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A chi appartieni ? « À qui appartiens-tu ? » C’était la question récurrente qui m’était posée lors de promenades estivales dans le village calabrais de mon grand-père : quel est ta famille, ta parenté (il tuo parentado), ton nom, ta maison, tes origines. Cette question qui cherchait à me situer dans un espace complexe d’appartenances, sollicitait également l’enfant que j’étais à donner des contours à ma parenté, à en identifier les membres et à me situer par rapport à eux. L’écho de ces promenades enfantines résonne dans une recherche sur la construction sociale des ressemblances en tant que processus itératif par lequel les individus et leur réseau social produisent (ou non) matériellement et socialement une personne et l’inscrivent dans une parenté. Il s’agit d’un travail d’apparentement qui prend forme dans le temps à travers l’inclusion, l’exclusion, la réintégration de personnes au gré des situations, des besoins, des trajectoires biographiques, de la succession des générations et des reconfigurations familiales. Il peut également y avoir des rôles par intermittence lorsque des membres de la famille, par exemple, les grands-parents ou d’autres proches, exercent des fonctions affectives, d’éducation ou de soin habituellement dévolues aux parents[1].

Le premier objectif de cet article est de relever, parmi les formes multiples de fabrication de la parenté, l’importance de la circulation et de la prise en charge des enfants au-delà de la famille, dite « nucléaire » : soit parce que les personnes rencontrées ou un de leurs ascendants ont été élevés, nourris, aimés et éduqués par des proches qui ne sont pas leurs parents ; soit parce que lors de leur enfance, ils ont partagé leur vie quotidienne avec des membres de la parentèle ou externes à elle. Nous empruntons le terme de « circulation » à Suzanne Lallemand qui démontre que :

de la cession momentanée de la progéniture à la coupure radicale, irréversible entre géniteurs-rejeton, il est une infinité d’étapes intermédiaires, de formules composites, de compromis ingénieux […]. Peu de sociétés ont institué la draconienne séparation et la substitution d’identité qui caractérisent l’adoption plénière occidentale, mais pratiquement toutes — la nôtre comprise —acceptent aussi, ou seulement, le principe d’une délégation temporelle des droits des ascendants au profit d’autres représentants, familiaux, extérieurs, institutionnels.

Lallemand 1993 : 48

Ces rapports, parfois électifs, parfois contraints, sont basés sur des formes de cohabitation durable ou provisoire qui prennent des expressions variables au fil des générations. Le deuxième objectif de cette contribution est alors de relever les évolutions de ces formes de circulation au cours du temps, à partir d’études de cas qui s’échelonnent sur quatre générations.

Ces pratiques sont saisies du point de vue des enfants qui, jadis, ont « circulé », ou de leurs descendants qui en font état dans la reconstruction de l’histoire familiale. La position de descendant nous semble particulièrement propice à saisir ces dynamiques de fabrication de la parenté par des relations d’intention ou de nécessité. Le mot « enfant », en français, porte avec lui une double dimension : celle du puer, la personne définie par son appartenance à un groupe d’âge souvent connoté par une infériorité de statut ; et celle du filius, « l’enfant de », identifié à partir de sa position dans l’ordre généalogique. D’une part, saisir la parenté par les enfants met en relief une asymétrie de place qui implique que l’enfant ne soit pas uniquement un « objet de soins », mais également un être « livré à » des adultes dans une position d’infériorité statutaire. Le terme même de « circulation » renvoie à ce risque de réification. D’autre part, les enfants interviennent dans la définition de la parenté : ils se reconnaissent ou non comme l’enfant d’un adulte donné, ils peuvent jouer sur des registres d’appellation divers ou mobiliser différents « répertoires de parenté » (Sarcinelli 2020) : affectif, éducatif, biologique, juridique. « Être “l’enfant deˮ ne se résume pas à être “la fille ou le filsˮ de » (Ganne 2014 : 15), mais implique « l’idée que l’enfant peut se vivre comme l’enfant de plusieurs adultes » (Ibid.) par le partage d’activités quotidiennes, par des soins dispensés et par des pratiques éducatives.

Enfin, cet article souhaite montrer à quel point ce temps de l’enfance où les rôles parentaux sont endossés, totalement ou partiellement, par d’autres personnes, internes ou externes à la parenté, semble marquer les pratiques familiales des générations suivantes et susciter des réflexions sur le bon exercice de la parenté. Cette dynamique entre le passé et le présent est rehaussée par le fait que la « circulation des enfants » est ici reconstruite à travers des souvenirs qui filtrent, sélectionnent et reconstruisent les relations de parenté. Cette focale sur un temps remémoré nous semble particulièrement heuristique car :

les histoires d’enfance sont des manières de parler et de transmettre des idées autour de la parenté, dans les deux sens de la parenté personnelle, ce à quoi ressemblaient ma famille, ma mère, etc., et ce que la parenté devrait être […]. Enfin, en se remémorant l’enfance, les gens parlent aussi, parfois implicitement et parfois explicitement, de changement — changement dans leur propre vie, et plus généralement changement économique et social.

Pine 2007 : 112

Le terrain

Les résultats ici présentés sont le produit d’une recherche anthropologique menée entre 2002 et 2018, en Italie et en Pologne.

Le choix de ces deux pays relève de leurs nombreux points en commun : la diffusion massive de la religion catholique, l’unification nationale tardive et une longue histoire de migration, l’expérience de la dictature, l’importance des solidarités familiales face à un État perçu comme abstrait, lointain, parfois arbitraire et à des conjonctures économiques instables. L’Italie et la Pologne sont également marquées par la tension entre des changements profonds des modèles familiaux et la résurgence de rhétoriques politiques et religieuses idéalisant une famille, dite « traditionnelle », basée sur des relations consanguines et sur le couple hétérosexuel. Dans les deux pays, les configurations familiales s’inscrivent dans un système de filiation cognatique, bilatérale et indifférenciée[2], elles sont fortement marquées par un discours qui, tout en étant axé sur les tropes du sang et des gènes dans la constitution de la parenté, entre en collision avec les pratiques des acteurs et la diffraction des fonctions parentales au quotidien. Enfin, un dernier élément favorisant ce choix a été la connaissance de la langue et la possibilité de mener les entretiens en italien (langue maternelle de l’auteure) et en polonais.

