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La finalité de cet article est d’appuyer le développement d’une éducation relative aux changements climatiques (ERCC) qui incarne un idéal de justice écosociale mondiale, engagée activement envers la cocréation de sociétés plus justes pour tous les êtres vivants. Pour favoriser le développement de telles pratiques en ERCC, des éléments de la pensée de De Sousa Santos (2016) sont convoqués. Il s’agit en somme de prendre conscience des limites inhérentes aux systèmes de savoirs occidentaux et de la nécessité d’élargir les possibles de la conscience humaine pour être en mesure d’imaginer des solutions à la crise climatique qui est éminemment ancrée dans une crise écosociale plus globale. Il ne s’agit en aucun cas de rejeter les savoirs occidentaux, mais de reconnaitre la complémentarité d’autres systèmes de savoirs qui ont été historiquement invalidés puis invisibilisés. Il s’agit de systèmes de savoirs (comme les savoirs vernaculaires ou les sagesses ancestrales) dont nous devons apprendre à reconnaitre la légitimité et la validité et avec lesquels nous devons apprendre à entrer en dialogue.

Un problème moderne pour lequel il n’existe pas de solution moderne

Pour reprendre la célèbre formule employée par De Sousa Santos (2016), les changements climatiques font partie des « problèmes modernes pour lesquels il n’existe aucune solution moderne » (p.64).

Il s’agit d’un problème moderne, car si l’on tente de « déterrer » les racines de cette problématique, on en arrive à identifier le rôle majeur joué par l’hégémonie de la rationalité moderne occidentale. C’est le constat que partagent aujourd’hui grand nombre de théoriciens issus d’une diversité de courants et de traditions, notamment dans le domaine de l’écologie politique (Martinez Alier, 2009 ; Löwy, 2011 ; Rienchmman, 2012 ), de la philosophie environnementale (Skolimowski, 2017) et de la sociologie environnementale (Meira Cartea et González Gaudiano, 2016). Ces penseurs contemporains, malgré certaines divergences dans leurs analyses, s’entendent sur les effets néfastes sur l’environnement et les sociétés humaines de l’idéologie sociale, politique et économique capitaliste, culminant aujourd’hui dans sa phase avancée en néolibéralisme triomphant (Ziegler, 2008). Et c’est en grande partie à la faveur de l’imposition hégémonique du régime de rationalité occidentale, provoquant de multiples dichotomies (notamment une rupture entre sujet et objet ; entre science et culture ; entre réflexion et action ; entre nature et culture), qu’ont pu se déployer mondialement la modernité occidentale et le capitalisme. Ce dernier a servi de base idéologique et matérielle pour l’imposition d’un modèle de développement économique et social basé sur la croissance infinie. Or, nous savons aujourd’hui hors de tout doute que la croissance infinie sur une planète aux ressources finies n’est pas viable. Le modèle de développement occidental dominant tire notamment sa justification d’une croyance dans une loi naturelle fondée sur l’asservissement et la domination de la nature par les êtres humains, de même que l’asservissement et la domination de certains êtres humains par d’autres êtres humains, leur étant supérieurs ontologiquement et intellectuellement. Cette croyance a pour effet de créer et d’amplifier sans cesse de multiples formes d’inégalités entre groupes sociaux et engendre de multiples formes d’injustices sociales et environnementales (Naoufal, 2016).

Si les changements climatiques, dans une perspective scientifique, s’expliquent principalement par les conséquences des émissions de gaz à effet de serre (GES), demeurer à ce niveau d’explication superficiel équivaut à confondre les symptômes avec les causes. Selon les résultats préliminaires de nos derniers travaux de recherche (Agundez-Rodriguez, Morin, Asselin et Champoux, en cours), c’est justement ce type d’explication qui semble être favorisé dans les politiques publiques et dans les milieux d’éducation formelle. C’est ainsi que les gouvernements et les entreprises de par le monde mettent de l’avant de multiples solutions techniques et technologiques telles que l’électrification des transports, la dématérialisation de l’économie ou l’enfouissement du carbone sous les mers. Ces solutions modernes qui contribuent à maintenir en place (voire à renforcer) les dynamiques d’exploitation de la terre et des populations humaines sont abondamment relayées et présentées de manière avantageuse auprès des populations sous la bannière de la croissance verte ou du développement durable. D’ailleurs, la réflexion systémique, la réflexion critique ou même le modèle écosystémique sont des outils intellectuels qui nous amènent à comprendre cette nécessité de transformer le regard que nous portons sur le monde. Selon plusieurs auteures et auteurs, pour sortir de la crise climatique, l’humanité a besoin d’une transformation civilisationnelle. Cette dernière comporte des dimensions sociales et politiques engagées envers la justice sociale et environnementale (Bookchin, 2006 ; Latouche, 2014 ; Sauvé, 2014 ; Larrère et Larrère, 2018). C’est de l’ordre du monde dont il est éminemment question. Et cet ordre du monde se justifie et se maintient à la faveur d’un régime hégémonique social et politique, lui-même tenu en place par l’action d’une hégémonie culturelle et intellectuelle. Ce que nous faisons est influencé parce ce que nous pensons être et ce que nous pensons être est lui-même orienté par les limites de notre rationalité. La remise en question de l’ordre du monde implique de repenser la manière de nous concevoir nous-mêmes, individuellement et collectivement, de concevoir notre relation au temps, aux autres et à l’environnement. En somme, il s’agit d’une réflexion qui doit mettre à distance critique la rationalité moderne occidentale pour s’ouvrir radicalement à d’autres manières d’être au monde (Leff, 2008 ; Skolimowski, 2017). Reconnaissant que ce n’est pas en réfléchissant et en agissant de manière moderne que nous règlerons les changements climatiques, nous pouvons nous demander comment élargir notre pensée et notre être-au-monde afin de faire face à l’immense défi civilisationnel que représentent les changements climatiques.

