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Car la maison est notre coin du monde. Elle est — on l’a souvent dit — notre premier univers. Elle est vraiment un cosmos. Un cosmos dans toute l’acception du terme. Vue intimement, la plus humble demeure n’est-elle pas belle ?[1]

Une maison dans la maison

Dans l’appartement de ma grand-mère, il y a et a toujours eu une casquette verte et une corne de boeuf accrochées au mur, juste à côté de la porte d’entrée. Plus loin dans le couloir, au fond d’un tiroir, sont jalousement gardées quelques clefs : celles de sa maison en Algérie. Quand je pense à cet appartement — mon enfance —, je pense d’abord à ces objets, tous renvoyant à un pays que je ne connais que très peu. D’ailleurs, petite, j’avais l’habitude d’aller vérifier que les clefs étaient toujours au même endroit, au fond du même tiroir. Elles me paraissaient précieuses sans que je n’aie jamais mis les pieds dans cette « maison au bled[2] ». C’est qu’on m’en parlait à la fois comme une grosse responsabilité (la mienne et celle du reste de la famille) et comme un paradis lointain, quasi perdu auquel « un jour » j’aurais accès.

Dans l’ouvrage collectif Home, Exile, Homeland (1999), Patricia Seed consacre un essai à ces fameuses clefs de l’autre maison, la vraie maison[3]. Pour elle, garder la clef de la maison dont on a dû s’exiler il y a une ou plusieurs générations — dans son cas, les familles sépharades andalouses —, c’est à la fois honorer le deuil du foyer authentique et entretenir l’espoir, le rêve d’un retour. Toutefois, dans cette nostalgie, c’est bien la douleur qui prévaut, selon Seed : « Nostalgia springs from capitulation, resigning oneself to the irretrievable loss of familiar objects and well-liked faces, the bonds of friendship, shared learning and languages[4]. »

Malgré cet abandon ou cette perte, la maison au bled est douée d’une ubiquité remarquable. Habiter l’appartement en France, c’est nécessairement habiter avec, voire dans, cette maison fantomatique dont l’existence se limite aux récits, aux objets chéris et à quelques rares photographies. Encore mieux, regarder des films, documentaires ou fictions évoquant le bled consiste en un exercice de mémoire et d’invention : sans avoir mis les pieds dans telle ou telle région du pays, on y reconnaît des paysages, des quartiers et des habitudes de vie. Quand un personnage partage une expérience du pays ou de la migration, on y voit le parent ou le grand-parent tout entier plutôt que de simples similarités.

Il semble donc qu’il existe un paradoxe au coeur de cette nostalgie diasporique, dont la part de rêve a conscience de son impossibilité, mais dont la part de résignation ne s’assume pas. Le discours familial, celui que je connais, celui que j’ai pu entendre d’autres enfants et petits-enfants d’immigré·e·s, et surtout, celui qui est mis en scène dans les films qui en font leur sujet principal, ce discours nous montre que les clefs, gardées, sont l’indice que la capitulation n’est pas complète. En m’appuyant sur deux exemples de films, je suggère que la résignation ne concerne que les parents, ces derniers plaçant tous leurs espoirs de retour sur leurs enfants. Et plus encore, cette résignation non assumée s’accompagne de sentiments de culpabilité et de honte qui colorent cette nostalgie. West is West (2010), écrit par Ayub Khan Din et réalisé par Andy De Emmony[5]; et Almanya: Willkommen in Deutschland (2011), écrit par Nesrin et Yasemin Şamdereli, et réalisé par cette dernière, mettent en scène un père pakistanais et un grand-père turc, respectivement, organisant un retour au bled dont le motif premier est la lutte contre l’oubli et la volonté de se prouver à eux-mêmes qu’il n’y a pas eu capitulation.

De fait, cet espoir de retour, le plaisir que la nostalgie peut procurer, la différencient de la mélancolie, qui, elle, est la trace du trauma, la douleur maintenue et sans issue, même imaginaire[6]. La présence marquée de la maison-familiale-hantée-par-la-maison-au-bled comme décor central dans les récits post-migratoires — c’est-à-dire mettant en scène les expériences vécues et partagées après une migration — est l’indice de son importance dans la construction de la nostalgie diasporique. On la retrouve par exemple dans des drames tels que My Son the Fanatic (Udayan Prasad, 1997), La graine et le mulet (Abdellatif Kéchiche, 2007) ou Gegen die Wand (Fatih Akin, 2004). Elle est aussi au centre de comédies, comme celles à l’étude ici, ou Bienvenue à Marly-Gaumont (Julien Rambaldi, 2016) et Bend It Like Beckham (Gurinder Chadha, 2002).

La nostalgie au cinéma

Dans un essai de 2021, Jacob Sperb propose quelques définitions et une catégorisation des films nostalgiques (« nostalgia film genre »), constituant tout un genre cinématographique. Il commence en soulignant la relation très particulière de la nostalgie et de la photographie :

There was always something uniquely nostalgic about the photographic image. Like nostalgia itself, the frame isolates; it blocks off as much about the past as it reveals. The image suggests a moment frozen in time, both powerful and deceptive in what it shows. […] Writing or speaking, in contrast, creates a greater sense of immediacy, as the reader/listener is able to visualize in the present what is being described[7].

Le médium cinématographique, succession d’images fixes, images en mouvement prises dans une boucle que l’on pourrait suivre indéfiniment, joint l’image figée dans le temps à l’immédiateté du récit et de la parole. La nostalgie peut s’y déployer avec tout l’éventail d’affects qui l’accompagnent. Le cinéma a donc participé à l’essor de notre intérêt pour la nostalgie :

It’s unsurprising that a collective preoccupation with nostalgia increased across the span of the twentieth century in direct proportion to the rapidly expanding presence of visual media, such as cinema and television. As Fred Davis noted long ago, popular culture only intensified nostalgia—the ubiquity of older media in recirculation and repackaging meant being in the audible and visible presence of the past[8].

