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La façon dont les rapports familiaux sont affectés par la migration et se recomposent dans l’espace transnational a attiré l’attention de nombreux chercheurs au cours des trente dernières années. Ces études abordent la manière dont la distance trouble les liens de parentalité et notamment, les liens entre les mères migrantes et les enfants qu’elles laissent à la maison (left behind) (Hondagneu-Sotelo et Avila 1997 ; Parreñas 2005 ; Oliveira 2020). Elles analysent la façon dont les immigrées qui prennent soin des enfants et des personnes âgées dans les pays du Nord, délèguent la tâche du soin (care) de leurs enfants et des personnes âgées à leur charge aux femmes de leur pays d’origine qui n’émigrent pas, dans le cadre de « chaines globales du soin » (global care chains) (Parreñas 2001 ; Ehrenreich et Hochschild 2002). Une autre branche de la littérature étudie la famille transnationale dans un sens plus large, s’intéressant à la fois aux relations inter- et intra-générationnelles au sein de familles étendues (Merla et al. 2020), à la paternité transnationale (Majella et al. 2013), aux rapports entre les membres d’une fratrie (Baldassar et Brandhorst 2021) et à la prise en charge transnationale des personnes âgées (Zontini 2007). Cependant, ces changements des rapports familiaux ont premièrement été appréhendés en donnant la voix aux parents, surtout aux mères et, de façon minoritaire, aux enfants (Parreñas 2005 ; Fogel 2007 ; Razy et Baby-Collin 2011 ; Grysole 2020). Peu d’études ont abordé le rapport entre grands-parents et petits-enfants dans l’espace transnational et à l’aune de la migration (Trémon 2011). Pourtant, examiner ces relations permet de saisir dans leur complexité les mécanismes de la transmission intergénérationnelle de l’histoire familiale, de la parenté, ainsi que de l’appartenance. En se focalisant sur le rapport des petits-enfants d’émigrés à l’histoire familiale, on saisit à quel point cette dernière n’est pas un héritage allant de soi, qui serait léguée tel un objet de génération en génération. Elle apparaît plutôt comme le résultat de la volonté conjointe de transmettre des éléments de l’histoire familiale, de la part de certains émigrés, et de la volonté de certains petits-enfants d’assimiler des fragments de cette histoire, dont ils se servent pour construire leur propre identité. Reste à comprendre de quelle manière, en s’appropriant l’histoire familiale, les petits-enfants d’émigrés contribuent à la façonner et comment ce processus influence les rapports de parenté au sein de familles transnationales.

Pour répondre à ces interrogations, cet article étudie le lien de Chiliens descendants d’émigrés italiens à leurs grands-parents et analyse leur relation à l’histoire familiale. Dans un premier temps, il introduit les caractéristiques de la migration reliant la région italienne du Trentin au Chili (1 et 2). Ensuite, il essaie de comprendre les mécanismes de transmission de l’histoire familiale au sein de familles issues de cette migration et les processus par lesquels les descendants d’émigrés s’en approprient (3). Pour finir, il analyse la manière dont les rapports familiaux sont affectés et remodelés par la mobilité à rebours des petits-enfants d’émigrés (4).

Une migration longue de 150 ans

Les parcours migratoires et familiaux étudiés dans cet article ont comme point de départ le Trentin, une région de l’Italie du nord-est. Région frontalière entre l’Italie et l’Autriche, elle était jusqu’en 1919 une province de l’Empire austro-hongrois et a été cédée à l’État italien à la fin de la Première Guerre mondiale. Comme toutes les zones alpines, le Trentin a été caractérisé par la mobilité de ses habitants au fil des siècles (Viazzo 1989 ; Fontaine 1998 ; Albera et Corti 2000). La migration interne saisonnière de l’époque moderne s’est « prolongée », dès la moitié du XIXe siècle, en une émigration internationale de masse en direction des Amériques, d’Australie et des pays d’Europe du Nord.

Au cours des années 1950, alors que le Trentin avait été durement touché par les deux guerres mondiales, deux expéditions collectives partirent à destination du Chili, dans le cadre d’un partenariat entre le Trentin et le gouvernement chilien. Ces expéditions étaient l’effet conjoint de la pression migratoire du Trentin et de la volonté du Chili de peupler des terres « vierges », les mettant sur le marché international. Véritables « transferts » de familles paysannes, ces expéditions se dirigèrent vers des terrains près de la ville de La Serena. La seconde eut une issue catastrophique, car les terres vendues aux colons étaient en réalité impossibles à cultiver. Plus tard, il a été prouvé que les autorités chiliennes savaient que ces terres étaient désertiques, pierreuses et non irriguées, et que la vente de celles-ci relevait d’une fraude (Groselli 2011). Nombre de familles qui avaient tout vendu dans le Trentin pour partir au Chili, se retrouvèrent dans l’indigence. Ainsi, la Province autonome de Trente[1] a mis en place, dès les années 1970, plusieurs mesures à l’intention de ces émigrés « sacrifiés » au Chili : une école italienne à La Serena, des bourses d’études de l’Université de Trente pour les descendants d’émigrés et, surtout, des programmes généreux d’aide au retour.

