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Introduction

Dans les années 1950, la Suisse entame une réflexion inédite sur l’expansion de son système de politique sociale qui aboutit, en 1960, à l’entrée en vigueur de l’assurance-invalidité (AI) au niveau national. Au centre de la réflexion, et comme condition à l’avènement de l’AI, figure l’idée que la réadaptation doit primer sur la rente. Le système d’assistance des prestations en espèces, tel que conçu antérieurement par quelques assurances-invalidité locales et/ou privées, et jusqu’alors réservé à une population limitée, se voit ainsi remplacé par un système de financement destiné à l’entier de la population et dont le projet politique vise à l’intégration[1] sociale des personnes en situation de handicap[2]. Cet objectif est clairement exprimé par les autorités suisses : « Les mesures de réadaptation professionnelle envisagées visent à donner aux personnes handicapées la possibilité de gagner leur vie entièrement ou partiellement par elles-mêmes et de devenir ainsi le plus autonomes possibles »[3] (Message du Conseil fédéral du 24.10.1958 sur le projet de loi sur l’AI, cité dans Germann, 2008, p. 187). Dans ce but, l’AI offre une réglementation fédérale du subventionnement des institutions socio-éducatives et de la formation professionnelle des personnes en situation de handicap (Fracheboud, 2015).

En Suisse comme dans d’autres pays occidentaux, le contexte se prête alors particulièrement à cette idéologie intégrative, sous-tendue par la croissance économique rapide et la pénurie de réserves de main-d’oeuvre qui a lieu depuis la fin des années 1940. Politiciens et experts de la réadaptation négocient celle-ci dans la perspective de la participation à la communauté nationale et supposent un jeu productif d'emploi, d'intégration sociale et d'identité personnelle (Germann, 2008, p. 193-194). A la même période est aussi consacrée la notion de « formation », parfois introduite dans l’espace francophone comme catégorie générale en lieu et place de l’éducation. La formation se comprend dès lors comme une série d’actions visant à acquérir et à maintenir des « compétences », acquises sur les trois registres du cognitif, de l’action et des comportements (en termes de savoir, de savoir-faire et de savoir-être). L’école, puis l’entreprise – ou tout autre lieu de travail – sont tenus d’activer et de réactiver sans cesse les compétences des bénéficiaires ou des employé·es dans le cadre de la formation. Celle-ci se présente comme un « instrument de modernisation économique » : elle devient la condition première de l’accès à l’emploi, et est au fondement des qualifications qui hiérarchisent les emplois (Brucy et al., 2007, p. 46-48).

Le passage de la formation scolaire à la formation professionnelle, qui est aussi synonyme de transition vers l‘âge adulte, est un moment capital dans la vie des jeunes, déjà marquée par de nombreux bouleversements. Durant la période où se déroule le processus d’orientation vers le monde du travail, les jeunes sont amené·es à s’adapter à de nouveaux rôles, à acquérir de nouvelles compétences et à construire une identité professionnelle (Bachmann Hunziker et al., 2021, p. 169). Ils et elles sont alors invité·es à adhérer à l’injonction de l’autonomie (départ du foyer parental, acquisition de son propre logement, etc.), définie comme accès à l’indépendance et comme réalisation de soi (Bodin et Douat, 2015, p. 99). Aussi, les interventions sociales dans le domaine de la formation, telles que les mesures de réadaptation mentionnées plus haut, partent-elles du présupposé normatif que la formation et l’emploi sont les meilleurs remparts contre la précarité, dans un contexte où « la norme d’autonomie est avant tout conçue comme une indépendance financière vis-à-vis de l’État » (Bonvin et al., 2013, p. 65).

Cet article souhaite interroger l’évolution de l’appréhension de l’intégration sociale et de l’autonomie dans le domaine de la formation – incluant la formation scolaire obligatoire, qui va de l’âge de 6 ans à 15 ans environ, et la formation professionnelle, qui commence dès l’âge de 15 ans – telle que prodiguée au sein des institutions et écoles spécialisées (ci-après institutions spécialisées)[4] pour enfants et adolescent·es ayant des déficiences physiques ou multiples. Après avoir présenté succinctement la méthodologie, nous répondrons à ce double questionnement : quelles perspectives d’intégration sociale et d’autonomie les institutions spécialisées ont-elles offertes aux jeunes dans le cadre de la formation dans les années 1960 à 2000? Comment les expériences subjectives des personnes concernées rendent-elles compte de l’évolution du contexte social et juridique ayant impacté la formation en institution? Nous proposons ainsi une analyse inédite d’expériences vécues dans le contexte institutionnel de la Suisse romande (francophone) dans la seconde moitié du 20e siècle.

Méthodologie

Cet article s’inspire d’une recherche participative, menée entre l’automne 2018 et l’été 2022 par une équipe pluridisciplinaire issue des champs de l’histoire et de la pédagogie spécialisée, intitulée « Entre reconnaissance et déconsidération – Reconstruction de la coercition, de la détermination par les tiers et de la participation dans le contexte des institutions pour enfants et jeunes ayant des déficiences physiques »[5]. Nous présentons ici une partie de la recherche centrée sur la Suisse romande, basée sur des entretiens narratifs menés auprès de 16 personnes ayant des déficiences physiques ou multiples et couvrant trois cohortes d'âge (personnes nées dans les années 1950, 1970, 1990 +/- 10 ans, ci-après C1, C2, C3), ainsi que sur les archives (rapports d’activité et documents administratifs) de sept institutions, issues de quatre cantons (Genève, Neuchâtel, Vaud, et le Valais)[6].