Ces pays diffèrent aussi beaucoup. Il serait difficile d’affirmer qu’il existe une « italianité » semblable à la « polonité », tant l’Italie est marquée, historiquement et socialement, par des différences territoriales. Le catholicisme aussi y suit des parcours différents : si en Pologne, il a eu un rôle politique dans la genèse de la nation, en Italie, l’unité nationale s’est faite malgré l’Église et non par elle. Et même si des évènements historiques comme la Seconde Guerre mondiale sont très présents dans les récits italiens, on ne retrouve pas dans la péninsule ce lacis serré de mémoires nationales, locales, familiales et personnelles qui remontent parfois au début du XXe siècle et qui structurent en profondeur la transmission familiale en Pologne (Sawisz et Szacka 1990). L’expérience de la transition de l’économie planifiée à l’économie libérale a eu, enfin, un impact profond sur la famille, et plus largement, sur la société polonaise. Dans ce texte, toutefois, nous nous arrêterons moins sur les différences entre ces deux contextes que sur leurs similitudes.

L’ethnographie a eu lieu au sein d’un nombre réduit de familles, neuf à Rome et dix entre Varsovie et Gdansk. Les familles ont été choisies par « bouche à oreille » à travers des rencontres fortuites ou la mobilisation de réseaux personnels issus de précédentes recherches. L’engagement dans la durée (16 ans) et le fait de résider auprès des familles, pour des périodes variables, entre 15 et 45 jours, qui se sont répétées au fil du temps, ont fait que j’ai été choisie plus que j’ai choisi les personnes qui m’ont acceptée dans leur espace domestique. Être une femme italienne vivant en France a surtout favorisé l’accès au terrain polonais, notamment pour mon statut « d’étrangère » qui a facilité la possibilité d’être hébergée en permettant ainsi d’accéder à une multitude d’éléments liés à la vie quotidienne. L’inégale connaissance des langues, en revanche, a permis peut-être une analyse sémantique mieux maîtrisée pour ce qui est du contexte italien.

Le point d’accès à la vie familiale a souvent été constitué par une personne, d’âge et de genre variable[3], avec qui ont été abordées l’histoire de la famille, les relations entre membres de la parenté, les formes et modalités de transmission autour des « ressemblances »[4]. À partir de ce premier contact, d’autres personnes de la même famille ont été rencontrées. Une ethnographie fine du quotidien et de quelques évènements festifs, d’autres matériaux librement choisis par mes hôtes (des schémas de parenté, des documents, des photographies de famille ou des vidéos de cérémonies lors des mariages, communions, baptêmes), des objets significatifs ont intégré les entretiens et ont permis d’accéder à des formes multiples de relations de parenté difficiles à exprimer par des mots. Cette diversité a produit un niveau d’approfondissement inégal entre les familles, mais aussi, pour certaines d’entre elles, la possibilité d’intégrer des matériaux complémentaires permettant, en outre, une analyse sur au moins trois générations. La même personne, enfin, a pu être appréhendée en tant que descendante à un moment donné et ascendante à un autre moment. La diversité des situations entre la collecte du récit de l’histoire familiale et l’ethnographie au présent a permis de comparer ces deux positions.

Des circulations enfantines entre chuchotements et esquives

Comme le montre l’historienne Stefania Bernini (2019) nous assistons aujourd’hui, en Pologne comme en Italie, à une « nostalgie de l’inexistant », à des projets politiques néo-nationalistes qui se structurent autour de mouvements « anti-gender », d’une idée de famille conjugale et hétérosexuelle et d’une rhétorique morale autour de l’intérêt supérieur de l’enfant. La préconisation de ces modèles est renforcée par le magistère d’une Église en crise dans son rôle de conduite des individus, mais qui reconquiert une légitimité par l’alliance politique (Koscianska 2021).

Ces représentations ne sont pas récentes. En Pologne, elles ont été entretenues avant 1989, par des recherches en sciences sociales qui ont fait l’éloge de la famille nucléaire et mis en valeur sa diffusion, en tant que signe de la modernisation opérée par l’État communiste (Klich-Kuszewska 2015). Ces approches ont minimisé la réalité bien concrète d’une circulation intense de biens et de personnes très actives à l’époque du communisme, pendant la transition à l’économie libérale et encore aujourd’hui (Pine 1996). Les différentes crises économiques, par exemple, celle des années 1980 ou encore, la difficile transition de l’économie planifiée à celle de marché, ont conféré une nouvelle centralité à ces groupes domestiques en revitalisant des modèles de subsistance et d’organisation sociale qui remontent à la fin du XIXe siècle. Ces solidarités familiales se donnent à voir dans la proximité géographique des apparentés ou dans la cohabitation de plusieurs générations et de membres collatéraux d’une même lignée. Dans ma recherche, elles se doublent souvent de configurations complexes, qui n’ont pas attendu les transformations contemporaines de la parenté : divorces, remariages, unions libres et recompositions donnent lieu, en milieu urbain, à des familles très élargies qui sont le fruit d’unions successives. Le modèle promu par la rhétorique catholique est battu en brèche par une réalité plus complexe, qui reflète sûrement une situation citadine, mais qui existe bel et bien dans l’expérience de la parenté de mes interlocuteurs.

Cette tension entre imaginaires et réalités caractérise également le cas italien. Des recherches anglo-américaines et européennes ont produit, dans l’après-guerre et jusqu’à la fin du XXe siècle, une image stéréotypée de la parenté italienne arc-boutée sur un prétendu modèle du Mezzogiorno, une famille farouchement autocentrée, nucléaire, basée sur la suprématie masculine et la logique du sang. À partir des années 1980, des historiens et des anthropologues entament une révision profonde de ces systèmes, en relevant la diversité et la trame complexe des parentèles distribuées sur le territoire italien (Solinas 1992, 1993), « l’obligation implicite d’assistance, d’entraide et d’appui financier dans les relations familiales » (Papa et Favole 2016 : 200) ou les formes fluides et inattendues que prend la famille dans la société contemporaine (Grilli 2019).

