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Le paradoxe de l’accélération des rythmes de vie

Habiter le monde contemporain semble immanquablement synonyme de manquer de temps. C’est l’une des conclusions auxquelles nous mène inexorablement la thèse de l’accélération sociale avancée par Hartmut Rosa (2012). Celui-ci déploie sa thèse de l’accélération de la vie sociale à trois niveaux : accélération technique, accélération du changement social et accélération du rythme de vie. Il s’agit là du principe structurant de la modernité, un principe par ailleurs aux forts accents dystopiques, engendrant des formes profondes d’aliénation. C’est au troisième niveau de l’accélération du rythme de vie que se situe le point d’entrée de notre enquête dans cet article, alors que nous cherchons à identifier des facteurs causaux sociotemporels qui sous-tendent cette expérience vécue. Notre hypothèse est que les récentes reconfigurations des catégories sociales de temps, tributaires de technologies phares de la plus récente phase algorithmique du capitalisme, sont un facteur d’exacerbation de l’accélération des rythmes de vie.

L’expérience d’une accélération du rythme de vie dans les dernières décennies se vérifie empiriquement dans les enquêtes statistiques sur les emplois du temps, notamment dans les pays capitalistes avancés[1]. Par exemple, le nombre d’Américains disant se sentir « toujours pressés » est, sauf pour de rares et courtes exceptions, en croissance constante dans les dernières décennies, et c’est ce que plus de la moitié des répondants aux enquêtes admettent maintenant (Robinson et Godbey 2008 ; Robinson 2013). Que cela prenne la forme d’un sentiment de perte de contrôle sur son propre temps, de pression temporelle, de précipitation, de manque de temps pour accomplir toutes les tâches quotidiennes, de stress et de fatigue, ou de sentiment de ne jamais être pleinement « à jour », l’expérience vécue d’accélération du rythme de vie est largement partagée chez la plupart des groupes socioéconomiques (voir aussi Robinson et Gobdey 2005). Cette accélération est inégale en soi d’au moins deux manières. Premièrement, bien qu’elle affecte la population en général, elle varie en fonction d’usages du temps qui diffèrent selon le genre, la classe sociale, l’origine ethnique, le type d’emploi occupé, la parentalité, etc. (Bittman et Folbre 2004 ; Jacobs et Gerson 2004 ; Wajcman 2015). Deuxièmement, les processus de décélération sociaux ou individuels sont aussi nombreux : congestion à l’heure de pointe, nombre important de cas de dépressions et de surmenage, périodes de confinement sanitaire, « îlots » de décélération, etc., sans pour autant annuler l’accélération générale (Rosa 2012). Bien que la théorie de Rosa demeure plutôt vague quant à la périodisation exacte de la montée de l’accélération des rythmes de vie – ce qu’il appelle la « modernité tardive » –, nous pouvons inférer des études statistiques et sociologiques une accélération des rythmes de vie dans les sociétés capitalistes avancées durant la période du capitalisme néolibéral (1980-2007) et la mise en place de ce que nous appelons le capitalisme algorithmique (2008-)[2].

Surgit alors à l’horizon un paradoxe fort intrigant. En effet, alors que l’expérience qualitative de manquer de temps est largement partagée dans la population, les données quantitatives d’usage du temps font plutôt état d’un rythme de vie assez stable où, indépendamment des qualifications relatives aux différences socioéconomiques, les gens disposent en moyenne d’autant de temps de loisir qu’auparavant et dorment et travaillent en moyenne le même nombre d’heures. Cela a de quoi laisser perplexe. À l’évidence, une diminution du temps de sommeil, une hausse des heures travaillées, une diminution du temps de loisir, ou une combinaison d’indicateurs de ce type formeraient une base empirique toute désignée à l’expérience d’accélération ou de manque de temps. Mais il n’en est rien. Premièrement, bien que certains auteurs (Rosa lui-même 2012 ; Crary 2014, 11) adhèrent à la thèse d’une diminution du temps de sommeil à l’ère néolibérale, le manque de fiabilité des données sur le sommeil dans les périodes historiques précédentes nous empêche de tirer des conclusions probantes en ce sens et, de plus, une méta-analyse systématique portant sur les données de durée de sommeil dans les quarante dernières années dans quinze pays ne décèle aucune diminution significative des heures de sommeil (Bin, Marshall et Glozier 2012). Deuxièmement, une augmentation des heures travaillées formerait une base empirique probante à un sentiment d’accélération et de manque de temps ; or, les moyennes d’heures travaillées demeurent plutôt stables, bien que l’entrée massive des femmes sur le marché du travail depuis les années 1970 ait redistribué ces heures travaillées : les femmes en moyenne travaillent plus à l’extérieur de la maison, tandis que chez les hommes ces heures demeurent stables ou ont décliné selon les types d’emplois. À l’agrégat, donc, même si certaines personnes travaillent plus et d’autres moins, la moyenne d’heures travaillées reste stable (Edwards et Wajcman 2005 ; Wajcman 2015). En ce sens, la base empirique du sentiment d’accélération serait plus étayée chez les femmes qui ont effectivement augmenté leur nombre d’heures travaillées tout en continuant à s’occuper des tâches ménagères de façon prédominante (Hochschild 1990 ; Bittman et Folbre 2004), sans pour autant rendre compte de la généralité de cette expérience chez les hommes également. Finalement, alors que nous serions portés à anticiper que le sentiment d’accélération s’enracine dans une diminution des temps de loisir, ceux-ci, quantitativement, n’ont pas diminué et ont même peut-être légèrement augmenté depuis 1980, comme nous le révèlent les études sociologiques des journaux d’emplois du temps (Robinson 2002 ; Wajcman 2015). Nous explorons la question de la qualité du temps de loisir plus bas en proposant qu’ils sont de moins en moins des temps discrétionnaires[3], mais notons pour le moment que sur le plan purement quantitatif, il n’y a pas de diminution des heures de loisir dans la société dans son ensemble. Les trois principaux suspects en termes de facteurs d’accélération (heures travaillées à la hausse, heures de sommeil à la baisse, temps de loisir à la baisse) ne sont donc pas directement corroborés par des preuves empiriques qui nous permettraient d’en généraliser la portée à l’ensemble de la population.

On peut donc formuler plus précisément la question de recherche de cet article de la façon suivante : pourquoi l’expérience d’une accélération du rythme de vie et de manque de temps imprègne-t-elle la société et la culture en général, alors qu’à l’agrégat, les individus ne travaillent pas plus longtemps, dorment autant et disposent d’autant de temps de loisir qu’auparavant ? Une piste de solution à ce paradoxe passe à notre avis par une méthodologie d’historicisation des régimes de temps et une problématisation du rôle de nouvelles technologies du capitalisme algorithmique dans la reconfiguration du régime social de temps et de certaines catégories sociales de temps qui en médiatisent l’expérience vécue. Le « capitalisme algorithmique » désigne un nouveau régime d’accumulation basé sur l’extraction et la valorisation des données, la montée fulgurante des heures passées devant des écrans, l’exploitation du travail digital par les plateformes numériques et le développement accéléré des technologies algorithmiques dans différentes sphères de la vie sociale et économique[4]. Dans cet article, nous n’abordons pas directement la question des algorithmes et de l’intelligence artificielle (IA), mais nous nous concentrons sur le rôle de la captation de l’attention par divers mécanismes visant à maximiser la production de données et le temps passé devant l’écran, des mécanismes clés dans le processus d’accumulation du capital algorithmique qui le distinguent des régimes d’accumulation capitalistes précédents.