L’émigration trentine, comme l’émigration italienne dans son ensemble (Sanfilippo 2001), a toujours été caractérisée par des formes de retour. Au fil du temps, les familles trentines ont intégré la mobilité et la distance, l’absence et le retour comme parties constitutives de leur mode de vie, si bien qu’elles ont développé une sorte de « culture de la mobilité » (Albera et Corti 2000) transmise de génération en génération. Celle-ci implique une acceptation de la mobilité comme fait ordinaire de l’existence et la capacité à utiliser le mouvement comme une ressource, à la fois pour intégrer l’économie domestique et pour répondre aux situations de crise.

Les « retours » d’émigration sont facilités par la loi italienne sur la nationalité qui, à son tour, est profondément influencée par l’important passé migratoire du pays (Pastore 2004). En effet, selon des estimations approximatives, les personnes d’origine italienne résidant en dehors des frontières nationales seraient environ 60 millions, l’équivalent de la population nationale. La loi italienne de la nationalité se fonde sur une vision « totalisante » du droit du sang : le lieu de naissance et la résidence ont une importance limitée pour déterminer la nationalité d’un individu, alors que son origine familiale est primordiale. Cela explique pourquoi la nationalité italienne se transmet indéfiniment entre générations, sans conditions temporelles ou spatiales : on ne peut la perdre que si l’on y renonce formellement. Cette loi permet donc aux descendants d’émigrés nés à l’étranger de maintenir ou d’acquérir la nationalité italienne sans limite de génération, pourvu qu’ils prouvent un lien de filiation directe avec un aïeul ayant quitté l’Italie depuis son unification, en 1861.

Des parcours migratoires transgénérationnels

Acquérir la nationalité des grands-parents comme stratégie pour émigrer

Entre 2010 et 2019, je suis allée à la rencontre de Chiliens, petits-enfants d’émigrés trentins, à la fois dans le Trentin et au Chili. Je vais présenter les parcours de quatre d’entre eux : Tomàs et Diego, que j’ai rencontrés à Trente, où ils fréquentent l’Université grâce à une bourse d’études octroyée par la Province ; Fadi et Dina, que j’ai rencontrés à Santiago.

Tomàs, 28 ans, est le petit-fils, par voie maternelle, d’un couple d’émigrés trentins installés à La Serena ; ses grands-parents paternels sont Chiliens. Ses parents se sont séparés quand il était petit. En parlant de sa famille, Tomàs met en avant son origine régionale plutôt que son origine nationale :

Ma mère est Trentine, [...] je veux dire, Italienne, mais née au Chili. La figure des grands-parents, dans ma famille, a toujours été très forte. Mon grand-père a toujours été la figure paternelle et même si ma mère est parfaite, ma grand-mère était aussi comme une autre maman. J’ai toujours été avec eux. Je me sens plus proche d’eux que de ma famille paternelle, car je n’ai rien partagé avec eux. J’ai toujours assisté aux fêtes des Trentins quand j’étais enfant. C’est la même chose qu’ici : il y a tous les grands-parents qui jouent de l’accordéon, on mange tous ensemble... on chante... Mais il est difficile de définir ce que venir vivre en Italie représente pour moi, parce qu’en fin de compte, je suis Chilien. Tout d’abord je suis Chilien ; ensuite c’est vrai que mes grands-parents n’ont jamais voulu demander la nationalité chilienne, ils ont toujours eu la carte d’identité pour étrangers. Mais je ne sens pas que c’est un retour pour moi... J’ai les deux nationalités et je m’identifie aux deux, mais je suis Chilien avant tout, j’adore mon pays.

Tomàs illustre l’importance des liens de proximité avec la culture régionale de ses grands-parents, tissés au sein de relations familiales étroites, imprégnées d’une intense affectivité. Cependant, ces liens n’engendrent pas un sentiment d’appartenance nationale au pays de ses grands-parents. Il s’agit plutôt d’un sens de familiarité avec la culture régionale du Trentin. Aussi, si Tomàs connaissait quelques mots du dialecte trentin, que ses grands-parents parlaient à la maison, il ne parlait pas l’italien avant de partir pour Trente. Il a aussi dû demander à acquérir la nationalité italienne avant de partir, car sa mère ne l’avait jamais inscrit au bureau de l’État civil du Consulat italien.

L’acquisition de la nationalité italienne est donc un bénéfice qui découle des liens de Tomàs avec ses grands-parents. Cependant, la valeur de cette nationalité réside pour lui surtout dans la possibilité d’avoir accès à un passeport lui permettant de rentrer en Europe en tant que citoyen de l’Union européenne, dans une logique de mobilité sociale internationale.