C’est dans ce cadre de forte mobilité que prennent place les observations qui suivent sur la circulation des enfants. Comme le montrent plusieurs auteurs, l’hostilité des sociétés européennes envers l’adoption, qui a couru du Moyen-Age au début du XXe siècle (Corbier 1999), n’a pas pour autant fait disparaître des voies plus informelles de transfert d’enfants, qui répondent à des stratégies très diverses : continuité généalogique, successions patrimoniales, remplacement des soins maternels, logiques affectives, support matériel, affiliations spirituelles, maintien d’un lien entre morts et vivants (Fine 1998, 1999). En Pologne, ces adoptions informelles ont eu leur point d’orgue à la fin de la Deuxième Guerre mondiale (Klich-Kluczewska 2018). Cette pratique des dochowańcy était surtout répandue en milieu rural pour des raisons économiques, des orphelins étant recueillis par des couples plutôt âgés, sans descendants, souvent de la famille (des oncles ou des tantes) ou proches d’elle, comme des voisins. Ces enfants pouvaient aussi pallier le décès d’un autre enfant ou faire l’objet d’un acte écrit pour pouvoir hériter après des années de travail. De la même manière, Pine a relevé des modalités qu’elle appelle de « fostering » (Pine 1996 : 452) où des garçons à partir de 12 ans sont intégrés dans le groupe domestique rural d’abord en tant que travailleurs, pour ensuite éventuellement hériter la ferme et le nom. En Italie, ces pratiques fluides et de transferts d’enfants ont attiré surtout l’attention des historiens de la modernité (cf. une vision d’ensemble in Garbellotti 2015, 2020) alors que les anthropologues du contemporain se sont surtout concentrés sur l’adoption (Di Silvio 2015).

La recherche ici présentée ne portait pas de manière spécifique sur la circulation des enfants et les données que je présente sont donc à prendre avec beaucoup de précaution. Il est toutefois important de relever 14 cas sur 19 familles de formes de transfert parfois définitif, le plus souvent provisoire d’enfants et, par la suite, de soutien et de relations intenses avec les parents qui les ont élevés, éduqués ou « adoptés »[5]. Les raisons qui ont été apportées sont variables. En Pologne, nous avons eu connaissance d’un garçon orphelin étranger « adopté » suite à la guerre polono-soviétique ; un garçon de fille-mère élevé par le conjoint de cette dernière ; une orpheline élevée par ses deux tantes maternelles ; un orphelin élevé par sa tante maternelle et son conjoint ; une fille élevée par sa grand-mère maternelle, suite au décès de sa mère et au remariage de son père ; un garçon élevé au domicile de la grand-mère maternelle avec sa mère et son oncle maternel, suite à l’abandon du père du domicile conjugal ; une fille accueillie près de dix ans par une tante maternelle pour faire ses études. En Italie, les récits et les observations font état d’une fille « adoptée » par un couple externe à la famille n’ayant pas de progéniture ; une enfant nourrie avec ses soeurs par des voisins, suite au décès de la mère ; une fille élevée par son oncle paternel et sa femme sans enfants ; une fille d’un milieu rural accueillie pendant trois ans par un oncle paternel et sa femme vivant à Rome, pour se remettre d’une maladie ; une fille élevée par ses grands-parents et sa tante paternelle, suite aux grossesses multiples de sa mère ; une fille envoyée chez son frère et sa belle-soeur pour s’initier à la vie de mère de famille ; un garçon romain envoyé dans les années 1930 chez un oncle en Pologne pour parfaire son éducation religieuse juive. Parfois, ces mobilités enfantines ont lieu dans la même famille, ce qui nous permet de dessiner déjà une distinction entre des familles où « ça circule » et des familles où « ça ne circule pas ou moins ».

Les témoignages recueillis sont des souvenirs d’enfance, ils attestent du travail de sélection, reconstruction et interprétation de la mémoire et, à ce titre, ils sont souvent lacunaires (Carsten 2007). Toutefois, d’autres éléments contribuent à ce caractère fragmentaire. Il s’agit parfois de « suintements » (Tisseron 2011) de secrets de famille, liés à des évènements informulables ou sur lesquels pèse un interdit de parole, explicite ou implicite. Ces silences révèlent souvent des rapports asymétriques et la position d’enfant renforce l’interdiction implicite du discours. Ainsi, Daniela, employée, née en 1961, raconte l’histoire de deux oncles paternels, des paysans vivant dans la campagne romaine, qui ont aimé la même femme. Cette dernière choisira l’un des deux, zio Rocco[6]. Le frère rejeté, zio Claudio, épouse « par dépit » et dans la foulée une autre femme. Ce dernier mariage ne donnant pas d’enfant, la dernière fille de zio Rocco et de la femme aimée est ainsi « cédée » au couple sans progéniture : « la plus petite a été élevée par l’oncle Claudio et sa femme qui était la bonté personnifiée ». S’agit-il d’une paternité discordante ? D’une manière de protéger la plus petite des accès de violence de son père qui ne se révélera pas un « bon mari » pour la femme qui avait un double choix ? S’agit-il de l’épuisement de la mère face à la lourdeur d’un quotidien avec plusieurs filles en bas âge ? Nous ne pouvons pas le savoir. Quand on demande davantage d’informations, Daniela ajoute : « Je ne sais pas, il s’agit de ces choses que, quand tu es enfant, tu comprends qu’il ne faut pas chercher à en savoir plus ».