Dans le cas des diasporas, rendre présent le passé signifie souvent rendre visible le passé inavoué des empires coloniaux, et rendre visible le passé de groupes marginalisés, dont la présence, l’existence, est rarement l’objet des films nostalgiques dont parle Sperb.

En se concentrant sur la nostalgie construite autour des maisons, on entre dans l’intime pour y trouver une certaine chaleur dans la reconnaissance de dynamiques familiales qui nous sont familières, indépendamment des cultures mises en scène (les conflits intergénérationnels, le partage des repas, la transmission de mémoire, les albums de famille, etc.). Cela éloigne donc la mélancolie de l’horizon, en particulier dans les comédies, où la complicité par le rire nous ancre bel et bien dans le domaine de la nostalgie.

Or, le pouvoir affectif[9] dont est doté le cinéma fait du médium[10] une source et une force de changement; un film peut être un moment de réflexion, l’expérience d’un partage et / ou d’une confrontation d’idées, de sentiments et d’impressions. Autant d’éléments participant à la construction et la transmission de mémoires. Ainsi, la mémoire en son sens large est-elle stimulée au cinéma par le recours à des affects que le caractère audiovisuel du médium spatialise : le cadre, la trame sonore, le montage donnent un contour et une épaisseur à l’expérience. La temporalité du médium, de pair avec sa spatialité, participe ainsi à faire de l’expérience filmique une forme d’expérience vécue : « Si le film se pose d’abord comme une réalité objective organisée dans un certain espace, c’est dans la durée qu’il acquiert son expression la plus sensible, sa signification la plus évidente[11]. »

C’est pourquoi la mise en scène de ces expériences est un point central à partir duquel déployer les enjeux des récits cinématographiques post-migratoires : ils jouent un rôle essentiel dans la « collectivisation » et la transmission de mémoires personnelles et familiales. Dans son article consacré à la pensée biographique du temps, Michèle Leclerc-Olive rappelle que : « Si le présent est le siège de l’élaboration conjointe du futur et du passé, l’impossibilité d’élaborer un passé acceptable contraint à limiter du même coup la profondeur de l'avenir envisageable à l’horizon quotidien[12]. » Elle s’appuie sur les travaux de Reinhart Koselleck, selon lequel « tout homme, toute communauté humaine dispose d’un espace d’expérience vécue, à partir duquel on agit, dans lequel ce qui s’est passé est présent ou remémoré, et des horizons d’attente, en fonction desquels on agit[13] ». L’horizon d’attente des un·e·s différant donc de l’horizon d’attente des autres, le cinéma a le potentiel de réparer les relations intergroupales[14] en faisant partager une certaine expérience le temps d’un film et imbriquant, par le biais de la narration aussi bien que la réception, des mémoires personnelles et collectives.

Le parallèle étymologique entre « Orient » et « orientation » proposé par Sara Ahmed dans Queer Phenomenology (2006) éclaire l’importance de cet horizon en tant que point vers lequel on s’oriente pour se saisir du monde. Pour Ahmed, les corps « habitent l’espace » par leur façon de « tendre vers des objets », dans leur capacité et la conscience de leur capacité à s’en saisir. C’est pourquoi, selon elle, la perte d’un objet nous affecte autant : l’orientation échoue, et met en cause notre place dans le monde[15]. De façon très concrète, les clefs de la maison au bled fonctionnent comme une boussole pointant vers cet horizon lointain — si lointain qu’il apparaît lisse, parfait. En grandissant avec ces boussoles, on se trouve orienté·e·s d’emblée vers cet objet qui pourtant reste inaccessible : la nostalgie non pas seulement d’un temps révolu, mais d’un espace perdu fait partie de l’héritage familial.

Parallèlement, d’autres corps — blancs —répondant à d’autres normes et discours adoptent une orientation différente, dans laquelle rien ou presque n’est censé être hors d’atteinte, et où, comme l’a souligné Edward Saïd, tout est objet de connaissance, y compris le corps des Autres[16]. Sara Ahmed souligne le lien entre cette orientation construite dans l’intime, le familial et le racisme / la racisation :

In order to address my concern with how racism operates through orientation I begin with an analysis of the spatial formations of orientalism and the ways in which geographic space is phenomenal or orientated. My point here is to show how “proximity” and “distance” come to be lived by being associated with specific bodies as well as places. […] The “matter” of race is very much about embodied reality; seeing oneself or being seen as white or black or mixed does affect what one “can do,” or even where one can go, which can be redescribed in terms of what is and is not within reach. If we begin to consider what is affective about the “unreachable,” we might even begin the task of making “race” a rather queer matter[17]. [L’autrice souligne]

Et elle ajoute plus loin : « To put this in simple terms, a “we” emerges as an effect of a shared direction toward an object[18]. »

La nostalgie, et plus spécifiquement sa mise en scène au cinéma, nous aide à constater ce qui est hors d’atteinte et à dessiner les contours des affects entourant cet inatteignable. Autre point, la nostalgie dont il est question ici est une nostalgie qui est ou se veut être transmissible. C’est une des formes (orientations) que prend la mémoire familiale diasporique. C’est l’un des noeuds à partir desquels les liens familiaux se tissent, car encore une fois, il n’est pas uniquement question de partager un affect parce qu’il fait partie intégrante de la vie des parents, mais aussi parce que pour maintenir l’espoir — la ligne entre nostalgie et mélancolie —, il faut que les descendant·e·s récupèrent et maintiennent ce désir d’ailleurs. Comme l’écrit Ahmed :

In everyday talk about such family connections, likeness is a sign of inheritance: to look like a family is to “look alike.” I want to suggest another way of thinking about the relationship between inheritance and likeness: we inherit proximities (and hence orientations) as our point of entry into familial space, as “a part” of a new generation. Such an inheritance in turn generates “likeness”[19] [L’autrice souligne]

Ces dimensions spatiale et temporelle se retrouvent également au coeur de la nostalgie. Dans la maison évoquée au tout début de ce texte, les objets renvoyant à la maison au bled ne sont pas uniquement porteurs de la mémoire d’un lieu distant. Ils portent avec eux la mémoire d’une époque, la mémoire d’un temps révolu auquel pourtant l’espace est toujours rattaché.