Les 16 personnes interrogées étaient atteintes, pour certaines, de paralysie cérébrale (N=8), autrefois appelée infirmité motrice cérébrale (IMC), de paralysie cérébrale associée à un autre trouble physique (N=2), d’hydrocéphalie (N=2, dont une personne ayant un autre trouble physique associé), d’arthrogrypose congénitale (N=1), de myopathie (N=2) et de privation des membres supérieurs (N=1). Afin de garantir l’anonymat de ces personnes, nous avons employé des prénoms fictifs et indiqué leur année de naissance par période de cinq ans. La démarche qualitative adoptée n’a donc pas pour ambition d’exploiter un corpus représentatif de la population concernée, mais plutôt un échantillon qui témoigne des expériences vécues dans la population étudiée, et qui révèle certaines caractéristiques du contexte dans lequel s’intègrent ces expériences (Coffey et Atkinson, 1996).

Nous présentons ci-après des résultats organisés en deux parties : la première est consacrée au passage entre scolarité obligatoire et formation professionnelle, avec un éclairage sur la préparation en institution et le rôle du conseil en orientation professionnelle mis en place dans les années 1960-1970. La seconde partie s’intéresse aux perspectives sociales et professionnelles des années 1980-2000, avec une focale sur les nouvelles mesures en matière de formation. En confrontant les témoignages aux discours des institutions et en les insérant dans le contexte socioéconomique et juridique des périodes couvertes, nous analysons les effets de la formation en termes d’intégration sociale et d’autonomie sur le vécu des personnes concernées.

Le passage de la scolarité obligatoire à la formation professionnelle dans les années 1960-1970 : décalage des exigences et perspectives limitées

La nouvelle loi sur l’AI de 1960 a pour particularité, propre au fédéralisme suisse, d’offrir un cadre législatif à la création d’institutions spécialisées en laissant toute latitude aux cantons d’initier, ou non, la création d’établissements. Les années 1960-1970 voient dès lors l’émergence de nouvelles structures destinées aux enfants dont on estime qu’ils et elles nécessitent une éducation et des soins spéciaux (voir Wehrli, 1968).

Les enfants atteint·es de paralysie cérébrale, appelé·es alors « enfants IMC », font l’objet d’une attention inédite au sein des établissements spécialisés promus par l’AI. Car, jusqu’alors, leur faible proportion – la paralysie cérébrale concerne environ 0,3% de la population suisse au milieu du 20e siècle, loin derrière la déficience mentale qui est la déficience la plus représentée avec 3% de la population – induisait un aspect de marginalité à double titre : moins connu·es du grand public, ces enfants étaient moins soutenu·es, tandis que leur handicap très prononcé a souvent poussé les parents à les garder à domicile (Kaba, 2015). A partir des années 1960, ces enfants constituent l’un des publics cibles des nouvelles institutions, dans un contexte qui voit converger l’émergence des premières associations de parents pour enfants IMC (Kaba, 2016), menant une campagne active auprès des politiques et du grand public pour faire connaître la situation de leurs enfants, et les places en institutions laissées vacantes par les enfants atteint·es de séquelles de poliomyélite, dont la proportion décroît fortement en Suisse dès le début des années 1960 du fait de la vaccination antipolio (voir Reisel, 2017). Pour modeste qu’il soit, notre échantillon de personnes interrogées reflète cette forte dominante de jeunes atteint·es de paralysie cérébrale (10 personnes sur 16) qui occupent les institutions dès cette période.

Au niveau de la formation scolaire, les institutions spécialisées suivent un programme similaire à celui des écoles publiques en termes de contenu des disciplines, avec la particularité d’être adapté à chaque enfant, selon des méthodes issues de la pédagogie spécialisée. Les responsables d’institutions des années 1970 sont confiant·es dans leur mission, qu’ils et elles revendiquent et, parfois, opposent à l’école ordinaire : « l’expérience démontre qu'un enfant IMC, même s'il est relativement peu atteint, a plus de chances de bien réussir sa formation scolaire et postscolaire s'il suit une école spécialisée plutôt qu'une classe publique », énonce la direction d’un établissement (Perret, 1976/1977, p. 6). Cette rhétorique vise à cautionner la légitimité scientifique d’un nouveau système, qui comprend autant le développement des institutions spécialisées que celui des écoles de formation des professionnel·les du domaine (voir Muel-Dreyfus, 1980). Or, c’est sans compter une réalité très pratique qui se joue au niveau de l’acquis des compétences scolaires qui, en institution spécialisée, atteignent difficilement les niveaux d’exigences de l’école ordinaire.

En effet, comme nous l’avons relevé ailleurs (Blatter et al., 2021), les institutions spécialisées en Suisse abandonnent progressivement le système d’évaluation des compétences par notation chiffrée, pour le remplacer par une évaluation qualitative et individuelle des apprentissages scolaires, qui rendent difficiles la comparaison avec les « valeurs » scolaires du milieu ordinaire. D’importantes lacunes sont également évoquées par les personnes concernées, du fait d’un enseignement pouvant s’écarter sensiblement des plans d’étude, et/ou par l’arrêt du cursus avant la fin de la scolarité obligatoire (laquelle inclut le degré primaire jusqu’à 12 ans et le secondaire obligatoire jusqu’à 15 ans). Ainsi, 10 personnes sur les 16 de notre échantillon ont arrêté leur cursus à la fin de l’école primaire ou ne terminent pas le secondaire obligatoire.

