Corps de l’article

Introduction

En Occident, le visage des familles a beaucoup évolué. En effet, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, le modèle de la famille nucléaire traditionnelle — un couple hétérosexuel marié avec enfants biologiques — a cédé sa place à une plus grande diversité familiale. Plusieurs modèles familiaux sont dorénavant pluri-parentaux, que ce soit en termes d’accès à la parentalité ou d’éducation des enfants (Martial 2021). Ces nouveaux modèles exigent une renégociation des liens familiaux, alors que les dimensions biologique, juridique et sociale de la parenté peuvent être éclatées entre différents adultes (Weber 2013). Cette renégociation passe, entre autres, par la construction d’une histoire familiale, que les parents partagent avec leurs enfants, en vue de normaliser leur modèle familial (Corbett 2003). Chez les familles adoptives, les parents doivent notamment faire sens d’une entrée en famille marquée d’adversité, alors que leur enfant possède une histoire antérieure, dont les détails, plus ou moins connus, peuvent être porteurs de traumatismes.

Au Québec, la majorité des 250 adoptions annuelles[1] (DPJ/DP 2021) impliquent des enfants dont la situation est prise en charge par la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ), en raison de faits fondés de négligence ou de maltraitance parentale. Ces enfants sont confiés à des familles d’accueil du programme Banque-mixte[2] car ils sont jugés à haut risque d’abandon, soit parce que leurs parents ne s’impliquent plus auprès d’eux, soit parce que les problématiques parentales sont telles qu’un retour de l’enfant dans la famille dans un délai raisonnable considérant son âge est peu probable (Chateauneuf 2015). Ces enfants vivent un parcours singulier d’entrée dans leur famille, pouvant être marqué par des expériences d’adversité périnatale ou précoce, par des déplacements préalables dans plusieurs milieux de vie — famille d’origine et famille(s) d’accueil — et par des visites supervisées régulières — pouvant atteindre une fréquence de deux à trois fois par semaine — avec leurs parents d’origine.

En contexte d’adoption, le récit des origines enseigne aux enfants ce que signifie concrètement être adopté et les motifs du retrait du milieu d’origine, et leur permet de situer où et comment ils s’intègrent dans leur famille adoptive (Krusiewicz et Wood 2001 ; Kranstuber et Kellas 2011 ; Martial 2020). Certaines études abordent le processus de narration du récit d’adoption, mais ne l’abordent qu’en surface, développant peu sur les difficultés rencontrées et les impacts du récit d’adoption sur l’enfant adopté. Aussi, alors que plusieurs auteurs soulèvent le dilemme des parents adoptifs de révéler ou cacher volontairement des détails choquants de l’histoire de vie, peu d’éléments permettent de comprendre comment ces informations sensibles influencent la narration du récit d’adoption. Pourtant, un consensus émerge relativement aux bienfaits de la communication du récit d’adoption pour l’enfant adopté et à la nécessité d’outiller et d’accompagner les parents adoptifs. Très peu d’études recueillent le point de vue des enfants adoptés eux-mêmes ; la plupart s’en tenant à celui des parents adoptifs ou de manière rétrospective, celui des personnes adoptées adultes. Une seule étude, ayant pour objectif d’analyser les expériences relativement aux contacts post-adoption et se centrant sur le sentiment d’appartenance à la famille adoptive et l’identité adoptive, prend en compte la perspective d’enfants d’âge scolaire (Neil 2012).

Le présent article vise à documenter les représentations d’enfants d’âge scolaire, adoptés par le biais du programme Banque-mixte, quant à leur histoire d’adoption et à leur famille, en les contrastant avec le discours de leurs parents. De manière complémentaire, les membres de la fratrie adoptive du même groupe d’âge ont été rencontrés. En vertu de l’approche centrée sur l’enfant (Kirk 2007 ; Kay et al. 2009 ; Powell et al. 2012), les enfants possèdent des capacités d’analyse et de réflexion différentes de celles des adultes. De fait, ils ont leurs propres représentations de la famille s’inscrivant dans un registre différent de celles de leurs parents (Mason et Tipper 2014 ; Mitchell 2016), même si quelques études auprès d’enfants nés par don de gamètes au sein de familles homoparentales montrent que les enfants reprennent à leur compte l’histoire qui leur est racontée par leurs parents (Nordqvist 2012 ; Côté et al. 2019 ; Gartrell 2021). Une telle approche considère les enfants comme experts de leur propre vie et des acteurs réflexifs participant à la construction des savoirs les concernant (Delgado 2006 ; Kirk 2007 ; Mitchell et al. 2015 ; Christensen et James 2017).