La nostalgie rejoint ainsi la honte, évoquée plus loin dans ce texte, toutes les deux étant fortement rattachées au passage du temps. Dans son ouvrage Blush (2005), Elspeth Probyn s’appuie sur sa propre expérience de la honte lors de sa visite d’Uluru en Australie, pour analyser les ressorts de cet affect et son lien avec la culpabilité. Il y a dans sa description une forte influence du passé, de l’histoire d’Uluru et des peuples auxquels il a été volé. Mais contrairement à la culpabilité, la honte, comme la nostalgie, retire sa positivité de sa deuxième orientation, vers le futur : « Shame produces a somatic temporality, where the potential of again being interested is felt in the present pain of rejection. It’s a strange hope but a powerful one[20]. » Que cette temporalité soit somatique permet également au corps d’en (re)faire l’expérience différée, inscrivant ces affects dans nos temporalités individuelles.

La maison cinéma

Le caractère nostalgique de la maison lui procure donc une dimension temporelle redoublant son aspect premier, spatial. Dans le parallèle à faire entre la maison et le film, chacun·e est pris·e comme médium, soit un milieu, comme le souligne Méchoulan[21], dans lequel est vécue et transmise une certaine nostalgie. Cela nous permet d’étudier la circulation d’affects de l’un·e à l’autre et leur effet sur la mémoire collective en tant qu’il y a partage d’une même orientation.

La maison, comme le film, est un « dispositif sensible », c’est-à-dire un objet matériel et une idée tout à la fois, un ensemble de sensations et de sens[22] (rencontre du foyer et de la maison, home et house). C’est au coeur de cet espace, ou milieu, avec ses murs et son dehors, que « les échanges ont lieu[23] » : de sensations et de sens. La circulation virtuelle de ce dispositif-milieu, ou médium, à travers le film, autre médium, par le biais de dialogues, de photographies ou textes, de même que sa charge symbolique, seront prises en compte dans l’analyse des films. Apparaît ici un cinéma maison, c’est-à-dire un espace-temps particulier dans lequel ont lieu et sont proposés des échanges d’informations, d’affects et d’expériences — les quatre murs de la maison devenant les quatre coins du cadre / écran.

Toutefois, la maison ne sera pas considérée en tant que pendant concret du foyer émotionnel — comme dans la distinction anglophone entre house et home, ou germanophone entre haus et heim. L’usage qui est fait du motif de la maison dans les films à l’étude montre bien que les sens des deux termes et leurs implications sont télescopés : comme dans La poétique de l’espace de Bachelard (1957), habitée ou non — foyer ou non —, la maison y est un lieu défini dans l’espace, mais toujours doublé d’une silhouette temporelle— affective — dont il souligne l’importance : « Le passé, le présent et l’avenir donnent à la maison des dynamismes différents, des dynamismes qui souvent interfèrent, parfois s’opposant, parfois s’excitant l’un l’autre[24]. »

Aux films en tant qu’unités temporelles (du film, du récit qui s’y déroule et des mémoires évoquées) se superpose la mise en scène d’une maison faisant écho au trio mnémonique composant nos narrations identitaires : les souvenirs d’expériences personnelles, ceux hérités de la famille nucléaire ou étendue, et enfin ceux de la mémoire nationale[25]. C’est pourquoi, selon Hamid Naficy, la maison est un trope très présent dans les poétiques post-migratoires[26].

Si l’on se tourne du côté de la psychologie, chez Aubeline Vinay la maison est considérée comme « habitée, décorée, aménagée, parfois hantée par les personnalités qui y vivent. C’est le lieu où l’expérience de la propriété et du partage se développe. […] Finalement, la maison fonde l’être, lui donne sens dans la société et dans l’humanité, elle lui procure une assiette subjective par laquelle la filiation peut s’instaurer[27]. » On comprend donc que la première maison, la maison au bled, ait une présence affective si grande et durable dans l’esprit de celleux qui la quittent. Vinay ajoute plus loin que : « La maison est un espace de projection de soi où le corps et le moi se côtoient[28]. » Dans les films transnationaux, le motif de la maison peut donc servir de support au partage de la mémoire, mais aussi à la revendication d’une double mémoire.

En effet, si la maison sert la filiation, l’existence même de deux maisons familiales peut donner deux idées : en termes spatiaux, la coexistence de deux maisons, impliquant que l’une soit habitée et l’autre non, crée un sentiment d’abandon, ou au moins de manque. En termes temporels, en revanche, la coexistence des deux maisons ne nécessite pas un habiter physique, spatial. Les deux ancres affectives peuvent exister ensemble dans l’esprit d’un individu ou d’une famille. Penser la maison en passant par sa relation avec le médium filmique nous permet alors de sortir de la pensée de « l’entre-deux », ou l’« une ou l’autre » des cultures, en l’inscrivant comme médium temporel.

À la façon d’un montage, la maison est composée d’un ensemble d’éléments découpés et juxtaposés dont la disposition crée du sens. Ajoutons à cela que l’existence de ces maisons, pour nous, spectateurs et spectatrices, est proprement filmique, et nous nous trouvons devant un objet hybride, un espace cinématographique, imaginaire, habité et habitable, dans lequel nous pouvons circuler, porté·e·s par les affects mis en scène.