C’est ce qu’a vécu l’une des personnes interrogées, Alain (C1, 1956-1960, atteint de paralysie cérébrale), qui n’a plus eu de contacts avec ses parents depuis son entrée en institution dès son jeune âge, et qui dit avoir reçu un bagage scolaire très limité du fait d’un programme d’enseignement incomplet. Entre l’âge de 16 et 18 ans, il obtient néanmoins de l’AI le financement de cours particuliers de rattrapage, alors qu’il entame un stage[7] proposé par un service ad hoc :

« J’ai une formation de téléphoniste. […] Je me levais très tôt, à six heures du matin et je terminais à cinq heures le soir. Je peux vous dire que pour quelqu’un qui a été encadré dans un milieu éducatif où il y avait beaucoup d’encadrement, où on vous surprotégeait et tout d’un coup on vous dit : « Maintenant tu te lèves à six heures du matin, tu vas bosser, tu rentres le soir. » En plus non rémunéré hein, c’était un stage non rémunéré. Moi j’avais pas [il hausse la voix] de quoi vivre! »

Ce récit témoigne du manque de suivi lors du passage de l’institution, qualifiée d’hyper-protectrice par Alain, au monde du travail, organisé à la discrétion totale du lieu de formation. Il faut rappeler qu’en Suisse, tout·e élève promu·e ou non qui a terminé sa scolarité obligatoire est admissible à un apprentissage salarié[8]. Mais dans la réalité, le nombre de places d’apprentissage dépend de la disponibilité des entreprises à former, ces dernières étant libres de choisir les apprenti·es, généralement en fonction de leur intérêt économique (Bonoli, 2021, p. 59-62). Si bien qu’en soumettant les élèves à un cursus scolaire limité voire tronqué, les institutions spécialisées placent les jeunes dans une situation de précarité sociale et financière, qu’elles compensent par une orientation vers des structures adaptées et des ateliers protégés pourvoyant à une activité rémunérée par l’AI. C’est le cas d’Alain qui, touchant une rente complète de l’AI, poursuit une activité rédactionnelle au sein de l’institution où il vit.

Au sortir de la scolarité obligatoire en milieu spécialisé, une étape cruciale de la formation advient au moment où se décide l’orientation vers la vie professionnelle, effectuée par des évaluateurs externes mandatés par l’AI à la suite d’un bilan. Caroline (C2, 1970-1974, atteinte de paralysie cérébrale) nous livre son expérience, vécue comme difficile car surdéterminée par des préjugés validistes :

« [Dans mon institution] il y avait eu des examens d’orientation professionnelle qui disaient qu’il n’y aurait rien de bien dans ma vie. Et puis ils voulaient me mettre [dans un établissement avec ateliers protégés]. Et puis quand je suis allée visiter avec mes parents, j’ai dit : « Mais ce n’est vraiment pas où j’ai envie d’aller habiter. » Moi j’ai toujours été branchée par l’informatique, le bureau. Et là, quand j’ai essayé de demander mon avenir professionnel, on m’a dit : « Oh eh bien, tu restes à la machine et puis voilà. » Eh bien, si c’est ça ma vie, euh… non! »

On a montré ailleurs, pour la Suisse alémanique (Blatter et al., 2022), le soutien essentiel des parents dans la recherche d’alternatives aux propositions institutionnelles. Dans l’exemple de Caroline, bien que les parents aient eu un niveau socioéconomique modeste (professions d’artisan·nes/ouvriers·ères)[9] et une mère restant finalement au foyer, ses parents la soutiendront dans son refus d’intégrer une nouvelle institution avec ateliers protégés et financeront durant deux ans des cours privés pour lui permettre de se mettre à niveau. Caroline dit avoir eu la chance, à cette époque, d’avoir pu bénéficier de l’aide familiale ainsi que d’un nouveau centre adapté, ouvert dans son canton d’origine et plus approprié à ses besoins. Elle y travaillera durant quelques années dans le secteur de la bureautique-informatique, tout en vivant chez ses parents. Elle logera ensuite de façon indépendante, en bénéficiant toutefois d’une rente de l’AI et sans avoir pu trouver d’emploi régulier. Caroline n’aura donc pas bénéficié de mesures institutionnelles suffisantes pour faire valoir la formule de « la réadaptation avant la rente » promue par l’AI.

Certes il est difficile d’évaluer, à posteriori, si des facteurs de nature plutôt structurelle (manque de places disponibles dans les formations) ou personnelle (prédispositions insuffisantes des personnes pour accéder à une formation) jouent dans l’impossibilité d’une poursuite du cursus au niveau secondaire et post-obligatoire. Mais les témoignages des personnes interrogées soulignent une tendance des conseillers en orientation professionnelle à s’appuyer sur des arguments financiers et à se concentrer sur les limitations et les points faibles des élèves pour brider leur droit à exprimer leurs choix, qui serait déjà un pas vers l’autonomie et l’autodétermination. On retrouve une telle situation chez André (C2, 1965-1969, atteint de paralysie cérébrale), dont les parents ont un niveau socioéconomique identique à celui des parents de Caroline (professions d’artisan·nes/ouvriers·ères et mère au foyer) :

« J’ai fait un petit stage symbolique dans [un centre d’intégration professionnel], où là j’avais dit que je voulais me valoriser par le travail. Et on m’a dit ouvertement qu’ils préféraient que je sois à l’AI que de me donner une formation qui soit vouée à l’échec. Donc je n’ai jamais pu être formé comme réceptionniste parce qu’ils m’ont dit : « C’est réservé aux aveugles. » Alors ça c’est quelque chose qui m’a déçu, qui m’a marqué, qui a été longtemps, longtemps une blessure. Parce qu’on ne doit pas [il hausse la voix] frustrer quelqu’un ! Bon, on n’est pas obligé de tout accepter, mais on ne doit pas le frustrer. »

André se formera finalement « sur le tas » et sur le tard pour devenir réceptionniste dans l’institution spécialisée où il résidera durant une partie de sa vie d’adulte.