L’appréhension utilitariste de la nationalité italienne est aussi le fait de Diego, un Chilien de 26 ans, originaire de Coquimbo. Le grand-père paternel de Diego était trentin. Il a émigré jeune avec son père (l’arrière-grand-père de Diego) et ses trois frères, dans le cadre de l’une des expéditions des années 1950. Il a épousé une femme chilienne à La Serena, dont il a eu quatre enfants. Diego n’a pas connu ses grands-parents paternels, car ils sont décédés bien avant sa naissance. À la mort du grand-père trentin de Diego, le père de ce dernier arrête de fréquenter ses connaissances italiennes. Une tante de Diego, la soeur aînée de son père, est la seule à garder des liens avec la communauté trentine au Chili et avec la famille restée dans le Trentin. Diego ne savait pas parler l’italien ni le dialecte trentin avant de partir pour l’Italie. De même, son père ne possédait pas la nationalité italienne et n’en avait jamais fait la demande pour Diego. C’est Diego qui a fait les démarches pour l’obtenir quand il a demandé une bourse d’études de la Province de Trente.

Je n’ai jamais eu beaucoup de contacts avec l’Italie. J’avais obtenu mon diplôme universitaire et je voulais quitter le Chili. Je pensais à l’avenir et je me suis dit que je pourrais avoir un passeport italien, cela me permettrait d’entrer sans problème dans la Communauté européenne. […] En famille, nous savions que nous pouvions avoir la descendance par le sang, que c’est facile : tu vas au Consulat avec l’acte de naissance de ton grand-père, tu donnes la somme d’argent que l’on te demande et on te donne ton passeport.

Tomàs et Diego ont donc utilisé le statut juridique privilégié dont ils ont hérité de leurs grands-parents pour réaliser une nouvelle émigration à destination du pays d’origine de ces derniers et, plus largement, de l’Europe. La distinction entre manières d’être et manières d’appartenir développée par Peggy Levitt et Nina Glick-Schiller peut nous aider à comprendre la double identification des descendants d’émigrés trentins, qui sont Italiens sur le papier tout en se sentant premièrement Chiliens (Levitt et Glick Schiller 2004). Être et appartenir ne se superposent pas toujours dans le champ de relations transnationales dans lequel évoluent les petits-enfants d’émigrés.

Choisir une lignée familiale au sein de familles aux origines multiples

La nationalité « héritée » des grands-parents est juste l’un des éléments qui constituent la relation des petits-enfants d’émigrés à leurs origines familiales. Cette relation est souvent caractérisée par le choix de s’identifier à une lignée plutôt qu’à une autre.

C’est ce qu’explique Fadi, un Chilien de 44 ans, né à La Serena, qui est le petit-fils d’émigrés trentins du côté maternel et d’émigrés syriens et libanais du côté paternel. Sa mère a émigré du Trentin avec ses parents quand elle était enfant, en 1952, dans le cadre de l’une des expéditions collectives.

Je suis à moitié Trentin, ma mère est Italienne du Trentin. Je cultive davantage mes origines italiennes car mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune et avec mon père je n’avais pas une bonne relation. Ma mère a dû nous élever toute seule. […] En 2004, j’ai obtenu une bourse d’études de la Province de Trente, destinée aux descendants d’émigrants. Depuis que je suis enfant, je voulais aller étudier en Italie, à Trente. Parce que, dès le plus jeune âge, on ressent un lien avec sa patrie, parce que tes parents te le transmettent. Cela dit, je me sens juste Trentin, je ne me sens pas un citoyen européen. […] La nationalité italienne, on me l’a transmise, je n’en ai pas fait la demande. J’ai toujours su que j’étais Italien. Pour moi, elle ne représente que la possibilité d’entrer en Italie plus facilement, de ne pas faire de queue quand j’arrive à l’aéroport. Mais ce n’est pas une appartenance. Pour moi, l’appartenance est dans les valeurs, dans le dialecte que l’on parle à la maison, dans la valeur qu’on attache à la parole donnée, dans ces valeurs, qui sont les valeurs du Trentin que l’on connaît partout.

Le sentiment d’appartenance, pour Fadi aussi, est donc lié à la culture régionale de ses grands-parents, plus qu’à la Nation italienne. L’appartenance, pour lui, semble être une question de choix, qui revient à se saisir de certains « traits culturels » supposément liés à la culture trentine, qu’il construit en tant que tels par son discours même et qu’il considère comme différentiels par rapport à la population chilienne.

Être un Trentin au Chili signifie hériter du sens de responsabilité, surtout concernant le travail. Les premières générations de Trentins qui sont arrivées au Chili étaient très attachées à la famille, à Dieu et au travail. Maintenant, le travail toujours, la famille plus ou moins, Dieu plus ou moins. Mais la valeur du travail demeure : l’effort, le dépassement, être un entrepreneur, faire sa propre fortune. Le Chilien du Trentin, à mon avis, est un homme parfait. Il a une façon de penser culturellement différente de celle des Chiliens.