Pour revenir à la question de la nostalgie, il faut rappeler que certains films post-migratoires rendent compte d’une expérience et de l’idée selon laquelle dans les familles diasporiques le pays d’origine est toujours lié à la nostalgie et à l’espoir du retour[29]. Les motifs de la maison, mobilisés par des cinéastes de différentes diasporas, semblent indiquer au contraire que cette nostalgie, cet « axe des origines et du retour[30] », s’impose parfois de l’extérieur plutôt qu’il se vit de l’intérieur. Ils mettent en scène un renversement de situation permettant d’évaluer le rapport au pays habité par opposition au rapport au pays d’origine et interrogent par contraste la nostalgie nationale — celle du heimat — telle qu’elle se manifeste au Royaume-Uni et en Allemagne. Ce faisant, se dessine un lien entre cette nostalgie préconçue et l’assignation à l’ailleurs des personnes issues de l’immigration et plus généralement de tout·e citoyen·ne racisé·e en Europe. C’est ce que Jan Willem Duyvendak appelle « la culturisation de la citoyenneté[31] » dans son ouvrage intitulé The Politics of Home (2011).

De la culpabilité à la rédemption

Tout le film de De Emmony fonctionne sur les tensions créées entre deux pôles : l’Angleterre et le Pakistan, le directeur d’école M. Jordan et le père Zahir, sa deuxième femme, Ella, et sa première, Basheera, et enfin les deux maisons, ou plutôt le restaurant de fish & chips en Angleterre et la maison au Pakistan. Sajid, le plus jeune fils, est constamment tiraillé entre ces deux pôles par son père, ses camarades de classe et d’autres figures d’autorité.

En accord avec ce système de polarisation, le film nous amène à constater rapidement la confusion de celui qui semble le plus sûr de sa place : Zahir. Sa nostalgie est portée par une série d’habitudes, d’actions soulignant a priori la réticence de Zahir à habiter sa maison et son restaurant de Salford : il s’entête à ne boire que des demi-tasses de thé, il exige de ses enfants des mariages traditionnels avec des membres de la communauté pakistanaise, et écoute à la radio les nouvelles pakistanaises. Ces éléments participent de la comédie : nous sommes censé·e·s rire de cet attachement exagéré, rire de Zahir.

En effet, dans le premier volet du récit, le personnage est présenté comme un père / époux tyrannique et violent. Il est d’emblée constitué comme le méchant de l’histoire. Cela permet notamment aux spectateurs et spectatrices, comme l’écrit Amrit Wilson, de se sentir légitimes à rire de sa pakistanéité. D’autant plus que, rappelle-t-elle, ses propres enfants se comportent comme des Anglais·e·s blanc·he·s et surtout, regardent leur père — et le reste de la communauté britannique sud-asiatique — à travers des yeux blancs. Iels rejettent en bloc les pratiques culturelles et religieuses (musulmanes) du père et adoptent allègrement tous les codes blancs de leurs voisins, collègues et amis. On les voit se moquer de l’accent de leur père ou utiliser un vocabulaire raciste par exemple, le tout cautionné par le fait qu’iels sont en partie pakistanais·es et surtout, que leur père est une personne ignoble qu’on peut bien mépriser en retour[32].

Si l’on se contente de rire avec les personnages, la nostalgie se manifeste dans le renvoi aux années 1970 par les costumes, les affiches faisant référence aux événements politiques (les violents mouvements anti-immigration représentés par Enoch Powell, par exemple) et la musique. Ce n’est donc pas une nostalgie du pays d’origine, bien au contraire, c’est une nostalgie de l’Angleterre des années 1970. Dans le second volet, ici à l’étude, le père n’a pas changé, et le petit Sajid est maintenant un adolescent. Il est le seul encore chez ses parents, les autres ont fui et n’ont plus de contact avec leur père (à une exception près).

Je me concentrerai ici sur la figure de Zahir plutôt que sur celle de Sajid pour essayer de dégager les formes que prend sa nostalgie à lui, qui est bien celle du pays d’origine, et la façon dont il essaye à tout prix de transmettre cette nostalgie à son plus jeune enfant, sa « dernière chance ». Je tiens tout de même à souligner que Sajid reste une figure centrale du film, ce qui en fait un double récit initiatique, pour reprendre les termes de Sperb :

[…] a certain kind of nostalgia text has been so prominent—the period, coming-of-age narrative, complete with a soundtrack of classic hits. These stories achieve a dual form of nostalgic address to audiences—older generations can look back fondly to what they imagine as the simplicity of the good old days (representational nostalgia), while younger generations can relate to the so-called timeless appeal of the poignant challenges in transitioning from childhood innocence to adult responsibility (narrative nostalgia)[33].

Tous les gestes quotidiens de Zahir évoqués plus haut font partie de la définition de l’habiter proposée notamment par Mathis Stock :

La question de l’habiter ne peut plus être posée comme question d’une seule modalité d’être avec l’espace, mais de multiples rapports à l’espace, mis au jour selon les intentionnalités et les pratiques. […] Nous travaillons donc avec l’hypothèse selon laquelle la question du faire avec de l’espace est un questionnement plus adéquat aux sociétés contemporaines dont les individus pratiquent une multiplicité de lieux dans des situations variées et dans des intentionnalités différentes[34]. [L’auteur souligne]

Ce que fait Zahir semble ainsi relever de la résidence, et non de l’habiter[35]. Par fidélité nostalgique à son pays d’origine, il se refuse à aligner complètement ses actions sur celles du reste de sa famille. C’est le symbole de la demi-tasse de thé. Cela lui permet de ne pas se sentir coupable. S’il reste fidèle au pays, il ne l’a pas abandonné. Et s’il n’a pas abandonné le pays, il n’a pas non plus abandonné sa famille qui y vit.

Pour garantir le succès de sa dernière chance de transmission de la pakistanéité à ses enfants, il emmène Sajid au Pakistan. Après son arrivée, il se comporte non seulement avec fierté, mais avec une certaine supériorité. Encore une fois, il est le méchant de l’histoire et nous sommes invité·e·s à rire de lui. Mais cette fois, l’invitation passe par le regard de sa famille pakistanaise et le regard extérieur de Sajid qui, finalement, rejoint celui de la majorité.