Ainsi, pour la majorité des personnes des cohortes 1 et 2 de notre échantillon, incluant Alain, Caroline et André, la proposition institutionnelle du maintien dans le circuit spécialisé et l’offre proposée par le conseil AI témoignent d’orientations qui coïncident rarement avec les aspirations personnelles et, de ce fait, produisent une « identité d’apprenti·es contrariée » (Delay, 2020, p. 30), qui se sentent dépossédés de leurs choix tout autant que de leurs parcours (Bodin et Douat, 2015, p. 105). Les parents de Caroline et d’André étant issus des classes populaires faiblement qualifiées, et ceux d’Alain n’ayant pas gardé contact, on peut aussi émettre l’hypothèse qu’aux préjugés validistes se sont ajoutés des enjeux de classe sociale qui ont surdéterminé l’offre en orientation professionnelle. Par ailleurs, le récit d’André est emblématique de la façon dont les consignes de l'AI ont intégré une certaine conception du type d’activités envisageables pour les jeunes en situation de handicap, à l’exemple de la profession de réceptionniste « réservée aux aveugles ». On peut supposer l’existence d’une sorte de planification rigide de l’orientation professionnelle, qui reproduit une hiérarchie entre types de handicaps et entre professions, comme autant de « possibles administratifs constitués a priori et en nombre fini », dans lesquels il s’agit ensuite de faire entrer les jeunes (Bodin et Douat, 2015, p. 105). Or, le maintien en circuit spécialisé tend à exclure les jeunes d’un certain nombre d’expériences socialisatrices, parmi les plus communes, nécessaires à une vie « ordinaire » d’adulte (Bodin et Douat, 2015, p. 103).

Pourtant, la Suisse romande dispose relativement tôt d’un dispositif en termes de formation professionnelle des personnes ayant des déficiences physiques, depuis la création, en 1948, du Comité romand d’orientation et d’éducation professionnelle des estropiés et invalides (CROEPEI). Cet organisme privé au statut associatif, qui prend le nom en 1953 d’Office romand d’intégration professionnelle pour handicapés (ORIPH, actuel Orif) est reconnu comme organe de reclassement des personnes en situation de handicap dès 1955. Essaimant en plusieurs structures, d’abord dans le canton de Vaud avec une antenne en Valais, l’ORIPH offre à l’ensemble de la Suisse francophone la possibilité d’évaluer, d’orienter, de former et de placer des jeunes, qui ont effectué tout ou partie de leur cursus scolaire dans une institution spécialisée pour enfants avec déficiences (physiques et autres) (ORIPH, 1997, 2002). On retrouve donc, parmi les témoignages des personnes interrogées pour notre étude, l’évocation de ce centre de formation adapté, qui est également mentionné dans diverses sources institutionnelles.

Ainsi, l’ORIPH a été fréquentée par Martin (C1, 1958-1962, privé des membres supérieurs), qui livre une expérience d’orientation professionnelle qui contraste avec celle des parcours précédents. Également issu d’une famille d’artisan·es/ouvriers·ères, il termine sa scolarité obligatoire en institution spécialisée à l’âge de 16 ans et rencontre un conseiller de l’AI avec lequel s’engage des échanges qu’il qualifie de constructifs :

« A l’époque, il y avait une personne de l’orientation professionnelle qui vient et qui vous dit : « Qu’est-ce que vous aimeriez faire après? ». Et moi je voulais faire mécanicien. Après le gars il me dit : « Ouais, ça va être un peu compliqué quand même. Mais par exemple tu pourrais dessiner des pièces de machines ». Et c’est là que l’option « dessinateur en machines » est venue. Parce qu’au départ, ils voulaient que je fasse employé de bureau. C’est quelque chose que je n’aimais pas du tout. Déjà, je n’étais pas fort en orthographe. […] J’avais un mois, je crois, pour faire un stage dans différentes branches. Et j’avais fait celui de dessinateur en machines en premier. Et, oui, ça m’avait plu quand même. Et après j’ai fait celui d’employé de bureau. Mais au bout d’une semaine, j’ai arrêté employé de bureau. J’ai dit : « Non, non, ce n’est pas ça que je veux faire ». Voilà, c’est comme ça qu’en fait ça s’est décidé. »

Martin travaillera finalement dans le centre de production en milieu protégé où il a effectué son stage de dessinateur, en bénéficiant d’une demi-rente de l’AI. Il confie que, dans un premier temps, il lui a été difficile de concevoir sa carrière dans un milieu protégé, même s’il y a finalement trouvé satisfaction. L’orientation professionnelle proposée par l’AI n’a toutefois permis ni la pleine autonomie financière, ni l’intégration sur le marché primaire.

Comme dans les extraits précédents, on relève dans ce témoignage le poids des représentations, tant des métiers que du handicap, qui aliène les décisions d’orientation : Martin voulait être mécanicien, on tente de l’aiguiller vers le métier d’employé de bureau, pour finalement arriver au « compromis » de dessinateur en machines. On peut aussi rappeler ici la question de la hiérarchie entre déficiences, par laquelle les personnes avec paralysie cérébrale, telles que Caroline, André et Alain, ont vu leurs choix professionnels ignorés par les conseillers en orientation et n’ont, contrairement à Martin, pas accédé aux prestations de l’ORIPH. L’Association Suisse en faveur des enfants infirmes moteurs cérébraux (ASEIMC) se fait l’écho de cette problématique, pour laquelle plusieurs journées sont organisées en 1971 par les principaux milieux concernés (institutions spécialisées, services de l’AI, parents). Il ressort alors de cette rencontre le constat suivant :

« Si les problèmes de formation scolaire semblent être en voie de solution avec la création des instituts de Lausanne, Fribourg et Sierre, des lacunes importantes existent encore en Suisse romande dans le domaine de la formation professionnelle et du placement des infirmes moteurs cérébraux. (ASEIMC, 1971, p. 9) »

De façon générale, des études récentes ont montré que les professions ayant une double composante physique et relationnelle, cumulant donc des facteurs de pénibilité et impliquant une relation proche avec les usagers·ères, sont difficilement associées à l’emploi de personnes en situation de handicap (voir Jaffrès et Guével, 2017, p. 51). Ainsi, l’orientation professionnelle est un travail constant d’ajustement entre des espérances individuelles et une demande patronale, pour laquelle les conseillers AI se font bien souvent le relai (voir Zunigo, 2010).