Le processus de narration du récit d’adoption

Le récit permet de faire de l’adoption une expérience positive pour l’enfant, de développer de manière cohérente ses origines afin qu’il comprenne la signification de son adoption, ainsi que de prévenir l’idéalisation de sa famille d’origine (Harrigan 2010). De plus, le récit d’adoption favorise le développement d’un attachement sécurisant avec ses parents adoptifs, dans la mesure où il octroie à l’enfant une connaissance de soi plus entière et où les parents adoptifs adoptent une attitude d’ouverture rassurante et bienveillante (Pryor et Pettinelli 2011). Cette ouverture favorise la construction de l’identité familiale, ainsi que la proximité, le bien-être et la satisfaction relationnelle (Krusiewicz et Wood 2001 ; Brodzinsky 2006 ; Harrigan 2010 ; Kranstuber et Kellas 2011 ; Galvin et Colaner 2013 ; Kellas et Kranstuber 2015).

David M. Brodzinsky (2011) recommande aux parents adoptifs d’enrichir graduellement le récit d’adoption selon le stade de développement de l’enfant. Avec les enfants d’âge préscolaire, il suggère de définir les prémisses de l’histoire de vie, afin de bien ancrer le récit d’adoption. À ce stade, les enfants sont en mesure d’affirmer qu’ils sont adoptés et qu’ils sont nés de parents, mais qu’ils vivent avec d’autres parents (Brodzinsky 2011). Cela dit, leur compréhension des implications et de la signification de l’adoption demeure très limitée et serait surestimée par les parents adoptifs. Ensuite, le développement cognitif et socio-affectif et la capacité de résolution de problème des enfants d’âge scolaire leur octroient un sens critique des actions posées par leurs parents d’origine ayant mené à leur adoption (Brodzinsky 2011 ; Pinderhughes et Brodzinsky 2019). Puisque leur compréhension des enjeux sociaux complexes est partielle, ceux-ci développent parfois de la colère envers leurs parents d’origine et une vision négative de leurs origines pouvant affecter leur estime personnelle. De plus, la compréhension de la notion de famille influence leur perception de l’adoption. En effet, alors que pour les enfants d’âge préscolaire la famille est composée des individus demeurant sous le même toit et partageant un sentiment d’amour réciproque, les enfants d’âge scolaire comprennent la symbolique des liens de sang, ce qui peut ébranler le sentiment d’authenticité de leur appartenance familiale (Brodzinsky 2011).

Les défis dans la narration du récit d’adoption

Bien que l’adoption procure des bénéfices à l’enfant et aux parents adoptifs, elle comporte des défis variant selon l’âge de l’enfant, son histoire de vie pré-adoption et les motifs ayant mené à son retrait de sa famille d’origine. Parmi les défis rencontrés par les parents adoptifs se trouvent la divulgation à l’enfant de son histoire de vie ainsi que les discussions relatives aux implications et à la signification de l’adoption (Freeark et al. 2008 ; Harrigan 2010 ; Brodzinsky 2011). En effet, l’adaptation, le bien-être, l’estime de soi, l’identité et le sentiment d’appartenance de l’enfant adopté peuvent être affectés par la manière — et le contexte — dont le récit d’adoption est raconté par les parents adoptifs (Krusiewicz et Wood 2001 ; Wrobel et al. 2003 ; Harrigan 2010 ; Kranstuber et Kellas 2011). Le partage à l’enfant de son récit de vie — correspondant à un processus à long terme (Grotevant et al. 1999) — constitue la tâche de communication la plus essentielle des parents adoptifs (Wrobel et al. 2003).

Les parents adoptifs rencontrent des défis relativement au fait que l’histoire qui leur a été racontée comporte parfois des trous, faisant en sorte qu’ils ne peuvent répondre avec précision à toutes les interrogations de l’enfant (Krusiewicz et Wood 2001 ; Kranstuber et Kellas 2011). De plus, le fait de détenir des informations, au sujet des parents d’origine, potentiellement traumatisantes pour l’enfant — comme le fait d’avoir eu d’autres enfants dont ils ont la garde (Harrigan 2010) — peut représenter un dilemme pour plusieurs parents adoptifs, puisque ces informations pourraient provoquer le sentiment de ne pas avoir été désiré, d’avoir été trahi ou d’être responsable de son sort (Wrobel et al. 2003 ; Freeark et al. 2008). Enfin, les parents adoptifs doivent jongler avec les questionnements de l’enfant qui évoluent avec l’âge et décider du moment propice pour divulguer certains éléments (Krusiewicz et Wood 2001 ; Wrobel et al. 2003 ; Harrigan 2010 ; Brodzinsky 2011).