Suivant le discours de Fadi, on hérite d’une origine régionale, de valeurs qui la caractérisent, comme on hérite d’une nationalité. Cet héritage, cependant, est un parmi d’autres dans des familles aux origines variées, comme le sont souvent les familles chiliennes. Ceci implique que la transmission d’un héritage familial des grands-parents immigrés aux petits-enfants nés sur le continent américain, n’est pas aussi mécanique que le laisse entendre Fadi. Elle relève plutôt d’une double action volontaire : celle de transmettre, de la part des grands-parents et celle de s’approprier de ce qui est transmis, de la part des petits-enfants. Les petits-enfants peuvent donc, en quelque sorte, choisir parmi les quatre héritages potentiellement différents de leurs grands-parents, de quel héritage familial se saisir.

C’est exactement ce que révèle le récit de Dina. Son parcours vers la double nationalité s’inscrit dans une démarche volontaire et pavée d’effort, à la différence des trajectoires citées plus haut. Dina est née d’un père argentin d’origine trentine et d’une mère Chilienne, fille de Chiliens. La grand-mère paternelle de Dina, Elsa, est arrivée en Argentine avec ses frères, en provenance du Trentin, le jour de Noël de 1930. En Argentine, elle a été accueillie par une famille de connaissances trentines, composée d’un homme arrivé en 1887 (quand le Trentin était encore austro-hongrois), de son épouse et de leurs enfants. Elsa a fini par se marier avec l’un des fils de cette famille : un Argentin fils d’un émigré trentin, le grand-père de Dina. Quand ce dernier est décédé, sa grand-mère est allée vivre avec la famille de Dina, qui résidait au Chili. Les grands-parents de Dina ne parlaient que le dialecte trentin et Dina regrette de ne pas avoir pu apprendre l’italien en famille : elle ne l’a appris qu’une fois adulte. Elle a aussi développé très tôt un intérêt pour l’histoire et la culture de sa grand-mère, contrairement à son père, le fils de celle-ci.

À la différence des cas de Tomàs, Diego et Fadi, pour Dina l’acquisition de la nationalité italienne relève de la volonté de s’inscrire dans l’histoire familiale et, encore plus, de la réparer. En effet, Dina a toujours été très proche de sa grand-mère et s’est en quelque sorte imprégnée de son parcours. Quand Elsa a émigré, elle avait à peine 18 ans et ne voulait pas partir. Ses parents l’y ont contrainte parce qu’ils n’arrivaient pas à l’entretenir. Elle, qui n’était jamais sortie de son village, s’est retrouvée au milieu de la pampa argentine chez des gens qu’elle ne connaissait pas.

C’est justement pour compenser cette histoire douloureuse dont elle se sent proche, que Dina a décidé de demander la nationalité italienne, tout en n’ayant pas l’intention d’aller vivre en Italie, ne fut-ce que pour une courte période.

Le lien avec l’histoire de ma grand-mère, avec ses racines, pour moi est très important. C’est une force incroyable. […] J’ai obtenu la nationalité italienne après huit ans de démarches auprès du Consulat. Mes enfants aussi ont la nationalité italienne maintenant. Je suis Italienne, Argentine et Chilienne. […] Cette nationalité pour moi est importante, non pas pour un passeport qui ne me sert qu’à ne pas faire la queue quand je descends de l’avion, mais pour moi. C’est l’histoire, me sentir Italienne, avoir eu la nationalité après tant d’effort, c’était comme la reconnaissance, de la part du Trentin, de l’histoire de ma grand-mère. L’obtention de la nationalité a été comme un prix : me sentir reconnue comme une Trentine après une émigration ancienne.

Pour Dina l’acquisition de la nationalité italienne est donc une reconnaissance de l’histoire d’Elsa. Cependant, pour acquérir cette nationalité, elle a dû faire recours aux origines de son arrière-grand-père, le beau-père d’Elsa et non pas à celles d’Elsa. En effet, Dina a bénéficié d’une loi spécifique, la Loi 379 du 20 décembre 2000, qui reconnaît la nationalité italienne aux personnes nées dans les territoires italiens qui appartenaient à l’Empire austro-hongrois (comme le Trentin) et qui ont émigré à l’étranger avant leur cession à l’État italien, ainsi qu’à leurs descendants. L’arrière-grand-père de Dina, émigré du Trentin en 1887 en tant que sujet de l’empire austro-hongrois peut être reconnu comme Italien en vertu de cette loi et transmettre sa nationalité (posthume) à ses descendants. En revanche, Elsa, émigrée en 1930 en tant que citoyenne italienne, n’a pas pu transmettre sa nationalité à sa petite-fille. En effet, jusqu’à l’entrée en vigueur de la Constitution de la République italienne en 1948, la loi italienne de la nationalité ne permettait pas aux femmes de transmettre leur citoyenneté à leurs enfants. De plus, jusqu’à ce que des modifications soient apportées au Code de la famille en 1975, les femmes italiennes perdaient leur nationalité si elles épousaient un citoyen étranger. À double titre, donc, Elsa ne pouvait transmettre sa nationalité ni à son fils ni à sa petite-fille. Cela montre clairement que la transmission de l’appartenance ne coïncide pas nécessairement avec la transmission de la nationalité italienne, le droit ne reconnaissant pas une valeur égale à tous les membres d’une famille et, notamment, aux femmes.