Agissant en maître des lieux après une absence de 35 ans, sans l’ombre d’un remords, il a l’air de penser que cette absence est justifiable et excusée d’avance grâce au capital social et économique accumulé en Angleterre. Sa nostalgie s’avère réconfortante et dé-culpabilisante. Elle lui a permis de vivre comme si le temps s’était suspendu en son absence, comme si la vie ne pouvait reprendre son cours qu’à son retour. Là aussi, le film insère une critique par le biais des sous-titres : les remarques moqueuses de son entourage, qu’il ne comprend pas toujours, sont sous-titrées. Le spectatorat se voit donc offrir l’accès au ridicule de Zahir.

West is West insiste avant tout sur la distance affective et culturelle séparant Zahir du Pakistan. Outre les sous-titres, une série de plans serrés font état de la confusion quasi permanente dans laquelle il se trouve. Quelles que soient les circonstances, il est mal à l’aise, confus ou perdu. Ces gros plans l’isolent également du reste de sa famille, que l’on voit plus souvent en plans américains, rassemblés.

Lorsqu’il prend finalement conscience de la honte qu’il ressent, il décide de prolonger son séjour et (faire) construire une maison « moderne ». Ne se sentant plus « à la maison », il en fait construire une autre pour être à nouveau « chez lui ». Il désigne l’étable en paille abritant quelques vaches et annonce : « We build here » (voir les figures 1 et 2). Un saut dans le temps fait surgir une foule de travailleurs répondant aux ordres de l’homme qu’on soupçonne de retrouver sa dignité dans l’autorité plutôt que dans son projet. Tout le long du lancement de son chantier, la bande sonore est enjouée, le rythme rapide. La composition du trio Shanka-Ehsaan-Loy et Rob Lane est inspirée des musiques hindoustanie et carnatique et évoque les bandes sonores bollywoodiennes.

Figure 1

Photogramme du film West is West, Andy De Emmony, 2010. “We build here”.

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Figure 2

Photogramme du film West is West, Andy De Emmony, 2010.

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Quelques secondes plus tard, la destruction de l’étable est achevée et la musique change de registre, se fait plus lente et triste : elle prépare le terrain à la nostalgie d’un homme dont la terre même lui échappe. Un Zahir déterminé à labourer sa terre lui-même à l’aide de deux buffles, entouré de ses deux fils, de son beau-fils, de Basheera et de ses filles, tente de manoeuvrer son attelage, plein de maladresse (voir la figure 3). Comme dans la scène précédente, l’action est condensée et quelques secondes passent avant que, visiblement fatigué, l’homme s’avoue vaincu : « I go to the house », dit-il. Ici, ce n’est pas le choix de langue, mais le choix de mots qui est révélateur de la position de l’homme par rapport à « sa » maison : outre l’absence d’un pronom possessif, l’usage du terme house plutôt que home souligne la distance affective et le caractère purement architectural de la première demeure à ses yeux.

Figure 3

Photogramme du film West is West, Andy De Emmony, 2010.

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Ces mots sont prononcés à la fin d’une tentative échouée de s’approprier « sa » terre. Ainsi, si la condensation temporelle du projet de construction pouvait relever du fantasme, du rêve d’un chez-soi qu’on pourrait faire émerger du sol natal en quelques mots, la rapidité de l’échec annule ce rêve. En réponse à la nostalgie de Zahir, qui se révèle de plus en plus mal placée, le film semble répondre que simplement construire une maison pour se sentir à sa place, « c’est vite dit » (ou vite montré).

Dans un chapitre consacré à la maison (home), Sara Ahmed insiste par ailleurs sur le caractère fétichiste du rapport que les émigrant·e·s ou descendant·e·s d’émigrant·e·s peuvent entretenir avec elle. Selon elle, il existe plusieurs définitions de la maison, ou plutôt le « chez-soi » auquel aspire Zahir, comme suit :

What does it mean to be-at-home? Certainly, definitions of home shift across a number of registers: home can mean where one usually lives, or it can mean where one’s family lives, or it can mean one’s native country. […] The different possibilities of “home” are not necessarily either/or: where one usually lives can be where one’s family lives, and this can be “one’s native country”[36].

Elle insiste sur ces trois formes de chez-soi pour échapper à la fétichisation de la figure de l’étranger à laquelle mène la simple opposition « home » et « away ». C’est pourquoi elle écrit, « the question of home and being-at-home can only be addressed by considering the question of affect: being-at-home is a matter of how one feels or how one might fail to feel[37] ».

Nous comprenons ici que Zahir, opposant « home » et « away », a vécu 35 ans en pensant qu’il était « away », et constate à son retour que la maison n’est figurativement plus là. Son attachement affectif au Pakistan se révèle être moins fort une fois sur place : le pays a avancé dans le temps, sans lui et contre toute attente. Parallèlement, la confusion et le malaise du personnage mettent en lumière son ancrage dans la maison en Angleterre. Attachement qui, jusque-là, n’était ni assumé par Zahir ni visible pour le spectatorat : c’est la fameuse demi-tasse de thé.

Nous ne verrons jamais l’intérieur abouti de la maison. Des murs de béton gris, des cadres de fenêtre en bois nu et une porte souvent fermée forment l’ensemble de cette « maison » (voir la figure 4). De fait, dans le film, c’est le projet, le désir de maison plus que la maison elle-même qui permet de sortir la poussière de sous les tapis. Elle révèle le malaise profond de Zahir, l’ampleur de l’abandon dont il est coupable : non pas celui d’un pays, mais celui de sa famille. Ainsi la nostalgie cachait-elle une grande culpabilité.

Je mentionnais plus haut qu’il s’agit d’un récit initiatique pour Sajid aussi bien que pour Zahir, en citant les propos de Sperb au sujet de la nostalgie de ces récits. Je voudrais ici revenir sur la question de la prise de responsabilité : il est clair, par ses actions et ses réactions aux reproches explicites de ses enfants, que Zahir vit avec un grand sentiment de culpabilité. Or, cette culpabilité le poussant à se démener pour se racheter une conscience, elle l’empêche d’avoir honte. On comprend ainsi que le personnage se présente à sa première famille sans aucune gêne, et même avec fierté. Comme l’écrit Elspeth Probyn :

Compared with guilt’s operations, shame is a more positive force. Simply put, shame has many more shades of difference than guilt has. This is why shame can be so painful. In contrast, guilt tends to be on/off. Within a system of reparation, guilt prompts recompense and then is done. But as we’ve seen, shame can revisit you long after the particular moment of shaming has passed[38].