Nous proposons ainsi qu’une piste de solution du paradoxe de l’accélération des rythmes de vie pourrait bien se trouver du côté d’une dégradation qualitative des temps vécus, plus précisément du temps de loisir, de la perte de ses qualités eudémoniques et discrétionnaires, un processus que nous voudrons également lier à ce que Dale Southerton et MarkTomlinson nomment la « désorganisation temporelle » (Southerton et Tomlinson 2005 ; Southerton 2006). En effet, les épisodes de ce que les sociologues du temps appellent le « loisir pur » (Bittman et Wajcman 2000), donc un temps pleinement consacré à un usage discrétionnaire, diminuent, et ce, surtout chez les femmes et les parents. Jusqu’à 50 % du temps discrétionnaire des pères est entrecoupé d’interruptions et d’autres tâches, alors que chez les mères cette proportion grimpe à 60 % (ibid.). Déjà bien entamée dans la période néolibérale, cette tendance à la baisse du « loisir pur » pleinement discrétionnaire s’inscrit désormais à notre avis dans une vaste refonte des temps vécus où la séparation entre temps de travail et temps de loisir se brouille dans la foulée de la montée d’une nouvelle catégorie dominante de temps social : le temps d’attention à l’écran. Ainsi, la baisse du loisir pur s’exacerbe alors que le temps de loisir est de plus en plus happé par les technologies du capitalisme algorithmique qui participent à le « désorganiser », c’est-à-dire l’interrompre, le parsemer de sollicitations, l’assaillir de publicités ciblées, le capter selon des mécanismes d’addiction novateurs, le remplir de « buts d’écran », et ainsi en dégrader la qualité discrétionnaire.

En ce sens, l’examen qui suit du développement d’un nouveau régime de temps vécu s’appuie sur une méthode qui combine trois niveaux d’analyse : (i) historicisation de la constitution de catégories sociales de temps, (ii) examen historique et théorique de changements et de continuités dans la forme et le contenu de catégories sociales du temps, surtout celles de « temps de loisir » et de « temps d’attention », (iii) analyse des liens potentiels entre changements sociaux et technologiques liés à la montée du capitalisme algorithmique et le paradoxe de l’accélération des rythmes de vie. 

Les catégories sociales du temps de la modernité : changements et continuités historiques

Certaines distinctions entre différentes catégories sociales de temps vécu vont de soi. Par exemple, la distinction entre temps de travail et temps de loisir est répandue et l’on conçoit aisément ce qu’il en est lorsqu’on oppose ces deux types de temps. Le temps de loisir est une catégorie de temps qui traverse l’histoire, bien qu’il prenne diverses formes selon différents contextes. Il désigne tout temps non travaillé qui se rattache à des activités qu’on pourrait appeler « éthiques », au sens où elles se rapportent à des pratiques de vie bonne, peu importe la définition de « vie bonne » adoptée subjectivement : le « plaisir », la « réalisation de soi », le « repos », ce qu’Aristote (2014) appelait la « contemplation théorique », le « divertissement », la « socialisation », etc. Toutes ces pratiques reliées au temps de loisir sont en ce sens des pratiques eudémonistes, qui aspirent à l’eudaimonia : le bonheur, la vie bonne.

Il faut mentionner deux aspects fondamentaux des temps de loisir sur le plan historique (voir Martineau 2017). D’une part, ce sont largement des temps discrétionnaires, c’est-à-dire des temps qui demeurent sous le contrôle du sujet, des temps qui seront meublés de pratiques et organisés à la discrétion du sujet. D’autre part, et malgré des variations et des différences que révèle par exemple une historicisation fine (Cunningham 2016), on peut néanmoins voir également d’importantes continuités historiques, notamment le fait que le temps de loisir a été conçu et pratiqué, dans l’histoire occidentale à tout le moins, comme une forme de temps « extraéconomique ». En effet, les temps de loisir, historiquement, ne participent pas de la fonction économique de la vie, c’est-à-dire de la production des nécessités, des biens et services qui reproduisent matériellement les corps. Ce sont des temps « extérieurs », pour utiliser une métaphore spatiale, au temps de la production matérielle. On peut lire par exemple l’idéal du loisir des hommes propriétaires fonciers de la Grèce Antique dans les écrits d’Aristote sur l’éthique (2014). Il y définit la notion de loisir (σχολή-skholḗ) comme une condition nécessaire à la vie bonne (eudaimonia) et, crucialement, le temps de loisir est un temps libéré de la nécessité économique. La σχολή est un temps à l’écart de la production économique, du négoce, des soucis financiers et, bien qu’Aristote conçoive cela comme un temps actif et non passif, il est néanmoins exempt de travail. La σχολή est toutefois restreinte à un groupe social spécifique de maîtres de domaine (oἶkoς) qui n’ont pas à travailler de leurs mains, puisque les esclaves, les ouvriers et les femmes sont chargés de le faire. Bien qu’ils doivent orienter, mener et guider la vie économique du oἶkoς, les maîtres sont libérés du temps de la production et des travaux ménagers comme tels et peuvent donc s’adonner à une série d’activités et de pratiques de loisir. Les possesseurs de σχολή ont donc accès à une série d’activités comme la philosophie, les rencontres sociales (le banquet), la gymnastique, l’étude, la politique, etc. Ce temps de loisir donne en retour accès à la vie bonne, au bonheur, et Aristote le définit à la fois comme une vie de contemplation théorique (une éthique divine) ou une vie politique (une éthique humaine). Dans tous les cas, ce qui sert notre propos ici est que la σχολή est décisivement un temps « extraéconomique » dans ce contexte. 

La notion romaine antique de temps de loisir, l’otium, se rapproche davantage de ce que nous modernes appellerions un temps « privé » ; il s’agit d’un temps qui succède à celui des tâches publiques et des affaires économiques. L’idée renvoie, chez Cicéron (2008) par exemple, au temps passé en retrait de la vie publique ou de la carrière politique, mais l’otium peut également référer à ce temps de repos et de récupération qui entrecoupe le temps des affaires et du travail, ou à ce « temps à soi », comme le dit Sénèque (2016). Tout comme la σχολή est une catégorie sociale de temps fortement genrée et classiste dans la vision d’Aristote, l’otium l’est dans la littérature romaine, où l’on trouve notamment des discussions des usages appropriés de l’otium pour un membre des classes dirigeantes qui diffèrent des descriptions de l’otium des classes populaires, souvent décrit comme de la paresse ou de l’oisiveté. Malgré la polysémie du terme et la variété de pratiques auxquelles il réfère, il demeure toujours associé à cette idée de poursuite d’occupations personnelles, de repos, de retrait, et donc à un temps encore là « extraéconomique ».

Les pratiques de loisir dans les sociétés féodales s’inscrivent également dans cette idée de temps extraéconomique, surtout en ce qui concerne les divertissements comme la chasse et les jeux et les pratiques de socialisation de la noblesse. La vie paysanne, elle, se prête plus difficilement à cet exercice de séparation entre temps de la production ou du travail et temps de loisir. Le travail aux champs s’entrecoupe de formes de socialisation et d’épisodes de repos et de sommeil (Thomas 1964). Les jours de loisir pour les classes laborieuses sont souvent institutionnalisés sous la forme de festivals et de carnavals, comme ceux si magistralement analysés par Mikhaïl Bakhtine (1982), de jours de festin et de jours fériés. Ces jours offrent une certaine forme d’accès au temps de loisir et s’organisent en grande partie autour de coutumes religieuses et de rituels populaires. Dans la très grande majorité de ses formes historiques, les différentes formes de temps de loisir se conçoivent et se pratiquent donc à l’écart des pratiques productives, du travail et du marché.

Cet héritage historique se reproduit et s’institutionnalise de nouveau dans la société industrielle. Le capitalisme industriel reproduit cette distinction temporelle entre le temps des nécessités de la reproduction économique et le temps de loisir, et la radicalise à plusieurs égards, notamment en la spatialisant. Le travail et son temps sont, dans l’idéal type de la société industrielle, confinés à un espace-temps bien défini : le quart de travail salarié effectué dans les locaux ou sous la supervision d’une entreprise publique ou privée. Le temps de loisir est de son côté passé à l’extérieur du lieu de travail, que ce soit à la maison ou dans des lieux où se pratiquent des activités de loisir. Dans ce contexte, les luttes ouvrières pour limiter la durée de la journée de travail sont aussi des luttes pour davantage de ce qu’on appelle dans cette période le « temps libre ». Pour les travailleurs, donc, le temps de travail et le temps de loisir sont bien distingués et délimités et le temps de loisir demeure extraéconomique, au sens où la production économique n’y est pas associée.