L’importance des femmes et des grands-parents dans les processus de transmission

Les cas pris en considération ici semblent indiquer que la transmission de la mémoire familiale s’accompagne de la transmission d’un sens d’appartenance régional (plus que national) et que ces deux dimensions des origines familiales ne peuvent pas être séparées. Le processus de transmission est marqué, d’une part, par la centralité du rôle des femmes ; d’autre part, par l’importance des grands-parents.

Les extraits d’entretiens montrent que la transmission de la mémoire familiale passe surtout par la lignée féminine. Tomàs et Fadi, issus de couples séparés, s’identifient davantage avec la lignée de leurs mères, la lignée trentine ; Dina a un rapport privilégié avec sa grand-mère paternelle ; Diego apprend l’existence des opportunités liées à l’origine trentine par sa tante paternelle. Cela n’indique pas tant que le lignage matrilinéaire primerait dans la transmission (les deux lignages peuvent avoir une importance égale), mais que celle-ci est liée au travail des femmes. Il s’agit à la fois d’un travail de transmission des informations relatives à l’histoire familiale et d’un « travail de parenté » (kin work) (Di Leonardo 1987) nécessaire pour maintenir les liens entre les différents membres de la famille, y compris quand il s’agit de la famille de leur mari (Alicea 1997 ; Parreñas 2005). Ainsi, par les liens qu’elles entretiennent avec les membres de la famille installés entre le Chili et l’Italie, les femmes contribuent à faire exister la famille dans l’espace transnational.

Tomàs, Diego, Fadi et Dina sont issus de familles mixtes, où un seul ou deux des quatre grands-parents ont émigré depuis le Trentin. Ils choisissent, parmi les quatre histoires de leurs grands-parents, celle à laquelle ils s’identifient le plus et, par conséquent, la lignée dans laquelle ils s’inscrivent principalement. Pourquoi l’une plutôt que les autres ? Les cas de Fadi, Dina et de Tomàs, qui ont grandi auprès de leurs grands-parents, montrent que la situation conjugale des parents et des grands-parents influence la proximité d’ego avec les différentes lignées familiales. La grand-mère de Dina va vivre avec les parents de celle-ci lorsque son mari décède. Tomàs et Fadi restent vivre avec leur mère et sa famille d’origine après la séparation de leurs parents. La proximité entre leurs mères respectives et leurs parents est certes amplifiée par la situation migratoire, où les émigrés, soumis à la même expérience déroutante et difficile, se soudent entre eux et « font communauté ». Elle dépend aussi de la spécificité de la culture familiale italienne, qui est constante en dépit des différences régionales dans l’organisation du travail et de l’habitat, où les liens entre les trois générations, celle des grands-parents, des enfants et des petits-enfants, sont très forts (Viazzo et González Díez 2016). L’entraide intergénérationnelle reste fondamentale (les grands-parents s’occupent des petits-enfants et les enfants s’occupent de leurs parents dans leur vieil âge, les prenant en charge à domicile) et la proximité résidentielle, lorsqu’elle est possible, est la règle (Colclough et al. 2010). Ces constantes des rapports familiaux intergénérationnels ont été également repérées dans la diaspora italienne, au sein de laquelle les grands-parents s’investissent activement auprès de leurs petits-enfants (Zontini 2007 ; Fibbi et Matthey 2010 ; Baldassar et Wilding 2014). Elles vont également dans le sens de ce qui a été observé par plusieurs travaux réalisés au cours des 20 dernières années sur la grand-parentalité dans plusieurs pays d’Europe (Tobío 2001 ; Segalen et Attias-Donfut 2007 ; Viazzo et González Díez 2016). Ces travaux remarquent que les grands-parents s’investissent de manière intense dans la garde de leurs petits-enfants, souvent à la demande de leurs enfants et dans le but de les aider à s’installer dans la vie. Ils observent aussi que le divorce renforce la relation entre les jeunes parents divorcés, notamment les jeunes femmes, et leurs propres parents (Segalen 2003) et que souvent les grands-parents remplacent les parents dans leurs fonctions (Viazzo et González Díez 2016). L’assistance fournie par les grands‑parents à leurs enfants est si importante qu’elle en devient une attente sociale en Italie (Zanotelli 2010).

L’importance de la solidarité intergénérationnelle pour les émigrés trentins et la perte de parenté (kin loss) (Allen et al. 2011) liée à l’émigration et à l’instabilité matrimoniale, font en sorte que, dans la majorité des cas, les grands-parents émigrés du Trentin ont eu un rôle central dans l’éducation des jeunes Chiliens qui, aujourd’hui, demandent la nationalité italienne. Dans les familles issues de l’émigration trentine, les grands-parents ont souvent été appelés à compléter la fonction parentale, dans une logique de kin promotion. Il en ressort que la transmission d’une appartenance culturelle trentine est plus forte dans les familles recomposées et pluri-générationnelles.

