Yarmouth, l’Acadie du Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse est composée des municipalités de Clare et d’Argyle. Ensemble, elles forment la plus grande concentration d’Acadiens et de francophones en milieu rural de la province.

La fierté acadienne est bien perceptible partout dans le Sud-Ouest de la Nouvelle-Écosse. Des affiches routières aux drapeaux qui flottent devant les édifices en passant par les décorations résidentielles, les couleurs de l’Acadieoccupent une place importante dans l’environnement visuel de la région.

Organisé tous les cinq ans depuis 1994, le Congrès mondial acadien est un rassemblement international de culture acadienne qui a pour objectif de consolider les liens entre les communautés acadiennes de tous les coins du monde. L’événement permet aussi aux municipalités hôtesses de faire connaître leur coin de pays sur le plan international.

CMA 2014[17] (nous soulignons)

Fig. 1

The Eastern Graphic the Lively One, 4 mai 2016

The Eastern Graphic the Lively One, 4 mai 2016
Source: Macaulay, c. 2016, « Souris invited to be a part of global Acadian celebration »

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On retrouve là encore tout un champ lexical, du lieu, de la place et du rassemblement (que nous avons mis en relief dans l’extrait cité). Ce réseau des mots dit l’insertion d’un groupe dans un territoire auquel l’Acadie de la Nouvelle-Écosse tente d’apporter sa terre. Avec ce travail de nomination, nous avons certainement affaire à du branding publicitaire, il s’agit de faire valoir sa candidature puis, d’attirer le monde grâce à un discours disant à la fois la spécificité et l’acadianité du territoire du congrès. Il nous semble, cependant, qu’au-delà d’une stratégie marketing, nous sommes avec ce travail de nomination du territoire dans du branding identitaire.

Dans cette optique, chaque point sur une carte des programmes du CMA, chaque lieu mis en valeur et consacré comme acadien, marque l’ancrage dans un territoire… À notre sondage, pour la question « À quel point est-ce important pour vous de participer au CMA ? Pourquoi ? », l’importance d’être présent sur des lieux, de les visiter, de les nommer est souligné : « Réunion de famille, prendre le temps de nommer notre identité comme acadienne, la partager avec ma famille. Parler de nos ancêtres. Nommer ces lieux, les visiter. Écouter la musique acadienne, s’en imprégner » (Sondage).

Si l’Acadie est un espace à nommer, c’est aussi un territoire à occuper. Si les tenants de la vision sociopolitique de l’Acadie insistent sur l’importance de prendre sa place et d’occuper l’espace quotidiennement, le CMA offre des alternatives, à ceux et celles qui vivent ailleurs, de démonter leur acadianité en occupant l’espace le temps d’un CMA, en revenant sur les lieux d’origine. Dans un sens, le lieu « Acadie » rassemble, bien au-delà des références historiques, des formes de mobilité, des origines.

Être présent, revenir sur les lieux d’origine, occuper l’espace au quotidien

L’Acadie, c’est un lieu à occuper et à vivre. Le guide pédagogique En préparation pour le CMA 2019, produit en marge de la sixième édition et destiné au public scolaire insiste sur ce devoir des Francophones des Maritimes à occuper l’espace, à « prendre leur place » :

Bien au-delà de la colonisation (XVIIe siècle), de la Déportation (XVIIIe siècle) et de la Renaissance (XIXe et XXe siècles), il existe une Acadie bien ancrée dans le XXIe siècle qui crée, qui vit, qui apprend et qui se redéfinit encore et toujours […]

Au fil du temps, l’Acadie s’est dotée d’institutions dont elle peut être fière. Elle a gagné des droits essentiels à son épanouissement. Il est du devoir des Acadiens d’occuper cet espace, de se prévaloir de la richesse des services qui sont aujourd’hui accessibles et de continuer à s’épanouir.

Matériel promotionnel (nous soulignons)

À défaut d’être toujours présents sur les lieux, on peut, à la faveur d’un CMA, y venir, y rester un peu, visiter, faire son devoir d’Acadiens, en somme. Cela paraît important aux visiteurs et aux visiteuses du CMA comme une de nos citations ci-dessus le montre. En ce sens, une informatrice de notre sondage a même indiqué que sa « participation aux CMA est un devoir d’acadienne. » (Sondage). On peut surtout, à la faveur d’un CMA, se rencontrer. Le CMA incarne, ce faisant, un lieu où marquer sa présence, mais aussi le lieu du retour aux origines, un lieu de rencontres… Plusieurs commentaires obtenus dans notre sondage vont en ce sens :

Je viens de Californie, d’où mes parents sont originaires, et c'est une sensation géniale de rentrer à la maison :) La Californie est très différente !