Les luttes sociales au sujet de la durée de la journée de travail participent de l’institutionnalisation de variantes du régime « 8-8-8 » (huit heures de travail, huit heures de loisir, huit heures de sommeil) dans plusieurs pays. Une telle division de la journée s’est accompagnée d’un façonnement de la semaine, les samedis devenant progressivement des demi-congés dans la deuxième moitié du XIXe siècle, puis des congés complets après la Deuxième Guerre mondiale (Cunningham 2016). Les dimanches ont quant à eux évolué d’une journée réservée aux pratiques religieuses vers une journée davantage récréative au fil du XXe siècle. L’institutionnalisation de ce régime 8-8-8 et du modèle de la « semaine de travail » sépare assez strictement temps de travail et temps de loisir au sein d’un régime de temps présidé par le temps horloge. Ces deux temps, mesurés par l’horloge, occupent des périodes prédéterminées de la journée calendaire et dominent le régime de temps de la société industrielle.

À l’évidence, ce régime de temps 8-8-8 repose sur le travail ménager non rémunéré effectué principalement par les femmes (Vogel 2013). La libération de huit heures par jour de l’emprise du temps économique repose en dernière analyse non seulement sur les luttes du mouvement ouvrier, mais aussi sur une division genrée du travail qui érige en système la dévalorisation du travail ménager et « libère » le travailleur salarié des tâches ménagères. Les femmes, qu’elles occupent un emploi ou non, n’ont que peu de véritable loisir pur : celles qui occupent un emploi héritent d’un « second quart de travail » lorsqu’elles doivent s’acquitter également des tâches à la maison (Hochschild 1990 ; Wajcman 2015). Aux catégories du temps de travail et du temps de loisir, il faut donc en ajouter une troisième, le temps du travail ménager, pour compléter le portrait du régime temporel de la majorité dans la société capitaliste industrielle. Dans ce portrait temporel, le temps de travail est bien évidemment arrimé au marché, étant lui-même une marchandise qu’on vend et qu’on achète, alors que le temps de loisir et le temps du travail ménager demeurent somme toute désarrimés des impératifs du marché, bien que la force de travail produite par le travail ménager soit indispensable au fonctionnement du capitalisme (Ferguson 2020). Dans ce régime de temps, le temps de loisir est le seul qui soit discrétionnaire.

Or, un premier développement important qui participe d’un arrimage des temps de loisir au temps du marché, et ce, dès la période industrielle, est la montée des industries du sport et du divertissement et de la culture du consumérisme. Un vaste processus de commercialisation des activités de loisir s’ensuit (Cross 2004) et arrime plusieurs pratiques de loisir au marché, une tendance qui perdure aujourd’hui. Les phases les plus récentes de surconsumérisme s’accompagnent également d’un stade que certains appellent la « consommation émotionnelle », nourrie de désirs individuels de ne pas simplement acheter des produits, mais de se procurer des « expériences ». Les types de consommation de jadis où il s’agissait de statut social et d’étalages ostentatoires, ou de « faire comme les voisins », font maintenant place à la recherche de satisfaction expérientielle, motivée par le désir d’intensifier le moment présent en se procurant des expériences préemballées et des « marchandises émotionnelles » (Illouz 2019). La consommation participe de la construction de soi et ces procédés se renforcent à la suite, par exemple, de la révolution du libre-service et de l’émergence du marketing sensoriel. La gratification presque instantanée qu’offrent aujourd’hui l’achat en ligne et la livraison hyper rapide s’inscrit donc dans une tendance historique plus longue de pratiques de consommation. 

Bien qu’une littérature optimiste sur la montée de la société de loisir promette périodiquement l’eudaimonia pour toutes les classes sociales, une analyse des statistiques d’usage du temps révèle que les activités de loisir ont été de plus en plus colonisées par des formes de consumérisme et de divertissement dont on ne saurait extrapoler les vertus eudémonistes (Juniu 2009). Regarder la télévision est devenu l’activité de loisir principale des ménages occidentaux à la fin du XXe siècle, en contraste marqué d’un idéal du loisir comme temps actif de pratiques de vie bonne. Rappelons également qu’en Amérique du Nord aujourd’hui, la majorité du temps de loisir est dédiée à l’utilisation d’appareils de divertissement (télévision, jeux vidéo, jeux en ligne, ordinateurs, téléphones intelligents, etc.) (Wajcman 2015). On constate alors que le temps de loisir dans le capitalisme contemporain est occupé par des activités de nature surtout passives, majoritairement devant un écran (nous revenons au temps d’écran plus bas), et que les pratiques discrétionnaires ou de vie bonne évoluent davantage autour du divertissement et d’un idéal de construction de soi par la consommation. 

En contraste avec la plupart des conceptions et des pratiques historiques de loisir, le temps de loisir dans le capitalisme contemporain n’est pas un temps purement extraéconomique. Il est au contraire profondément arrimé au marché, dédié à des pratiques de consommation et de divertissement qui agrippent les temps vécus selon les techniques les plus sophistiquées de publicité et de marketing. Bien que la présence sur les médias sociaux ou la pratique de jeux vidéo en ligne représentent des formes de temporalités beaucoup plus actives que de regarder la télévision, elles reproduisent néanmoins le modèle marchand général de rassembler de l’attention à des fins marchandes, phénomène sur lequel nous revenons plus bas.

L’arrimage du temps de loisir au marché sur le plan de la consommation est un phénomène récent, mais qui précède la période proprement contemporaine du capitalisme algorithmique. Ces processus s’accélèrent toutefois aujourd’hui, notamment en raison de la place grandissante et de l’efficacité redoutable des mécanismes de publicité ciblée que développent les nouvelles technologies algorithmiques. Il y a en revanche une forme d’arrimage du temps de loisir au marché qui devient centrale au nouveau régime d’accumulation algorithmique et concerne la transformation du temps de loisir en temps non seulement de consommation de biens et services, mais de production de données qui, une fois valorisées, participent de l’accumulation du capital. Et ce développement est si spectaculaire à notre avis qu’il nous oblige à repenser les catégories mêmes de temps – et de valeur –, puisqu’il rend obsolètes les distinctions héritées de l’histoire entre temps de travail « productif » et temps de loisir « extraéconomique ». C’est le grand brouillage.

Le grand brouillage : l’éclatement du temps dans le capitalisme contemporain

La phase la plus récente de croissance du capitalisme algorithmique brouille les catégories sociales de temps, les recalibre et, ce faisant, donne lieu à des nouveautés historiques qui altèrent le régime d’usages de temps qui a dominé la période moderne. Chacune des catégories de temps éclate, pour ainsi dire, dans la période contemporaine. En nous inspirant de la discussion d’Antonio Casilli (2019), nous pouvons isoler pour notre propos les phénomènes suivants.

  1. En ce qui concerne le temps de travail :

    1a

    Des changements structurels, associés aux modèles néolibéraux de gestion entrepreneuriale, de flexibilisation du travail et de réorganisation du secteur manufacturier, ont secoué le marché du travail dans plusieurs régions industrielles du monde et ont eu un impact certain sur le régime temporel industriel. La montée des phénomènes des heures de travail flexibles, du travail atypique, du travail autonome et contractuel, la formation d’un « précariat » (Standing 2017) pour qui une bonne partie du temps non rémunéré est de fait consacrée à chercher du travail, ou à effectuer des tâches de mise en valeur de soi qui améliorent les chances de décrocher un emploi (le « travail pour trouver du travail »), participent de ce brouillage de la distinction entre temps de travail et temps de loisir dans les sociétés postindustrielles contemporaines.

    1b

    S’ajoute à cela la montée des technologies de l’information et des communications du temps réseau comme les téléphones intelligents et les courriels, qui permettent d’effectuer des tâches de travail à l’extérieur de l’espace-temps salarié, d’être joignable en tout temps et disponible pour son emploi hors des heures rémunérées de travail. De nouvelles attentes se sont développées en ce sens chez les employeurs, et les travailleurs sentent effectivement l’obligation d’y répondre (Wajcman 2015). Il ne faut pas non plus oublier la quasi-omniprésence des écrans et appareils numériques sur les lieux de travail, et la montée du télétravail, fortement accélérée en période de pandémie mondiale, qui participent à brouiller les démarcations exactes du début et de la fin du temps de travail.