Utilitarisme et affectivité dans le rapport des petits-enfants d’émigrés aux origines familiales

Le facteur générationnel semble jouer un rôle central dans la dynamique d’appropriation de la mémoire familiale au sein des familles migrantes. Dans les cas pris en considération dans cet article, ce sont les petits-enfants et non pas les enfants d’émigrés qui se sont intéressés à l’acquisition de la nationalité des émigrants et à une éventuelle mobilité vers le pays d’origine de ceux-ci. Ceci correspond à une dynamique souvent décrite dans les études migratoires, selon laquelle l’intérêt pour les origines familiales, généralement moins développé auprès des enfants d’émigrés, serait beaucoup plus marqué auprès des petits-enfants (Hansen 1938 ; Kivisto et Blanck 1990). Selon mes observations, l’intérêt pour l’histoire familiale dépend à la fois de la génération en termes sociologiques et de l’expérience individuelle de la parenté (Segalen et Martial 2013) : à savoir de la manière dont les individus expérimentent leurs relations de parenté et de l’affectivité qui les caractérise. Ainsi, par exemple, c’est l’expérience qu’il fait (ou mieux, qu’il ne fait pas) de ses relations de parenté avec des Trentins, qui détermine la moindre intensité du rapport de Diego à l’origine de son grand-père, alors que la profonde relation d’affection liant Dina à sa grand-mère détermine sa volonté d’en acquérir la nationalité.

Les récits des petits-enfants d’émigrés montrent que leur rapport à la nationalité italienne est souvent orienté vers une utilisation instrumentale de celle-ci. Depuis les travaux pionniers d’Aihwa Ong sur la citoyenneté flexible (Ong 1999), plusieurs recherches ont mis en exergue l’utilisation stratégique d’une nationalité additionnelle, héritée de ses ancêtres (Markowitz et Stefansson 2004 ; Tsuda 2009 ; Lamarche 2019), notamment dans des logiques de mobilité ascendante qui se déploient au niveau global (Harpaz 2019). Cependant, ces recherches prêtent peu d’attention aux liens émotionnels qui précèdent ou accompagnent les usages instrumentaux de la nationalité. En effet, les deux choses ne s’excluent pas mutuellement. Car la nationalité acquise par le droit du sang n’est pas une identification anodine : elle s’inscrit dans le rapport des individus à leurs origines familiales et est donc chargée d’affectivité.

Pour saisir la complexité du jeu entre affectivité et utilitarisme dans la relation des petits-enfants d’émigrés aux origines familiales, nationales et régionales, il est important de considérer que la culture et la langue italiennes ne sont généralement pas des objets de transmission au sein des familles trentines au Chili. Les émigrants ont plutôt transmis une culture et une langue régionales. Comme nous l’avons vu, le Trentin était une partie du Tyrol historique jusqu’au début du XXe siècle. Ainsi, l’Italie ne représentait rien de tangible pour les émigrants qui sont partis peu de temps après l’annexion du Trentin au Royaume d’Italie (1919), alors que pour ceux qui sont partis avant, comme l’arrière-grand-père d’Elsa, elle n’était pas un cadre de référence. Cependant, d’un point de vue administratif la transmission de l’appartenance régionale ne peut se concrétiser que dans la transmission de la nationalité italienne.

La mobilité des petits-enfants d’émigrés comme facteur d’éveil de relations familiales dormantes

Les familles trentines disséminées entre le Trentin et le Chili sont des familles transnationales, dont les contours se redessinent au fil du temps et des échanges entre leurs membres. Une famille transnationale est définie comme un réseau de relations familiales plus ou moins dormant, composé de personnes qui vivent séparées mais qui maintiennent un sens d’unité au-dessus des frontières nationales (Bryceson et Vuorela 2002). Cette conception est tout à fait appropriée dans notre cas, car elle prend en compte le fait que les liens de parenté peuvent être distendus, être réactivés ou se dissoudre (Merla et al. 2020). Elle n’inclut donc pas exclusivement des liens actifs.

Les liens familiaux dormants constitutifs des familles transnationales sont souvent réactivés par la mobilité « à rebours » des descendants d’émigrés. Nombreux, parmi ces derniers, se déplacent vers le pays d’origine de leurs grands-parents, avec le projet de s’y installer à long terme ou juste pour une courte période, grâce à la nationalité italienne qu’ils héritent. Cette mobilité prend l’allure d’une nouvelle émigration, en quête d’opportunités à la fois en termes de travail, d’éducation universitaire et, parfois, de soins médicaux de qualité. Par conséquent, il ne serait pas correct de la qualifier de « retour », comme le font les politiques publiques qui l’encadrent et la rendent possible. Cependant elle recèle une dimension de familiarité : les petits-enfants d’émigrés se déplacent dans un espace transnational tissé de relations familiales et de proximité culturelle. Quand ils s’installent dans la région d’origine de leurs grands-parents, ils sont souvent les ambassadeurs d’un renouement des liens au sein de familles dispersées dans l’espace transnational, comme le raconte Tomàs :