De son côté, Sara Ahmed écrit :

Shame as an emotion requires a witness: even if a subject feels shame when it is alone, it is the imagined view of the other that is taken on by a subject in relation to itself. […] In shame, I am the object as well as the subject of the feeling. Such an argument crucially suggests that shame requires an identification with the other who, as witness, returns the subject to itself.[39].

Si bien que la mise en scène de la culpabilité — des gestes de culpabilité — de Zahir nous prenant à témoin permet virtuellement au personnage de passer la frontière qui le sépare de la honte. Le fait de rire de lui participe à l’établissement de cette dernière, le faisant ainsi progresser, ou du moins évoluer pour le mieux son rapport à sa famille.

Figure 4

Photogramme du film West is West, Andy De Emmony, 2010. “We build here”.

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De l’inconfort à la maison-refuge

Le film de Yasemin Şamdereli, Almanya: Willkommen in Deutschland (2011) se concentre lui aussi sur deux figures en miroir : Huseyin, père et grand-père turc, 1001e Gastarbeiter[40] à entrer en Allemagne, et son petit-fils Cenk, fils de son plus jeune fils et d’une Allemande blanche. Contrairement à Zahir, Huseyin n’a pas abandonné sa famille lorsqu’il a émigré. Par le biais des politiques de rassemblement familial, sa femme et ses trois premiers enfants se sont installés avec lui en Allemagne après plusieurs années de séparation. La dynamique de cette famille très soudée fait du film le portrait idéalisé d’une famille diasporique, tel qu’il revient souvent dans les récits associés à la nostalgie du pays d’origine. À ce sujet, Daniela Berghahn écrit :

the majority of the films made over the past twenty-five years—offer more nuanced family portraits or even project nostalgic fantasies of traditional families, imagined in terms of extended kinship networks and strong affective bonds. As sociologist Anthony Giddens notes, “there is perhaps more nostalgia surrounding the lost haven of the family than for any other institution with its roots in the past.” Some idealised portrayals of happy and nurturing diasporic families satisfy this nostalgic fantasy […][41].

En contexte post-migratoire, la nostalgie est donc celle de la famille aussi bien que celle du pays d’origine. Une représentation idéalisée trahit le fantasme d’une famille qui, dans le passé, a été un lien et un lieu d’épanouissement. Le fait que les foyers familiaux sont souvent le lieu de reproduction de codes culturels du pays d’origine[42] joue certainement une grande part dans cette idéalisation de la famille, télescopant l’attachement à la famille et l’attachement à la culture des parents.

Par ailleurs, contrairement à West is West, les ressorts comiques, dans Almanya, ne sont pas basés sur une perpétuation des stéréotypes habituels ni sur le ridicule du personnage racisé. Tout l’humour du film tient à un renversement des stéréotypes : ce qui est anormal, étrange(r), voire ridicule, ce sont les codes culturels allemands, pas les codes turcs. Les éléments du quotidien, et surtout du foyer, sont vus par les yeux des personnages turcs : la croix sur le mur est la vision glaçante d’un homme mourant, violemment attaché à un outil de torture, plutôt qu’une effigie sacrée. La cuvette des toilettes, parce qu’elle entre en contact avec la peau, est horrifiante par son manque d’hygiène. La langue allemande, même, est mise en scène comme une série de sons incompréhensibles : pour le film, les personnages allemands parlent en réalité une langue imaginaire aux sonorités germaniques. Ainsi les germanophones peuvent se faire une idée de ce qu’« entendent » les allophones.

Le choix d’un humour bon enfant, non hostile, rejoint la dynamique de la famille mise en scène : ici, les enfants sont manifestement attachés à leurs parents, et vice versa. Tout le monde habite la même maison, divisée en appartements pour chacun des enfants de Huseyin et leur propre famille nucléaire. De même, tout le monde peut habiter le film dans ce monde où le racisme et l’islamophobie ne se manifestent que discrètement, par le biais de références aux pressions sociales et dans une seule et unique scène exposant une femme ouvertement raciste. Là où West is West (et encore plus loin, East is East) fait le choix de créer de la complicité en reprenant à son compte des stéréotypes racistes, Almanya crée de la complicité par l’absurde, en relativisant le rapport aux normes établies qui régissent le quotidien.

John Mundy et Glyn White posent la double question suivante : « Discussing comedy in the context of race and ethnicity comes down to two basic questions: firstly, what is the relationship between social reality and the comedy’s representation of race and ethnicity, and, secondly, who is the comedy for?[43] » Dans le premier film, le public visé est principalement un public blanc, qui pourra trouver une forme de connivence dans le partage de « codes » — des stéréotypes —; dans le second, les publics turc et allemand sont invités dans le film. Almanya construit le « bon contexte » pour créer un réel échange aussi bien dans la famille fictive qu’entre cette famille et nous, pour reprendre les termes de Mundy et White :

If the context is right, comedy provides a vacation away from the intellectual and affective world we inhabit for most of our waking lives. […] Arguably, comedy and the laughter it produces are an invitation to a partnership, an invitation to share, even if momentarily, an illusion of complicity and belonging, but comedy has this effect by excluding others. As Andy Medhurst puts it, comedy can be as much a “fence keeping you out as a gate letting you in”

2007: 20[44]

L'exclusion, dans Almanya, ne redouble pas la réalité sociale de l’exclusion raciste que vivent les germano-turc·que·s.