    1c

    Le « travail du consommateur » est également à analyser en ce sens. Il réfère à la délégation aux consommateurs de certaines tâches auparavant situées dans le temps de travail des producteurs : monter soi-même son meuble en kit, évaluer et noter la qualité d’un service reçu, passer soi-même ses achats à la caisse « automatique » au supermarché, etc. Ce temps est extérieur au « temps de travail » traditionnel, « employé », mais il participe à la production d’une survaleur en réduisant les coûts de main-d’oeuvre des compagnies qui délèguent ainsi une partie du travail aux consommateurs. Il s’agit d’un temps de travail non rémunéré, qui empiète sur le temps de loisir et en dégrade la qualité discrétionnaire en y ajoutant des tâches productives.

    1d

    Finalement la montée du travail digital des réseaux sociaux et des usagers de plateformes numériques, produit de la mise en place plus récente de l’infrastructure technologique du capitalisme algorithmique, engage le temps d’attention des usagers afin de produire du contenu et de contribuer au fonctionnement et à la valorisation des plateformes, et ce, sauf exception, sans rémunération.

  2. Concernant les temps de loisir proprement dit, il faut regarder du côté de la prolifération des écrans d’ordinateurs, tablettes, téléphones intelligents portables, etc., qui non seulement participent d’une réorganisation du temps de travail, mais plus encore exacerbent de façon importante la tendance qu’ont les temps de loisir de se réduire à des temps d’attention (Citton 2014) passés devant l’écran, à des « temps d’écran ». Le temps en ligne et le temps d’écran ont augmenté de façon spectaculaire dans les dernières années et couvrent maintenant une bonne partie des heures éveillées, travaillées ou non. Des données récentes montrent que les Américains passent en moyenne jusqu’à onze heures par jour en interaction avec un média quelconque (Rodriguez 2018). Les médias sociaux et les applications de messagerie occupent en moyenne 2 heures 22 minutes de la journée. Une étude britannique fait état d’une moyenne de 25,1 heures par semaine passées en ligne, ce qui est deux fois plus qu’il y a dix ans (Ofcom 2020). Le groupe des 16-24 ans est particulièrement « connecté » à l’Internet via les écrans, passant en moyenne 34 heures par semaine sur Internet, soit presque l’équivalent d’une semaine de travail à temps plein. Dans ce groupe d’âge, ce sont en moyenne quatre heures par jour qui sont passées à regarder l’écran du téléphone (la moyenne pour tous les adultes est de 2 h 39 min) (Hymas 2018a ; 2018b). Certaines des applications les plus populaires captent jusqu’à près d’une heure de temps d’attention par jour en moyenne (58 minutes pour Facebook, 53 minutes pour Instagram) (Broadband Search 2020). Ce temps d’attention à l’écran, qui colonise les temps vécus, est effectivement monnayable dans les marchés publicitaires et produit des données potentiellement monétisables. En somme, à l’ère du capitalisme algorithmique, les temps de loisir deviennent, tout comme le temps de travail, de plus en plus des temps d’écran. Ainsi les temps de loisir sont principalement passifs et sont en outre particulièrement propices à un arrimage au marché par la publicité ciblée et la production des données valorisées par le capital algorithmique.

    2a

    Le « temps spectateur » s’inscrit dans cette logique. Cette idée n’est pas nouvelle, on la voit conceptualisée comme « auditoire-marchandise » dans les études des médias, des travaux de Dallas Smythe (1977) dans les années 1970 aux contributions plus récentes (Manzerolle 2011 ; Manzerolle et McGuigan 2014 ; Fuchs et Mosco 2017). La logique en est simple : le temps non travaillé est également marchandisable sous la forme de temps d’attention. Un auditoire captif est une marchandise de grande valeur, qui peut être vendue à des publicitaires. Une marchandise principale des médias grand public est donc cet auditoire attentif. Regarder la télévision est toujours, rappelons-le, l’activité de loisir la plus pratiquée dans le monde, et le pouvoir de rassembler d’immenses quantités de temps d’attention détenu aujourd’hui par des attention brokers comme Facebook, Instagram, YouTube, Google et Netflix atteint désormais des proportions titanesques. Ce temps de loisir, réduit à un temps d’attention à l’écran, est vendu à des annonceurs et se connecte ainsi directement au temps du marché. 

    2b

    Mais la présence en ligne engendre également une autre forme d’arrimage des temps d’attention au marché : la production de données comme « résidu » de cette présence en ligne. Ces données sont extraites et intégrées à un nouveau mode d’accumulation du capital « algorithmique ». Ces données et leur marchandisation ne sont pas des produits d’un temps de travail, mais plutôt d’un temps d’attention qui chevauche de façon indiscriminée les temps de travail, de loisir et de travail ménager. Ils forment un matériau, un capital, valorisé par les compagnies qui en font la collecte, par exemple Google et Facebook (Zuboff, 2019).

  3. Le travail ménager revêt une spécificité dans le capitalisme en tant que travail productif non rémunéré comme tel par le marché (Vogel 2013). Ici, notons qu’il ne s’agit guère d’une spécificité du capitalisme contemporain, mais plutôt d’une caractéristique du mode de production capitaliste en général (Fraser et Jaeggi 2018). Ce qui en revanche est spécifique au capitalisme algorithmique, c’est l’arrimage de ce temps aux technologies intelligentes et à l’Internet des objets ménagers, par exemple les appareils ménagers intelligents, ou encore les technologies d’IA assistante comme Alexa d’Amazon, qui connectent directement les données de la sphère domestique au capital algorithmique. Ce temps de travail ménager, de plus en plus quadrillé par l’architecture technologique de la surveillance et de la captation de données, produit maintenant, en plus de la force de travail, un matériau brut indispensable au nouveau régime d’accumulation : des données (Schiller et McMahon 2019 ; Zuboff 2019).

Force est de constater que ces nouvelles temporalités associées au capitalisme algorithmique et qui chevauchent et reconfigurent travail, loisir et sphère domestique occupent toutes, d’une manière ou d’une autre, une fonction de temps productif non rémunéré et, en cela, reproduisent ce statut auparavant unique au travail ménager. C’est-à-dire que la ligne entre temps de travail et temps de loisir se brouille par l’ajout de temporalités qui ne sont pas rémunérées, mais qui participent de « l’économique », voire qui produisent de la valeur, dans certains cas, et ce, à l’extérieur de la relation salariale et de la « journée de travail », jusque dans la sphère des loisirs et même du travail domestique. Ces temporalités viennent soit réduire le temps de travail nécessaire à la production d’un bien (en profitant des services gratuits de reproduction, en déléguant des tâches aux consommateurs, etc.), soit capter ou extraire une valeur produite par des activités non rémunérées hors de la relation salariale (génération de données par la datafication de la vie quotidienne, certaines formes de digital labour non rémunéré, travail ménager « connecté », etc.). Le résultat net de ces processus est donc un arrimage croissant des temps vécus, travaillés ou non, au marché. Se pourrait-il que cet arrimage des temps de loisir au temps de la nécessité économique participe d’une perte de leur potentiel discrétionnaire et eudémonique et exacerbe l’expérience d’accélération des rythmes de vie ? 

Le temps d’attention captif à l’écran et le phénomène d’addiction behaviorale

Cette section met en lumière le lien entre les mécanismes addictifs des technologies algorithmiques et la génération de temps d’attention captif à l’écran dans l’expérience vécue. L’un des aspects les plus intéressants de ces phénomènes est sans doute celui de la colonisation des temps vécus par toute une nouvelle gamme d’applications, de sites Internet, plateformes, interfaces et jeux, dont la conception vise en partie à générer une dépendance chez leurs usagers, voire une addiction (Alter 2018). La montée des technologies addictives se fait en parallèle à la mise en place du capitalisme algorithmique et de ses impératifs d’extraction de données et de marchandisation du temps d’attention à l’écran. Les phénomènes d’addiction behaviorale, en hausse marquée dans les dernières années, témoignent des effets des impératifs d’extraction de données sur les temps vécus : ces derniers se transforment de plus en plus en temps d’attention plus ou moins passif, dont l’archétype est le temps passé devant un écran (ordinateur, console, téléphone, montre intelligente, tablette, etc.). Devant l’écran se trouvent des individus souhaitant se divertir, se connecter socialement et s’informer. Derrière l’écran se trouve une vaste industrie de création d’applications et d’interfaces conçues pour générer un maximum de temps d’attention et de données à des fins marchandes. En effet, autant les géants du secteur technologique, comme Google, Facebook et Netflix, que les petits développeurs d’applications et de jeux, ont recours au savoir psychologique (psychologie cognitivo-comportementale, neurosciences, design, neuromarketing, etc.) pour rendre leur produit le plus attrayant, intrusif et addictif possible. L’économie politique de tout cela est assez simple : plus un produit est populaire, intrusif ou addictif, plus des données et du temps d’attention peuvent être extraits de l’usager, plus grande est la somme de données monétisables pour le propriétaire du produit. 