La frilosité du marché primaire face à la formation et à l’emploi des personnes en situation de handicap semble également inhérente aux efforts encore limités des institutions spécialisées en matière d’information au public sur les besoins des jeunes en situation de handicap. On peut dès lors se demander à quel point, au cours des décennies 1960-1970, l’intégration sur le marché primaire du travail est un objectif poursuivi par les milieux impliqués (institutions spécialisées et politiques sociales). Du point de vue législatif, il est prévu que l’AI prenne à sa charge les frais d'orientation et de formation professionnelles, la recherche de possibilités d'intégration, ainsi que le placement dans l’économie ou dans un atelier protégé (OFAS, 1972, p. 23). L’AI ne développe pas les modalités d’accès à l’« intégration », bien qu’elle explicite cette notion de façon relativement intégrative. Il convient de citer un passage datant du début des années 1970 et émanant de l’Office fédéral des assurances sociales (OFAS), en charge de l’AI :

« L’Assurance invalidité part de l'idée fondamentale que chaque handicapé se trouvera un jour dans la vie professionnelle et qu'il devrait, de ce fait, avoir la liberté de mener une vie indépendante sur les plans financier et humain. Dans ce but, l'assurance accorde des mesures d’intégration qui permettent d'espérer que l'objectif fixé pourra être atteint. […] Au cas où malgré les efforts déployés l'enfant n'est pas en mesure de gagner, entièrement ou partiellement sa vie, il sera mis, à partir de 18 ans, au bénéfice des rentes et des allocations de l’AI pour impotents qui, dans certains cas, pourront être améliorées par des prestations complémentaires. (OFAS, 1972, p. 21) »

Comme vu plus haut, la loi sur l’AI laisse toute latitude aux cantons et communes pour organiser la prise en charge éducative des enfants et des jeunes en situation de handicap. Les institutions spécialisées et les centres adaptés ont pour mission de répondre aux besoins des familles en la matière. Or, s’il est alors communément admis que l’intégration dans le tissu social passe nécessairement par le travail, cela n’implique pas forcément une participation pérenne et inclusive dans la cité, à l’instar de ce que déclare en 1971 la Cité Radieuse, qui accueille des personnes ayant de graves déficiences physiques, surtout atteintes de paralysie cérébrale :

« L'handicapé doit pouvoir devenir un membre à part entière de la société. Dans de rares cas seulement, les parents peuvent se charger des soins nécessités par leurs enfants si gravement atteints. C'est la raison pour laquelle il est indispensable de grouper ces jeunes gens dans des institutions spécialisées. Pour que I’handicapé puisse être éventuellement intégré, il est donc tout d’abord inévitable de l'éloigner de son milieu habituel : famille, village, amis, etc. (Rutz, 1971, p. 4) »

En revendiquant de façon explicite des méthodes séparatives à but – « éventuellement » – intégrateur, cette interprétation très prudente de l’intégration parle en faveur d’une hiérarchie dans l’orientation professionnelle en ou hors institution en fonction des types de déficiences. Ce faisant, elle cautionne le maintien du système institutionnel dans son ensemble.

Les perspectives d’emploi sur le marché primaire et, partant, d’intégration sociale en dehors des milieux spécialisés restent portion congrue jusqu’à la fin du 20e siècle. C’est ce que montrent des statistiques sur l’orientation d’élèves à leur sortie d’un établissement spécialisé entre les années 1969 à 2000. Il s’agit du Centre neuchâtelois pour enfants IMC de La Chaux-de-Fonds (futur Ceras) qui accueille des enfants et adolescent·es atteint·es pour la grande majorité de paralysie cérébrale, d’affections neurologiques ou d’autres déficiences physiques. Les chiffres indiquent que 9% des élèves obtiennent un CFC ou un CFC élémentaire (de type AFP)[10], qui correspondent tous deux à des diplômes professionnels reconnus au niveau national. Seulement 1/3 de ces diplômes sont obtenus par ces jeunes sans le soutien de l’institution. 38% des jeunes effectuent une formation dans un centre adapté de type ORIPH, 13% vont en ateliers protégés ou d’occupation, 7% obtiennent une petite formation ou sont manoeuvre dans le privé – orientation proposée entre 1970 et 1988 seulement – et 2,5% restent à la maison sans occupation (Centre IMC, 1999/2000). Pour indicatives qu’elles soient, ces proportions révèlent qu’une partie infime de ces jeunes sortant d’un établissement spécialisé obtiennent un diplôme professionnel reconnu dans le marché primaire du travail (9% de CFC), et qu’une partie encore plus réduite a pu bénéficier d’une formation dans le marché primaire (1/3 sans soutien de l’institution). La situation des 16 personnes de notre échantillon reflète également cette tendance, avec une majorité n’ayant pas de qualification professionnelle attestée (N=9). Le reste se partage entre des diplômes de type certificats d’aptitudes obtenus en quelques mois (N=2), de diplômes d’aptitudes professionnelles obtenu en deux ans (N=2), de CFC (N=1) et de diplômes universitaires (N=2). Nous reviendrons sur certains de ces parcours dans la partie suivante, où nous examinons le contexte dans lequel la formation des jeunes en situation de handicap se développe au cours des années 1980 à 2000, et comment cette formation maintient-elle ou au contraire tente-t-elle de rompre avec les mécanismes sociaux antérieurs.