Selon De Sousa Santos (2016), lors de sa genèse, la rationalité moderne occidentale s’est aliénée d’une partie importante de ce qui faisait la richesse et l’étendue de la réflexivité de l’humanité et dont on peut encore aujourd’hui retrouver des traces chez certains peuples indigènes et dans certaines traditions orientales, de même que chez des groupes sociaux aujourd’hui opprimés. Qu’ils soient géographiquement situés au Nord ou au Sud, pour De Sousa Santos, ce sont les épistémologies du Sud[1]. Ce constat est de nature à donner confiance en l’être humain et en sa capacité à évoluer et à grandir de manière à résoudre la crise climatique. L’œuvre Épistémologies du Sud, écrite par De Sousa Santos (2016) offre de riches repères épistémologiques qui élargissent le champ des possibles, ce qui peut, selon nous, contribuer à la conception d’une ERCC transformatoire et engagée envers l’atteinte d’une plus grande justice écosociale. C’est dans cette perspective que nous proposons, dans les lignes qui suivent, certains éléments clés de cet ouvrage désormais mondialement reconnu.

Des repères épistémologiques pour concevoir et mettre en œuvre une ERCC transformatoire et porteuse de justice écosociale

D’entrée de jeu, il est important de souligner que la finalité envisagée par des épistémologies du Sud est celle d’« atténuer ou éliminer l’oppression, la domination et la discrimination » (De Sousa Santos, 2016, p. 348). Ce dépassement des dynamiques d’exploitation et de domination est concordant avec la critique qui est faite de la crise climatique (et plus largement, de la crise socioécologique), soit celle d’une justification faussement rationnelle[2] des activités humaines qui émettent de gaz à effet de serre en vue d’une croissance illimitée et qui exploitent ainsi la nature et des êtres humains.

La thèse centrale de l’ouvrage de De Sousa Santos (2016) énonce qu’« il n’existe pas de justice sociale mondiale sans justice cognitive mondiale » (p. 340). Selon l’auteur, l’injustice cognitive peut s’expliquer par ce qu’il appelle une sociologie des absences. Cette sociologie des absences met en exergue la création active d’absences cognitives sous le régime hégémonique de la rationalité moderne occidentale. C’est-à-dire que les expériences et les systèmes de savoirs multiples et pluriels qui composent la richesse du monde sont rendus invisibles par l’action culturelle hégémonique des savoirs occidentaux. À cette sociologie des absences, de Sousa Santos (2016) oppose une sociologie des présences. Considérant l’état de crise climatique actuel, il devient crucial de rendre visible d’autres manières d’être dans le monde. Pour cela, l’auteur propose de développer l’imagination subversive sociologique des absences. Cette dernière se déploie à la manière d’une enquête dont le but est d’expliquer que ce qui n’existe pas est en fait activement produit comme non existant, c’est-à-dire comme une alternative non crédible à ce qui existe (p.251).

Cette imagination subversive sociologique fait appel à deux types spécifiques d’imagination, soit l’imagination épistémologique et l’imagination démocratique (p.266). L’imagination épistémologique amène à déconstruire les réalités telles qu’elles sont présentées par l’ordre dominant, ce qui selon nous fait appel à la conscience critique sociale. L’imagination démocratique sert à la (re)construction de réalités non oppressives et plus justes, ce qui selon nous fait appel au développement d’une pensée créative et novatrice.

Lorsque combinés et activés, ces deux types d’imagination contribuent à élargir le champ des possibles, en commençant par reconnaitre les initiatives et les subjectivités qui existent déjà, mais qui sont activement rendues absentes par l’idéologie dominante.

Une éthique du soin est alors de mise pour comprendre, dialoguer et s’allier avec ces subjectivités et ces initiatives alternatives. Cette manière d’être au monde conduit les personnes à transformer leur relation au temps, en contractant le futur et en élargissant le présent. C’est ici et maintenant que nous sommes ensemble et que nous pouvons agir ensemble. Notre salut ne résiderait ainsi non pas dans un futur hypothétique sur lequel nous n’avons pas de prise, mais dans les choix que nous faisons dans la réalité présente que nous habitons ensemble avec nos corps, nos affects et notre cognition. Dès lors, l’ERCC consiste en un engagement de nature sociale et politique (voire existentiel) qui s’incarne dans des actions individuelles et collectives, ici et maintenant, habitées et guidées par une axiologie du soin soucieuse de justice globale. Pour cela, les réflexions et les actions doivent être orientées par une volonté de reconnaissance de l’Autre, un engagement à le rendre visible et pertinent. L’exigence de justice cognitive globale nous appelle à un engagement politique de transformation de notre pensée et de nos rapports à l’Autre, individuellement et sur le plan sociétal. Étant un phénomène éminemment global et complexe, la lutte aux changements climatiques ne peut se faire sans la participation équitable de tous et la prise en compte de toutes les formes de savoirs.