Plusieurs mécanismes psychologiques sont mobilisés dans la création d’interfaces et d’applications visant expressément à maximiser les quantités de temps d’attention et de données générés par la présence en ligne. L’ingénierie technologique qui préside à la fabrication de ces interfaces déploie ce que le psychologue spécialisé en addiction à l’Internet Adam Alter (2018) appelle des « ingrédients » de l’addiction behaviorale. En relisant et en amalgamant les catégories d’Alter, on peut arriver à quatre grands mécanismes d’addiction, qui ne forment pas nécessairement des catégories distinctes en pratique, mais plutôt des appareillages qui se recoupent et déploient nombres de « crochets addictifs » : (1) la logique des buts, (2) la temporalité du progrès et de l’intensification, (3) la rétroaction et l’interaction sociale et (4) la boucle d’inachèvement. Ces mécanismes semblent évidents au premier abord et ne sont pas très sophistiqués. Ils n’en sont pas moins extrêmement efficaces. Les interfaces, applications, jeux et sites sont conçus et constamment mis à jour pour déployer un ou plusieurs de ces mécanismes afin de capter l’attention et de la garder le plus longtemps possible rivée à l’écran.

Le premier mécanisme déploie une logique de réalisation d’un but (1). La montée de cette logique, c’est-à-dire concevoir sa vie comme une série de buts à atteindre, est corollaire de ce que Max Weber (2003) appelait la rationalisation de la société, c’est-à-dire la prédominance progressive de la rationalité instrumentale dans la société, qui insère les actions humaines dans une logique de moyens et de fins. Il s’agit donc d’un phénomène qui relève d’une dynamique de la modernité. Se fixer des buts sur le plan individuel est à l’évidence tout à fait normal et peut constituer une pratique à grande valeur éthique. Les buts que l’on peut poursuivre dans notre vie sont variés, ils concernent autant la performance au travail que la vie personnelle, qu’il s’agisse d’obtenir une promotion, de perdre du poids, de dresser une liste d’endroits à visiter, d’avoir des enfants, ou simplement de dresser une liste de choses à faire dans la journée, etc. La logique des buts est un élément structurant du tissu même de l’expérience vécue et crée de forts mécanismes d’orientation des comportements.

Deux choses exacerbent toutefois cette logique des buts à notre époque et l’orientent de façon à permettre de lier les aspirations de réalisation de soi des individus aux impératifs d’accumulation du capitalisme algorithmique. En premier lieu, l’arrivée d’Internet et de son immense pouvoir informationnel expose les gens à une infinité de buts dont ils ignoraient jusqu’alors l’existence et qu’ils peuvent s’approprier. En second lieu, la colonisation du monde vécu par des appareils portables facilite en parallèle la quantification des buts ainsi que la mesure automatique et sans effort de leur accomplissement (Alter 2018, 109). Les écrans qui nous accompagnent, en quête d’attention, peuvent à la fois multiplier et quantifier les buts de la vie « réelle », ou encore présenter un produit (jeu, application, réseau social, etc.) qui propose lui-même toute une série de buts à réaliser à l’écran. Ces « buts d’écran » comprennent d’importants mécanismes addictifs.

La logique des buts à l’ère de leur infinitude et de leur quantification peut maintenir l’individu dans un état constant de non-satisfaction, ou de non-réalisation : l’accomplissement du prochain but, l’atteinte du prochain seuil, non seulement appartiennent au futur, nécessitent plus de pratique, de temps consacré, d’efforts. Ici se cache un important potentiel d’addiction comportementale. Ainsi, les technologies qui fixent notre attention sur l’écran reproduisent des scénarios de quête inachevée, d’atteinte de buts qui sont constamment replacés tout juste hors de portée de l’usager, dans ce qu’on appelle la zone proximale de développement (un concept du grand psychologue russe Lev Vygotsky), c’est-à-dire une zone que l’usager pourra atteindre avec de l’aide, des instructions, de la pratique, des efforts, de l’amélioration, mais qui nécessite un investissement en temps d’attention et en temps d’écran (Alter 2018, 175).

C’est là précisément un aspect structurant des interfaces, jeux et applications : une série de buts quantifiables qui engagent notre temps et notre attention. La particularité de ces buts d’écran est donc qu’ils sont quantifiés de manière à toujours se renouveler. Il devient possible de les repousser sans cesse plus loin et de transformer la réalisation d’un but en nouvelle base pour l’atteinte du prochain niveau. Terminer le niveau difficile du jeu vidéo – pour passer au suivant. Perdre sa dernière partie de Fortnite, mais par si peu. Amasser 1000 amis sur Facebook – pourquoi pas 2000 ? 6000 « followers » sur Instagram au lieu de 5000 ? Augmenter le nombre de « retweets ». Faire 12 000 pas aujourd’hui selon sa Fitbit et viser 13 000 demain. La quantification alimente ainsi la logique de croissance et du « toujours plus, toujours mieux », permettant de l’ancrer dans un système de récompenses qui provoque à chaque fois une satisfaction passagère qu’il s’agira de renouveler. Quantifier les buts les rend malléables et, bien que nous soyons tout à fait capables de meubler notre propre zone proximale de développement avec des buts de notre propre cru, il s’agit également d’un mécanisme prisé par les développeurs de technologies addictives. Constamment replacer les buts tout juste hors de portée immédiate implique de mobiliser plus de temps, faire un certain apprentissage technique du site, du jeu ou de l’application, pour obtenir les résultats escomptés. La plupart des applications et interfaces ludiques, qu’elles soient de divertissement ou de style de vie, déploient une telle logique de buts quantifiés.

La logique des buts rencontre souvent une autre logique importante qui la décuple en quelque sorte, celle du progrès et de l’intensification (2) qui, ensemble, rehaussent encore davantage l’appel addictif des écrans. Il s’agit par exemple de placer le seuil d’entrée et de première réussite très bas afin que les nouveaux utilisateurs puissent dès le départ obtenir du succès dans l’application ou le jeu. Après ce premier succès conquis relativement aisément, le degré de difficulté augmente progressivement, ce qui veut dire qu’un nouvel épisode de succès requiert un plus grand investissement en temps que le premier. Par exemple, les premiers niveaux d’une application de jeu addictive sont ordinairement assez faciles, mais il faut beaucoup plus de temps pour atteindre chaque seuil de succès subséquent. Une tactique similaire consiste à intégrer systématiquement un mécanisme qui reproduit l’expérience de la « chance du débutant ». Offrir un gain important ou une prime à la première utilisation peut garantir quelques utilisations subséquentes – qui ne seront pas toutes aussi couronnées de succès.

Ainsi, il est aisé de commencer à diffuser des vidéos sur YouTube, mais beaucoup plus long et difficile de devenir « YouTuber ». Atteindre le premier niveau de célébrité dans l’une des applications les plus téléchargées des dernières années, Hollywood Story, est relativement aisé, mais le niveau plus élevé requiert une énorme quantité de temps et, bien sûr, le paiement de plusieurs frais (in-app purchases) pour continuer le « jeu ». Farmville, un jeu développé sur Facebook et maintenant intégré au jeu World of Warcraft (ce dernier étant selon plusieurs le jeu le plus addictif de l’histoire avec Fortnite), est relativement aisé au départ, mais nécessite un temps d’attention continu pour faire progresser son lopin de terre. En effet, ses 83 millions d’utilisateurs quotidiens à son apogée doivent demeurer sur leurs gardes, le jeu se poursuivant avec les autres joueurs en temps réel lorsqu’ils n’y sont pas, et les autres pouvant profiter de leur absence à leur désavantage. Les joueurs peuvent aussi perdre leurs récoltes s’ils ne viennent pas les arroser selon un horaire préétabli – qu’ils pourront récupérer moyennant des frais. Ces jeux qui se poursuivent en l’absence du joueur sont fortement accrocheurs, puisqu’ils déploient également un crochet addictif au-delà du temps de jeu en soi, pour réagripper l’attention du joueur alors même qu’il ne joue pas.