En somme, alors qu’ils doivent transmettre une histoire qui n’est pas la leur, les parents adoptifs vivent plusieurs sentiments contradictoires. En effet, afin de raconter à l’enfant comment il est entré dans leur vie, ce qui constitue un évènement très heureux pour eux, ceux-ci doivent dépeindre un lourd passé à l’enfant pouvant lui faire vivre des émotions négatives (Krusiewicz et Wood 2001). Comme les parents contrôlent la narration de l’histoire d’adoption, Gretchen M. Wrobel et ses collègues (2003) insistent sur le fait que des révélations tardives et un manque de transparence pourraient engendrer des effets néfastes sur la relation parent-enfant à l’adolescence.

Recueillir la parole d’enfants québécois adoptés et de leur fratrie

La présente contribution s’inscrit dans un projet de recherche visant à documenter la façon dont parents et enfants issus de deux configurations familiales différentes comprennent le sens des liens biologiques et sociaux dans leurs représentations de la famille. Ce projet s’est déroulé en plusieurs étapes : dans un premier temps, les parents ont été rencontrés dans le cadre de travaux antérieurs (Pagé 2012 ; Côté 2014 ; Côté et Lavoie 2019). Cinq ans plus tard, les mêmes familles ont été recontactées, avec leur accord, pour permettre à leurs enfants de participer à la seconde phase de l’étude. Les résultats concernant les enfants de familles lesboparentales avec donneur connu ont déjà été publiés (Côté et al. 2019). Le présent article concerne les enfants grandissant au sein de familles adoptives.

Dans la première phase, vingt-cinq parents — de vingt familles différentes — ont été rencontrés alors que l’adoption n’était pas encore finalisée. En 2015, dix-huit des vingt familles[3] ont été recontactées afin de solliciter la participation de leurs enfants. Parmi elles, seules cinq familles ont répondu à l’appel[4]. L’échantillon dont il est question dans le présent article est composé de sept parents, soit quatre mères et trois pères, ainsi que sept enfants, soit deux garçons et cinq filles, âgés de 5 à 10 ans. Les détails les concernant sont présentés dans le Tableau 1. Aucun des enfants adoptés n’a vécu avec ses parents d’origine.

Tableau I

Caractéristiques de l’échantillon

Caractéristiques de l’échantillon

-> Voir la liste des tableaux

Deux techniques complémentaires ont permis de recueillir le récit des enfants. D’une part, une adaptation de la cartographie circulaire développée par Margareta Samuelson et ses collègues. (1996) a permis d’imager leurs représentations de la famille. D’autre part, la cartographie a été mobilisée dans un entretien semi-dirigé pour situer la trame narrative de leur histoire familiale[5]. En fin d’entrevue, les questions abordaient les circonstances de l’arrivée de l’enfant dans sa famille adoptive. Les mots utilisés par les parents pour raconter à l’enfant l’histoire de son adoption étaient alors réutilisés : « Tes parents m’ont dit que tu n’as pas grandi dans le ventre de ta maman. Peux-tu m’en dire plus ? » Des questions pour faire ressortir les similitudes et les différences de sa famille par rapport à celle d’autres enfants du même âge étaient également posées à l’enfant.

Pour assurer la confidentialité des propos des enfants et leur liberté de parole, les enfants ont été rencontrés seuls. Bien que les parents aient consenti à la participation de leur enfant, l’assentiment de ces derniers a été recueilli, par le biais de formulaires spécialement développés pour eux (Côté et al. 2020a). En conformité avec l’approche centrée sur l’enfant, le dissentiment de l’enfant primait sur le consentement parental (Côté et al. 2020b). L’étude a obtenu l’approbation du comité d’éthique de la recherche de l’Université du Québec en Outaouais (Canada).

Les propos des enfants ont été enregistrés sur vidéo et transcrits intégralement. Ce corpus a été analysé de façon itérative, selon une analyse thématique (Braun et Clark 2006). Pour les fins du présent article, l’attention a été portée sur la manière dont les enfants expliquent leur adoption — ou celle de leur fratrie — ainsi que leurs liens familiaux. Les propos des enfants sont mis en relation avec ceux de leurs parents, recueillis cinq ans plus tôt, de manière à les situer dans leur contexte familial.

Les représentations de l’adoption et des liens familiaux

Signification de l’adoption

La plupart des enfants rencontrés ne réussissent pas à formuler une définition claire de ce qu’est l’adoption. Un des enfants a d’ailleurs la conviction de n’avoir jamais entendu ce mot. Ceci n’est pas étranger au fait que, lors de l’entrevue avec sa mère, cinq ans plus tôt, cette dernière préférait ne pas évoquer l’adoption de son enfant dans le futur, afin qu’il ne se sente pas différent de sa soeur, l’enfant biologique du couple. Cette intention ne s’est pas concrétisée, puisque l’enfant — sans associer ses propos au concept d’adoption — sait qu’il était « dans le ventre d’une autre personne [qui] ne pouvait s’occuper de [moi et qui m’a] donné » (Éric, 7 ans).