Parfois, l’origine externe d’un des ascendants jette de l’ombre sur l’histoire familiale. Il faudra plusieurs rencontres pour qu’Iwona, une géomètre née en 1957, et sa cousine germaine, Ewa, gardienne de cimetière, née en 1948 reconnaissent que leur arrière-grand-père maternel est un orphelin Russe ayant été accueilli dans la famille de l’arrière-grand-mère. De même, c’est Ewa qui soulèvera des doutes sur la bonne inscription du père d’Iwona dans la filiation. Des souvenirs de maltraitance de la part du grand-père paternel viendront confirmer le fait que l’enfant était né d’une relation « illégitime » de la grand-mère et ensuite adopté par le conjoint de cette dernière. Iwona affirme que cette paternité illégitime était informulable. Là aussi, le statut d’enfant, au double sens de filia et de puer, oblige à maîtriser sa curiosité et à limiter les questions.

D’autres fois, les interlocuteurs ou interlocutrices disent avoir su seulement une fois adultes qu’un de leurs ascendants a été élevé ou « adopté » par d’autres personnes que ses géniteurs. Le silence autour de ces pratiques de circulation ou leur apparente insignifiance relève du changement de la figure de l’enfant, non plus propriété du lignage, mais expression de la réussite du couple et de l’amour parental (Segalen 2010), d’affects et de sentiments incommensurables (Zelizer 1985). Ainsi, Gabriella, née en 1965, juge très négativement un arrière-grand-père qui n’a pas su s’occuper de ses quatre filles. Au décès de sa mère, l’arrière-grand-mère de notre interlocutrice et ses trois grandes soeurs vont être « élevées » par les voisins : si elles vivent avec leur père, ces personnes proches vont les nourrir, veiller à qu’elles s’habillent chaudement et vont les consoler ou les héberger lors des attaques d’un père décrit comme violent et alcoolique. « Je ne veux pas en parler, ce mec m’est insupportable » [sic], affirme mon interlocutrice, en faisant recours à une appellation qui exclue ce père négligeant de la parenté. Ce « scandale affectif » (Lallemand 1993 : 16) qu’est, pour la société contemporaine, la circulation d’enfants s’amplifie quand il porte avec soi l’écho de maltraitances.

Ces pratiques de fosterage[7] ou d’adoption informelle s’arrêtent, dans les récits de nos interlocuteurs, entre la fin des années 1960 et le début des années 1970. Toutefois, elles marquent d’une trace persistante les générations suivantes, tant elles semblent induire d’autres formes de transfert, une plus forte propension à la mobilité entre résidences et une présence accrue des collatéraux dans les espaces domestiques. La description de trois cas permet de déplier ces formes de circulation dans la longue durée des relations intergénérationnelles.

De l’adoption informelle à la proximité résidentielle

Sara a 25 ans, elle fait des études de psychologie et vit dans un quartier populaire de Rome (Figure 1). Son récit démarre avec l’histoire de la famille de sa mère, polonaise, qu’elle affirme avoir peu connue pour des raisons à la fois d’éloignement géographique et d’incompréhension linguistique. La lignée maternelle est racontée à partir de son arrière-grand-mère qu’elle appelle « la petite mamie à une seule dent », une femme originaire de Rome qui, en 1910, est partie en Pologne pour suivre son mari. L’aïeule et les lieux où elle habitait sont très présents dans les souvenirs de Sara, et cette mémoire est entretenue par sa mère « élevée par sa grand-mère » et « très très liée à elle ».

De son côté, le père de Sara arrive des Abruzzes à Rome, à l’âge de 13 ans, avec son propre père, gardien d’école. L’enfant « fait les marchés », charge et décharge la marchandise plus d’autres tâches manuelles. Sa mère, Rosa, et sa soeur restent au village encore un an avant de rejoindre le groupe masculin à Rome. Une vie de dénuement, celle du père de Sara, égayée, selon mon interlocutrice, par le fait d’avoir

beaucoup de grands-parents, les grands-parents maternels et paternels ; et puis, il y avait une autre famille… c’était une femme mariée, peut-être une tante qui avait adopté ma grand-mère […]. Ma grand-mère Rosa avait quatre soeurs, mais elles étaient pauvres. Cette femme n’avait pas d’enfants. […] Mon père et sa soeur avaient donc six grands-parents.

Fig. 1

Généalogie de Sara

Généalogie de Sara

En bleu foncé : membres de la parenté qui ont cohabité. En rouge : adoption informelle ou fosterage. En orange : enfants qui ont été provisoirement pris en charge par des proches. En vert : proximités résidentielles.

-> Voir la liste des figures

Tout le récit de Sara est marqué par l’empreinte de cette grand-mère qui relie trois générations. Restée veuve, l’aïeule adoptive déménage à Rome et s’installe chez sa fille adoptée : « Ils vivaient tous ensemble, ma grand-mère, mon grand-père, ma tante, mon père et mamie Annetta, qui est cette grand-mère qui avait adopté ma grand-mère. Et puis, quand mon père a connu ma mère, ils sont venus vivre ici, dans la maison des grands-parents ». L’anthropologue perd le fil entre les lieux et les parentés : « Mais alors, ici, c’est chez tes grands-parents ? ». Sara continue : « Oui, bien sûr. Puis, mamie Annetta a disparu, ma tante s’est mariée, mais ils ne pouvaient pas vivre tous les quatre ensemble, ma grand-mère, mon grand-père, mon père et ma mère, on vit avec les beaux-parents, il n’y a pas d’intimité ». Plus que la cohabitation de trois générations, c’est la disparition de l’aïeule qui déclenche la scission du groupe domestique en deux foyers. Le petit héritage qu’elle laisse permet aux grands-parents d’acheter un appartement dans la même rue : « Quand ma soeur est née, mes grands-parents se sont installés en face […]. Ainsi, le soir, ma mère pouvait conduire ma soeur dîner chez ma grand-mère ». Le passage de la cohabitation à la proximité résidentielle conjugue les exigences d’intimité et d’autonomie à la volonté de sauvegarder la coprésence des générations, le pacte d’entraide, des proximités affectives (Viazzo et Zanottelli 2008).