L’intensification de l’expérience se situe également dans cet ordre d’idées. L’exemple le plus connu dans les jeux est celui du célèbre Tetris, dont la vitesse et le niveau de difficulté augmentent à mesure que croît la maîtrise du joueur, et dont les principaux mécanismes sont reproduits par de nombreuses applications. Les graphiques simples et efficaces ainsi que le tempo de la musique qui s’accélère ajoutent à cette intensité progressive du jeu qui nécessite un niveau d’attention très soutenu. Le jeu ou l’interface demeure donc captivant, peu importe le niveau de maîtrise ou de familiarité de l’usager. Le phénomène d’addiction des joueurs qui songent à des blocs Tetris tombant les uns après les autres même lorsqu’ils ne jouent pas est connu sous le nom « d’effet Tetris » et affecte souvent les joueurs compulsifs qui jouent au même jeu pendant une longue période (Alter 2018, 171). Un autre crochet addictif célèbre de Tetris consiste à montrer constamment les erreurs du joueur (ce sont les lignes non complétées qui demeurent visibles, alors que les lignes réussies disparaissent), ce qui déclenche le sentiment de vouloir sans cesse les réparer, comme le souligne le créateur du jeu, Alexey Pajitnov (cité dans ibid., 173). Le sentiment de vouloir maîtriser la situation est ainsi fortement visé par les ingénieurs web qui cherchent à créer des applications addictives. L’intensification de l’expérience ciblée par les applications et les interfaces comme un mécanisme important de création d’addiction peut donc prendre la forme d’interactions où il s’agit de construire quelque chose qui requiert des niveaux croissants d’attention et de maîtrise, lesquels peuvent faire appel à une certaine créativité chez l’usager, un sentiment de construire quelque chose qui cache la mise en place d’un crochet d’addiction behaviorale.

Situer les buts à atteindre dans une zone proximale de développement progressif et intensifié – tout comme entretenir des situations de « quasi-succès » (qui motivent davantage qu’un succès) – peut déclencher chez certains un désir profond d’apprendre à maîtriser davantage l’interface ou l’application pour pouvoir atteindre ces buts toujours déplacés tout juste hors de portée selon le niveau de l’usager. S’ils deviennent des seuils de passage de niveau plutôt que des buts en soi, il n’en demeure pas moins que des buts atteignables sont une puissante source de motivation. La rencontre parfaite entre niveau de défi et niveau d’aptitude peut créer des expériences temporelles dites de « flow », c’est-à-dire une zone d’immersion complète dans l’action en cours qui mène à une perte de contact avec le passage du temps horloge. La zone de « flow » dans le contexte d’une application ou d’un jeu par exemple se nomme boucle ludique et, selon l’anthropologue Natasha Dow Schüll (2014), elle se situe entre le moment de satisfaction d’avoir complété un défi et la présentation d’un nouveau : par exemple un mot croisé ou un sudoku difficile, mais non hors de portée, comprend une boucle ludique à chaque fois qu’un mot ou chiffre est placé correctement et que se pose le problème de placer le prochain (voir aussi Alter 2018, 178 ; et Seymour 2019).

Bien entendu, si les buts sont toujours hors de portée, l’usager va éventuellement se désintéresser. La fixation des buts en zone proximale de développement et la logique du progrès doivent se déployer en tandem pour stimuler l’usager par toute une série de « microrécompenses » et de « jus » (juice), éléments souvent inspirés de l’univers des jeux d’argent et des machines à sous qui ont fait leurs preuves dans les casinos réels et virtuels du monde entier. Ce « jus » fait partie des mécanismes de rétroaction qui, avec l’interaction sociale (3), est le troisième grand appareil de création de la dépendance behaviorale en ligne. La rétroaction vise à créer chez l’usager un sentiment de contrôle : l’écran et les éléments de l’interface répondent à ses mouvements et actions. L’interaction sociale répond quant à elle au besoin humain fondamental de communauté et les réseaux sociaux sur Internet offrent un succédané virtuel – et parfois toxique – de validation sociale.

Une appli-jeu en particulier qui a su marier plusieurs de ces crochets addictifs de buts-seuils et de rétroaction est sans doute Candy Crush Saga, un succès planétaire qui compte près de 250 millions d’utilisateurs mensuels, 1,3 milliard de téléchargements, et a engrangé plus de 6,3 milliards de dollars depuis 2014. Selon Alex Dale, l’un de ses dirigeants, plus de neuf millions de joueurs y jouent de trois et six heures par jour, et jusqu’à 432 000 personnes y jouent plus de six heures quotidiennement (Sweney 2019). Bien que la compagnie se soit rétractée plus tard sur ses chiffres, nous sommes ici vraisemblablement dans des zones d’addiction sévère. Le jeu est d’une simplicité désarmante, il s’agit de manier à l’aide de commandes des symboles afin d’aligner trois symboles identiques ou plus pour les faire disparaître, ou encore atteindre une certaine configuration de symboles avec le moins de coups possible, etc. Le jeu compte 5000 niveaux qui augmentent en difficulté. Bien qu’il soit possible de jouer gratuitement, plusieurs outils pour faciliter le jeu sont disponibles à l’achat dans l’application, ce qui explique les revenus importants générés au cours des dernières années. Les données provenant des usagers représentent une manne certaine pour King, le développeur de l’application.

Les formes de rétroaction développées par les techniciens du capitalisme algorithmique s’inspirent également de ces mécanismes de « microrétroaction » du monde des jeux d’argent, en particulier des machines à sous les plus addictives. Tristan Harris, un ancien designer chez Google, appelait d’ailleurs les téléphones intelligents « la machine à sous dans votre poche » (cité dans Seymour 2019, 51, 64). Le succès d’une machine à sous se calcule selon la mesure du « temps passé à la machine », qui se corrèle généralement à son taux de profit. Afin de maximiser ce temps, l’ingénierie de ces machines déploie toute une structure de règles microscopiques de rétroaction : les sons, les effets lumineux et les couleurs vives qui accompagnent presque instantanément les actions du joueur. Les créateurs de jeux vidéo et d’applications ludiques comme Candy Crush visent la même chose, maximiser le temps d’attention, et y arrivent en reproduisant ces règles microscopiques : de subtils sons qui accompagnent des actions de « mouvement », de lumières, des couleurs vives, d’accumulation de points, d’argent virtuel (le fameux « ding » de Mario qui attrape une pièce dans Mario Bros.), l’envoi et la réception d’information liée à l’application ou au jeu, tout cela forme le fameux « jus » qui consiste en une amplification des microrétroactions qui s’activent à la surface de l’écran au fil des actions du joueur-utilisateur. Le jus n’est pas essentiel au jeu ou à l’application, mais il est essentiel afin de maximiser le temps d’attention de l’usager (Alter 2018, 137).

Le simple fait de cliquer sur un bouton peut générer une attention soutenue, comme en témoigne la fameuse expérience « the Button » mise en branle par le site Reddit le 1er avril 2015. Un bouton était jumelé à un compte à rebours fixé à une minute. Les utilisateurs de Reddit pouvaient cliquer sur le bouton une fois chacun pour remettre la minuterie à 1:00. Aucune indication n’était donnée sur ce qu’il se produirait dans l’éventualité qu’aucun utilisateur du site n’appuie sur le bouton pour une minute complète et que le compte à rebours tombe à zéro. L’expérience a duré quelque six semaines et 78 % des utilisateurs ont cliqué sur le bouton avant que la minuterie n’atteigne 40 secondes. L’utilisateur BigGoron est le dernier à avoir cliqué avant que le compte à rebours n’atteigne finalement zéro, le 18 mai. Il a été surnommé le Pressiah. Entretemps, Reddit avait distribué des badges de différentes couleurs aux utilisateurs selon leur temps de clic, qui se regroupèrent ainsi en groupes colorés d’avides observateurs du « Button ». Comme le résume Alter, tout cela peut sembler frivole, des millions de personnes rivées à un bouton qui ne fait rien du tout, mais l’attrait de la rétroaction (acte du clic suivi de la remise du compte à rebours à une minute) est si puissant que des milliers d’utilisateurs ont passé des semaines en ligne dans l’attente de savoir ce qui allait se passer si « the Button » tombait à zéro (Alter 2018, 123‑125).