Les enfants rencontrés comprennent que l’adoption implique un changement de maison ou de famille. « Ça veut dire adopter quelqu’un pour qu’il soit dans notre famille » (Mélodie, 5 ans, adoptée). Une autre enfant rencontrée, en mesure de nommer clairement qu’elle et son frère n’ont pas grandi dans le ventre de la même mère et que son frère a été adopté, explique l’adoption en mentionnant que ce dernier vivait dans une autre maison avant d’intégrer sa famille adoptive. Enfin, une soeur adoptive explique l’adoption ainsi :

Ma mère biologique di[rait] : « Tenez, tenez ! Veuillez la garder, je suis malade. ». Ou je ne sais pas quoi. [Ma mère adoptive] me prendrait et elle dirait : « Oui, oui, je vais bien prendre soin d’elle, je vais faire comme si c’était mon enfant. ». Puis avant de quitter ma mère, si j’étais [adoptée], je lui ferais un gros câlin.

Annabelle, 7 ans

Il est intéressant de noter que ces enfants, pour la plupart, n’utilisent pas le terme « mère » ou « maman » pour parler de la mère d’origine, mais utilisent plutôt des termes plus distants, illustrant une absence de liens, comme la « madame » ou la « personne ». Ainsi, en réponse à une question lui demandant avec qui elle était avant d’arriver dans sa famille adoptive, Mélodie, 5 ans, répond : « Avec quelqu’un que je ne connaissais pas. Oui, mais j’étais dans son ventre. ».

Représentation des liens familiaux

Globalement, lorsque questionnés sur ce qui distingue leur famille de celle de leurs pairs, les enfants rencontrés évoquent soit des aspects tels que la composition familiale : « [Nos familles] sont différentes parce que […] ses parents sont séparés et pas moi. Elle a deux soeurs et moi, non » (Mikaelle, 6 ans, adoptée) ou le degré d’autorité : « Les règlements sont différents, [chez moi, il y en a] moins » (Nathan, 9 ans, adopté), soit ils ne perçoivent aucune différence. Bref, aucun n’identifie l’adoption comme trait distinctif de sa famille. Parallèlement, lors des entrevues avec les parents, ces derniers ont beaucoup insisté sur l’importance de considérer leur enfant adopté comme leur enfant à part entière, en ce sens qu’il n’est ni différent, ni moindre qu’un enfant qu’ils ont ou qu’ils auraient pu avoir de manière biologique. Une mère adoptive mentionne en parlant de ses enfants, adopté et biologique : « […] je les aime, y’a pas de différence […] j’en ai deux [enfants], […] je leur donne autant d’affection […] y’a PAS de différence sérieusement » (Agathe). Un père adoptif abonde dans le même sens lorsqu’il soutient : « Si [j’avais] mon propre enfant biologique, je [ne] vois pas qu’est-ce que je pourrais donner de plus. Je [ne] vois pas qu’est-ce que ça m’apporterait de plus. [sic] Je [ne] vois pas quel sentiment de plus [j’aurais envers lui] » (André).

Une seule des enfants rencontrés (Mathilde, 10 ans) nous parle de ses quatre mamans, en référence à sa mère d’origine — avec qui elle n’a jamais vécu, rappelons-le — et aux différentes mères d’accueil qui se sont succédées, jusqu’à son arrivée dans sa famille actuelle. Lorsqu’elle nous les présente pour nous raconter son histoire, elle indique que sa mère d’origine, qu’elle n’a vue qu’une seule fois, est sa « vraie maman ». Mathilde est également la seule à inclure ses quatre mamans dans sa cartographie circulaire, en les plaçant toutes parmi les membres de sa famille avec qui elle considère avoir une grande proximité affective. Cette représentation n’est sans doute pas étrangère au fait que ses parents actuels accordent une grande importance à la reconnaissance des origines culturelles de l’enfant, qui supposent que les enfants appartiennent à l’ensemble de la communauté et non pas à ses parents d’origine.

Du côté de la fratrie non adoptée, il est intéressant de noter qu’Annabelle, 7 ans, identifie un lien fraternel entre elle et le demi-frère biologique de sa soeur adoptée — parce qu’elle sait que la mère d’origine de sa soeur attend un nouvel enfant — et ce, malgré l’absence d’un lien de sang entre eux. Ce lien se limite à cet enfant à naître, qu’elle identifie comme son « demi-demi-petit-frère », alors qu’elle ne conçoit aucun lien entre elle et les autres membres de la famille d’origine de sa soeur, qui sont pourtant connus de cette dernière. Annabelle ajoute « Donc, c’est comme un frère que je ne vois jamais ».