Au fil du récit, les appellations évoluent. Lorsqu’il s’agit d’indiquer les relations formelles de parenté, l’aïeule adoptive est appelée « cette dame » ou « une tante ». Avec la contextualisation du souvenir et l’évocation de la vie commune, elle devient « mamie Annetta », cette désignation est le diminutif marquant ainsi une proximité affective et l’inclusion dans la parenté. Le père de Sara reconnaît l’extériorité de cette femme aux cercles des consanguins, mais il parle d’elle comme de sa « grand-mère » et de son conjoint comme de son « mari », ce personnage étant connoté par une plus forte extériorité au groupe familial.

La cohabitation entre grands-parents, parents et enfants se prolonge à la génération suivante. Sara affirme à plusieurs reprises : « enfant, mes grands-parents, j’en ai vraiment bien profité ! ». Après la mort de son conjoint, sa grand-mère paternelle alterne des séjours chez elle et des temps de cohabitation dans la famille de sa fille ou dans celle de son fils. Sara parle avec une grande affection de cette mamie Rosa : elle l’appelle tous les jours, elle se considère comme « son pont vers le monde extérieur », elle garde une photo d’elle épinglée à son ordinateur, elle va chez elle dans les moments de difficulté ou quand elle prépare ses examens universitaires. Elle, qui se dit très pudique dans l’expression de ses sentiments, dit de sa grand-mère « je l’embrasse, je la touche, je la serre dans mes bras. [...] Elle est peut-être la seule personne avec qui je me conduis ainsi ».

Chemises de nuit et lait « empoisonné »

Matilde est née en 1930, dans une petite ville de Campanie. Elle est l’aînée de quatre soeurs et deux frères. Elle a cinq enfants, dont Mario, que je rencontre à plusieurs reprises, et quatre petits-enfants, dont le fils de Mario, Ettore qui participe aussi à la recherche (Figure 2).

Dans les récits de Matilde, la famille paternelle occupe le devant de la scène, en raison de ses origines anciennes et aristocratiques, mais aussi la déchéance économique des producteurs de chanvre (détrônés par l’arrivée du nylon) et les liens d’affection particuliers qu’elle entretient avec les parents de son père. Son grand-père paternel, décrit comme une personne silencieuse, détestant les épanchements affectifs, lui inspire des paroles de grande tendresse. Sa grand-mère est décrite comme toujours affairée, prise par la petite-fille qui vit chez eux et qui a besoin de lait de chèvre pour grandir. Car Matilde a vécu, entre 1,5 ans et 14 ans, avec ses grands-parents :

Ma mère a eu tout de suite une fille, et puis une autre. Un matin, elle m’envoie chez les grands-parents, je devais avoir un an, un an et quelques mois. Vous savez comment ça se passe dans les villages, on confie la petite à quelqu’un qui la prend dans ses bras. Arrivée à la maison, il y avait ma tante Elisabetta qui ne s’était jamais intéressée à moi. Mais dès que j’ai vu ma tante, je me suis lancée dans ses bras et ma tante disait « ce jour-là, tu t’es jetée dans mes bras et on n’a plus pu t’éloigner ».

Fig. 2

Généalogie de Matilde

Généalogie de Matilde

En bleu foncé : membres de la parenté qui ont cohabité. En rouge : adoption informelle ou fosterage. En orange : enfants qui ont été provisoirement pris en charge par des proches. En vert : proximités résidentielles.

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Dans la reconstruction opérée par la mémoire, l’enfant est mis au centre de la décision, comme dans d’autres exemples ethnographiques elle « suscite son propre transfert » (Lallemand 1993 : 80). La petite Matilde choisit celle qui va l’élever et elle devient « la petite poupée », « une occasion de distraction » pour cette tante paternelle, femme célibataire qui aurait aimé devenir institutrice, mais que les codes de bienséance de cette petite noblesse méridionale relèguent dans l’enceinte domestique : « elle m’habillait », « me donnait mon bain, « me sortait avec ses copines ou à la messe ». Entre jeu et dévouement, « je grandis avec cette tante Elisabetta », dit Matilde et on ne sait plus qui des deux devient adulte.

La circulation des personnes entre les espaces domestiques caractérise également la famille qu’elle fonde, même si elle ne se révèle pas aussi joyeuse que celle de son enfance. Enseignante, Matilde épouse un employé et le jeune couple s’installe dans une grande ville du centre de l’Italie. Souffrant de l’éloignement du fils, le père du mari vient s’installer chez eux, rejoint, quelques mois plus tard, par une de ses jeunes filles, Rita. L’adolescente est envoyée vivre chez son frère pour « se préparer à la vie » et « au mariage », à travers des sorties, des activités culturelles et l’apprentissage de tâches nourricières et ménagères (elle s’occupe du deuxième né du jeune couple). La cohabitation n’est pas facile. La belle-soeur est décrite comme « nerveuse », toujours « insatisfaite », levant la voix devant les enfants ou les pinçant de manière provocatrice. Une fois le magnétophone éteint, ressurgit la lourdeur d’un espace domestique saturé de présences : l’absence d’intimité, deux accouchements à un an d’intervalle, l’école comme un refuge, un mari exigeant qui ne lui épargne ni les grossesses à répétition, ni le travail ménager. La tante Elisabetta lui suggère d’éloigner la belle-famille, prétextant que la présence de la soeur du mari auprès de Matilde, allaitant encore son deuxième enfant, « empoisonne le lait ». « Gâter le lait » et « gâter le sang », constituent l’expression d’un trouble dans la bonne circulation des fluides émotionnels et renvoient à une forme de dépossession d’une identité de mère (Pandolfi 1991).

Matilde repense à ses années universitaires avec nostalgie. Après le décès de son mari, elle écrit quelques récits courts sur des fiançailles ratées, une occasion manquée sur laquelle elle revient inlassablement lors de nos rencontres successives. Cet amour inaccompli la rapproche encore de sa tante Elisabetta qui, comme elle, « aimait aussi un garçon qui faisait le guet au coin de la rue, ils se regardaient de loin […]. Puis, la famille du jeune homme a organisé un mariage avec une femme très riche ». La « création partagée d’un destin de famille » (Howell 2003 : 467) revient ainsi dans un texte qu’elle me confie.