La formation professionnelle dans les années 1980-2000 : des discours intégrateurs forts et des réalisations retenues

C’est dans les courants de désinstitutionnalisation qui se diffusent au milieu du 20e siècle que naît le principe de « normalisation », récupéré par l’américain Wolf Wolfensberger dans les années 1970 pour revendiquer, à l’égard des personnes en situation de handicap, des conditions de vie et des droits identiques à ceux des personnes valides. Dès les années 1980 en particulier, ce discours est récupéré dans divers milieux, avec comme ligne de mire l’« intégration sociale » (voir Flynn et Nitsch, 1980; Jecker-Parvex, 2007). Dans ce contexte, les institutions modifient elles aussi leurs conceptions sur des thèmes tels que l’intégration et l’accessibilité, à l’image de la Cité radieuse qui, prônant 15 ans plus tôt le repli sur l’institution et une socialisation[11] exclusive entre pairs, a réorienté son discours :

« Tout ce qui intègre Ia personne handicapée à un mode de vie, à une société, à titre égal, tout ce qui va lui permettre d’être et de faire comme tout le monde, de jouir des « plaisirs terrestres » enlève au handicap une part importante de son amertume… Car l’un des désirs profonds de l’être handicapé est d’être considéré comme tout le monde. (Craspag, 1987, p. 29) »

Or cette rhétorique d’intégration et d’égalité contraste avec l’inquiétude grandissante des institutions spécialisées qui, au fil de leurs rapports annuels, relèvent la difficulté de trouver des places de formation ou de travail dans un marché devenu plus concurrentiel. La récession qui a suivi les « Trente glorieuses » s’est installée durablement et, depuis le milieu des années 1980, la Suisse enregistre un recul marqué du nombre de contrats d'apprentissage, du fait d’une disponibilité réduite des entreprises à investir dans la formation initiale de son capital humain en période de crise, ainsi que d’une certaine pression démographique.

Un autre phénomène notable est la tendance des jeunes à privilégier des formations de culture générale, qui en font des concurrents au bagage scolaire plus étoffé que les jeunes n’ayant pas dépassé la scolarité obligatoire (Galley & Meyer, 1998, p. 6). Cette période est aussi celle d’une hausse démographique remarquable de la population des personnes en situation de handicap, plus nombreuses car enfants des baby-boomers. A cela s’ajoute une longévité inédite des personnes atteintes de paralysie cérébrale, du fait des avancées médicales et paramédicales, associées aux innovations en matière d’activités socio-éducatives (Kaba, 2015). Ce phénomène a pour corollaire une augmentation des jeunes qui arrivent sur un marché du travail déjà « saturé », y compris dans le marché secondaire. Même les ateliers protégés sont pleins : « beaucoup d’entrées et peu de sorties », lit-on dans un rapport d’institution (Perrenoud, 1986/1987, p. 10).

Parmi les adaptations proposées au niveau du pays, une année dite de préformation est créée, qui se situe entre la fin de la scolarité obligatoire et le début de la formation, afin d’offrir aux jeunes une sorte de préapprentissage devant aboutir à un projet de formation. Ce type de dispositif est surtout l’occasion pour les jeunes d’effectuer des stages, en milieu spécialisé et en milieu ordinaire, pour ensuite se rendre quelques mois en classe d’orientation dans une structure de type ORIPH, et déterminer s’il est possible d’y poursuivre un apprentissage (Faivre, 1988/1989, 1998/1999). L’AI devient aussi plus disposée à prolonger la scolarité obligatoire d’une année ou plus pour les jeunes en situation de handicap, dans l’optique d’une meilleure préparation à l’intégration professionnelle (Perrenoud, 1986/1987). Désormais, pour bon nombre de jeunes en situation de handicap, la formation scolaire obligatoire se termine à l’âge de 18-20 ans, au lieu des 16 ans habituels. Or, ces mesures préparatoires et de prolongation du cursus, qui visent à préserver les élèves d’un échec anticipé sur le marché du travail, ne sont pas sans poser le problème du décalage biographique des jeunes en situation de handicap : l’accès différé au monde du travail renforce leur retard temporel vis-à-vis des jeunes valides, et il induit une stagnation voire une régression en matière d’expériences socialisatrices (Bodin et Douat, 2015, p. 107). Enfin, stages et préformations obtiennent des résultats plutôt médiocres chez les personnes interrogées, en se rapprochant de ce que Mauger a appelé des « activités de substitution destinées à faire illusion » (Mauger, 2001, p. 13), qui mènent rarement à un emploi valorisant, et encore moins sur le marché primaire du travail.

Ainsi, Laura (C3, 1990-1994, atteinte de paralysie cérébrale avec trouble physique associé) relate une expérience éprouvante lorsque, à la suite d’un cursus de degré primaire obligatoire suivi jusqu’à l’âge de 17 ans en école spécialisée, elle est orientée dans un autre secteur de la même institution :

« L’institution où j’ai fait ma scolarité obligatoire avait une antenne qui s’occupait de jeunes adultes et qui les accompagnait […] pour trouver une formation puis s’insérer dans le monde du travail. Ça ne s’est pas du tout bien passé à ce moment-là. Parce que, à cet endroit-là, on ne m’a vraiment proposé que des métiers manuels qui n’étaient pas adaptés pour moi; parce que c’était justement ça, l’aspect pratique des choses, qui posait problème pendant ma scolarité. Et puis j’ai eu la possibilité d’aller en école privée pour refaire ma neuvième, pour après pouvoir faire des études. Et du coup, j’ai quitté ce système-là. »

C’est avec le soutien de ses parents, dont le niveau socioéconomique représente celui des classes moyennes et moyennes supérieures (professions intermédiaires et intellectuelles/scientifiques)[12], que Laura poursuit donc sa formation en dehors du circuit institutionnel. Elle obtiendra un CFC de commerce et continuera à vivre à proximité de ses parents, avec une rente de l’AI. Les mesures institutionnelles n’auront pas répondu aux objectifs d’autonomie et d’intégration sociales attendus.