On a eu beaucoup d’activités qui reflètent […] notre culture et qui a rassemblé des descendants acadiennes et acadiens de partout

Fierté de nos ancêtres, Connaître nos ancêtres, Retrouver des connections avec la famille, Rencontrer des gens de nos familles, se retrouver des liens.

Sondage (nous soulignons)

Une répondante au sondage indique aussi que le grand apport du CMA, c’est qu’il permet de « voir que les Acadiens sont toujours là et prennent de plus en plus notre place ». À la question posée concernant l’intérêt des activités proposées et leur pertinence dans le cadre du CMA, les champs lexicaux de la présence (être là, occuper la place, participer) et de la rencontre (se rassembler, faire des connections, des liens) ressortent fortement. De ce point de vue-là, deux activités, qui sont par essence des activités de regroupements, sont particulièrement plébiscitées : le tintamarre et les réunions de famille :

Le Tintamarre, oui, avec toutes les familles acadiennes qui se rencontrent et font du bruit pour révéler leur présence encore en Acadie, plus 200 ans après la déportation.

Durant le tintamarre, on pouvait ressentir ce lien fort qui nous unit.

Elles [les activités proposées] favorisent les rencontres entre nous et avec d’autres.

Notre rencontre de famille a permis de réunir des gens en provenance de l’ouest canadien, du Texas, de la Louisiane, de la France. Notre comité était aussi composé de personnes provenant de diverses régions du Canada. On a tout fait pour bien représenter la diaspora acadienne.

Sondage (nous soulignons)

Un organisateur des réunions de familles nous explique d’ailleurs que celles-ci servent à faire découvrir qu’on est tous des Acadiens où que l’on vive.

Ces moments de rencontre sont chargés émotionnellement et le registre des émotions est aussi très étendu dans nos données : joie, inspiration, sentiment d’appartenance, fierté, émulation, etc. Les réponses à nos questions portant sur les intérêts personnels tirés de la participation au CMA ou des émotions générées par telle ou telle activité sont assez unanimes : « de belles rencontres et ça m’inspire à travailler pour l’Acadie et notre peuple », « un plus grand désir de vivre comme francophone », « un sentiment de fierté et d’appartenance », « un sentiment de joi et d’appartenance », « Un sentiment de connexion avec mon héritage et mes cousins éloignés, tous survivants de la diaspora ! ». En entrevue, la participante de la Nouvelle-Zélande, nous explique que le CMA est un peu son Noël à elle, puisqu’elle y retrouve de la famille et elle y vit des moments forts de bonheur, en particulier lors du Tintamarre.

Enfin, notre analyse serait incomplète si nous ne mentionnions pas quelques voix dissonantes. En ce qui a trait aux commentaires négatifs en lien avec les questions de lieu, de territoire, on va poindre certains enjeux : une trop grande place accordée à Moncton, par exemple. On interroge aussi le fait que le CMA n’ait jamais vraiment eu lieu au Québec (l’enclave du Témiscouata exceptée pour l’édition de 2014) alors que généalogiquement parlant, on serait en terre acadienne :

[Le] CMA supposément mondial se concentre sur Moncton ou les provinces Atlantique ; pourtant, la grosse majorité acadienne est au Québec que vous boudez depuis des années. Depuis 1994, le CMA fut une explosion de fierté et d’émotions, comme celui de l’ouverture à Miscou mais le plus accueillant fut la Louisiane. Je saute celui de Nova Scotia à l’exception de ma visite à Grand Pré des plus émouvante et troublante.

Sondage

Toutefois, même cette voix discordante indique que la visite des lieux du CMA (ici, deux fois, édition de 2014 et de 2019) a été un moment de rencontres, un moment qui donne envie de retourner sur les lieux : « Les Acadiens du Maine furent une grande découverte et la chaleur des gens du Témiscouata est à retenir pour y retourner » (Sondage).