À leur tour, ce qui n’est pas inédit dans le contexte italien, deux de ses fils seront contraints à une longue cohabitation avec les parents et les beaux-parents. C’est le récit qu’en fait Mario, le troisième né, quand il raconte sa mise en couple troublée et fragilisée à cause de la double cohabitation, pour des raisons économiques, d’abord chez ses parents avec son frère, l’épouse de son frère et leur fille, ensuite chez la mère et le frère de son épouse. Il attribue à ces cohabitations son échec matrimonial. Comme dans les cas décrits par Berardino Palumbo, finir « dans la maisonnée de sa femme » (1992 : 21) signifie, en partie, mettre en péril son identité de mari et de père. Son fils, Ettore, que je rencontre à plusieurs reprises depuis l’âge de 14 ans, aura vécu successivement la première année chez les grands-parents paternels et, entre 2 et 4 ans, chez la grand-mère maternelle. Quelques jours avant la naissance de ce garçon, Matilde offrira à la mère enceinte la chemise de nuit de la tante Elisabetta, une chemise « grande », « blanche », « parfaite pour l’occasion ». Gage de transmission, mais gage de bonheur aussi, car les moments avec la tante, restent, dans le récit de Matilde, un des rares moments où elle a été l’objet de prévenance attentionnée.

Mobilités familiales et translations de place

Zosia est une pédagogue à la retraite née en 1932. Elle a été élevée en partie par sa tante maternelle. Sa mère vit avec elle lors de notre premier contact et son frère est très présent au domicile jusqu’à sa disparition. Zosia a une fille, Olga, et un fils, Jan, et quatre petits-enfants (Figure 3).

Fig. 3

Généalogie de Zosia

Généalogie de Zosia

En bleu foncé : membres de la parenté qui ont cohabité. En rouge : adoption informelle ou fosterage. En orange : enfants qui ont été provisoirement pris en charge par des proches. En vert : proximités résidentielles.

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Dans son petit appartement au centre-ville de Varsovie, assises autour d’une table ovale, recouverte d’un napperon en dentelle couleur nacre travaillé au crochet, nous lisons ensemble un cahier d’écolière rose, à l’effigie de Barbie, où Zosia a rédigé un texte présentant sa famille, en prévision de notre entretien. Elle y égrène des prénoms et des noms, des professions, les âges et les traits de caractère, à partir des grands-parents des deux côtés. Elle continue avec la mère et le père, les oncles et tantes (sans évoquer leurs conjointes et conjoints respectifs), les enfants et les petits-enfants. La rédaction formelle et écrite des relations de parenté diverge toutefois des récits qui émergent lors de l’entretien et des échanges informels quotidiens. S’il figure à peine dans l’écrit, le nom de Magda, soeur de la mère, revient souvent dans les entretiens et au quotidien. Zosia a un lien spécial avec cette tante maternelle car elle l’a accueillie, entre 1946 et 1952, pour lui permettre de continuer ses études. Plus de 700 kilomètres séparaient à l’époque son village, qui est situé dans l’est du pays, de la grande ville de Pologne occidentale où elle est partie fréquenter le lycée. Mais même si « Magda a ses propres enfants », elle choisit de s’occuper de l’éducation de sa nièce : « elle vivait près de mon école » et puis « elle m’aimait beaucoup et elle a dit que c’était mieux si j’étais dans le coin. […] Elle allait à l’école pour des réunions, pour des entretiens. Les professeurs la connaissaient aussi et la traitaient comme ma tutrice ». Au moment de l’entrée à l’université, Zosia décide d’aller vivre en pensionnat, mais toujours près de sa tante où elle se rend avec ses amis dans un climat de forte complicité :

Avec elle, on sortait, on allait prendre le thé, des glaces, des gâteaux. Elle savait que je venais à la fin de mes cours. Nous venions manger. Elle était très ouverte et gentille. Elle avait toujours tout pour nous. Alors, nous aimions vraiment passer du temps là-bas [chez ma tante]. […] Ma tante connaissait tous mes amis.

La relation évolue : de tutrice, parfois trop investie de sa mission au point de « faire pression » pour que Zosia fasse une carrière de médecin au lieu de choisir la pédagogie, la tante Magda est devenue surtout une confidente, « nous nous racontons nos problèmes et nos préoccupations »[8].

Au fil de la narration, des cercles féminins d’entraide se dessinent à des moments clés du parcours de vie de Zosia : la vie avec tante Magda pendant ses études ; étant jeune épouse, la cohabitation avec sa belle-mère et la mère de sa belle-mère ; la corésidence avec sa fille qui revient vivre chez Zosia à la naissance de son premier enfant ; l’arrivée de sa propre mère vieillissante dans un ménage qui réunit ainsi quatre générations. Ces cohabitations rendent plus floue et mobile la coïncidence entre un statut (nièce, épouse, mère, grand-mère, fille) et les activités exercées au quotidien. Ce n’est qu’au décès de sa propre mère, qu’elle se sent devenir « une vraie grand-mère ». Non seulement la mort de l’aïeule semble laisser une place dans le système généalogique, mais elle intervient au même moment que la naissance de la dernière de ses petits-enfants : « Dieu donne, Dieu prend », affirme Zosia. Le décès de la mère et la naissance de la petite-fille font basculer Zosia d’un statut de descendante, dans lequel elle a été longtemps fixée, à celui d’aïeule.

Ce moment correspond aussi à l’installation de sa fille dans un autre appartement, en face du sien. Comme les nombreuses grands-mères industrieuses rencontrées en Pologne, Zosia s’occupe de la gestion globale de l’unité domestique de sa fille : de la cuisine, du linge et des raccommodages, des devoirs de ses petits-enfants et des rencontres avec leurs enseignants.