De même que deux expériences de l’étrangéité sont co-présentes, soit deux formes de distance, deux versions temporelles des personnages coexistent dans le film : les versions passées des protagonistes et, avec eux, la maison et le village en Anatolie, et leur version présente, dans la maison en Allemagne. Le médium autorise la rencontre de deux versions de la famille, temporellement distanciées, mais réunies à l’écran et dans l’imaginaire du petit Cenk par les mots de Canan. Ainsi, la nostalgie se déploie aussi bien dans sa forme spatiale que temporelle.

Le récit dans le récit faisant intervenir les versions passées de la famille est déclenché par un repas de famille au cours duquel Huseyin, inquiet pour sa turquéité à cause de sa naturalisation récente, annonce avoir acheté une maison en Anatolie et impose un voyage à toute la famille pour aller la rénover, comme on irait renouveler allégeance à un pays. Il présente le pays, « heimat », à son petit-fils sur une photographie en noir et blanc où l’on voit une maison devant une montagne et, au centre, une chèvre. Ici déjà, maison et pays se télescopent (voir la figure 5).

Figure 5

Photogramme du film Almanya: Willkommen in Deutschland, Yasemin Şamdereli, 2011. Heimat.

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À l’occasion, Canan, sa tante, se lance dans le récit de l’épopée familiale, qui fait apparaître à l’écran les versions passées — turques — des membres de la famille. Le procédé n’est pas sans rappeler la temporalisation de la nostalgie évoquée par John Durham Peters dans l’ouvrage collectif Home, Exile, Homeland (1999). Selon lui, la notion de nostalgie était originellement attachée à l’espace, à la douleur causée par l’éloignement d’un lieu précis; peu à peu, la nostalgie a pris une dimension temporelle, qui est aujourd’hui plus présente que la dimension spatiale. C’est l’éloignement d’une époque précise, le temps révolu qui cause la douleur des nostalgiques. Il écrit : « The history of nostalgia also evinces a shift from a lost home in space (the patria) to a lost home in time (the past)[45]. » Seulement dans le cas de familles immigrantes, les deux nostalgies se mêlent jusqu’à devenir indissociables.

Comme on vient de le voir dans le cas de West is West, le manque du lieu et celui du temps ont si bien fusionné que pour Zahir, le manque est devenu celui d’un lieu fixe, dans un temps figé. Toute cette immobilité rassure peut-être lorsqu’on est en mouvement : habiter en tant qu’immigré implique que chaque geste qui fait l’habiter est un mouvement, de l’ailleurs vers le chez-soi en train de se faire (entre « away » et « home »). On comprend donc que Huseyin puisse voir dans sa naturalisation une immobilisation : quoique son histoire et sa mémoire de l’immigration restent là, symboliquement son accès à la nationalité lui paraît être une renonciation, un oubli complet de ses origines. C’est le geste ultime dans l’« habiter-un-pays », le dernier mouvement.

Si bien que la photographie offre deux pistes : elle est en premier lieu la maison ailleurs, dont la présence est ramenée dans le foyer par son image fixe. D’une certaine manière, l’existence de la maison immortalisée par la photographie lui assure une existence plus concrète qu’une simple évocation verbale. Elle pose la maison comme une donnée réelle, ayant traversé le temps : en effet, la photographie est en noir et blanc, et date visiblement d’une autre époque. Cette image passée, figée dans le temps de la maison, donnée au présent dans le film, nourrit un fantasme similaire à celui de Zahir : le temps s’est immobilisé après le départ de la famille, le pays les attend, inchangé. En parallèle, l’intervention d’une image fixe dans le médium cinématographique permet d’évoquer une certaine nostalgie liée aux techniques.

Mais si l’on s’attarde sur le médium dans son rapport au temps, quelque chose d’autre s’annonce : dans La chambre claire (1980), Roland Barthes[46] soulève le caractère de « ça-a-été » de la photographie. L’image de la maison en Anatolie, comme point de départ de l’entreprise de rattachement à la Turquie, promet d’avance un échec du projet de Huseyin, retrouver une maison, et par extension un pays qui a été (sous-entendu, qui n’est plus), pour contrecarrer son immobilisation soudaine en Allemagne.

D’autre part, le film se sert de ses « pouvoirs » pour nous faire visuellement entrer dans le passé de la famille par le biais de cette photographie qui s’anime, se colore et nous donne à voir la rencontre de Huseyin et Fatma, sa (future) femme. Ainsi, il se propose comme un outil de déplacement non plus seulement à travers l’espace, de la maison en Allemagne à la maison en Turquie, mais, presque simultanément dans le temps, de la vie en Turquie à la vie en Allemagne.

Figures 6 et 7

Photogrammes du film Almanya: Willkommen in Deutschland, Yasemin Şamdereli, 2011. Heimat.

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Du film à la photographie de la maison et à la maison en question, l’épopée du retour resserre encore les liens de la famille, notamment entre les deux frères brouillés : la magie opère, le pays fantasmé se manifeste tel que rêvé par Huseyin… mais seulement après sa mort. En effet, toute sa famille l’entourant lors de son décès dans son pays natal — autre vision idéale — maintenant une certaine distance émotionnelle et géographique avec l’Allemagne, il leur devient possible de se rapprocher et se réconcilier. La grossesse secrète de Canan est acceptée, les frères se réconcilient, Cenk réalise et accepte sa turquéité et, finalement, après l’enterrement du grand-père, la maison apparaît : derrière la façade intacte ne restent que des ruines, qui amusent toute la famille.

De retour en Allemagne, Cenk, au nom de feu Huseyin, donne le discours auquel l’avait invité la chancelière Angela Merkel. Ceci confirme l’intégration de la famille en Allemagne et par l’Allemagne, tout en confirmant l’intégration de son héritage turc par le garçon, qui parle en tant que son grand-père, reprenant le « je » du vieil homme comme le sien. Après cette scène, toute la famille, dans ses deux versions temporelles, incluant les deux Huseyin, est réunie à nouveau en Anatolie, dans la maison promise, ruine surplombant des vallées vertes et ensoleillées.

Figure 8

Photogramme du film Almanya: Willkommen in Deutschland, Yasemin Şamdereli, 2011. Les deux Huseyin.