Aussi, la fratrie non-adoptée identifie des éléments qui les distinguent de leur fratrie adoptée, tels que les différences physiques, culturelles ou dans leur trajectoire de vie ; pourtant, elle ne sous-entend en aucun moment que le lien les unissant est moindre pour autant.

Pour une des mères interrogées, l’entrevue lui a fait réaliser que sa famille est différente de celle de son fils, qui maintient des contacts avec son père d’origine :

Ma famille à moi, c’est mon conjoint, c’est mon fils, p[u]is c’est mes parents, mes beaux-parents, p[u]is c’est mes frères, ma soeur, bon, tout ce qui est plus conventionnel. Mais [mon fils] aura le choix de dire que sa famille pourrait inclure son père et je trouve ça totalement normal. Comme je trouverais ça normal qu’il décide que ça ne le soit pas. Ça dépendra de son propre cheminement. Et pour moi, ça [ne] m’enlèvera rien. Que son père biologique fasse partie de sa conception de sa famille ou non. Pour moi, ça [ne] me menace en rien. Ça [ne] m’enlève rien. Ça ne me donne rien de plus. Mais pour moi, son père ne fait pas partie de ma famille.

Définition du rôle parental

Sans pouvoir l’expliquer, les enfants adoptés rencontrés considèrent qu’il y a une différence entre leur mère d’origine et leur mère adoptive. Seule Mikaelle, 6 ans, mentionne que c’est parce que leurs rôles auprès d’elle sont différents : « C’est différent parce que ma mère, c’est qu’elle s’occupe de moi plus. ». Et en réponse à la question visant à savoir si elle considère sa mère d’origine comme une maman : « Non parce qu’elle ne s’occupe pas de moi, elle ne me fait pas mes lunchs, elle ne fait rien. ». Par ailleurs, elle ne souhaite pas non plus inclure sa mère d’origine dans sa cartographie circulaire lorsque nous lui en offrons la possibilité, « parce que je ne l’ai jamais vue », nous dit-elle. Elle ajoute : « Mais je l’ai vue un peu, mais j’étais bébé et mes yeux étaient fermés donc je ne l’ai pas vraiment vue [rires]. ».

Ce discours est en forte résonance avec celui des parents, rencontrés cinq ans plus tôt. En effet, cette notion de prendre soin de l’enfant dans le quotidien occupe une place prépondérante dans leur discours, étant l’élément principal permettant de légitimer leur sentiment d’être le parent de l’enfant qu’ils accueillent, alors que ce dernier n’est pas encore légalement adopté. Un papa adoptif illustre ce propos alors qu’il aborde la fierté qu’il a ressentie lorsqu’il a constaté ses progrès au niveau de son développement et de son comportement :

Tu te dis : « […] j’pense qu’on a réussi à faire quelque chose de bien avec [lui] » […] mais il y avait vraiment un sentiment de fierté en arrière de tout ça, de l’avoir vu grandir et j’imagine que tous les parents ressentent ça [à] un moment donné. P[u]is, j’pense que c’est vraiment ça qui a créé l’attachement. [sic]

Michel

L’histoire des circonstances entourant l’arrivée de l’enfant dans la famille menant à l’adoption

Les récits des enfants pour représenter les circonstances faisant en sorte qu’eux-mêmes ou leur fratrie adoptée n’ont pas pu demeurer avec leur mère d’origine sont imagés. Notamment, certains enfants parlent d’une incapacité de la mère d’origine à prendre soin de son enfant, ce qui est également fortement présent dans le discours des parents adoptifs. Certains enfants ont évoqué la maladie comme motif pour expliquer cette incapacité. En parlant de sa soeur adoptée, Annabelle, 7 ans, raconte : « Sa maman biologique était malade et elle ne pouvait pas garder tous ses enfants. ». Quant à Mathilde, 10 ans : « Ma mère était malade ou je ne sais pas. Mon père m’a dit que, quand les mamans sont malades, les enfants doivent aller en quelque part d’autre [sic] [ailleurs] pour ne pas que les enfants attrapent la maladie de leur maman. ». Certains parents rencontrés avaient d’ailleurs un discours très tranché et dur à l’égard des parents d’origine, soulevant le danger potentiel pour les enfants de les laisser dans le milieu d’origine. Par exemple, une mère s’exprime ainsi, en s’appuyant sur les propos des intervenantes et des intervenants de la protection de la jeunesse alors qu’elle-même n’a jamais rencontré les parents d’origine : « […] une chance qu’il n’a pas été élevé dans son milieu, cet enfant-là, parce qu’il serait [un] légume. » (Agathe).