L’expérience des générations suivantes renouvelle cette idée de parenté très centrée sur la présence solidaire de la lignée maternelle qui prolonge dans le temps un statut de descendant. La fille de Zosia, Olga, raconte que sa famille proche comprend sa grand-mère maternelle, sa mère, son oncle maternel. Elle ne cite pas ses compagnons, mais plutôt son frère, Jan, qui est présent quotidiennement au domicile de la soeur. Par ailleurs, Eliasz (9 ans, à ce moment de l’enquête), fils d’Olga, parle de ses deux cousins comme de ses frères. Les cousins se voient, jouent et se chamaillent presque quotidiennement. Eliasz regrette, par contre, de ne plus voir son père, émigré au Canada, malgré ses demandes répétées à sa mère de le laisser partir.

Des circulations en cascade qui évoluent dans le temps

Les témoignages cités et les pratiques familiales des descendantes et descendants montrent un réseau dense de relations, que ce soit par la circulation des enfants entre les foyers pour des raisons économiques ou affectives, ou par des formes de partage du quotidien dans la maisonnée. Ces déplacements donnent lieu à de configurations relationnelles autour d’une personne de la parenté, souvent la soeur ou le frère de la mère ou du père, ou d’un groupe domestique plus large dont l’assise est constituée par des relations d’entraide, de solidarité et de prestations réciproques. Le choix de s’arrêter sur les cas de Sara, Matilde et Zosia, relève de leur caractère exemplaire à plusieurs titres. Premièrement, dans la population de la recherche, les deux tiers des enfants qui ont circulé sont des filles. Cette observation va dans le sens de ce qui a été démontré par Fine (1998) relativement au don d’enfant dans l’ancienne France, même si les données recueillies ici sont trop éparses pour être représentatives. Deuxièmement, il apparaît que les femmes jouent un rôle central dans la prise en charge des enfants, ainsi que dans la création des liens d’affection et de soin. Si dans la recherche, le nombre de femmes et d’hommes est à peu près équivalent, les témoignages sur la circulation des enfants font état surtout (même si ce n’est pas exclusif) de grands-mères, de belles-mères, de tantes, de brus et de voisines, en confirmant le caractère genré des pratiques de soin.

Les motivations alléguées pour expliquer ces circulations sont très diverses : alléger une famille avec beaucoup d’enfants, combler un besoin d’affection, éduquer une jeune fille en lien avec sa vie de femme future, pallier une précarité économique, ou permettre à un enfant de faire des études. Mais dans tous les cas (même chez Rosa, « adoptée » dans les années 1920 par un couple sans enfants), il n’y a, à aucun moment, une coupure des liens avec les géniteurs. Nous assistons plutôt à des formes de déplacement résidentiel qui sont souvent provisoires et attestent, dans les faits, toute une graduation dans l’intégration et la prise en charge de l’enfant au sein d’une autre unité domestique. Si nous devions situer les cas décrits dans les typologies esquissées par Suzanne Lallemand[9], nous sommes en présence : 1) d’adoptions informelles ; 2) de fosterage ; et 3) de gardiennage. Ces trois modalités vont d’un changement de foyer permanent, sans qu’il y ait pour autant de modification dans la filiation, à des formes d’accueil résidentiel, même assez loin du domicile parental, avec la prise en charge réversible de fonctions nourricières ou éducatives, jusqu’à des pratiques de soin et de garde à proximité ou au sein même de l’unité domestique. Aucune de ces familles, enfin, ne fait état d’instances institutionnelles auxquelles rendre compte de ces prises en charge et des conséquences qu’elles pourraient avoir dans la biographie des enfants.

Ces trois formes de circulation s’échelonnent également dans le temps, les premières ayant plutôt cours pour les personnes nées avant les années 1930 ; les deuxièmes, entre 1930 et 1970 ; les troisièmes, dans le dernier demi-siècle. L’ethnographie ne nous permet pas de dégager des différences de périodisation entre l’Italie et la Pologne. En revanche, cette métamorphose et sa temporalité correspondent à la diffusion de nouvelles normes et morales éducatives préconisant la proximité physique et affective entre les parents (soient-ils biologiques ou d’intention) et leurs filles et fils, à la montée en puissance d’un discours sur les droits des enfants et sur la nécessité de leur protection, ainsi qu’à l’évolution de leur statut[10]. Nous assistons alors, dans l’espace de deux générations, au passage du fosterage au gardiennage, du transfert des enfants d’un foyer à un autre, à leur circulation dans un « espace domestique diffus » où, en ligne avec ce que montrent d’autres travaux contemporains, « ils distribuent leur quotidien dans plusieurs habitations chacune desquelles se configure comme un espace de référence caractérisé par des pratiques relationnelles spécifiques » (Grilli 2014 : 476). Nous l’avons vu dans les expériences d’Ettore, petit-fils de Matilde, et d’Eliasz, petit-fils de Zosia qui cohabitent tour à tour avec des grands-mères, des oncles et des tantes, des cousins et des cousines, et des nouveaux partenaires de la mère ou du père.

Suivre les familles sur une longue période permet de constater à quel point le transfert d’un enfant peut être suivi, en retour, par d’autres formes de circulation des membres de la parenté, souvent des grands-parents, mais pas uniquement. L’expérience d’être « fille ou fils de » influence ainsi la manière d’être « mère », « grand-mère », « tante » ou « oncle ». La mobilité des enfants donne lieu à des relations durables d’aide mutuelle qui, parfois, se muent dans la cohabitation, lorsqu’elle est âgée, avec la personne nourricière ou adoptive. On assiste alors à un reversement des solidarités familiales amenant les descendants, et surtout les descendantes, à prendre soin de leurs aînés : une réciprocité propre à d’autres pratiques de fosterage (Goody 1982). En même temps, il est aussi intéressant de remarquer, dans le cas de Zosia, par exemple, à quel point la cohabitation avec les ascendants « fixe » la personne dans un statut de « fille ou fils de » même lorsqu’elle est mère ou grand-mère.