Aussi, certaines personnes interrogées ou simplement rencontrées lors du CMA considèrent parfois que l’Île-du-Prince-Édouard (IPE)est assez peu représentée alors qu’il s’agit de l’une des deux régions hôtesses. Lors du Sommet des femmes, une participante a soulevé ses préoccupations en lien avec le fait qu’il n’y avait pas de panéliste de l’Île présente lors d’un évènement qui avait pourtant lieu sur l’Île-du-Prince-Édouard. Un représentant du gouvernement décrit aussi le partenariat entre l’IPE et le Nouveau-Brunswick ainsi :

On savait que l’Île [du Prince Édouard ne] pouvait pas avoir une relation 50/50 pour toutes sortes de raisons. On s’est entendu que le concept d’un-tiers/deux-tiers serait appliqué dans l’ensemble de l’organisation du Congrès mondial acadien. […] [L]orsqu’est venu le temps d’embaucher les ressources humaines, on avait 20 employés à Moncton, p[u]is on avait deux employés à l’Île. […] Tout ça pour dire qu’on [n’]a pas, p[u]is je pense que ça a eu un impact ça, on sentait vraiment que c’était surtout les décisions [qui] étaient prises surtout au sud-est, p[u]is [il n’] y avait pas toujours de consultation. Fait que ça, c’était un peu décevant malgré que, [il] faut dire en général, je pense que les intervenants du sud-est ont été très respectueux, tu sais, de ce partenariat-là.

B04

Il précise aussi que le partenariat a tout de même permis de faire découvrir à beaucoup « l’Acadie de l’Île », alors que la plupart des gens visitaient seulement Cavendish ou Charlottetown, ils ont dorénavant découvert les régions acadiennes de l’Île-du-Prince-Édouard.

En guise de conclusion : l’Acadie du CMA, une poétique des lieux plus qu’une politique du territoire

Comme nous l’avons avancé dès notre introduction, la question du territoire en Acadie ne va pas sans soulever de nombreux enjeux et défis. Notre travail a mis en lumière comment le CMA s’insère dans ce contexte. Au sein de la production scientifique acadienne, plusieurs travaux, cités le long de l’article, se sont arrêtés sur les questions de lieu et de territoire. Notre travail s’inscrit dans cette lignée. Pour nous, la question territoriale a d’abord été envisagée par le prisme d’un évènement : le CMA. Le CMA, bien que territorialisé, demeure une activité collective pérégrine et contribue ainsi, peu à peu, à construire une Acadie multi-site et à mettre en exergue l’acadianité de chaque site. À partir de nos données, nous avons pu noter l’importance de la notion d’espace, de territoire. Il s’agit de choisir, nommer, occuper les lieux, revenir sur les lieux, se retrouver ici, etc. comme autant de formes d’actions qui déclinent l’importance du territoire.

Nous nous sommes intéressés plus particulièrement à l’articulation des notions de territoire et d’identité en Acadie ; une articulation qui peut paraître paradoxale pour une collectivité considérée comme peuple ou nation, mais dont le territoire reste, comme le montre le CMA, toujours plus délibéré que défini. En fait, il semble que la nation ou le peuple acadien entretienne, comme toute nation ou peuple, un rapport singulier avec un territoire (toutes les définitions de la nation insistent sur cette dimension territoriale). Un territoire imaginé plus que délimité, (ré)interprété plus qu’institutionnalisé. Le CMA constitue, à ce titre, un double paradoxe.

Le premier paradoxe est qu’il territorialise, par un mouvement pérenne (tous les cinq ans) et par un moment (la mi-août) crucial pour l’identité acadienne, une communauté acadienne qui se pense, pourtant, de plus en plus en situations minoritaire et de moins en moins à travers ces notions de lieu que le CMA contribue à revisiter.

Le second paradoxe est que cette territorialisation passe non seulement par la mobilisation des Acadiens du lieu, mais également de l’Acadie-monde, elle aussi appelée à participer, par son rassemblement et sa mobilisation, les rencontres et la fête, les commémorations et les manifestations, à marquer le territoire, l’occuper, « faire Acadie ». En somme, l’inscription de l’Acadie-ici dans les lieux passe par un travail de mobilisation de l’Acadie-monde.

Devenu désormais la pièce maîtresse des mobilisations acadiennes et de ces démonstrations d’identité dont l’Acadie, au cours de son histoire, a pu se doter, le CMA laisse s’exprimer l’imaginaire territorial d’un pays « débordant des frontières », pour reprendre les mots de Bock (2004). Cet imaginaire porte moins sur un territoire précis que sur des lieux, endroits, terres ou mers (des vents même, dont celui du large, évoqué précédemment). Le territoire se fait ainsi, moins politique que poétique. Les dénominations acadiennes semblent définir en creux, éluder parfois les termes de territoire ou de nation, de frontières ou de peuple, d’institutions ou d’autonomie, de reconnaissance ou de représentation politiques… pour lui préférer des expressions et des références plus évanescentes et sans doute moins risquées mais participant, elles aussi, à la réinterprétation en permanence d’une nation qui continue de se dire. Un peu comme si, avec le CMA, à la politique territoriale était préférée une sorte de poétique du lieu et du moment dont la fête, les retrouvailles et la chanson étaient les mieux à même d’en définir l’essence.