Par ailleurs, les histoires sont différentes selon que l’enfant ait transité par une famille d’accueil temporaire ou soit arrivé dans sa famille adoptive directement de l’hôpital après sa naissance. Mikaelle, 6 ans, qui a vécu quelques semaines en famille d’accueil avant d’arriver dans sa famille adoptive, raconte : « Je sais comment ça se passe être adopté. C’est quelqu’un qui était à l’hôpital et là il m’amène dans une garderie jusqu’à temps qu’il trouve des parents. ». Ainsi, comprenant qu’il s’agissait d’un placement temporaire, peut-être qu’elle se réfère à un concept connu, soit celui d’une garderie où un autre adulte prend soin des enfants pendant que leurs parents ne sont pas disponibles, pour faire sens de cet épisode de sa propre histoire de vie. Il est possible, par ailleurs, que cette histoire lui ait été présentée comme telle par ses parents adoptifs, pour lui expliquer à partir de concepts qu’elle est en mesure de comprendre.

Il semble important, pour les parents adoptifs rencontrés, de raconter que les donneurs de soin qui les ont précédés dans la vie de l’enfant, comme les parents d’accueil, en ont bien pris soin. Par exemple, André considère que, grâce à la mère d’accueil qui l’a précédé, sa fille a bénéficié d’un bon départ dans la vie, puisqu’elle a été investie par cette femme et mise en confiance face au monde extérieur. Ce dernier valorise également le fait que la mère d’origine a signé un consentement à l’adoption, ce qu’il a qualifié comme un geste de courage, d’amour et de reconnaissance de ses limites personnelles et de ce qu’il y a de mieux pour son enfant. Pour Michel, le fait que le père d’origine de son fils ait reconnu la légitimité du projet d’adoption et leur place, à sa conjointe et à lui, comme vrais parents de son fils a facilité, dans ce cas, qu’il lui accorde son respect.

La différence dans l’adoption défendue par la fratrie non adoptée

Lorsqu’ils sont questionnés par rapport à leurs différences avec les autres enfants du même âge, les enfants adoptés de notre échantillon n’évoquent pas leur statut d’adopté. Cependant, la fratrie non adoptée raconte être blessée par les commentaires que leurs pairs peuvent poser à l’égard de leur fratrie adoptée.

[Une autre petite fille de sa classe] dit toujours que ses yeux [sont] bizarres et ils disent toujours que c’est une Chinoise à cause de ses yeux. Là, je suis comme : « Mais non ! Elle vient de [nom de la région d’où vient sa soeur] ! ». Ils comprennent, mais après ils oublient. Donc ce n’est pas très facile. Puis, je l’ai dit au moins cent fois à des personnes. […] Ça me fait un peu de peine, ça me rend triste. Parce que c’est comme s’ils riaient d’elle.

Annabelle, 7 ans

L’autre fois, mon amie elle m’a dit [que mon frère] avait été dans un orphelinat, mais c[e n]’est même pas vrai. [Question : « Et toi, qu’est-ce que tu lui as répondu ? »] Que ce n’était même pas vrai et j’ai commencé à pleurer.

Julie, 5 ans

Les constats de l’étude

Les enfants rencontrés dans le cadre de la présente étude ont permis d’établir un certain nombre de constats quant à leurs représentations de l’adoption et de la famille. D’une part, malgré une difficulté à clairement définir ces concepts, ils savent que l’adoption implique la transition successive de l’enfant entre plusieurs adultes pouvant s’occuper de lui, pour finir sa route au sein d’une famille qui sera la sienne, ce qui correspond à la compréhension de l’adoption que se font généralement les enfants dès l’âge préscolaire (Brodzinsky 2011). Cependant, à l’instar du discours de psychologues experts de l’adoption (Brodzinsky 2011 ; Pinderhugues et Brodzinsky 2019), les enfants plus âgés de l’échantillon (9 et 10 ans) ne semblaient pas ressentir de la colère face à leurs parents d’origine en raison de leur adoption. Il semble donc, comme l’a constaté Elsbeth Neil (2012), que les enfants rencontrés n’ont pas beaucoup réfléchi aux enjeux de leur adoption dans leur construction identitaire. De plus, même si Mathilde (10 ans) identifie sa mère d’origine comme sa « vraie maman », comme peuvent le faire les enfants de son âge en vue d’identifier les liens du sang (Mason et Tipper 2008), elle ne remet pas pour autant en question son appartenance à sa famille adoptive.