À cet effet, De Sousa Santos (2016) en appelle à une écologie des savoirs. Ce n’est pas à un rejet complet de la rationalité moderne occidentale auquel l’auteur nous convie, mais bien à un dialogue des savoirs qui reconnait de manière intrinsèque d’autres formes de savoirs. Pour y arriver, l’auteur souligne l’importance du rôle de la traduction interculturelle, présentée d’abord comme une alternative à l’universalisme abstrait qui fait la spécificité de l’hégémonie de la rationalité moderne occidentale et des multiples dichotomies dont elle est porteuse. Ces dichotomies tracent une ligne qualifiée ici d’abyssale entre les savoirs et les manières d’être au monde qui sont situées dans le champ du visible et qui peuvent donc être considérées comme valables (ou du moins critiquables) et toute une palette de savoirs et de manières d’être au monde qui passent sous le radar de nos consciences sociales et politiques. Ainsi, par son action volontaire de reconnaissance et de réciprocité avec d’autres épistémologies et ontologies, la traduction interculturelle (inspirée par la philologie vivante de Gramsci) constitue également une alternative à l’incomplétude de la rationalité moderne occidentale et de toutes les formes de savoirs en elles-mêmes. Pour De Sousa Santos (2016), la traduction interculturelle devient dès lors un processus vivant, à la fois cognitif et émotif, pour faire face à la diversité des conflits qui habitent le monde contemporain et pour favoriser des alliances respectueuses de la diversité dans les luttes à mener. Ainsi, la poursuite de la justice sociale et environnementale peut trouver une manière de se déployer de manière efficace sans recourir à une théorie générale intégratrice[3]. En somme, par la traduction interculturelle, se déploie une réinvention de l’émancipation sociale et de l’imagination politique insurgée, ce qui constitue un impératif politique pour produire de la transformation sociale et pour avoir un impact réel. Pour celles et ceux qui souhaitent promouvoir une ERCC à visée transformatoire, il peut être fort porteur de se constituer en intellectuel d’arrière-garde comme le propose De Sousa Santos (2016). C’est-à-dire non pas en détenteur d’une théorie générale abstraite à appliquer aux réalités climatiques, pour leur part très concrètes, mais bien en praticien réflexif ouvert sur la diversité de l’expérience mondiale. Pour l’intellectuel d’arrière-garde, la reconnaissance d’une constellation de savoirs et de pratiques doit déboucher sur des alliances concrètes pour porter une transformation sociale ascendante qui soit orientée vers la justice globale. Dans le contexte de l’éducation formelle, nous pouvons notamment penser à des initiatives d’engagement formées par des partenariats entre des groupes d’élèves et des collectifs de citoyens locaux qui proposent par exemple des initiatives en lien avec la diminution des émissions de GES reliées aux transports Une autre stratégie éducative pertinente pourrait être celle de réaliser des études de cas portant sur des groupes de citoyens qui expérimentent des manières différentes de vivre afin de limiter leur empreinte écologique, par exemple en faisant la promotion d’une utilisation raisonnée de l’eau, la mise en commun de biens et d’espaces de travail ou le jardinage agroécologique.

Conclusion

Dans ce bref retour sur l’œuvre Épistémologies du Sud, nous avons pu apprécier les réflexions de l’éminent théoricien de la décolonialité qu’est Boaventura de Sousa Santos et percevoir la fécondité de ses réflexions pour la conception et la pratique d’une ERCC à portée transformatoire et engagée envers la justice écosociale. De manière plus spécifique, nous sommes invités par les épistémologies du Sud à concevoir et mettre en œuvre une ERCC qui ne se contente pas de solutions techniques et technologiques qui, pour l’essentiel, consistent à trouver des moyens de poursuivre le modèle de développement axé sur la croissance infinie tout en demeurant dans les limites de ce qui peut aujourd’hui nous sembler « raisonnable ». Ce qui semble pouvoir émerger des épistémologies du Sud, c’est une ERCC qui s’appuie sur l’éthique du soin et sur l’empathie démocratique, ainsi que sur les concepts de justice cognitive globale, d’écologie des savoirs et de traduction interculturelle. Ainsi, l’ERCC permettra d’ouvrir radicalement l’horizon des possibles en élargissant le champ des expérimentations concrètes et des manières d’être au monde face à la crise climatique. Pour nous, il s’agit en somme d’une ERCC d’orientation écohumaniste, fort pertinente et nécessaire pour aborder ce qui apparaît comme un des défis majeurs du 21e siècle.