Les récits et les observations montrent aussi que la circulation des enfants n’entraîne pas la rupture des relations préexistantes, mais elle agrandit la famille ou renforce les liens de parenté déjà présents :

La circulation d’un enfant crée des liens non seulement entre cet enfant et l’adulte qui l’élève, mais aussi entre les partenaires de l’échange. […] Au coeur de cette transaction, l’enfant est perçu comme inséparable des diverses relations qui forment la trame sociale de son existence.

Fonseca 2000 : 69

Se dessine ainsi une distinction entre des familles qui ont connu et connaissent des formes intenses de mobilité, de transfert et de cohabitation, et d’autres, plus resserrées autour d’un seul ménage.

Entre choix et contraintes

Si l’anthropologie constructiviste a souligné à quel point « faire famille » implique une pluralité d’acteurs, un travail réflexif d’apparentement centré sur la valeur du « choix » (Bestard 2011) et sur la mise en question de la parenté comme « donné » biologique, au point même d’en faire une nouvelle normativité sociale (Viveiros de Castro 2004), les personnes rencontrées décrivent des transferts d’enfant très souvent agencés à des relations consanguines.

Comme dans la circulation d’enfants pauvres au Brésil, analysée par Claudia Fonseca, nous assistons à la fois « au caractère construit de la parenté et au poids énorme attribué aux liens de sang » (Fonseca 2000 : 57). Dans deux systèmes de parenté fortement marqués par les rhétoriques de la consanguinité, comme en Italie et en Pologne (Witeska-Młynarczyk et Maciejewska-Mroczek 2021), à part quelques rares cas, ce sont les tantes et les oncles germains, un frère ou une soeur aînée, ou des grands-parents qui accueillent les enfants[11]. L’asymétrie liée au statut d’enfant ne semble pas non plus favoriser la transmission de l’information ou du souvenir de parents d’intention ou de pourvoyeurs de soin externes à la parenté, dite « biologique », comme lorsqu’il y a une adoption de la part du conjoint de la mère d’un enfant illégitime. Le silence qui entoure des situations non conventionnelles (par exemple, des solidarités de voisinage) renforce la dimension normative de la parenté et une vision sentimentale des relations parents-enfants.

Les liens d’élection se déploient ainsi dans un espace de la parenté qui est déjà circonscrit par des relations préalables de type consanguin. Cette parenté, dite « biologique », demande d’être activée par d’autres pratiques éducatives, nourricières et affectives. Lors de la cohabitation ou d’échanges intenses entre plusieurs foyers, les liens peuvent évoluer en un surcroît de confidence et d’amitié, comme c’est le cas entre Zosia et sa tante, ou d’Eliasz et ses cousins. Dans d’autres cas d’expériences enfantines relayées par Jennifer Mason et Becky Tipper, la biographie partagée dans la durée et dans le quotidien finit par créer une « enhanced kinship with ‘proper’ relatives » (Mason et Tipper 2008 : 446), une relation qui renforce et double, par l’élection, des liens formels de parenté.

Derrière la logique de l’élection et du choix, les récits des descendants révèlent, toutefois, les contraintes sous-jacentes à de nombreuses situations : la rareté de ressources économiques, la difficulté à trouver un logement ou l’impossibilité de payer des études. La nécessité de prendre en charge la mère adoptive de la grand-mère se heurte, pour les parents de Sara, à leur besoin de liberté et d’intimité conjugale. Pour Mario, le fils de Matilde, la cohabitation avec ses parents d’abord ; puis, avec sa belle-mère, une fois marié, limite l’affirmation de son identité de père et de conjoint, en le bloquant dans la position statutaire asymétrique de « fils ».

Les solidarités familiales, le partage et la proximité affective qui lie les enfants et les personnes qui remplissent des fonctions parentales (de manière provisoire ou durable), peuvent aussi bien constituer le soubassement d’une parenté en acte, que renvoyer à la pesanteur de liens non choisis, imposés dans des rapports asymétriques (par exemple, celui entre Matilde et ses beaux-parents), ou issus de jeux de négociations et de tensions, dont les enfants sont l’objet et non les sujets actifs (par exemple, le refus de la mère d’Eliasz de le laisser partir vivre avec son père malgré le désir de l’enfant). Ces conflits sont racontés à mi-mot ou encore réitérés au fil des rencontres. Ces exemples nous permettent, ainsi, de nous soustraire à une vision irénique et « sentimentalisée de la socialité comme sociabilité et de la parenté comme communauté » (Edwards et Strathern 2000 : 152), une idéalisation qui ne tient pas compte des hiérarchies, ni des inégalités, ni des conflits inhérents aux liens familiaux. L’alimentation constitue un autre analyseur de ce lacis d’affects et de tensions. D’une part, à travers la consommation de mêmes aliments, elle est censée créer des corps similaires et une circulation de substances qui « font les parents » (Carsten 2004 ; Grilli 2014)[12]. Ces formes de consubstantialité peuvent créer ou renforcer des liens, pensons à la soeur de Sara qui sort dîner chez sa grand-mère ou aux repas consommés par Zosia et ses amis en compagnie de la tante Magda. Mais à cause du processus d’incorporation (« je suis ce que je mange »), décrit par les sociologues et anthropologues de l’alimentation (Fischler 1990, Diasio 2014), les aliments et les corps peuvent s’imprégner des discordes propres à la vie familiale : la nourriture se transmue alors en ce lait maternel empoisonné, gâté par les disputes avec la belle-soeur, qui marque, selon Matilde, le destin de son second enfant.

Les circulations enfantines reconstruites dans les souvenirs d’enfance, la position de descendant qu’elles instituent et leurs effets dans les dynamiques familiales dessinent, ainsi, un jeu complexe entre les affinités électives et la confirmation des liens consanguins, entre les choix de coeur et les jeux de pouvoir liés aux contraintes économiques ou statutaires (d’âge, de genre ou de position dans l’espace générationnel). La transformation de ces mobilités au fil des générations, et les manières de dire, de faire ou de taire des descendants, révèlent également le heurt des différentes visions de l’enfance et, en creux, l’écart qui s’ouvre parfois entre les expériences personnelles et les idéaux normatifs.