Quant aux parents adoptifs, les résultats présentés montrent que dès les premiers moments où ils accueillent l’enfant qui deviendra le leur, ils adoptent un narratif qui insiste sur l’absence de distinction entre l’enfant biologique et l’enfant adopté, refusant catégoriquement d’accorder une quelconque importance à l’absence du lien de sang. Ce résultat rejoint les conclusions du sociologue canadien David H. Kirk (1984), qui estime qu’en l’absence de modèle de rôles permettant de définir les attentes sociétales à l’égard de la parentalité adoptive, les parents adoptifs se positionnent sur un continuum, allant du rejet à l’acceptation de leur différence par rapport à la parentalité biologique. Afin de faciliter l’intégration de l’enfant dans la famille et le sentiment que l’enfant est le leur, Kirk (1984) prétend qu’il est préférable que les parents adoptifs se situent davantage dans le pôle du rejet de la différence en début de parcours. Par la suite, la transition des parents adoptifs vers une plus grande acceptation de la différence leur permet de faire preuve d’ouverture quant aux origines de l’enfant ; cette capacité d’empathie à l’égard du vécu de l’enfant contribue au développement sain de son identité et à lui assurer une stabilité et une cohérence familiales (Brodzinsky 2006 ; Neil 2012).

Pour les enfants rencontrés, au-delà du lien juridique ou du lien de sang, la parenté se définit par sa pratique, ce que soulignent aussi les anthropologues et sociologues de la famille (Neyrand 2007 ; Weber 2013). Leurs parents sont les adultes avec qui ils habitent, qui les aiment et qui prennent soin d’eux au quotidien. Les plus jeunes de l’échantillon, soit ceux âgés de 7 ans ou moins, n’identifient pas leurs parents d’origine comme leurs « maman » et « papa ». En fait, les pères d’origine sont absents du discours des enfants, un résultat similaire à celui observé par Neil (2012). Quant aux mères d’origine, elles sont désignées par des termes neutres ou étrangers, qui les distancient affectivement des enfants. Il est possible que ce soit parce que ces enfants ne connaissent pas leurs parents d’origine, car ils n’ont jamais été en contact avec eux, ayant été retirés de leur milieu familial comme jeunes poupons et les parents ne s’étant pas présentés aux contacts après le placement. À l’inverse, les deux enfants qui nous ont parlé d’un parent d’origine en utilisant les termes « papa » ou « maman » sont ceux qui ont maintenu des contacts avec ce parent après l’adoption. Par ailleurs, il est aussi possible qu’en l’absence de contact, les parents adoptifs soient moins portés à parler à leurs enfants de leurs origines (Brodzinsky 2006 ; Neil 2009).

La difficulté à faire preuve d’une ouverture face aux origines de l’enfant adopté s’explique probablement par une adhésion plus forte à la perception occidentale de l’exclusivité de la filiation et de l’exercice de la parentalité (Ouellette 2005). Il est clair que le discours des parents adoptifs influence le récit de leurs enfants (Nordqvist 2012 ; Côté et al. 2019 ; Gartrell 2021). Ainsi, les enfants rencontrés reprennent les mêmes images que leur ont transmises leurs parents sur les circonstances de leur arrivée dans la famille. D’une part, ce narratif est construit à partir des informations transmises par les intervenants en protection de la jeunesse. D’autre part, il est aussi teinté du discours social concernant l’adoption (Wegar 2000). Ainsi, le retrait de l’enfant de son milieu familial d’origine est caractérisé à la fois d’éléments positifs, comme le fait de consentir à l’adoption comme geste d’amour et de lucidité du parent d’origine, et d’éléments négatifs, liés à la négligence ou la maltraitance dans le milieu familial d’origine ayant mené au retrait de l’enfant de ce milieu (Wrobel et al. 2003 ; Freeark et al. 2008 ; Harrigan 2010).

Le fait de souligner les difficultés des mères d’origine, en tant qu’incapacités chroniques, permet aux parents de transmettre un narratif cohérent pour expliquer qu’il était dans le meilleur intérêt de l’enfant de « changer » de famille. Tant dans le présent projet de recherche que dans une récente étude menée auprès des parents d’accueil « Banque-mixte », il semble que ce narratif contribuerait à réduire le sentiment de culpabilité ressenti par ces derniers. En effet, le contexte de planification concurrente dans lequel ils se situent, bien malgré eux, en acceptant de jouer le rôle de famille d’accueil à l’arrivée de l’enfant, accentue le sentiment de compétition qu’ils éprouvent face aux parents d’origine, alors que les services de protection de la jeunesse poursuivent à la fois la tentative de réunification familiale et le projet d’adoption (Chateauneuf et al. 2021).