J’ai beaucoup de famille ici, mais je me suis très bien entendu avec deux personnes en particulier. La nièce de mon grand-père, qui vivait au Chili et a déménagé ici il y a 20 ans, avec ses enfants. Nous avons beaucoup de choses en commun. Nous célébrons ensemble le 18 septembre[2], nous faisons parfois des asados[3], des empanadas[4], nous parlons espagnol. Je fréquente aussi une autre famille, celle d’une soeur de ma grand-mère, qui sont venus dans le Trentin à cause du coup d’état (1974). Elle a 90 ans et lui 96 [ans]. Ils ont eu quatre enfants au Chili, ils ont tous déménagé ici et maintenant leurs enfants ont des enfants de mon âge, donc je m’en sors bien. Ce sont ceux que je vois le plus. Puis, il y a ceux qui vous invitent, que vous devez y aller, parce qu’il faut le faire... Puis, les familles des Trentins, elles sont très grandes. Au Chili, par exemple, je pense que c’est dû à la migration, dans le sens où ils sont beaucoup plus soudés que les familles que je vois en Italie, ou en Europe en général.

Le récit de Tomàs illustre que les mobilités incessantes entre le Chili et l’Italie contribuent à consolider ces familles transnationales au sein desquelles l’émigration est une expérience commune. Ce sont des familles enracinées simultanément dans deux régions de deux pays, liées par des attaches multiples, peut-être davantage transrégionales que transnationales (Waldinger et Fitzgerald 2004).

Le récit de Tomàs révèle aussi la formation, auprès des Trentins de La Serena, de larges groupes familiaux aux liens très soudés. Ces groupes familiaux sont une spécificité de la communauté trentine immigrée au Chili et non pas une émanation de la « culture d’origine » qui aurait été importée du Trentin. Ils sont plutôt redevables des conditions socio-historiques de l’immigration trentine au Chili, de son isolement dans la campagne autour de La Serena et de son expérience d’une « colonisation ratée ». Par contraste, dans le Trentin les liens familiaux sont beaucoup plus distendus et la grande famille étendue tend à se séparer en plusieurs noyaux de familles nucléaires.

La mobilité à rebours des petits-enfants d’émigrés peut aussi impulser un rapprochement entre les descendants d’émigrés restés au Chili et leur famille dans le Trentin, comme l’atteste Diego :

Depuis que je suis venu dans le Trentin, ma tante et mon oncle, mes parents, qui sont au Chili, voulaient connaître l’histoire de notre famille, parce que nous avons beaucoup de cousins ici que nous ne connaissions pas. Quand je suis arrivé, je me suis informé, parce que je ne savais pas vraiment grand-chose de ma famille ici. Après ces trois ans, le fait que je suis ici a permis à ma famille là-bas d’avoir des liens avec les gens d’ici. Parce qu’ils avaient perdu tout contact, parce que les cousins de mon père étaient très jeunes quand ils sont partis du Chili pour revenir en Italie. Quand je suis arrivé ici, il y avait une cousine de mon père qui était la plus proche de nous, parce qu’elle aussi, elle a vécu au Chili quand elle était enfant. Elle savait que je venais et m’a invité plusieurs fois chez elle. Elle était inquiète pour moi, parce que je souffrais beaucoup de solitude dans la cité universitaire, au début. Et à la fin on a noué une relation sympa avec elle et avec d’autres qu’elle m’a fait connaître. Mon père ne s’y était jamais intéressé auparavant, mais maintenant il commence à s’y intéresser. Mes parents et mes oncles sont venus pour ma remise de diplôme, pour la première fois de leur vie : ils ont rencontré les cousins d’ici et sont allés visiter la maison où mon grand-père est né, dans le Val di Non.

Ces familles transnationales aux liens dormants, structurées par des mobilités qui s’étendent sur un siècle ou plus, peuvent être remises en activité, par l’échange de transactions affectives, matérielles ou de solidarité, justement grâce à la mobilité de leurs membres qui vont et viennent, sur plusieurs générations. Ainsi, la mobilité, caractéristique de leur déploiement transnational est aussi un élément fondamental de l’activation des liens qui les composent.