L’efficacité addictive de la rétroaction explose toutefois si on la combine à l’interaction sociale. La forme la plus connue de combinaison de rétroaction et d’interaction sociale est sans doute le fameux « j’aime », introduit par Facebook en 2009 à la suite d’innovations semblables chez des concurrents et repris par plusieurs depuis et plus récemment revampé en « réactions » à partir de 2016, qui offrent la possibilité de communiquer un spectre plus large d’émotions. Le « j’aime » offre un mécanisme de rétroaction immédiat à presque toutes les interactions de l’usager avec l’interface. Il permet également une interaction sociale facile et ludique. Certains usagers développent toutefois des comportements addictifs envers cette forme de validation sociale, ce qui occasionne divers symptômes tels que des pointes incisives d’anxiété (Alter 2019 ; Seymour 2019). Un statut, une photo ou un commentaire qui ne reçoit aucune réaction agit simultanément comme une marque de désaveu social. Le fait qu’elle ne soit pas garantie rehausse d’ailleurs bien davantage l’attrait de la rétroaction sociale. C’est l’incertitude de la rétroaction qui est ici garante de l’engagement de l’usager, une comparaison souvent citée dans la littérature concerne encore une fois les jeux de hasard : partager quelque chose sur Facebook ou Instagram équivaut à miser pour obtenir des réactions. La mise sera-t-elle payante ? Il faut la faire pour le savoir et l’incitatif d’en refaire une autre sera au rendez-vous, que la mise rapporte (on en voudra plus) ou pas (on voudra racheter l’opprobre social du dernier partage infructueux) (Seymour, 2019). Le « j’aime » et ses variantes puisent à même les plaisirs et les vulnérabilités complexes de la mise en scène de soi, parfois jusqu’aux limites de l’exhibitionnisme et du voyeurisme, tout en offrant un étalon de mesure quantitatif de la popularité qui alimente la compétition sociale ; l’usager se retrouve dans une position d’attente d’une validation sociale incertaine[5]. En ce sens, la médiation algorithmique des rapports sociaux accentue les besoins de reconnaissance par la mise en scène de soi et, ainsi, entretenir ses profils peut devenir en soi une tâche supplémentaire, ou un impératif.

L’exemple du « Button » évoqué plus haut illustre également un quatrième appareillage de création d’addiction : la forme de la boucle d’inachèvement (4), dont l’une des variantes, la plus connue de tous les amateurs de séries télé, est le fameux mécanisme narratif du cliffhanger, utilisé systématiquement pour créer un rapport addictif à certains produits. Le crochet addictif ici cible le désir profond des individus de dénouer une intrigue, de tourner la page, de conclure un récit, une expérience, en anglais « to getclosure ». Le concept de boucle d’inachèvement réfère entre autres aux travaux de la psychologue lituanienne Bluma Zeigarnik (1927), d’où son appellation d’« effet Zeigarnik ». Ses travaux démontrent entre autres que de laisser une tâche non complétée en plan est un déclencheur de sentiments négatifs. Les individus tendent à se rappeler deux fois plus leurs tâches non complétées que de leurs tâches complétées. C’est la tension résultant de l’absence de « closure » qui, selon elle, mène au développement d’un besoin de résolution de cette tension. En effet, nos expériences non résolues ou incomplètes occupent notre esprit bien davantage que celles pour lesquelles nous avons tourné la page. Créer une tension pour ensuite la laisser irrésolue est en ce sens un mécanisme addictif très fort, c’est ce qu’on nomme une « boucle d’inachèvement ».

On étudie aussi ses effets dans la composition de vers d’oreille, ces mélodies qui souvent après une seule écoute rejouent sans cesse dans notre tête. L’incomplétude de la progression mélodique serait un ingrédient clé de tels vers d’oreille : la progression mélodique, au lieu de compléter une boucle, ne revient jamais tout à fait à son point de départ (Alter 2018, 194‑195). Récemment, le succès monstre de podcasts comme Serial (2014-2020) ou de séries télé comme Making a Murderer (2015, 2018) ont poussé cette logique encore plus loin, non pas en repoussant la résolution de la tension narrative, mais en l’éliminant complètement : les tensions dramatiques et les questions soulevées dans ces récits ne sont pas résolues même à la fin de ceux-ci. Ce mécanisme de conclusion ouverte, technique commune de mise en récit, s’avère un puissant mécanisme addictif et fait en sorte que ces récits occupent davantage nos esprits. Les débats enflammés qui ont suivi la diffusion du dernier épisode de The Sopranos (2007), la finale énigmatique du film Inception de Christopher Nolan (2010), qui nous hantent bien après leur visionnement, en sont des exemples.

Le déploiement de crochets d’inachèvement est prisé par les technologues du capitalisme algorithmique afin d’augmenter les probabilités qu’un usager revienne utiliser l’application ou consommer le produit ultérieurement. Les auteurs de séries télévisées qui fournissent aujourd’hui du contenu aux géants de l’écoute en ligne comme Netflix, Disney+ et Amazon Prime ont systématisé l’utilisation de ces fameux cliffhangers, non seulement à la fin d’une saison, mais souvent de chaque épisode. Netflix a également innové avec son désormais célèbre mécanisme d’enchaînement automatique des épisodes qui retire le mécanisme d’arrêt principal de l’activité. Cela place le spectateur dans une position où il doit agir rapidement pour ne pas visionner le prochain épisode, tandis que la simple force d’inertie l’amène à enchaîner sans toujours en être pleinement conscient. Retirer les mécanismes d’arrêt augmente évidemment l’effet des crochets addictifs : l’ajout de suites et d’extensions aux jeux vidéo et applications participent aussi de cette logique de boucle d’inachèvement. Si l’on combine de puissants cliffhangers, l’amorce automatique des épisodes, l’omniprésence des écrans et la force d’inertie générée par un temps d’attention passif, on obtient le phénomène désormais bien connu du binge-watching, où le spectateur consomme d’affilée plusieurs heures d’une même série télé, voire une saison complète, sans pause, ce qui témoigne de la force de ces mécanismes addictifs (Alter 2018, 211‑212).

Les crochets addictifs d’une interface ou d’une application qui déploient ces quatre grands « appareillages de captation » sont bien connus des ingénieurs qui analysent des milliards de points de données d’utilisation afin de déterminer lesquels parmi ces crochets fonctionnent le mieux, pour les intégrer ensuite à leur produit. Après un certain temps, l’application, le jeu ou l’interface devient une réflexion fidèle des mécanismes qui ont le mieux fonctionné pour engager l’attention des usagers ; autrement dit, l’application est toujours dans sa version la plus addictive à ce jour. L’omniprésence des téléphones intelligents, tablettes, etc. rend ces applications et jeux accessibles en tout temps et il ne faut pas nécessairement se procurer un équipement spécial ou une console de jeu pour les utiliser. Puisque l’addiction se vit à travers le médium de l’écran, un doublement du fétichisme s’opère où ces appareils, déjà investis par leurs utilisateurs de pouvoirs en réalité attribuables au travail humain, deviennent également un objet de désir au-delà d’eux-mêmes, en tant que médium (Seymour 2019, 55). Nous pourrions ainsi dire que les technologies algorithmiques addictives contribuent à la consolidation d’un fétichisme de l’écran, où celui-ci apparaît comme le support ultime de notre vie sociale et d’une partie grandissante de nos temps vécus.