Par ailleurs, notre étude soulève un constat intéressant concernant la part du récit d’adoption sur les autres milieux où l’enfant a transité avant de se retrouver dans son milieu d’adoption. En effet, le discours des enfants fait état de soins bienveillants à leur égard avant leur arrivée dans leur famille adoptive. Sachant qu’il ne s’agit pas de souvenirs, puisque les enfants n’étaient que des bébés lors de leur passage dans ces milieux, nous en déduisons que cela fait partie du récit tel que raconté par les parents adoptifs. Nous croyons qu’il s’agit là d’une manière de minimiser la fausse croyance qu’ont certains adoptés d’avoir été de « mauvais bébés » (Neil 2012), les rendant donc responsables du fait d’avoir été abandonnés. C’est possiblement une manière aussi de minimiser les aspects négatifs de l’expérience d’adversité qui a mené à l’adoption, en mettant plutôt l’accent sur les soins et l’amour qui ont été prodigués par les autres donneurs de soins.

La présente étude innove également en ce sens qu’elle réunit le discours d’enfants adoptés, de leurs parents adoptifs et de leur fratrie adoptive. Une cohérence a été observée entre les enfants grandissant au sein d’une même famille, et ce, malgré leur différence de statut : l’un comme enfant adopté et l’autre comme enfant biologique. Il est intéressant de noter la facilité avec laquelle les enfants de la fratrie adoptive identifient des liens filiaux avec la fratrie biologique de leur fratrie adoptée, alors qu’il n’en existe pas réellement (Edwards et al. 2005). Par ailleurs, ces liens ne font pas en sorte de les inscrire entièrement dans la même lignée généalogique, puisqu’ils ne considèrent pas partager des liens avec les grands-parents ou les oncles et tantes d’origine de la fratrie adoptée. Cette compréhension différenciée des liens familiaux est aussi observée chez les parents adoptifs, qui insèrent l’enfant dans leur lignée généalogique sans pour autant y laisser entrer les membres de sa famille d’origine, à l’image du caractère plénier de l’adoption (Ouellette 2005). Ainsi, il est intéressant de noter que les membres d’une même famille peuvent considérer avoir des lignées familiales différentes.

Enfin, alors que les enfants rencontrés par Neil (2012) évoquent des émotions négatives à l’égard de commentaires de leurs pairs à propos de leur statut d’adopté qui peuvent être vécus comme des microagressions (Baden 2016), cela n’est pas ressorti de la part des adoptés dans la présente étude, mais semble plutôt être un poids ressenti par la fratrie adoptive.

Conclusion

Le présent article contribue à mieux comprendre les représentations d’enfants québécois adoptés quant à l’adoption et leur famille, en les ayant mis en relation avec le discours des autres membres de la famille adoptive. L’approche centrée sur l’enfant a permis l’accès à un discours spontané, authentique et inédit provenant de jeunes, experts de leur vécu. Bien que les parents adoptifs contrôlent les échanges relatifs au récit d’adoption au départ, ce dernier ne leur appartient pas, puisqu’il appartient ultimement à l’enfant.

Cela dit, la présente étude comporte certaines limites. Premièrement, la petite taille de l’échantillon limite la portée des résultats. Aussi, le recrutement d’enfants adoptés fut ardu, alors que seulement cinq des 18 familles rencontrées lors de la première phase de l’étude ont répondu à l’appel pour la seconde phase. Ce fort taux d’attrition, similaire à Neil (2012), peut s’expliquer par la crainte des parents adoptifs que l’entrevue engendre des émotions négatives chez leur enfant ou encore qu’elle suscite de nouveaux questionnements quant aux origines auxquels les parents ne seraient pas préparés à répondre. Enfin, bien que certains enfants rencontrés étaient très volubiles, d’autres ont été plus timides ou affectés par le sujet de leur adoption, faisant en sorte que leur discours fut peu élaboré.

Dans l’optique de poursuivre le développement des connaissances quant aux représentations des enfants de l’adoption et de leur famille, il serait pertinent d’orienter les études futures sur l’expérience d’adoption vers la perspective des enfants adoptés et d’évaluer l’influence concrète des récits d’adoption qui leur sont racontés sur leur identité, leur bien-être et sur le fonctionnement de la famille. Enfin, il serait intéressant de comparer l’histoire vécue par les parents d’origine à celle racontée par les parents adoptifs, et ensuite à celle comprise par l’enfant, ou encore d’évaluer le type d’attachement de l’enfant avec les parents adoptifs selon le récit d’adoption qu’ils lui ont raconté.