Conclusions : les petits-enfants d’émigrés au coeur des familles transnationales

Les récits de petits-enfants d’émigrés pris en considération dans cet article indiquent que l’expérience individuelle de la parenté détermine différents rapports à l’histoire familiale et à la nationalité. Il en découle la nécessité de décomposer, dans l’analyse du lien entre migration, transmission familiale et appartenance, ce qui relève des conditions structurelles dans lesquelles les individus naissent et grandissent (être descendants d’immigrés trentins au Chili ; vivre en milieu rural ou urbain ; vivre en communauté ou pas), des facteurs familiaux et individuels qui influencent la façon dont l’ego fait l’expérience de ses relations familiales et donc sa relation à la mémoire familiale. En général, il apparaît que les grands-parents ont un rôle fondamental dans le rapport aux origines au sein des familles chiliennes issues de l’émigration trentine. Ceci ne dépend pas seulement du fait que ce sont eux qui ont émigré, mais aussi de la place centrale qu’ils occupent dans l’éducation des petits-enfants au sein de familles aux origines multiples et souvent marquées par l’instabilité conjugale. Il semblerait qu’il y ait un lien entre l’endogamie qui caractérise la génération des immigrés et la transmission de la mémoire familiale à leurs petits-enfants, des Chiliens souvent issus de mariages mixtes, entre un ou une enfant de Trentins et un partenaire chilien ou d’autre origine immigrée. L’origine homogène du couple des grands-parents renforce la transmission de la mémoire familiale, la couplant avec celle d’une appartenance régionale, par la langue, les récits, les coutumes qui sont pratiqués par le couple des grands-parents. En effet, la distance ou la rupture avec leur pays d’origine expérimentées par les émigrés engendre des discours et des pratiques, individuelles, familiales et collectives relevant de la nostalgie (Baussant 2002), comme la célébration communautaire des festivités trentines. Puisque l’émigration produit une distension des relations dans le groupe familial d’origine, les grands-parents semblent essayer de reconstruire un sens de continuité dans le temps et dans l’espace, ainsi qu’un sens de cohésion entre les générations par le truchement de la mémoire (Fogel 2007). C’est ce qui est arrivé dans le cas d’Elsa, la grand-mère de Dina, qui a réussi à rapprocher le passé au présent par le travail de mémoire sur son histoire personnelle et familiale.

Pour leur part, les petits-enfants d’émigrés s’approprient souvent l’histoire familiale que leur grands-parents leur ont transmise dans le cadre de rapports affectifs étroits. Par cet acte volontaire, qui revient à sélectionner certains éléments de la mémoire familiale tout en en rejetant d’autres, les petits-enfants d’émigrés contribuent à réélaborer l’histoire familiale et à façonner les rapports de parenté qui en découlent. En même temps, ils travaillent aussi les plus vastes contextes politiques au sein desquels ces rapports et cette histoire se déploient. Ainsi, si tous les descendants d’émigrés trentins sont issus de la même migration transocéanique, le fait que certains d’entre eux forgent un lien transnational dépend de la mesure dans laquelle ils ont été élevés dans un champ de relations et de références culturelles s’inscrivant simultanément (Levitt et Glick Schiller 2004) au Chili et dans le Trentin, notamment par la proximité physique et affective avec leurs grands-parents.

Pour certains petits-enfants, s’approprier l’histoire familiale peut aussi relever de la volonté de la réparer, surtout quand elle est marquée par le déchirement et la douleur de la séparation. Dans cette restauration de l’histoire familiale, le facteur personnel et étatique sont profondément liés. Ainsi, obtenir la nationalité italienne peut être un moyen d’obtenir une reconnaissance officielle, de la part de l’État italien, des histoires personnelles douloureuses des émigrants et de leurs familles. Appréhendée dans cette perspective, l’histoire familiale apparaît aussi comme une histoire politique. Dans les familles d’émigrés trentins, elle raconte aussi la construction progressive de l’État italien et de ses frontières, l’évolution du droit de la famille et de la place des femmes dans la société italienne. L’histoire familiale est située dans un contexte politique qui imprègne la vie familiale et personnelle, elle forme la substance du monde politique dans lequel elle se déploie (Carsten 2007) et vient rappeler, une fois de plus, l’imbrication profonde entre les appartenances personnelles et familiales, d’une part et les plus vastes appartenances politiques, d’ autre part (Antze et Lambek 1996). L’incorporation ou le rejet de fragments différents de la mémoire familiale relève de processus plus amples d’affiliation politique, notamment par l’acquisition de la nationalité de certains des quatre grands-parents au détriment de celle des autres. Examiner le cas des petits-enfants d’émigrés permet de mettre en lumière les liens émotionnels qui précèdent ou accompagnent les usages instrumentaux de la nationalité et de dépasser une lecture exclusivement utilitariste de ceux-ci.

En s’appropriant l’histoire familiale, les petits-enfants d’émigrés ne se limitent pas à réparer certaines blessures familiales, ils tissent aussi des liens entre les différents bouts de la famille transnationale dispersée sur plusieurs espaces et contribuent à réactiver des liens de parenté ensevelis par la séparation et la distance. Ainsi, analyser le cas des petits enfants donne à voir dans son aspect concret la façon dont les relations de parenté sont réagencées dans la migration. D’une part, par le soin qu’ils reçoivent — à la fois de la part de leur grands-parents qui remplacent certaines fonctions parentales auprès d’eux et de la part des femmes opérant dans la famille transnationale en tant que ports d’attache et anneaux de transmission. D’autre part, par le travail de parenté qu’ils effectuent eux-mêmes notamment quand, s’installant sur la terre de leurs ancêtres, ils permettent de renouer des liens au sein de familles morcelées dans l’espace transnational. Grâce à leur mobilité entre les différents pays d’implantation de la famille transnationale, les relations au sein de celle-ci passent du statut de lien dormant au statut de rapport actif.