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Ceci suggère d’abord une certaine aisance dans les déplacements, qui relève également de l’idéalisation, voire du fantasme de tout·e migrant·e : avoir la capacité d’aller et venir aisément entre le pays d’origine et le pays d’établissement. Quant au décor rural dont la famille est entourée, il renvoie au chronotope de l’idylle théorisé par Bakhtin et repris par Naficy :

Idyllic life and its events are inseparable from this concrete, spatial corner of the world where the fathers and grandfathers lived and where one’s children and their children will live. This little spatial world is limited and sufficient unto itself, not linked in any intrinsic way with other places, with the rest of the world. But in this little spatially limited world a sequence of generations is localized that is potentially without limit[47].

Il ajoute plus loin :

In accented films, certain aspects of nature and culture, such as mountains, ancient monuments, and ruins, are used as such powerfully cathected collective chronotopes that they condense the entire idea of nation—particularly if the nation’s status is in dispute, as with Palestinians, Kurds, and Armenians. In this configuration, the mountain stands not as a barrier but as a bridge that consolidates the national idea and heals the ruptures of exile[48].

Cette maison en ruine, en pleine nature, le pique-nique, la co-présence des « deux » familles, la verdure et la ruine sont autant de chronotopes condensés en une seule scène, parfaite.

Le fait que la maison est en ruine et que la famille est retournée en Turquie pour achever le voyage interrompu par le décès de Huseyin laisse penser que la facilité de déplacement et la disposition des personnages à effectuer ces déplacements vont faire de la maison un « projet ». Plutôt que le signe de quelque chose de passé et dépassé, la maison semble plutôt être à reconstruire. Non pas que la maison doive changer, comme c’était le cas pour Zahir au Pakistan, mais les gestes constitutifs de l’habiter sont à faire depuis le début pour celleux qui ont vécu trop longtemps loin de leur pays d’origine. Il faut reprendre depuis le presque début, puisqu’il reste tout de même des ruines, des traces de ce lien.

Ce faisant, la maison se révèle bien être le refuge que Huseyin y voyait pour sa famille, mais l’orientation passée de sa nostalgie, vouée à l’échec depuis le début, trouve une nouvelle force, une nouvelle légitimité dans le futur auquel sa mort laisse place. La co-présence des versions passée et présente de la famille ainsi que d’enfants nés et à naître renforce cette orientation du récit. On contemple ici un monde idéal dans lequel les déplacements et les liens affectifs sont hors de l’atteinte que peuvent leur porter des affects plus négatifs, comme la culpabilité chez Zahir. La double identité des personnages peut être naviguée, spatialement et temporellement, avec aisance, grâce au film et grâce aux deux maisons, qui sont ici aussi des pôles, mais pas des contraires.

Alors que la maison à venir de Zahir est privée d’un intérieur à proprement parler et d’un horizon (autre que la vue sur l’ancienne maison), celle de Huseyin, sur son sommet, offre un horizon prometteur. Le film de Şamdereli, partageant des expériences vécues par le truchement d’archives réelles et fictives, fait effectivement de ce partage un fondement sur lequel construire de nouveaux affects vis-à-vis de l’expérience post-migratoire. La mémoire personnelle des personnages est bien intégrée à la mémoire collective dans le monde imaginaire qu’il propose, ce qui permet au récit de se conclure sur un horizon idyllique dans lequel tous les espoirs de communautés peuvent être projetés.

Conclusion

Chez Zahir et Huseyin, c’est la même forme de nostalgie, pleine de homesickness, qui motivait les projets de maison. Une nostalgie, donc, toujours au bord de la mélancolie : pour reprendre la distinction de Walter Moser, le désir motivant la nostalgie reste positif car son objet, quoiqu’éloigné, n’est pas perdu. Tandis que la mélancolie demeure pleinement négative car l’objet du désir est bel et bien perdu[49].

Le projet de Zahir, et par extension sa nostalgie, sont directement liés à l’exclusion dont il est victime, avec ses enfants, en Angleterre. Il semble que l’illusion d’un lien inaltérable entre eux et le Pakistan serve de filet de sécurité au père de famille. Comme si, malgré les insultes racistes et la discrimination (beaucoup plus présentes dans le premier volet), il existait quelque part un refuge dans lequel il pourrait toujours se retrouver, être à nouveau identique à lui-même. La seule réconciliation se fait chez Sajid, qui partage désormais sa propre expérience, son propre lien avec le Pakistan, plutôt que subir celui que lui imposait son père. Le retour à la maison ne change donc pas grand-chose pour la famille, si ce n’est le confort qu’a pu trouver l’adolescent et, dans une certaine mesure le père, que sa première femme a officiellement renié.

Au contraire, pour Huseyin, la nostalgie, inconfortable, émerge au moment de l’officialisation de son statut de citoyen allemand. C’est donc dans un contexte d’intégration — loin d’être parfait — que son désir de raviver le lien avec l’Anatolie se manifeste. La constitution d’une mémoire commune par le biais des archives, l’invitation de Merkel et la naturalisation, autorise la famille à s’approprier cette nostalgie et la tourner vers le futur. Elle devient ainsi prometteuse et fructueuse : il n’est plus question d’un mal, mais de potentiel, d’espoir même.

En réactivant les affects associés à la maison, comme construction et comme lieu affectif, le cinéma offre un partage de mémoires basé sur un travail du temps. À partir de ce partage, il confirme sa capacité à réconcilier des horizons d’attente divergents, ou du moins à proposer différentes orientations qui permettraient de réduire les gouffres mémoriels traversant différents groupes en Europe. La mobilisation d’autres médiums comme la photographie ou les livres lui permet également de s’intégrer à un réseau de savoirs, d’objets culturels sur lequel s’appuient nos propres « affects de l’appartenance ». Ainsi les orientations de ces maisons-cinéma permettent-elles à différentes formes de nostalgie de trouver écho chez les un·e·s et les autres, dans l’écran jusqu’au foyer.