Il en va de même pour Simon (C3, 1989-1993, atteint de paralysie cérébrale), qui raconte avoir quitté une première institution spécialisée à la fin de sa scolarité primaire, vers l’âge de 12 ans, pour intégrer une seconde institution située dans un autre canton où il restera jusqu’à l’âge de 18 ans. Cette institution propose deux types de filières :

« Alors que, à mon ancienne école, j’étais en filière scolaire, là [dans la seconde institution], j’étais en filière pratique. Et à l’époque dans la filière scolaire, ils avaient quand même un certificat. Mais ça, ça dépendait des gens. Vous savez, on avait tendance à nous mettre sur une voie pour des ateliers protégés quand on a un handicap. […] Parce que souvent quand on est adolescent, on nous dit qu’il y a ou le certificat [CFC], qui n’est pas possible pour nous si on a un handicap très lourd, donc il faut se battre; ou les ateliers protégés. Mais le problème de cette manière de fonctionner, c’est qu’il y a un moment donné où les cases où on met les gens sont beaucoup trop réductrices. C’est-à-dire que selon votre handicap, vous passez vers quelqu’un de l’AI qui va vous dire que vous n’êtes pas productif [il hausse la voix] pour la société, donc votre avenir est en atelier protégé. Mais je suis exactement la preuve du contraire! »

En effet, par la suite, Simon complétera son instruction avec le soutien financier de ses parents, issus des classes sociales les plus élevées (cadres de direction et professions intellectuelles et scientifiques)[13]. Il bénéficiera du capital social de ses parents pour suivre plusieurs formations afin de devenir lui-même formateur en développement personnel, tout en étant pensionné à l’AI, donc « considéré comme non actif », relève-t-il avec dépit.

Dès lors, parmi les témoignages de notre échantillon, les expériences concluantes en matière de formation s’expriment essentiellement lorsque l’institution spécialisée endosse une fonction de soutien actif dans le cadre d’une intégration scolaire, si possible précoce, en milieu ordinaire, débouchant sur une formation professionnelle dans le marché primaire du travail. Cette configuration est rendue possible par la mise en place de prestations plus souples, comme le relate Jérôme (C3, 1980-1984, atteint de myopathie) qui, dans les années 1990, bénéficie d’une intégration dans le circuit ordinaire en cours de scolarité obligatoire :

« J’ai donc commencé [dans un établissement spécialisé] les trois premières années de scolarité et, petit à petit, j’ai intégré le système public. J’ai commencé par des stages, des sortes d’expériences suffisamment concluantes pour qu’à un moment donné les professionnels décident que je pouvais commencer de manière permanente le début d’une année scolaire dans le système public. J’avais 10 ans je crois. […] Puis mes résultats ont permis de décider que je pouvais continuer au collège où j’ai suivi tout le reste de ma scolarité obligatoire. Ça avait l’avantage d’être un collège qui était à environ cinq cents mètres de [l’établissement spécialisé] que j’ai continué à fréquenter pour la physiothérapie et pour des fois manger le midi. Et puis j’avais une chambre aussi où je passais, je crois, une nuit par semaine. Le reste du temps je rentrais à la maison. »

Jérôme mentionne aussi l’allègement de la prise en charge familiale favorisé par ce dispositif – « mes parents ont toujours été super reconnaissants et heureux qu’il y ait un soutien qui a été adéquat et permanent », se souvient-il – qui l’a amené à une intégration sociale et professionnelle qu’il estime réussie. Il devient actif à temps partiel, sans rente AI, dans un métier du niveau socioéconomique des classes moyennes supérieures (professions intellectuelles et scientifiques).

Jérôme dit être particulièrement redevable des enseignant.es qui ont préparé la transition de l’école spécialisée à l’école ordinaire, de l’investissement des éducateurs.trices de l’institution et du soutien de ses parents, ainsi que de celui des pairs des deux milieux scolaires. Une expérience similaire est vécue par Alexandra (C3, 1980-1984, atteinte de paralysie cérébrale) qui, entrée à l’âge de six ans en institution spécialisée, intègrera l’école ordinaire six ans plus tard :

« J’étais avec un professeur qui rapidement a dit à mes parents : « De toute façon, elle ne doit pas rester ici. Nous on va la pousser pour qu’elle reparte d’ici parce qu’à part les problèmes moteurs et le temps que ça peut prendre dans les thérapies, je ne la vois pas continuer toute sa scolarité ici. » Donc j’ai fait sur six ans les cinq premières années de l’école primaire. Et donc la dernière année, il m’a vraiment, vraiment préparée, sur-préparée on va dire. »

Comme Jérôme, Alexandra poursuivra une formation professionnelle au niveau socioéconomique des classes moyennes supérieures, à temps partiel et sans rente AI. Tous deux décrivent des expériences pionnières en matière d’intégration scolaire précoce dans les années 1990 – « j’étais le seul dans l’institution à fréquenter une école normale, et à l’école normale j’étais le seul qui était handicapé, sur beaucoup de jeunes, hein! », exprime Jérôme. Il s’agit des deux seules personnes de notre échantillon ayant accompli une formation académique et pour lesquelles la réhabilitation a obtenu les effets escomptés : l’intégration, préparée en institution de façon précoce au niveau de la formation scolaire primaire, a permis à ces personnes d’accéder au marché primaire du travail et ainsi éviter le système des rentes, à travers des parcours semble-t-il marginaux à une époque où la conjoncture économique reste défavorable.

Aussi, les institutions relèvent-elles que les stéréotypes sur les personnes ayant des déficiences physiques persistent auprès du public, ce qui ne facilite pas l’emploi des jeunes diplômé·es sur le marché du travail :

« Durant ces dernières années, nous avons constaté que les employeurs connaissent très mal les problèmes des enfants avec lésions cérébrales se présentant avec des troubles d'apprentissage, de concentration ou des tableaux d'IMC; souvent l'image du handicapé est celui d'un jeune paraplégique en chaise roulante, sportif, sans problème de lenteur ni difficulté de motricité manuelle, tableau très différent de celui observé chez nos élèves. (Marcoz, 1992, p. 9) »