En ce sens, ce n’est pas une surprise si de plus en plus d’intervenants du milieu de la santé mentale sonnent l’alarme en ce qui concerne les troubles graves de dépendance générés par ces puissants appareillages de captation de temps d’attention. L’Organisation mondiale de la santé (OMS) a d’ailleurs ajouté le « trouble du jeu », c’est-à-dire une dépendance aux jeux vidéo causant « une altération importante des fonctions personnelles, familiales, sociales, éducatives, professionnelles […] pendant au moins douze mois », à la Classification internationale des maladies (ICI.Radio-Canada.ca 2020). Également, des centres de traitement des addictions aux écrans comme le Center for Internet Addiction aux États-Unis ont vu le jour. Mais la discipline individuelle et les pouvoirs publics semblent incapables de freiner la captation toujours plus grande des temps vécus par le capitalisme algorithmique et les géants qui l’utilisent pour vendre le temps d’attention à des annonceurs et accumuler des données sur les utilisateurs. L’addiction au temps d’écran dans cette nouvelle économie de l’attention semble définitivement une nouvelle forme de dépendance au marché, au sens où l’entendait Karl Marx (2014) : le capital dépend de la force de travail, il doit la rendre dépendante au marché en éliminant toutes les autres possibilités d’accès aux nécessités de base qui n’impliquent pas la médiation du marché du travail et l’obtention d’un salaire. Des mécanismes politiques et légaux forgent et maintiennent cette dépendance au marché, tout comme les mécanismes psychologiques et technologiques de création d’addiction forgent aujourd’hui une dépendance aux écrans. Cet arrimage des temps vécus au temps du marché s’ajoute donc au mécanisme d’arrimage traditionnel du capital où le temps de travail se connecte au marché et s’échange contre l’argent. Cette fois c’est le temps d’attention qui se voit happé par le temps du marché.

Conclusion. L’accélération et la vie bonne

Qu’est-ce que tout cela peut nous apprendre sur l’expérience subjective d’accélération des rythmes de vie ? Rappelons le paradoxe du départ : « alors que l’expérience qualitative de manquer de temps est largement partagée dans la population, les données quantitatives d’usage du temps font plutôt état d’un rythme de vie assez stable, où indépendamment des qualifications relatives aux différences socioéconomiques, les gens disposent en moyenne d’autant de temps de loisir ou discrétionnaire qu’auparavant, et dorment et travaillent en moyenne le même nombre d’heures ». Autrement dit, les mesures quantitatives de temps ne nous permettent pas de faire reposer le sentiment subjectif d’accélération sur une base empirique ou objective solide ou généralisable. De plus, ajoutons qu’une analyse purement quantitative, de plus ou moins de temps, qui se cantonne aux catégories héritées de la période moderne du temps de travail, temps de loisir, etc., ne peut que difficilement rendre compte des phénomènes du temps vécu à l’ère du grand brouillage. Ces catégories semblent en voie de devenir obsolètes.

Pouvons-nous trouver dans ces développements de l’appareillage de captation de temps d’attention du capitalisme algorithmique un explanans du sentiment d’accélération des rythmes de vie ? Comme nous l’avons vu, cette nouvelle catégorie sociale de temps d’attention passé devant l’écran brouille substantiellement les distinctions entre temps de travail, temps de loisir et temps de travail ménager. Le temps d’attention captif ressemble sur le plan formel au temps de travail ménager, puisqu’il s’agit d’un temps productif de valeur économique, sans pour autant être rémunéré par le marché. Ultimement, c’est en occupant une part de plus en plus grande des temps de loisir que le temps d’attention captif de l’écran le dégrade en réduisant le loisir pur, et c’est ainsi qu’à notre avis le sentiment d’accélération du rythme de vie se trouve renforcé par cette diminution de qualité discrétionnaire du temps de loisir par son arrimage aux impératifs du marché médiatisés par des nouveaux dispositifs d’attention propres au capitalisme algorithmique. En un sens, notre propos rejoint la littérature qui considère la disponibilité de temps discrétionnaire comme une mesure de la liberté des individus (voir entre autres Goodin 2008). Ce type de temps se faisant de plus en plus rare à l’ère du capitalisme algorithmique, le niveau de liberté des individus décroît et ainsi l’aliénation temporelle dont parle Rosa (2012), qui recoupe le sentiment d’accélération et de perte de notre temps, peut s’exprimer également comme une perte de liberté et, à l’ère du capitalisme algorithmique, comme une dépossession des données personnelles.

Judy Wajcman (2015) développe un argument semblable à propos de l’incidence des technologies de l’information sur le temps de travail, ce qui mène à des formes d’intensification du travail, un rythme de travail plus rapide, des interruptions plus fréquentes, l’augmentation du multitasking (multitâche). La montée de ces technologies, combinée aux restructurations du marché du travail, la montée du travail du consommateur et du travail digital, nourrissent une expérience subjective d’accélération reliée à l’augmentation du nombre de tâches, de communications et de sollicitations en provenance du travail à gérer à l’extérieur du temps de travail rémunéré, et ce, même si les heures travaillées demeurent stables.

Notre conclusion dans cet article ajoute à ce diagnostic en identifiant certains effets de la montée en flèche du temps d’attention producteur de données sur le temps de loisir. De ce côté aussi se trouve à notre avis une piste de solution au paradoxe de l’accélération du rythme de vie. En effet, le temps d’attention est une forme de temps qui peut facilement s’arrimer au temps du marché par la médiation de l’écran et de l’univers des interfaces, des applications et des réseaux sociaux et qui peut donc, sous la logique de pratiques de publicité, de marketing, de création d’addiction et d’extraction de données, subir la pression des impératifs de productivité, de rapidité, d’efficacité, d’accélération et de sollicitation publicitaire de cette forme de temps du marché. L’arrimage grandissant des temps de loisir au marché et la captation du temps d’attention par l’appareillage addictif du capitalisme algorithmique les privent de leur qualité eudémonique et les orientent vers une logique de réalisation de soi fortement liée aux pratiques de consommation, aux « buts d’écran », à la mise en marché du soi en quête de reconnaissance (sur les réseaux sociaux), quand ce n’est pas une temporalité d’addiction anxiogène. De plus, les temps de loisir ainsi arrimés au marché sont sujets à diverses formes de désorganisation temporelle, ce qui entraîne une perte du contrôle discrétionnaire sur le déroulement des pratiques de loisir. Autrement dit, en s’arrimant au marché et en devenant ainsi un temps économique, le temps de loisir échappe davantage au contrôle de l’individu et davantage de pressions du marché (à travailler, à produire des données, à consommer) entrecoupent le loisir pur et en dégradent les qualités eudémoniques. Les formes de vie bonne promues par l’entremise du temps d’attention mis en réseau comprennent donc une forte tendance à mettre l’accent sur la gratification consumériste rapide (achat en ligne), la validation sociale immédiate (le « j’aime »), la sursollicitation du divertissement (les crochets addictifs behavioraux) et la connectivité (productrice de données), qui souvent masquent par ailleurs la performance réelle du digital labour. Même hors du temps d’attention direct à l’écran, les interruptions constantes des sonneries et des notifications rendent plus ardues toutes les pratiques discrétionnaires et/ou eudémoniques nécessitant des formes de temps longs et constants, considérant qu’il faut jusqu’à 25 minutes pour se replonger complètement dans une pratique après une interruption. La montée du temps d’attention capté par les écrans étant constante chez tous les groupes de la population, ainsi cette dégradation du temps de loisir est un facteur causal généralisable à la société et la culture dans leur ensemble.

Les pratiques de vie bonne qui requièrent de longs moments de réflexion, des interactions sociales en personne, le développement d’une technique demandant beaucoup de temps d’apprentissage, un espace-temps libre des soucis économiques, une adéquation entre les moyens et les fins d’une pratique, sont en conséquence de plus en plus difficiles à atteindre dans un régime temporel contemporain si peu propice à ce type d’usage du temps et où le loisir pur s’effrite. La qualité temporelle que nécessitent certaines des « pratiques focales » dont parle Albert Borgmann (2010), par exemple cuisiner et partager un repas, courir, se promener en forêt, apprendre une langue par plaisir, est plus difficile d’accès. Meubler la vie de temps et de pratiques véritablement eudémoniques est un défi herculéen à l’ère du capitalisme algorithmique et de la dépendance aux écrans et leurs sollicitations qui diminuent les vertus discrétionnaires du temps. En définitive, l’expérience d’accélération et de fuite du temps pourrait très bien en partie s’ancrer dans ce contexte d’une perte ou d’absence des vertus éthiques qualitatives des temps de loisir.