Afin de mieux sensibiliser les milieux professionnels à la nécessité d’un environnement adapté pour les jeunes concerné·es – depuis la phase de recrutement jusqu’à l’engagement et l’intégration durable de la personne en situation de handicap dans l’entreprise –, un renforcement de la communication auprès des réseaux est envisagé par les centres de formation : « il s'agira pour l'avenir […] de persuader le patronat de l'intérêt incontestable d'intégrer les personnes handicapées dans le circuit ordinaire », lit-on dans un rapport d’institution (Faivre, 1998/1999, p. 21). Or, si réformer la culture des entreprises est en enjeu primordial, il s’agit aussi de modifier les choix politiques et de société. Un discours institutionnel plus critique à l’égard des ateliers protégés se fait entendre :

« Il a été souligné l'importance que les élèves se retrouvent à part entière dans une autre structure que celle de l'atelier protégé si l'on entend envisager une intégration professionnelle. » (Faivre, 1995/1996, p. 16)

Ainsi, à l’aube du 21e siècle, la préparation des jeunes à l’intégration sur le marché primaire du travail est au programme de la plupart des institutions pour enfants et adolescent·es ayant des déficiences physiques ou multiples. Sur le plan politique également, de nouvelles réponses sont apportées aux revendications des droits des personnes en situation de handicap, du moins dans le texte. L’article 8 « Egalité » de la Constitution Suisse de 1999 comprend une interdiction de discrimination spécifique en faveur des personnes en situation de handicap (Constitution fédérale, 1999) et la loi fédérale de 2004 sur l'élimination des inégalités frappant les personnes handicapées (LHand) inclut, entre autres, les inégalités économiques (LHand, 2004). Or, vers le milieu des années 2000, la dégradation de la conjoncture économique et les restrictions budgétaires provoquent une pression sur l'emploi, sur les places d'apprentissage et sur les élèves. Selon le responsable de la formation d’un Centre neuchâtelois pour enfants IMC, les stages, entre autres, deviennent plus difficiles à organier du fait de tracas administratifs toujours plus conséquents, du regroupement de certaines entreprises et de la volonté des milieux économiques d'employer des personnes toujours plus performantes et polyvalentes (Faivre, 2002/2003, p. 29).

Les observateurs extérieurs dénoncent aussi le manque d’incitations politiques en matière d’emploi de personnes en situation de handicap : en 2006, l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) pointe le manque d’harmonisation des pratiques entre cantons suisses, du fait que le gouvernement fédéral, qui édicte des lois au niveau du pays, n’opère aucun contrôle sur les offices AI des cantons qui sont seuls chargés de la mise en oeuvre des lois : « Les autorités fédérales devraient avoir la responsabilité d’identifier les meilleures pratiques et de les diffuser dans tout le pays. Il leur incomberait, en outre, de signaler les mauvais résultats éventuels obtenus par les cantons pour cause de non-respect de ces recommandations » (OCDE, 2006, p. 25). Cette tendance est observée dans l’ensemble des interventions sociales du pays, puisque l’Etat social suisse s’est caractérisé par une accumulation de programmes sociaux favorisant des pratiques locales manquant de cohérence et d’efficacité dans la mise en oeuvre des programmes (Rosenstein et al., 2012, p. 29-30).

Conclusion

Les expériences vécues relatées dans cet article ont mis en évidence le paradoxe d’un milieu institutionnel censé promouvoir l’autonomie et l’intégration sociale de ses bénéficiaires, mais dont les dynamiques sous-jacentes d’orientation professionnelle réduisent fortement les perspectives des intéressé·es. Dans les années 1960-1970, la formation scolaire et post-scolaire « adaptée », en institution, a induit un développement de l’offre en formation professionnelle sur le marché secondaire essentiellement. Il s’est surtout agi, dans un double mouvement paradoxal, de « préparer à une vie (plus) " normale " par le biais d’une socialisation entre pairs qui exclut de nombreuses expériences ordinaires, et à chercher à rendre plus autonome en imposant un encadrement spécialisé qui réduit fortement toute possibilité d’initiative » (Bodin et Douat, 2015, p. 106). Par ailleurs, les facteurs démographiques et économiques (augmentation des jeunes sur le marché du travail, concurrence de candidat·es à l’emploi plus diplômé·es) ont eu un impact sur les places de formation et l’emploi des personnes en situation de handicap. Si bien que, dans les décennies qui ont suivi, la montée des revendications d’une société plus inclusive, que les institutions spécialisées ont elles-mêmes soutenue, est devenue inversement proportionnelle aux valeurs prônées par une économie de marché exigeante et ultra-concurrentielle.

Les prémices d’une scolarité intégrée en milieu ordinaire, vécue par les cohortes les plus jeunes (années 1990) comme une expérience réussie en regard de la poursuite du parcours professionnel dans le marché primaire, ont relevé d’un haut niveau d’engagement et de coordination des familles et des professionnel·les d’institutions (établissements spécialisés et écoles ordinaires). Elles ont montré la particularité du dispositif institutionnel aux niveaux structurels et culturels (persistance d’un lien étroit avec l’institution du fait de prestations maintenues en son sein, adaptations au niveau de l’individu plutôt que de l’environnement).

Or, les effets de ce système, établi à long terme, ont été récemment critiqués dans le rapport remis en 2022 par les expert·es de la Convention relative aux droits des personnes handicapées (Convention, 2022) – Convention que la Suisse a ratifiée en 2014. Il a notamment été relevé le manque de moyens des écoles ordinaires permettant d’éviter l’éducation ségrégative qui a encore cours en Suisse (art. 24 a et b), ou l’absence de système intégré qui fournisse aux personnes concernées l’accompagnement individualisé et l’assistance personnelle permettant de mener une vie autonome au sein de la société (art. 19 b). En quelques sortes, la Suisse a contourné les revendications de désinstitutionnalisation qui marquent les politiques sociales européennes actuelles, en poursuivant le développement des institutions. D’autres études pourront montrer l’impact, sur l’autonomie et l’intégration sociale, des choix politiques et de société en matière de formation sur les jeunes avec déficiences physiques qui grandissent encore en institution.